Anatole (Benjamin Rabier)

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Jules Tallandier (p. 1-52).
°°Anatole°°
Texte et illustrations de
Benjamin Rabier
Éditions JULES TALLANDIER
75, rue Dareau — Paris (XIVe)
Copyright by Société d’Éditions
et de Publications, 1935.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.

Sont également réservés tous droits d’adaptation au théâtre et au cinématographe.

°°Anatole°°


Il répondait au nom d’Anatole ce bon petit porcelet de trois semaines, qui n’avait rien de commun avec les autres, animaux de sa race. Il était propre, distingué, enjoué, sentimental jusqu’au romanesque.

Vous voyez donc qu’aucune affinité ne le liait à ses semblables.

Alors que ceux-ci aimaient à se vautrer dans la fange et à fourrer leur groin dans le fumier des basses-cours, Anatole n’avait d’autre pensée qu’à folâtrer dans la campagne fleurie.

C’était le printemps… le doux animal s’arrêtait pour respirer les roses ou le jasmin ; puis il révait assis dans l’herbe tendre en suivant d’un œil attendri le vol des papillons azurés et des mouches d’or. Comme il ressemblait peu aux petits porcs que nous connaissons !.…

Aussi, faisait-il le désespoir de ses parents, qui auraient tant souhaité voir leur enfant crotté jusqu’aux yeux et flairant à plein nez le purin, alors que leur enfant se conduisait en « monsieur ».… Mais oui, dans leur idée, Anatole était un « monsieur » — autant dire un dévoyé, un égaré… Pour désigner un porc propre et distingué, il n’y a pas d’autre mot à employer que celui de « monsieur ».…

Pour un peu, parlant de leur rejeton, les parents eussent dit « monsieur Anatole ».…

Les chiens le regardaient de travers, les chats le fuyaient ; et tous les animaux à basse-cour en avaient une sainte horreur.

Songez donc : un petit porc sans taches et se plaisant parmi les fleurs, ce ne pouvait qu’un fou, un fantasque, un monstre peut-être.

Sa mère ne le voyait jamais passer sans lui dire :

— Mon pauvre petit, nous ne ferons jamais rien de toi.

Approchait-il de son père ? Celui-ci lui envoyait d’une patte experte un jet de purin lui criant :

— Voilà tout ce que tu mérites… Tu finiras mal, Anatole.

Sans rien dire, le petit cochon collectionnait les réprimandes de sa famille et les brimades des étrangers. Il allait tranquillement à la rivière se laver des souillures dont il a été l’objet.

Il faut dire qu’Anatole possède cette chose qui élève et qui illumine tout ce qui vit sur terre… oui… Anatole avait un cœur ; ou plus simplement, du cœur.

Il était bon ; il aimait à rendre heureux.

Compatissant aux faibles et aux affligés, il n’avait pour ambition que de sentir près de lui un ami… que dis-je ? un ami… des amis, car son cœur était grand comme était hospitalière son âme.

Ce jour-là, dans la prairie, déambulait un pauvre petit caneton, abandonné de tous, à la suite d’aventures dramatiques, voire tragiques Il était seul sur la terre et souffrait terriblement de cette solitude. Impossible de s’y méprendre, car les sanglots de la pauvre petite bête emplissaient les airs.

Anatole se trouva sur son chemin.

— Pourquoi pleures-tu, petit ?

— Parce que je suis seul sur terre.

— Sèche tes larmes. Un ami, ça peut se trouver ; et quand on est abandonné, rien ne soulage comme la présence d’un ami.

- Un ami ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ecoute, petit ; et tu le sauras. Si tu veux comprendre, tu seras vite instruit : un ami, c’est celui qui permet de partager les joies comme les peines ; et quand on les partage, ces joies et ces peines, les unes sont plus grandes et les autres plus petites… As-tu compris ?

— Oui… et je veux être votre ami.

— Merci, petit. Alors, viens avec moi. Le caneton suivit Anatole.

— Je vais te présenter, lui dit-il, aux animaux de la ferme que j’habite ; car il est bon d’avoir en plus d’un ami, des connaissances nombreuses et de bonnes relations.

— Oui.

— Comment t’appelles-tu ?

— Quand je suis né, maman m’a souhaité bienvenue en criant : « Tiens voilà Toutenbec. »

— Toutenbec, répéta Anatole en se mettant à rire… ça, c’est un joli nom.

Et, devisant ainsi, nos deux nouveaux amis arrivèrent à la ferme, où, le long d’un mur, quantité d’animaux se reposaient.

Tous connaissaient Anatole.

Le porcelet s’approcha d’eux et leur dit, en désignant le caneton.

— Permettez-moi de vous présenter mon nouvel ami Toutenbec.

De part et d’autre, on s’adressa force compliments, et le nouveau venu se trouva vit l’aise dans cette ferme dont les habitants lui semblaient nettement sympathiques.

— D’où viens-tu, ami ? interrogea le chien Faraud.

— Il va nous le dire, répondit Anatole.

— Oui, dit la vache Adélaïde, c’est cela. Que ton ami raconte un peu son histoire.

— Nous demandons qui est ce Toutenbec, ajouta l’âne Retord.

— Oui… Oui… clamèrent les autres camarades. Nous réclamons l’histoire de Toutenbec.

On fit cercle autour du caneton, qui commença ainsi son récit :

Eh bien, voici, dit-il. Je n’étais pas encore sorti de l’œuf que déjà le Destin m’avait marqué, Je faisais partie d’une douzaine d’œufs que ma mère couvait dans une plantation des environs de Tombouctou, oui… là-bas, en Afrique.

Tout près de cet endroit, régnait le Roi du Soudan ; un vieux lion, tout cassé, neurasthénique et tout perclus de douleurs ; terriblement redouté de tous ses sujets en raison de sa constante mauvaise humeur.

Un matin, le Roi se réveilla, atteint d’une violente grippe : et, malgré les soins attentifs de son médecin — le singe Oscar — le mal empira de façon inquiétante et Sa Majesté sombra bientôt dans la plus noire mélancolie.

Le docteur Oscar, ayant usé — sans résultats d’ailleurs — d’une grande variété de remèdes, depuis le bouillon de cervelles de tortues jusqu’à la purée de mille-pattes, songea soudainement à soigner le roi par la gaîté.… Il voulait lui rendre sa bonne humeur perdue.

Il persuada donc Sa Majesté le Lion qu’une fête où paraitraient les numéros les plus amusants lui rendrait la santé.

Et c’est en lui redonnant le goût de la gaîté qu’on lui redonnerait le goût de vivre.

Le perroquet Bagou fut chargé de communiquer aux quatre coins du pays une ordonnance… aux foules les… monarque, et ir… la récompense irait à l’artiste qui réussirait à rendre au Roi sa bonne humeur d’autrefois et sa santé.

De tous les coins du pays, arrivèrent animaux et saltimbanques, tous attirés par l’idée d’un gain important et aussi par la sécurité d’une protection que Sa Majesté ne manquerait pas d’accorder au vainqueur du tournoi.

Au jour désigné pour la fête, la place était trop petite pour contenir la masse des spectateurs venus de la forêt, des marais, de la montagne et des sables d’alentour.

À l’heure précise, chacun prit place : sa Majesté, enveloppée dans une chaude couverture, s’installa sur son trône, le regard soupçonneux. Bagou, qui remplissait les fonctions de « speaker » appela le premier numéro inscrit au programme : « Clackson Brothers » dans leurs exercices d’équilibre.

Aussitôt parurent, portant un tapis, deux lapins qui s’installèrent en plein milieu de la place. Après avoir déroulé leur tapis, ils exécutèrent un équilibre nez à nez qui eut le don de vivement intéresser la société. Malheureusement, un gros papillon se mit à voleter autour des deux artistes… Les lapins, dont la peur est légendaire, et qu’une feuille qui tombe met en fuite, abandonnèrent sur-le-champ leur tour d’acrobatie et prirent la poudre d’escampette au milieu des huées et des sifflets de l’assistance.

Loin de se rasséréner devant ce premier exploit, le lion montra de la méfiance et fronça le sourcil — ce qui fut d’un déplorable effet. Tout de suite le « speaker » annonça le numéro suivant pour conjurer aussi vite que possible la mauvaise impression que la frousse des frères Clackson avait produite.

Et maintenant, Teddy, Bobby and Partner, dans leur « numéro » de danses sur corde, annonça le perroquet,

Alors, parurent deux jeunes cochonnets précédés d’un chat, qui portait sur son épaule une grande perche et sur son bras, une longue corde.

Teddy et Bobby prirent chacun dans sa gueule une des extrémités de la corde et s’assirent sur leur train de derrière à telle distance qu’il convenait pour que la corde soit bien tendue à environ soixante centimètres du sol.

Le chat sauta sur cette corde avec une grande dextérité et, en s’aidant de son balancier, il se mit à danser et à exécuter des sauts périlleux impressionnants.

Chaque fois, l’artiste retombait en équilibre sur la corde et c’était vraiment très réussi.

Mais à un certain moment, il eut une distraction. Sous la corde, venait de passer, toute trottinante, une mignonne souris. Oubliant son art, et n’écoutant plus que son instinct, le chat-danseur lâcha d’un seul coup corde et balancier pour se mettre à la poursuite de son ennemie naturelle.

— Les chats sont tous les mêmes, s’écria Anatole… Continue, je t’en prie, Toutenbec.

Et Toutenbec poursuivit son histoire.

Ahuris, les cochonnets lâchèrent à leur tour la corde et on assista alors à la colère et à la fureur d’une foule haineuse qui vociférait méchamment, pour protester contre cet artiste qui avait interrompu des exercices du plus haut intérêt, uniquement pour obéir à son instinct sauvage.

Disons en passant que le chat fuyard n’eut pas la souris, qui disparut dans un trou et put rejoindre sa maman que l’absence de son rejeton commençait à inquiéter.

Le lion grogna et rugit… Il ne parlait rien moins que de punir l’artiste défaillant.

Loin de se calmer, sa neurasthénie et sa mauvaise humeur ne firent que doubler… Tout allait mal… Si Bobby, Teddy and Partner n’avaient pris la fuite, nul doute qu’ils eussent passé un vilain quart d’heure. — Décidément, mugit le Roi grippé, ce médecin s’est moqué de moi ; et ces soi-disant artistes se sont donné le mot pour me mystifier… Si c’est avec ces stupides exhibitions et ces dérobades qu’ils croient me guérir et me rendre la gaîté, ils se trompent grossièrement… Ma maladie, au contraire, va s’aggraver, je le sens bien… Bagou n’en continua pas moins l’annonce du programme ; mais, cette fois, sans conviction.

Quant au médecin Oscar, il commençait à trembler un peu pour sa réputation et beaucoup pour sa vie.

— Voici maintenant, Mesdames et Messieurs, cria le perroquet, le célèbre Alozius, des Monts de l’Oural. Ce réputé personnage va se permettre le luxe de dompter devant Sa Majesté un trio d’animaux bien connus pour l’efficacité de leurs terribles défenses, qui défient la dent des fauves et la gueule des reptiles…

Dès que fut terminé cette emphatique présentation, on vit s’avancer un ours, accompagné de trois hérissons.

— Encore un qui va se moquer de moi, grogna le Roi.

Prenant alors un air important, l’Ours Alozius déclara :

— Voyez ces animaux terribles, tout carapaçonnés de dards acérés et meurtriers ? Eh bien, à ma voix formidable comme le tonnerre, ils se rouleront en boule. L’ours se mit à grogner ; et les trois hérissons se mirent en boule.

L’exercice était terminé : Alozius salua et sortit avec ses trois hérissons qui avaient repris leur forme habituelle. Les huées des assistants accompagnèrent les quatre artistes jusqu’à ce qu’ils aient disparu… Pour un succès, c’était maigre. Des hérissons qui se roulent en boule c’est aussi connu que la Tour Eifel.

Tout à coup, le Roi rugit et dit :

— Si cela continue, je vais me fâcher… Tous ces baladins sont des mazettes, des olibrius sans une ombre de talent ; et cet ours qui croit nous étonner en faisant mettre en boule trois malheureux hérissons, n’est en vérité qu’un paltoquet… C’est fini, je pense, de cette comédie ; car je vous préviens que si le prochain numéro est dans le genre de ceux-là, je fais un malheur.

Chacun trembla dans sa peau ; et c’est dans une atmosphère d’inquiétude et d’effroi que le programme se poursuivit.

— Quelle situation !… je vois ça d’ici, dit Anatole… Continue vite, continue…

C’est à ce moment que j’entrai en scène, ajouta Toutenbec avec un air de fatuité…

À quelques pas de là, ma mère achevait, en effet, de couver ses œufs… Moi, je n’étais pas encore né ; mon œuf était intact, alors que celui de mes frères, venait, chacun, de se briser pour leur donner le jour.

L’idée vint à ma mère de se produire dans un numéro qu’elle déclara instantanément original, unique et sensationnel. Voici ce qu’elle imagina :

Tout près du panier qui avait contenu ses œufs, se trouvait une boîte à boules de gomme qui avait été jetée sur un tas d’ordures. Ma mère la ramassa, plaça l’œuf dessus et emporta le tout dans son bec.

Elle arriva devant le Roi, juste au moment où le « speaker » annonçait : « Maintenant, un tour de magie par la bonne cane Héloise. » Ma mère installa la boîte devant elle et l’ouvrit devant les yeux des spectateurs afin qu’ils puissent contempler le bel œuf blanc que j’étais… Puis elle rabattit le couvercle sur l’œuf en disant :

— Je demande quelques minutes de silence…

Chacun se tut… On aurait entendu voler une mouche. Puis, quand elle jugea le moment opportun, elle ouvrit la boîte, d’où surgit alors un petit caneton qui tenait dans son bec une grosse boule de gomme, si efficace pour le rhume qu’il avait ramassée au fond de la boîte.

Émerveillée, l’assistance battit des pattes en hurlant de joie…

— Je devine, dit Anatole, le beau petit caneton, c’était toi ?

— Tout juste.

— Alors, ma mère, me prenant sur son bec, m’approcha de Sa Majesté le Roi, auquel j’offris ce bonbon souverain pour la guérison des rhumes… et de la grippe.

— Bravo !… Bravo !!… hurlaient les spectateurs enthousiasmés…

Tout souriant, tout joyeux, le Roi prit le bonbon que je lui tendais si gentiment et… il l’avala.

Sa toux grippale, instantanément, se calma.

— Le Roi est guéri… Le Roi est guéri… s’écria d’une voix vibrante le « speaker »…

Et tous les spectateurs, émus aux larmes, se mirent à crier « le Roi est guéri »…

— Bravo !… Bravo !!… murmura Anatole en essuyant une larme : tu peux dire que ton histoire m’a attendri… — Ma mère, poursuivit Toutenbec, partageant l’allégresse générale, sautait de joie pendant que je poussais un coin-coin sonore et joyeux pour fêter notre admission spontanée dans les faveurs royales.

— Bravo ! Bravo !  !… Vive Toutenbec, criait-on de toutes parts. C’étaient les auditeurs du caneton que ce récit avait émerveillés.

— Et comment, interrogea Anatole, se termina ton aventure ?

Anatole, en prononçant cette phrase était en proie à une sincère émotion.

— Hélas, répondit Toutenbec, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Notre entrée dans l’intimité du Roi suscita des jalousies sans nombre.

Le fermier qui voyait d’un mauvais œil le crédit dont ma mère jouissait auprès de Sa Majesté le Roi du Désert, lui tordit le cou et la pluma.….

Et me promenant près du soupirail, je fus amené à assister, impuissant, aux derniers moments de ma mère ; et c’est en respirant les fumées odorantes qui s’échappaient de la rôtisserie que je compris que j’étais définitivement orphelin…

— Pauvre Toutenbec, gémit Anatole, attendri.

— Pauvre Toutenbec, répéta l’auditoire avec un sanglot dans la voix et des larmes plein les yeux…

— Hélas, reprit le caneton, mes malheurs ne s’arrétèrent pas là… Ce n’était pas fini. — Admis à la Cour, je suivais le Roi dans toutes ses promenades.

Un jour, il fut capturé par des chasseurs de fauves. Je le suivis fidèlement dans sa captivité ; et fus vendu en méme temps que lui, à un dompteur qui nous fit travailler et nous exhiba dans son établissement.

Sur ces entrefaites, le Roi mourut ; et je pus m’enfuir grâce à la complicité d’une cigogne qui retournait en France et que mon triste sort avait apitoyée.

Elle me prit donc en charge sur son dos et me déposa au beau milieu d’une prairie provençale parmi les fleurs printanières…

Et voilà l’histoire du petit caneton que je suis.

— Vive Toutenbec, s’écria Anatole, en renfonçant ses larmes.

— Vive Toutenbec, répondit l’assistance enthousiasmée.

Et chacun, tout en commentant l’odyssée du pauvre caneton, se sépara pour regagner, bien tranquillement, écuries, vacheries, poulaillers et clapiers.

Accompagné de son brave ami Anatole, le jeune héros fit un petit tour dans le pays. Passant devant une maisonnette, Anatole dit à son compagnon :

— C'est ici qu'habitent mes maitres, Ce monsieur triste et préoccupé que tu vois assis sur un banc, c'est mon patron.

Et cette femme qui me regarde un peu de travers, c'est la fermière.

Anatole était loin de se douter des projets qui, à ce même moment, roulaient dans la tête des deux paysans.

Ceux-ci pensaient tout simplement à se débarrasser de ce petit porcelet, soucieux à l'excès de sa toilette et ne révant que randonnées à travers voies et chemins.

— Cet Anatole n'a décidément rien de ses semblables, avait dit la fermière. en débarrasser.

— Vendons-le au charcutier, avait répondu le fermier, Quand il sera fumé, il ne pensera plus à sa coquetterie.

Et un gros rire secoua le bonhomme, heureux de ce bon mot.

Sur le champ, Anatole fut empoigné et mis dans un vieux tonneau qu'on plaça debout le long d'un mur.

C'est là qu'il devait attendre l’arrivée du charcutier. Mais Toutenbec, qui avait entendu la conversation, résolut soudainement de sauver son ami.

Il confia son projet à une brave oie blanche dénommée Margot ; et voici ce que les deux bons palmipèdes imaginèrent : Anatole, lui, se lamentait au fond de ce tonneau dont le couvercle supérieur avait été enlevé.

L’oie prit une perche longue d’au moins deux mètres, perche qui servait aux pêcheurs d’écrevisses ; puis elle glissa l’un des bouts sous le tonneau et l’appuya sur une grosse pierre, de telle façon que l’autre bout se trouvât dans le vide.

Une fois ce premier travail terminé, Margot se mit à marcher en équilibre sur la perche, dans la direction du bout qui flottait dans le vide.

Sous son poids, le bout qui était placé sous le tonneau souleva la prison d’Anatole, la bascula jusqu’au total renversement.

Tout ce manège, adroitement dirigé par Toutenbec, s’effectua dans la perfection.

Ainsi délivré, Anatole sortit du tonneau et prit la clé des champs, suivi par Toutenbec qui lui criait :

— Pas si vite, Anatole… pas si vite, mon ami… je ne peux pas te rattraper… j’ai des petites pattes.

Anatole, enfin, s’arrêta et Toutenbec le rejoignit. Ce fut une minute d’émotion. — Grâce à toi, je suis libre… Merci, mon bon ami… je te jure que tu n’auras pas à faire à un à ingrat.

— Tu vois, Anatole, qu’on a souvent besoin ! d’un d’un plus petit que soi, répondit finement le caneton.

Et voilà nos deux compagnons errant tranquillement à l’aventure… C’est si bon, la liberté.

Tout à coup, ils tombèrent en arrêt devant une scène qui les indigna.

Rampant dans l’herbe, un gros chat s’avançait vers une souris qui grignotait une noisette… Elle tournait le dos au félin ; et, de ce fait, son sort était fatal.

Anatole et Toutenbec se disposaient à sauter sur le chat quand ils virent une grosse taupe sortir de terre, se précipiter sur le chat et lui mordre la queue.

Le félin poussa un miaulement douloureux, la souris s’esquiva et la taupe disparut dans son trou, avant même que Toutenbec et Anatole fussent revenus de leur surprise. Toute cette scène s’était déroulée avec une rapidité surprenante.

— Brave taupe, s’écria le porcelet ravi. Il y a encore sur la terre de bonnes bêtes qui ont du cœur…

— Certainement, répondit Toutenbec, la Bonté anime encore plus d’êtres que l’on ne croit ; et si, dans ma courte existence, j’ai vu se commettre pas mal d’actes méchants, j’ai vu, par contre, de bien beaux gestes, accomplis simplement et de façon si discrète. La souris, ainsi sauvée par la taupe, était un petit animal tout fait — malheureusement — d’insouciance et de malice. Désobéissant et aventureux, il courait et cascadait, à la recherche de l’imprévu.…

Le voici qui vient de dérober un œuf dans un poulailler. Ne lui prend-il pas la fantaisie de le rouler devant lui puis de grimper dessus, pour y danser en équilibre ainsi que font les clowns sur une boule ?

Tout va d’abord assez bien ; mais tout à coup, la frêle coquille casse sous le poids du danseur, qui disparaît dans l’œuf.

Aveuglé par cette matière gluante qui l’entourait, notre héros se met à pousser des cris, qui attirent près de lui toutes les poules de l’endroit.

Jugez de leur stupéfaction en voyant sortir de l’œuf une vulgaire petite souris alors qu’elles s’attendaient à voir apparaître un joli petit poussin.

On parla longtemps à la ferme, parmi la gent poulaillère, de cet œuf fantastique d’où était née

une souris.

Anatole et Toutenbec, qui avaient assistés à l’aventure du poussin-souris, rirent aux larmes, en se rappelant ces poules ahuries devant un tel phénomène d’éclosion.

La souris reçut, à la suite de cette aventure, une verte semonce de sa maman ; mais vous allez voir qu’elle était incorrigible.

La voici maintenant qui inspecte le goulot d’une grosse carafe couchée dans l’herbe de la prairie.

Le chat, que la taupe avait mordu, se trouva tout à coup derrière la souris ; et cela, absolument par hasard.

— Cette fois, ma petite, tu ne m’échapperas pas, pensa le vindicatif félin.

Malheureusement, pour lui, il avait fait un peu trop de bruit, et la souris avait entendu…

Elle sentit le danger proche, et, pour l’éviter, elle s’engouffra dans la carafe.

Le chat ne put réprimer un miaulement de colère, et il se précipita sur la carafe qu’il se mit à rouler rageusement sur l’herbe.

Mais voici que le goulot de la carafe se trouve face à l’intérieur d’un vieux chapeau haut de forme, abandonné sur le terrain… La souris vit devant elle cette espèce de trou noir et elle pensa y trouver le salut…

Quitter l’intérieur de la carafe pour plonger à l’intérieur du chapeau, fut pour elle l’affaire d’une seconde.

C’est alors que le chat poussa un miaulement joyeux.

— Cette fois je l’ai… elle ne m’échappera pas ; et, secouant le chapeau, il allait y fourrer la patte, quand il aperçut, à son grand désespoir, la souris qui disparaissait par le fond du « haut de forme » à demi soulevé par l’usure… Ah ! il n’était pas neuf le chapeau !  !…

Le chat se débarrassa de tout ce qui le gênait et il fonça sur la rongeuse. Très bien ; mais un peu tard, car la petite venait de disparaître dans un terrier à lapins… Vous avouerez qu’elle avait de la chance, la petite souris.

Et, tandis que le chat se morfondait à l’entrée du terrier en criant sa fureur, la souris traversait le souterrain, sans se soucier de Monsieur ni de Madame Lapin, qui l’habitaient.

— Voilà une petite souris qui ne se gêne guère, dit la brave locataire.

— Aujourd’hui, répondit Monsieur Lapin, on n’est plus maître chez soi.

Les terriers à lapins sont tous pourvus d’une entrée et d’une sortie. La souris le savait… Aussi, fut-elle rapide à se diriger vers la sortie pour être enfin à l’air libre.

Mais elle n’était pas — hélas — sauvée pour cela. Le chat qui rôdait dans les parages, eut tôt fait de retrouver sa piste ; mais, profitant de l’avance qu’elle avait sur lui, la petite rongeuse se dirigea vers les habitations qui bordaient la route.

C’est alors qu’au même instant que le chat, nos braves Anatole et Toutenbec virent la fuyarde. Ils flairèrent le danger qu’elle courait… Que faire par exemple ? Que faire ?

Un hasard providentiel les secourut : et vous allez savoir comment.

Anatole avait aperçu, près d’une maisonnette, un gros ballon d’enfant. Bien gonflé de gaz, ce ballon était retenu par une ficelle, maintenue elle-même au sol par une grosse pierre.

— Voilà une chose qui pourrait sauver cette petite souris… vite au travail, Toutenbec.

Aussi malin que son ami, le caneton avait compris. Il fit signe à la souris de se diriger de son côté. Il prit la ficelle dans son bec et maintint solidement le ballon pour donner à leur protégée le temps de passer son corps dans la boucle qui était placée à l’extrémité de la ficelle…

Et, quand le chat arriva près de son but, le caneton ouvrit le bec et laissa libre la petite corde.

La souris, qui y était suspendue, se trouva ainsi soulévée à trois mètres du sol et poussée au hasard par la violence du vent, qui, ce jour-là, était exceptionnelle.

La souris-aéronaute traversa ainsi la contrée, tandis que chiens et chats du pays lancés à sa poursuite formaient un important cortège, grossissant sans cesse.

Anatole et Toutenbec, que cette aventure amusait énormément, suivaient la foule. Malheureusement, le ballon perdait de sa force ascensionnelle, à mesure qu’il perdait son gaz ; et a pauvre aéronaute improvisé se rapprochait sensiblement de terre.

Par bonheur, pour la souris du moins, le tragique de cette situation n’échappa pas à la taupe, qui, une fois déjà, avait sauvé la vie à la petite rongeuse.

Elle appela la pauvre voyageuse improvisée vers sa taupinière… la petite bête y entra, précédée de la taupe hospitalière.

Mais la fatalité voulut que notre souris, qui avait fait plusieurs tours sur elle-même, ne put se défaire de la ficelle qui la retenait au fameux ballon, qui — lui — s’était posé sur le dôme de la taupinière et en bouchait l’entrée.

À la tête des poursuivants, courait un gros chat, toutes griffes dehors.

Il se rua sur le ballon qui, en se crevant, fit explosion…

Heureusement ; car ce bruit insolite détermina chez les poursuivants la plus folle débandade qui jamais se vit. La souris était sauve.

Anatole et Toutenbec reprirent alors gentiment leur promenade, tout satisfaits de l’issue heureuse d’une aventure qui aurait pu finir mal.

Le soir même de ce voyage aérien, la souris était en arrêt devant une grosse allumette-bougie, tombée à terre, près d’un soupirail de cave.

C’est là que nos deux amis la rencontrèrent.

— Cette petit est une incorrigible curieuse, dit Anatole.

— C’est insensé, ajouta Toutenbec, il faut qu’elle touche à tout.

La voici à présent, déambulant, l’allumette sur son épaule — telle un fusil — tout comme un troupier qui va à l’exercice. — Elle joue au soldat, reprit Anatole… Pourvu qu’il ne lui arrive rien de fâcheux…

Tout à coup, l’imprudente se trouva en présence d’un hérisson.

Était-ce pour le traiter en ennemi ? Était-ce pour jouer avec lui ? Toujours est-il que notre souris exécuta ce mouvement militaire qui consiste à croiser une arme devant soi.

— Tu vois, Toutenbec, cette petite folle qui croise la baïonnette devant le hérisson ?

— Oui, Anatole ; et je vois même le hérisson qui n’en revient pas et qui semble se demander où elle veut en venir !

— Laisse faire, ami… Nous allons rire.

Et il y avait en effet de quoi rire.

Devant l’attitude belliqueuse de la souris, le hérisson fit demi-tour.

— Est-il capon, crois-tu ? Le voilà qui fuit devant cette petite folle…

— Mieux encore… Regarde, Anatole, la voilà qui, avec son fusil improvisé, frappe à tour de bras son ennemi…

— Mais le hérisson, pour se défendre, dresse ses picots.

— Bon… voilà que le fusil prend feu…

Effectivement, l’allumette-fusil, en frottant sur les dards du hérisson, venait de s’embraser ; et la souris, pour s’en débarrasser, jetait son arme en l’air.

Derrière la petite bête, se trouvait un banc d’enfant, sur lequel on avait déposé deux pétards de feu d’artifice…

Au contact de l’allumette enflammée, les voilà qui prennent feu à leur tour.

Une catastrophe devenait inévitable ; et Anatole et Toutenbec, qui pressentait le danger se mirent vite à l’abri. Le hérisson les imita.

Poum !!… Pataraflougifuitt !!!…

Une explosion… de la fumée… puis une multitude de petites étoiles étincelantes qui se mettent à voler en l’air…

C’était là le résultat dû à l’embrasement des pétards. Pour son compte, la souris fut touchée dans les reins et sur les épaules par une douzaine ou deux d’étoiles incandescentes qui lui occasionnèrent autant de brûlures. Poil fortement grillé et peau rôtie, elle réintégra le domicile paternel.

La douleur la fit choir à terre ; et elle criait…

Affolés, les parents couchèrent leur enfant et lui prodiguèrent des soins énergiques.

Pauvre petite souris !… elle souffrit beaucoup avant de guérir ; mais, dans son lit, elle avait eu le temps de réfléchir aux inconvénients qu’entraîne la désobéissance aux parents.

Aussi, promit-elle à son papa et à sa maman de toujours les écouter à l’avenir et de devenir un bon petit souriceau modèle.

Quand elle fut en état de sortir, il lui fut permis par ses parents, d’aller faire une promenade le long de la rivière.

Elle avait faim, et elle cherchait dans l’herbe quelques graines ou quelques bourgeons ; mais elle ne trouva — hélas ! — ni les uns ni les autres. Par contre, elle heurta l’hameçon qu’un pécheur endormi avait laissé à sa ligne. L’hameçon s’accrocha dans le dos de la pauvre petite bête, qui poussa un cri de douleur et s’enfuit en traînant derrière elle la ligne du pêcheur.

Pour se débarrasser de ce fil gênant, elle fit mille sauts, mille contorsions qui eurent pour résultat, non de la libérer, mais de l’entortiller au contraire dans un inextricable réseau.

Anatole et Toutenbec arrivèrent sur ces entrefaites et, toujours prêts à rendre service, ils délivrèrent la souris en la démaillottant de ses fils.

Quand ce travail de patience fut terminé, et que la petite rongeuse eut repris, enfin, ses esprits, Anatole lui demanda son nom.

— Je me nomme Biscotte, et je vous remercie infiniment du service que vous venez de me rendre. — J’espère que nous aurons le plaisir de vous revoir, petite Biscotte imprudente ?

— Mais c’est aussi mon désir… Au revoir, Monsieur le petit cochon… au revoir, Monsieur le petit caneton…

Et Biscotte reprit le chemin de sa maison, tandis que nos deux amis s’en allaient par un sentier près de l’orée d’un bois.

Tout à coup, leur attention fut attirée par un gémissement qui semblait venir de terre.

Ils se penchèrent et trouvèrent, couché dans l’herbe, un pauvre petit moineau blessé d’un coup de pierre. Son aile était brisée et une de ses pattes démise.

— Pauvre petit, soupira Anatole… Il a été touché par ce gros caillou que tu vois là ; et c’est encore quelque mauvais gamin qui a fait ça.

— Heureusement qu’ils sont punis, les enfants qui font du mal aux bêtes, répondit Toutenbec ; mais vite soignons ce petit oiseau.

Le caneton mit le blessé sur son dos et il prit le chemin du bois.

— Allons derrière les chênes de la clairière, dit Anatole… Nous lui trouverons un coin tranquille, et là, personne ne nous dérangera dans nos soins.

Comme les fouines et les belettes rôdaient autour de ce brave Toutenbec pour lui enlever le moineau, le caneton parvint à soustraire à la voracité de ces sauvages le petit blessé en lui faisant traverser un étang sur son dos.

Anatole le rejoignit sur l’autre rive, et tout aussitôt, les deux amis s’employèrent à soigner leur pauvre moineau blessé.

Ils lui confectionnèrent un nid avec de l’herbe sèche. Toutenbec lava ses plaies avec de l’eau bien fraîche puisée dans l’étang, et puis Anatole demanda à l’oiseau ce qui pourrait être fait d’utile pour lui

— Ce que vous pouvez faire d’utile, mes bons amis ? D’abord sauver de la famine mes trois petits enfants.

— Où sont-ils, interrogèrent Anatole et Toutenbec ?

— Là, au faite de ce grand chêne… Vous n’aurez qu’à demander les trois petits du moineau Tartarin… Il y a longtemps qu’ils n’ont pas mangé.

Nos deux amis avaient le cœur serré. Ils regardèrent le chêne en question et durent convenir qu’il était difficile à un petit cochon et à un caneton de grimper jusqu’à la cime.

— J’ai une idée, dit Toutenbec…

Cette araignée qui descend de l’arbre ne refusera pas de monter aux petits affamés les graines que je vais chercher dans l’herbe pour eux.

Ainsi fut dit et ainsi fut fait… L’araignée prenait dans ses pattes, une par une, les graines qu’à l’aide de son bec, lui passait le caneton.

Cela n’allait évidemment pas vite ; mais au bout d’une heure, cependant, les petits Tartarin avaient leur repas du matin.

Il en fut ainsi tous les jours que durèrent les soins et la convalescence de leur père.

Brave Anatole !… Brave Toutenbec !… Admirables bêtes de cœur.

Souvent, pendant la belle saison, Anatole donnait rendez-vous à ses amis au milieu de la clairière ; et, là, pendant des heures, le cochonnet, le caneton, Biscotte et Tartarin échangeaient des propos de joyeuse intimité.

Perchés sur les branches des arbres, des centaines d’oiseaux assistaient aux ébats pleins de gaîté des quatre bons amis.

Chacun chantait sa chanson : Anatole, avec sa voix de basse, roucoulait près du moineau qui, lui, ténorisait avec une agréable voix de fausset.

Quant à la souris et au caneton, ils étaient chargés de l’accompagnement en sourdine : la souris sifflotait et Toutenbec marquait les temps par des « coin coin » bien en mesure.

Le succès de ce rassemblement artistique était étourdissant.

Un soir, il arriva à Toutenbec une fâcheuse aventure qui aurait pu, pour lui, tourner au tragique.

Passant auprès d'une habitation, il aperçut à terre un ver de vase. Il se précipita sur cette aubaine au moment précis où une grosse poule grise en faisait autant.

Furieuse de se voir disputer ce ver par un petit méchant caneton de rien du tout, la poule le prit dans son bec et le projeta à plus d'un mètre du sol.

Le caneton, qui, en tombant, aurait pu se rompre les reins, s’affala par un heureux hasard, sur un haut escabeau.

Et la poule, pendant ce temps, s'était enfuie en emportant le ver.

Toutenbec, ainsi perché pleurait à fendre l'âme. Il ne pouvait sauter à terre sans risquer de se rompre le cou ou de se casser une patte. Que faire ?

Près de l'escabeau se trouvait une balance dont les deux plateaux étaient inoccupés.

Tartarin vint à passer. Il entendit les pleurs du caneton et comprit vite le danger que courait son ami, et le parti qu'il pouvait tirer de cette balance bienfaisante, placée là vraiment par un hasard providentiel. Sans perdre un instant, il se laissa tomber dans le plateau de droite. Automatiquement, le plateau de gauche s'éleva à quelques centimètres du pauvre caneton si dangereusement perché. D’esprit compréhensif, Toutenbec se rendit compte du salut qui s’offrait à lui, et il se précipita dans le plateau qui s’était élevé à sa portée.

Comme Toutenbec pesait plus que le moineau, le plateau s’abaissa vite sous son poids pour le déposer gentiment à terre ; tandis que Tartarin, moins lourd, et automatiquement soulevé par l’autre plateau, reprenait son vol.

Une fois hors de danger, le petit caneton rit fort de son aventure qu’il s’empressa d’aller raconter à son ami Anatole.

En chemin, il se trouva en présence d’un gros ours qui s’était échappé d’une ménagerie. Vous pensez s’il revint sur ses pas en vitesse ; mais le plantigrade le suivait à distance.

Comment faire pour se débarrasser de l’importun qui, peu à peu, se rapprochait ?

Tartarin, qui passait par là, résolut de sauver une fois encore son ami petit-canard.

Apercevant un gros sac déposé sur l’appui d’une fenêtre, et soupçonnant que ce sac contenait un produit susceptible de gêner considérablement l’ours dans le cas où il le recevrait sur la tête, Tartarin s’avança près de la fenêtre, et, au moment précis où l’ours passait, il tira sur la ficelle qui maintenait le sac fermé. Et voilà que le sac s’ouvrit, laissant tomber sur l’ours une cinquantaine d’écrevisses qui s’accrochèrent à son nez, à ses pattes, à ses oreilles au petit bonheur de la chute. Fâcheuse posture pour un ours ; mais une fois encore notre ami Toutenbec avait la vie sauve.

Pendant que le plantigrade se débarrassait péniblement des écrevisses qui le tenaillaient de leurs pinces, Tartarin descendit à terre et offrit à son caneton un bout de ficelle, en guise de fétiche.

Égayés par les contorsions que faisait le malheureux ours pour se défaire des tenaces écrevisses, le moineau et le caneton rejoignirent Anatole, tant pour lui raconter la nouvelle aventure, que pour l’informer de la présence, en ce pays, du redoutable plantigrade.

Un conseil, auquel assistaient les quatre amis fut aussitôt tenu : Anatole, Toutenbec, Biscotte et Tartarin furent appelés à donner, chacun, son avis.

La décision fut prise de débarrasser, à tout prix et par tous les moyens, le pays de la présence de cet ours qui, non content de dévaliser les basses-cours, démolissait les clôtures et dévastait les ruches d’abeilles. Mais, pendant tout le temps de cette discussion en Conseil, Tartarin, perché sur une branche, avait entendu une certaine conversation de villageoises, et il avait prêté l’oreille.

— Moi, disait l’une, charcutière de son métier, il me reste encore un petit tonneau de salaisons dont je me débarrasserais pour pas cher.

— Et moi, répondait l’autre — une fermière — je viens d’acheter chez le pharmacien un petit flacon de pilules… oui… pour mon mari… il manque de sommeil, le pauvre homme.

C’était là, il faut en convenir, une conversation profitable.

On s’arrêta donc au plan que voici… plan dont l’auteur était Anatole : d’abord et avant tout, s’emparer du tonnelet de salaisons et du flacon de pilules.

— Bravo… D’accord… criaient les amis.

Une heure après cette décision, Anatole roulait devant lui le tonneau qu’il avait été dérobait chez le charcutier ; tandis que, de leur côté, Biscotte et Toutenbec travaillèrent à récupérer les fameuses pilules.

Comme la fermière avait déposé à la porte le panier de provisions, qui contenait entre autres choses, le flacon en question ; Biscotte, adroite rongeuse, fit un trou au panier, et Toutenbec y introduisit son bec… Les pilules convoitées furent vite à nos amis.

Tous quatre se réunirent alors sous un chêne qui servait habituellement d’abri au plantigrade… c’est là qu’il faisait sa sieste.

Sur les indications de Tartarin, on trouva une grande bassine en fer blanc… On la remplit d'eau et Anatole y versa les pilules merveilleuses.

Il y avait là de quoi endormir tout un régiment ; y compris les musiciens.

La bassine fut placée près du tonneau qu'on ouvrit en défonçant l'un de ses côtés ; puis chacun se retira pour observer de loin les faits et gestes de l'ours.

Celui-ci, après mille contorsions, avait fini par se débarrasser de ses écrevisses ; et c’est alors qu’il s’assit sur l’herbe pour souffler.

Devant lui, défilaient des papillons, des oiseaux et des mouches, dont le vol paraissait l’intéresser vivement. Tout à coup, il se mit à bâiller et à donner ds marques d’inquiétudes gastronomiques… Son estomac, sans nul doute, commençait à devenir exigeant.

L’animal se leva alors pour aller chercher, du côté des fermes, ce qui était nécessaire à sa nourriture.

Traversant une basse-cour, il ne put résister, malgré sa faim, à y renouveler un de ses numéros de cirque, qui avait toujours et partout beaucoup de succès.

Donc, saisissant tout ce qui lui tombait sous la patte, il se mit à jongler avec lapin, pot de fleurs, cochon d’Inde, chat, poule… tous ces « accessoires » lui étant bons… L’ours était, sans contredit, un remarquable jongleur.

Ayant ainsi triomphé, il abandonna son « matériel » improvisé pour se diriger vers ce chêne, abri préféré de ses nuits. En arrivant, il poussa un cri de joyeuse surprise : un tonnelet de salaisons odorantes l’attendait… là… sur cette herbe fraîche, s’offrant à lui… Le hasard soit loué… Au bout d’un quart d’heure, l’ours avait englouti toutes les salaisons ; mais il se sentit alors tracassé par une soif inextinguible. Vite, il se précipita sur la bassine remplie d’eau bien claire ; et, en quelques lampées, il la vida. Deux douzaines de pilules soporifiques s’étaient diluées… il avait tout bu…

Jamais pareille dose de somnifère n’avait été administrée d’un seul coup à un être vivant.

Quand il eut bu tout ce breuvage, l’animal se laissa choir lourdement au pied du chêne, et, après avoir bâillé trois fois, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Son sommeil fut si lourd qu’Anatole, aidé de ses trois amis, put débarrasser de ses oripeaux un épouvantail à moineaux et en revêtir le dormeur.

Anatole, dont grande était la force, réussit même à passer à notre ours un pantalon, qui fut fixé à son corps par les bretelles empruntées au mannequin.

Toutenbec lui mit aux pattes une paire de pantoufles, et — histoire de rire un peu — on coiffa le dormeur avec la bassine.

Et, bien cachés, les quatre complices attendirent l’arrivée du dompteur.

Depuis deux jours, le bonhomme était à la recherche de son pensionnaire.

L’ayant rencontré à quelques pas de là, Anatole lui fit un signe et le conduisit au pied du chêne, afin de lui montrer l’ours en pleine cure de sommeil.

Sous de vigoureux coups de trident dans les côtes et avec une bonne bastonnade sur l’échine, l’ours finit par se réveiller. Son dompteur l’aida à se mettre sur ses pattes et tous deux prirent le chemin de la ménagerie.

Le bonhomme, qui s’était fait accompagner d’un aide, marchait, escorté d’Anatole, de Toutenbec, de Biscotte et de Tartarin, tous plus joyeux que d’ordinaire.

Tout le pays vit passer l’ours indésirable, et chacun poussa un ouf de soulagement, en le voyant enchaîné.

Lorsqu’il fut remis du malaise et de l’abrutissement dus à l’absorption des pilules, le pensionnaire récupéré reprit ses exercices pour la grande joie des habitués du Cirque-Ménagerie.

Quant à Anatole, il parcourut la campagne, recevant sur son passage, force compliments et félicitations des habitants des basses-cours et des fermes. Des lapins lui apportèrent des fleurs et une oie improvisa une harangue dans laquelle le porcelet était proclamé le plus grand des petits pores et le libérateur du territoire.

Modeste, Anatole remercia d’une façon très simple : il n’avait fait que son devoir en débarrassant le pays d’un être malfaisant.

Et, les congratulations terminées, chacun se retira, qui dans son poulailler, qui dans son clapier…

Image de la dispute
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Lapin qui part avec la cage.
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Depuis cette aventure, aventure mémorable s’il en fût, Anatole est considéré comme un être extraordinaire, un modèle d’intelligence et de bonté.

Il rétablit l’amitié chez ceux que des questions d’intérêt ou de jalousie divisent, il apporte la paix dans les ménages et rend la Justice.

Le voyez-vous écoutant les doléances d’un lapin et d’un blaireau qui revendiquent tous deux la possession d’un petit aéroplane laissé sur le chemin par quelque enfant distrait ?

Ne pouvant les mettre d’accord sur le droit de propriété, il partage l’aéroplane en deux : la cage ira au lapin et les ailes au blaireau.

Blaireau qui part avec les ailes.
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Anatole est vénéré de tous… Il est, de plus, adoré de ses trois amis qui se feraient tuer pour lui.

Comment, après cela, ne pas voir l’avenir tout en rose et ne pas faire des projets dont la réalisation profitera à ses amis Toutenbec, Biscotte et Tartarin ?

L’amitié, fidèle, n’est-elle pas la plus belle vertu ? Page:Rabier - Anatole, 1935.djvu/56