Échalote continue/01/03

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 39-51).

III

Promenade sentimentale.

Si tu veux, faisons un rêve,
Montons sur deux poulets froids.
Tu me lèves, je te lève,
Ah ! fuyons le lit de bois !

Échalote qui, grâce à la Grande Bringue, commençait à entretenir des relations avec les classiques, fredonnait cet air, tandis que M. Dutal, le cœur épanoui et l’âme aux anges, prenait, à la gare de Lyon, les billets qui les conduiraient, lui et sa maîtresse, vers la forêt de Fontainebleau, dans le village de Brolles, où le Tout-Montmartre se donne rendez-vous pour les saints, les ponts et les jours nationaux à fêter.

Mme Victor était libre durant les vingt-huit jours que le petit mari, en citoyen soumis, devait à l’État. Parti à Commercy, il n’avait point oublié de lui envoyer des madeleines sur lesquelles la pauvre chérie avait pleuré en sœur. Sans son époux, elle s’ennuyait, assurait-elle, autant qu’un rat crevé derrière un tiroir. De plus, l’appartement de l’impasse Blanche-Neige lui semblait le Sahara. Elle y avait peur, si peur qu’elle eût invité n’importe qui à y dormir près d’elle.

Et puis les nuits sont longues pour une femme qui se couche sans fatigue et n’est pas entraînée à attendre le sommeil sur ses seules réflexions.

— Oh ! ce n’est pas que je sois vicieuse, — disait-elle, — mais un camarade de lit est un objet qui m’est nécessaire tout comme une boule aux pieds quand il fait froid.

M. Plusch, guéri à jamais de la tentation de dé coucher, avait décliné une offre qui, malgré tout, l’honorait.

— Viens chez moi, c’est plus simple, peuh, peuh, et j’ai encore quelques-unes de ces chemises à concombres dans lesquelles tu te trouvais à l’aise.

— T’en as de bonnes ! — avait répliqué Échalote. — Penses-tu que je tienne à déshonorer Victor dans le quartier ? Que je ramène un ami, passe encore, mais me vois-tu rentrant le matin avec mon chignon dans la main et mon corset dans du papier ?

Cette logique ne déconcertait pas le président des Embêtés du Dimanche. Lui aussi ne tenait guère à être ridicule, et, après tous les scandales nés des débordements d’Échalote, il se souciait de garder le beau rôle en recevant ses visites sans les lui rendre.

M. Dutal s’était trouvé là pour profiter de l’aubaine. Il s’en félicitait. Toutefois, comme il n’avait rien de ces individus qui saisissent une occasion sans en lâcher les cordons de leur bourse, il avait proposé à Échalote d’aller promener son court veuvage emmi la campagne boisée et reposante.

On était en avril. L’air était tiède, les frondaisons parfumées, l’herbe des prés tentante comme un matelas frais cardé et la Seine, tout près du chemin de fer, déroulait son large ruban d’argent semé, de ci de là, de barques de pêcheurs. Pour une fois le printemps était favorable aux ébats amoureux, aux fiançailles de plein air.

Échalote, cas fréquent chez les enfants des faubourgs, ignorait la fièvre des voyages, la douceur des étapes, le repos en plein vent et l’étendue des deux. Certes, elle avait roulé sur bien des choses et sur voie ferrée plusieurs fois, mais c’était sur celle de Ceinture, et, partie de Marcadet, qu’elle allât à gauche ou à droite, elle était invariablement revenue à Marcadet.

Avec M. Plusch, qui avait, certains après-midi, l’âme tendre d’un joueur de pipeau, elle était allée jusqu’au Point-du-Jour par les bateaux-mouches. En compagnie de Victor, elle avait connu le roulis des chars à bancs, attelés à la piteuse Daumont, qui vous conduisent aux hippodromes d’Auteuil, de Vincennes et de Saint-Ouen.

Pour plaire à quelques céladons désireux de cacher leurs dernières polissonneries, elle avait accepté de déjeuner dans les guinguettes de la haute Butte où l’on mange, sous des tonnelles, des ratatouilles de cheval et des civets de chat. C’était tout.

Adhémar Dutal, prodigue tel le héros de la parabole évangélique, offrait cette fois un plaisir inédit. Il parlait de griserie sylvestre et elle pourrait prendre part à la communion exclusive aux poètes.

Tous les Viens avec moi pour fêter le printemps ; Manon, voici le soleil ; Le Printemps chante dans les buissons ; Ah ! le beau temps, Mademoise-el-le, Le Ciel a son habit d’été, Voulez-vous accepter ma be-el-le, Un Joli p’tit lapin sauté ? tous les chefs-d’œuvre de la romance, tous les refrains qui, depuis tant d’années, entraînent les grisettes à l’amour et à l’infanticide, se déroulaient mélodiquement de sa mémoire dans son gosier.

Quant à Adhémar, il vivait, dans le cahotement du wagon, ses plus suaves minutes. Son Échalote était près de lui, calée par la hanche rebondie d’une dame mûre. L’extase allait durer. Tout à l’heure la nature leur souhaiterait la bienvenue et ils voleraient comme des sylphes vers les oiseaux des futaies.

Descendus à Bois-le-Roi, ils tombèrent en pleine bande de rapins, d’apprentis chansonniers et de vaudevillistes montmartrois venus se mettre au vert pour quelques heures.

— Échalote ! C’est Échalote ! Vive l’Échalote ! — hurlèrent des voix.

En un clin d’œil les nouveaux venus furent cerclés dans une ronde folâtre.

Entrez dans la danse,
Voyez comme on danse.
Saluez, dansez,
Embrassez celle que vous aimerez.

Vingt bouches, comme un essaim d’abeilles, vinrent se poser sur les joues roses d’Échalote et humer l’odeur de menthe sauvage désormais célèbre.

M. Dutal faisait ce qu’on nomme une tête. Pour une idée de repos, de silence et d’amour, c’était une idée !

— Échalote, Échalote, — murmurait-il, — je t’en supplie…

— De quoi ? On ne peut plus rigoler peut-être ? Mais, à peine ces mots prononcés, elle s’immobilisa, hypnotisée par la vue d’un jeune quadrupède tacheté de roux qu’une gamine rentrait à l’étable.

— Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ? — questionna-t-elle.

— Un veau, parbleu, — répondit Adhémar.

— Un veau ? Ah ! ça, est-ce que tu te fiches de ma citrouille ? Je les connais les veaux, j’en ai vu au Jardin d’Acclimatation, ça vit dans une cascade et on leur donne des poissons à bouffer.

Mme Victor connaissait le veau marin.

Cette déclaration dérida Adhémar. Il goûtait toujours le charme de l’ignorance et se plaisait à retrouver dans Échalote mariée la candeur du jeune âge.

Comme les camarades trouble-fête s’apprêtaient à commencer un cours d’histoire naturelle aussi inutile qu’impromptu, M. Dutal les supplia de n’en rien faire. La petite avait bien le temps de devenir pédante et sa valeur s’amoindrirait par l’instruction. Certes, ce n’est pas lui qui eût soldé les cachets de la Grande Bringue ! Depuis qu’elle exerçait auprès d’Échalote, il n’était pas heureux. Pourtant, en ce jour, il lui votait des louanges, puisqu’il fallait reconnaître la vanité de sa science et de son enseignement.

Enrôlé dans la bruyante compagnie, M. Dutal dut la subir jusqu’à l’heure du dernier train, les sympathiques touristes, ainsi qu’ils l’avaient annoncé, n’étant que de passage.

On commença par rôdailler le long de la Seine, puis on joua à colin-maillard dans la forêt et à saute-mouton sur les routes. M. Dutal, résigné, se laissait bander les yeux, monter sur le dos et, ces exercices terminés, portait l’étole, le petit sac et l’ombrelle d’Échalote.

Pour continuer de rire avant de se séparer, on décida de dîner ensemble.

Chez Mme Bigarreau, l’hôtesse habituelle des Montmartrois, le musicien Cyrille de Varloppe, une des gloires incontestées de la Butte, qui se faisait remarquer par son pantalon de velours safran et sa cravate aubergine, régla un menu champêtre. Soupe à l’oignon, omelette aux oignons, biquet à la vinaigrette, fromage de chèvre et tarte aux salsifis. Comme boisson, du cidre et, comme liqueur, du ratafia.

Les artistes n’ayant pas eu la courtoisie de consulter le palais d’Adhémar, celui-ci s’accommoda d’une ordonnance de repas qu’eût repoussé tout spécialiste dans les régimes alimentaires. D’ordinaire il était délicat et se nourrissait avec prudence. Mais ce soir il avait faim, d’une de ces faims exacerbées par le grand air et le bonheur. Sans vouloir savoir ce qu’il mangeait, il dévora. Saturé d’oignons, il tapa sur les œufs ; bourré de biquet, il ne renâcla pas sur le fromage de la mère-chèvre. Cependant, à la tarte aux salsifis, il n’était pas dans son assiette. Avec une couche de sucre cristallisé il en engloutit tout de même quelques tranches.

Soudain, un malaise le fit se cramponner à la table, tandis qu’un hoquet de mauvais présage agitait sa pomme d’Adam.

— Justes dieux ! qu’avez-vous ? — lui demanda son voisin, jeune éphèbe chevelu et compatissant.

— Je me sens devenir vert, — répondit Adhémar.

Ces paroles étaient de trop. Une minute plus tard il s’élançait dans le jardin de Mme Bigarreau et restituait aux plates-bandes de l’hôtesse le trop aromatisé dîner champêtre.

Cependant Échalote continuait à s’amuser des propos rabelaisiens de Cyrille de Varloppe, qui en était à une histoire de moine gaillard et de frêle nonnain dont le dénouement s’annonçait palpitant.

— Échalote, Échalote, — observa un convive, — tu devrais aller prendre des nouvelles de ton amant.

— T’as raison, — répondit l’interpellée, — si jamais il était clamsé faudrait l’expédier à sa famille.

Et elle quitta sa chaise en fredonnant :

C’est votr’fils que j’vous ramène,
il est dans un drôl’d’état.

Dehors, M. Dutal ne se sentait plus vert, mais jaune coing. Adossé au poulailler, de la main gauche il soutenait son estomac en capilotade, alors que la droite, abandonnée, paraissait insensible aux bienveillants coups de langue du caniche de la maison.


— Eh bien quoi, ma pauvre vieille branche, ça ne va toujours pas ? (P- 50).
— Eh bien quoi, ma pauvre vieille branche ! — gloussa gentiment Échalote, — ça ne va toujours pas ?

— Oh ! mon adorée, ce que je souffre !

— Pas possible !

— C’est comme si l’on m’arrachait le plus profond des entrailles.

— Vraiment ! Mais alors, faut demander un plumard à Mme Bigarreau. Saperlipopette, que je suis embêtée de vous voir en cet état ! Cette journée de rigolade finit en bien vilaine eau de boudin. Au moins vous allez me promettre de monter vous pieuter, on vous fera de la tisane bien chaude, et demain, ni vu ni connu j’t’embrouille, vous gigoterez comme une anguille.

Malgré ses douleurs M. Dutal demeurait gentilhomme.

— Ma chère petite aimée, quelle mauvaise nuit je vais te faire passer !

— Ta ! ta ! ta ! ne vous bilez pas pour moi. Mes copains s’apprêtent pour leur train, je vais leur dire de m’emmener.

— Comment ! — fit M. Dutal, plus blessé de ces mots que de son indisposition, — tu vas me laisser seul ici ?

— Que voulez-vous, mon Adhémar, — objecta Échalote, — le bon Dieu m’est témoin que je vous suis attachée comme la puce aux poils des chiens, mais, hélas ! c’est une affaire de tempérament, s’ pas, les malades, moi, ça me dégoûte.