Œuvres diverses de J.-B. Say/Correspondance avec Théophile Abauzit

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J.-B. SAY À M. THÉOPHILE ABAUZIT,
MINISTRE PROTESTANT.
(Inédite.)
Paris, février 1830.


Monsieur et très-ancien ami,


Je vous remercie de votre lettre, d’abord parce qu’elle est on souvenir précieux de votre part ; et de plus parce que m’étant adressée par un homme judicieux et instruit je n’ai que du profit à en tirer. Vous pouvez donc m’en croire quand je vous dirai que je l’ai lue avec une très-sérieuse attention. Ce n’est pas la première fois que j’ai reçu des observations du même genre, dictées comme les vôtres par une bienveillance qui mérite ma gratitude, mais qui me prouvent que leurs auteurs n’ont pas vu mon sujet du même point de vue que moi.

Si quelque chose caractérise mes travaux sur l’économie politique, c’est, non pas d’avoir recueilli une série de préceptes, mais une série d’observations, d’où il est permis à chacun de tirer des règles de conduite. Je n’ai pas dit : Faites ceci ou ne faites pas cela, mais : Si vous agisses ainsi, apprenez ce qui adviendra. Pour rendre raison de l’enchaînement des causes avec leurs effets, je me suis fondé sur la nature des choses découverte par l’analyse et confirmée par l’expérience ; s’il m’est quelquefois arrivé d’y mêler des conseils sur la conduite à tenir dans ce qui touche aux intérêts temporels de la société, c’est une aberration ou plutôt une condescendance de ma part, car je ne m’étais engagé qu’à dire comment les choses sont et comment les faits se passent. J’ai quelquefois senti qu’une méthode purement scientifique avait trop de sécheresse, et qu’il fallait en certain cas mettre sur la voie des applications, des lecteurs que je suppose peu habitués encore à prendre pour guides les sciences morales et politiques.

J’aurais pu pousser ces applications beaucoup plus loin ; j’aurais pu montrer comment on peut en déduire des règles pour se conduire en politique aussi bien qu’en économie, et dans nos rapports privés aussi bien que dans nos rapports publics ; mais alors je serais entré dans des détails immenses, que je n’aurais pu justifier qu’en exposant, suivant la même méthode, ce que l’analyse peut nous apprendre sur la nature des choses et la succession des faits. Il aurait fallu faire une encyclopédie, et je n’en suis pas capable. J’aurais dû, par exemple, exposer l’agronomie et les résultats que confirme l’agriculture pratique ; la politique, c’est-à-dire la nature des choses politiques, et ce qui en provient ; la nature des choses morales, et quelles actions humaines en résultent, etc., etc., et une page entière d’etc.

Vous voudriez, mon digne ami, que je fisse entrer les motifs religieux au nombre de ceux qui influent sur les actions humaines ; et sans doute ils exercent une très-grande influence, quoique beaucoup moins grande qu’on ne le pense communément. Il me semble que les mobiles les plus ordinaires des actions humaines sont les usages, les habitudes du pays et les intérêts qui en résultent. La plupart des femmes tiennent une conduite régulière et digne de nos respects, par la considération des maux temporels qu’attirerait sur elles une conduite opposée, plus souvent que par des considérations prises dans leur salut éternel ; quoique certainement ces dernières considérations agissent sur un certain nombre d’entre elles. Je conviens encore qu’on trouve beaucoup de consolations dans des sentiments religieux, mais on y trouve aussi de grandes inquiétudes. Sans parler des soucis que l’on conçoit sans raison pour son salut éternel, croyez-vous qu’il y ait un tourment plus cruel et plus constant que la persuasion que conçoit une femme ou une fille, que son époux ou soit père, qui leur consacre ses affections et sa vie, sera éternellement damné ; ce qui est bien communément le cas pour les femmes catholiques de bonne foi ? Beaucoup d’actions utiles et de vertueux dévouements ont été inspirés par les sentiments religieux, j’en demeure d’accord ; mais ils ont inspiré aussi beaucoup d’actions déplorables, témoins les bûchers des veuves de l’Indoustan et les martyrs de l’idole de Jagrenat. Et si l’on ne voit dans ces horribles extravagances que de tristes exceptions ; si l’on nous suppose guéris des guerres et des persécutions religieuses, a-t-on bien apprécié l’influence cachée des opinions dans les jugements que nous portons des autres ? J’ai vu des comités de charité priver de pain une famille indigente et vertueuse parce que le père et la mère n’allaient pas à confesse. J’ai vu des gens dépouillés de leur état, traînés en prison, parce qu’ils avaient imprimé l’Évangile moins les miracles ; et d’autres, parce qu’ils avaient regardé comme un événement possible que les nations renonçassent à de certaines croyances. Les erreurs sont du domaine des opinions ; et qui peut nombrer leurs vicissitudes depuis celles des sectateurs de Pythagore jusqu’à celles des méthodistes de nos jours ? Sont-ce la des fondements bien solides de nos actions ?

La volonté de Dieu ne saurait nous tromper, j’en conviens ; mais qui nous la fera connaître ? Des hommes. Je crois bien plutôt qu’elle se révèle à nous par les lois générales de la naturelles seules susceptibles d’être constatées. Ces lois attestent partout la sagesse de leur autour, car d’elles dépend la conservation de l’univers. Si le mouvement des corps célestes s’arrêtait un seul instant, ils se briseraient tous les uns contre les autres en vertu de l’attraction. La suspension d’une loi générale qui entraînerait le bouleversement du monde, ne serait pas un acte de puissance : ce serait un acte de démence. On ne peut pas le supposer de la part de la sagesse divine. Or, si l’éternel géomètre n’agit pas arbitrairement et par caprices, la connaissance des lois qu’il a établies est donc ce qui nous importe le plus ; c’est en les étudiant que nous l’honorons et que nous apprenons à connaître ses véritables volontés.

Je pense comme vous que les bonnes habitudes peuvent être contractées de bonne heure ; et je concourrai toujours avec vous pour recommander les pratiques les plus propres à faire contracter de bonnes habitudes. Mais par suite de la persuasion où je suis que tout enseignement doit être fondé sur la vérité, j’ai lieu de redouter les habitudes qui n’ont pour fondement que les systèmes et les vues des hommes. Ce sont les habitudes aussi, qui font qu’un Espagnol et un Portugais baisent la soutane d’un moine, et psalmodient autour d’un bûcher. La misère et le vice dont le genre humain est infesté viennent des pratiques, des habitudes, des opinions données d’autorité, enracinées dès l’enfance ; tandis que des opinions fondées sur Inexpérience, comme sur des expériences de physique, répétées, constatées, suivant les méthodes modernes employées pour découvrir la vérité, n’ont point ces tristes conséquences.

Vous me parlez du Catéchisme de Freame ; je n’ai pas l’avantage de le connaître ; je présume qu’il contient de très-bonnes exhortations, puisque vous en faites cas ; mais il est permis de compter peu sur le fruit des exhortations, quand on voit des populations presque entières qui ne manquent ni de catéchismes, ni de prédicateurs, ni de confesseurs, se conduire si mal dans leurs relations publiques et privées. Je croirais plus volontiers à l’efficacité de L’instruction ; mais je vous avoue que je n’appelle de ce nom, que l’enseignement de ce qui est. Au lieu de dire aux hommes : Je vous exhorte à mettre votre chapeau quand vous allez à la pluie ou au soleil, il vaudrait mieux, je crois, qu’on leur montrât à quoi l’on s’expose quand on sort la tête découverte au soleil ou à la pluie, et qu’on leur en expliquât les raisons (quand on les sait). Mais hélas ! que nous savons peu de choses ! Nous voulons expliquer même ce qui excède notre portée ; nous ne savons pas ignorer ce que nous ne pouvons pas savoir !

Adieu, mon vieil ami ; j’ai dû, par respect et par amitié pour vous, vous faire part des motifs qui ont guidé ma plume. Je ne suis confus que des éloges exagérés que vous a dictés votre ancienne amitié, à laquelle je mets le plus grand prix. Daignez recevoir les vœux que je fais pour votre bonheur et l’assurance de mon dévouement sincère.