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Annales de l’Empire/Édition Garnier/Henri IV

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HENRI IV,
dix-huitième empereur.

1056. Une femme gouverne l’empire : c’était une Française, fille d’un duc de Guienne, pair de France, nommée Agnès, mère du jeune Henri IV ; et Agnès, qui avait de droit la tutelle des biens patrimoniaux de son fils, n’eut celle de l’empire que parce qu’elle fut habile et courageuse.

Depuis 1057 jusqu’à 1069. Les premières années du règne de Henri IV sont des temps de trouble obscurs.

Des seigneurs particuliers se font la guerre en Allemagne. Le duc de Bohême, toujours vassal de l’empire, est attaqué par la Pologne, qui ne veut plus en être membre.

Les Hongrois, si longtemps redoutables à l’Allemagne, sont obligés de demander enfin du secours aux Allemands contre les Polonais, devenus dangereux ; et malgré ce secours ils sont battus. Le roi André et sa femme se réfugient à Ratisbonne.

Il paraît qu’aucune politique, aucun grand dessein, n’entrent dans ces guerres. Les sujets les plus légers les produisent : quelquefois elles ont leur source dans l’esprit de chevalerie introduit alors en Allemagne. Un comte de Hollande, par exemple, fait la guerre contre les évêques de Cologne et de Liége pour une querelle dans un tournoi.

Le reste de l’Europe ne prend nulle part aux affaires de l’Allemagne. Point de guerre avec la France, nulle influence en Angleterre ni dans le Nord, et alors même très-peu en Italie, quoique Henri IV en fût roi et empereur.

L’impératrice Agnès maintient sa régence avec beaucoup de peine.

Enfin en 1061, les ducs de Saxe et de Bavière, oncles de Henri IV, un archevêque de Cologne, et d’autres princes, enlèvent l’empereur à sa mère, qu’on accusait de tout sacrifier à l’évêque d’Augsbourg, son ministre et son amant. Elle fuit à Rome, et y prend le voile. Les seigneurs restent maîtres de l’empereur et de l’Allemagne jusqu’à sa majorité.

Cependant en Italie, après bien des troubles toujours excités au sujet du pontificat, le pape Nicolas II, en 1059, avait statué dans un concile de cent treize évêques que désormais les cardinaux seuls éliraient le pape, qu’il serait ensuite présenté au peuple pour faire confirmer l’élection ; « sauf, ajoute-t-il, l’honneur et le respect dus à notre cher fils Henri, maintenant roi, qui, s’il plaît à Dieu, sera empereur selon le droit que nous lui en avons déjà donné ».

On se prévalait ainsi de la minorité de Henri IV pour accréditer des droits et des prétentions que les pontifes de Rome soutinrent toujours quand ils le purent.

Il s’établissait alors une coutume que la crainte des rapacités de mille petits tyrans d’Italie avait introduite. On donnait ses biens à l’Église sous le titre d’oblata ; et on en restait possesseur feudataire avec une légère redevance. Voilà l’origine de la suzeraineté de Rome sur le royaume de Naples.

Ce même pape Nicolas II, après avoir inutilement excommunié les conquérants normands, s’en fait des protecteurs et des vassaux ; et ceux-ci, qui étaient feudataires de l’empire, et qui craignaient bien moins les papes que les empereurs, font hommage de leurs terres au pape Nicolas dans le concile de Melphi en 1059. Les papes, dans ces commencements de leur puissance, étaient comme les califes dans la décadence de la leur : ils donnaient l’investiture au plus fort qui la demandait.

Robert reçoit du pape la couronne ducale de la Pouille et de la Calabre, et est investi par l’étendard. Richard est confirmé prince de Capoue, et le pape leur donne encore la Sicile, en cas qu’ils en chassent les Sarrasins.

En effet, Robert et ses frères s’emparèrent de la Sicile en 1061, et par là rendirent le plus grand service à l’Italie.

Les papes n’eurent que longtemps après Bénévent, laissé par les princes normands aux Pandolfes de la maison de Toscanelle.

1069. Henri IV, devenu majeur, sort de la captivité où le retenaient les ducs de Saxe et de Bavière.

Tout était alors dans la plus horrible confusion. Qu’on en juge par le droit de rançonner les voyageurs ; droit que tous les seigneurs, depuis le Mein et le Véser jusqu’au pays des Slaves, comptaient parmi les prérogatives féodales.

Le droit de dépouiller l’empereur paraissait aussi fort naturel aux ducs de Bavière, de Saxe, au marquis de Thuringe. Ils forment une ligue contre lui.

1070. Henri IV, aidé du reste de l’empire, dissipe la ligue.

Othon de Bavière est mis au ban de l’empire[1]. C’est le second souverain de ce duché qui essuie cette disgrâce[2]. L’empereur donne la Bavière à Guelfe, fils d’Azun, marquis d’Italie.

1071-1072. L’empereur, quoique jeune et livré aux plaisirs, parcourt l’Allemagne pour y mettre quelque ordre.

L’année 1072 est la première époque des fameuses querelles pour les investitures[3].

Alexandre II avait été élu pape sans consulter la cour impériale, et était resté pape malgré elle. Hildebrand, né à Soane en Toscane, de parents inconnus, moine de Cluny sous l’abbé Odilon, et depuis cardinal, gouvernait le pontificat. Il est assez connu sous le nom de Grégoire VII ; esprit vaste, inquiet, ardent, mais artificieux jusque dans l’impétuosité : le plus fier des hommes, le plus zélé des prêtres. Alexandre avait déjà, par ses conseils, raffermi l’autorité du sacerdoce.

Il engage le pape Alexandre à citer l’empereur à son tribunal. Cette témérité parait ridicule ; mais si l’on songe à l’état où se trouvait alors l’empereur, elle ne l’est point. La Saxe, la Thuringe, une partie de l’Allemagne, étaient alors déclarées contre Henri IV.

1073. Alexandre II étant mort, Hildebrand a le crédit de se faire élire par le peuple sans demander les voix des cardinaux, et sans attendre le consentement de l’empereur. Il écrit à ce prince qu’il a été élu malgré lui, et qu’il est prêt à se démettre. Henri IV envoie son chancelier confirmer l’élection du pape, qui alors, n’ayant plus rien à craindre, lève le masque.

Henri continue à faire la guerre aux Saxons, et à la ligue établie contre lui. Henri IV est vainqueur.

1075. Les Russes commençaient alors à être chrétiens, et connus dans l’Occident.

Un Démétrius (car les noms grecs étaient parvenus jusque dans cette partie du monde), chassé de ses États par son frère, vient à Mayence implorer l’assistance de l’empereur ; et, ce qui est plus remarquable, il envoie son fils à Rome aux pieds de Grégoire VII, comme au juge des chrétiens. L’empereur passait pour le chef temporel, et le pape pour le chef spirituel de l’Europe.

Henri achève de dissiper la ligue, et rend la paix à l’empire.

Il paraît qu’il redoutait de nouvelles révolutions, car il écrivit une lettre très-soumise au pape, dans laquelle il s’accuse de débauche et de simonie ; il faut l’en croire sur sa parole. Son aveu donnait à Grégoire VII le droit de le reprendre : c’est le plus beau des droits ; mais il ne donne pas celui de disposer des couronnes.

Grégoire VII écrit aux évêques de Brême, de Constance, à l’archevêque de Mayence, et à d’autres, et leur ordonne de venir à Rome : « Vous avez permis aux clercs, dit-il, de garder leurs concubines, même d’en prendre de nouvelles ; nous vous ordonnons de venir à Rome au premier concile. »

Il s’agissait aussi de dîmes ecclésiastiques, que les évêques et les abbés d’Allemagne se disputaient.

Grégoire VII propose le premier une croisade : il en écrit à Henri IV. Il prétend qu’il ira délivrer le saint sépulcre à la tête de cinquante mille hommes, et veut que l’empereur vienne servir sous lui. L’esprit qui régnait alors ôte à cette idée du pape l’air de la démence, et n’y laisse que celui de la grandeur.

Le dessein de commander à l’empereur et à tous les rois ne paraissait pas moins chimérique ; c’est cependant ce qu’il entreprit, et non sans quelque succès.

Salomon, roi de Hongrie, chassé d’une partie de ses États, et n’étant plus maître que de Presbourg jusqu’à l’Autriche, vient à Vorms renouveler l’hommage de la Hongrie à l’empire.

Grégoire VII lui écrit : « Vous devez savoir que le royaume de Hongrie appartient à l’Église romaine. Apprenez que vous éprouverez l’indignation du saint-siége si vous ne reconnaissez que vous tenez vos États de lui, et non du roi de Germanie. »

Le pape exige du duc de Bohême cent marcs d’argent en tribut annuel, et lui donne en récompense le droit de porter la mitre.

1076. Henri IV jouissait toujours du droit de nommer les évêques et les abbés, et de donner l’investiture par la crosse et par l’anneau[4] : ce droit lui était commun avec presque tous les princes. Il appartient naturellement au peuple de choisir ses pontifes et ses magistrats. Il est juste que l’autorité royale y concoure : mais cette autorité avait tout envahi. Les empereurs nommaient aux évêchés, et Henri IV les vendait. Grégoire, en s’opposant à l’abus, soutenait la liberté naturelle des hommes ; mais en s’opposant au concours de l’autorité impériale, il introduisait un abus plus grand encore. C’est alors qu’éclatèrent les divisions entre l’empire et le sacerdoce.

Les prédécesseurs de Grégoire VII n’avaient envoyé des légats aux empereurs que pour les prier de venir les secourir et de se faire couronner dans Rome. Grégoire envoie deux légats à Henri, pour le citer à venir comparaître devant lui comme un accusé.

Les légats, arrivés à Goslar, sont abandonnés aux insultes des valets. On assemble pour réponse une diète dans Vorms, où se trouvent presque tous les seigneurs, les évêques, et les abbés d’Allemagne.

Un cardinal, nommé Hugues, y demande justice de tous les crimes qu’il impute au pape. Grégoire y est déposé à la pluralité des voix ; mais il fallait avoir une armée pour aller à Rome soutenir ce jugement.

Le pape, de son côté, dépose l’empereur par une bulle : « Je lui défends, dit-il, de gouverner le royaume teutonique et l’Italie ; et je délivre[5] ses sujets du serment de fidélité. »

Grégoire, plus habile que l’empereur, savait bien que ces excommunications seraient secondées par des guerres civiles. Il met les évêques allemands dans son parti. Ces évêques gagnent des seigneurs. Les Saxons, anciens ennemis de Henri, se joignent à eux. L’excommunication de Henri IV leur sert de prétexte.

Ce même Guelfe, à qui l’empereur avait donné la Bavière[6], s’arme contre lui de ses bienfaits, et soutient les mécontents.

Enfin la plupart des mêmes évêques et des mêmes princes qui avaient déposé Grégoire VII soumettent leur empereur au jugement de ce pape. Ils décrètent que le pape viendra juger définitivement l’empereur dans Augsbourg.

1077. L’empereur veut prévenir ce jugement fatal d’Augsbourg ; et par une résolution inouïe il va, suivi de peu de domestiques, demander au pape l’absolution.

Le pape était alors dans la forteresse de Canosse sur l’Apennin, avec la comtesse Mathilde, propre cousine de l’empereur.

Cette comtesse Mathilde est la véritable cause de toutes les guerres entre les empereurs et les papes, qui ont si longtemps désolé l’Italie. Elle possédait de son chef une grande partie de la Toscane, Mantoue, Parme, Reggio, Plaisance, Ferrare, Modène, Vérone, presque tout ce qu’on appelle aujourd’hui le patrimoine de Saint-Pierre de Viterbe jusqu’à Orviette, une partie de l’Ombrie, de Spolette, de la marche d’Ancône. On l’appelait la grande comtesse, quelquefois duchesse ; il n’y avait alors aucune formule de titres usitée en Europe ; on disait aux rois votre excellence, votre sérénité, votre grandeur, votre grâce, indifféremment. Le titre de majesté était rarement donné aux empereurs, et c’était plutôt une épithète qu’un nom d’honneur affecté à la dignité impériale. Il y a encore un diplôme d’une donation de Mathilde à l’évêque de Modène, qui commence ainsi : « En présence de Mathilde, par la grâce de Dieu duchesse et comtesse, » Sa mère, sœur de Henri III, et très-maltraitée par son frère, avait nourri cette puissante princesse dans une haine implacable contre la maison de Henri. Elle était soumise au pape, qui était son directeur, et que ses ennemis accusaient d’être son amant. Son attachement à Grégoire et sa haine contre les Allemands allèrent au point qu’elle fit une donation de toutes ses terres au pape, du moins à ce qu’on prétend.

C’est en présence de cette comtesse Mathilde qu’au mois de janvier 1077, l’empereur, pieds nus et couvert d’un cilice, se prosterne aux pieds du pape, en lui jurant qu’il lui sera en tout parfaitement soumis, et qu’il ira attendre son arrêt à Augsbourg.

Tous les seigneurs lombards commençaient alors à être beaucoup plus mécontents du pape que de l’empereur. La donation de Mathilde leur donnait des alarmes. Ils promettent à Henri IV de le secourir, s’il casse le traité honteux qu’il vient de faire. Alors on voit ce qu’on n’avait point vu encore : un empereur allemand secouru par l’Italie, et abandonné par l’Allemagne.

Les seigneurs et les évêques assemblés à Forcheim en Franconie, animés par les légats du pape, déposent l’empereur, et réunissent leurs suffrages en faveur de Rodolphe de Reinfeld, duc de Souabe.

1078. Grégoire se conduit alors en juge suprême des rois. Il a déposé Henri IV, mais il peut lui pardonner. Il trouve mauvais qu’on n’ait pas attendu son ordre précis pour sacrer le nouvel élu à Mayence. Il déclare, de la forteresse de Canosse, où les seigneurs lombards le tiennent bloqué, qu’il reconnaîtra pour empereur et pour roi d’Allemagne celui des concurrents qui lui obéira le mieux.

Henri IV repasse en Allemagne, ranime son parti, lève une armée. Presque toute l’Allemagne est mise par les deux partis à feu et à sang.

1079. On voit tous les évêques en armes dans cette guerre. Un évêque de Strasbourg, partisan de Henri, va piller tous les couvents déclarés pour le pape.

1080. Pendant qu’on se bat en Allemagne, Grégoire VII, échappé aux Lombards, excommunie de nouveau Henri, et par sa bulle du 7 mars : « Nous donnons, dit-il, le royaume teutonique à Rodolphe, et nous condamnons Henri à être vaincu. »

Il envoie à Rodolphe une couronne d’or avec ce mauvais vers si connu :

Petra dedit Petro, Petrus diadema Rodolpho.

Henri IV, de son côté, assemble trente évêques et quelques seigneurs allemands et lombards à Brixen, et dépose le pape pour la seconde fois aussi inutilement que la première[7].

Bertrand, comte de Provence, se soustrait à l’obéissance des deux empereurs, et fait hommage au pape. La ville d’Arles reste fidèle à Henri.

Grégoire VII se fortifie de la protection des princes normands, et leur donne une nouvelle investiture, à condition qu’ils défendront toujours les papes.

Grégoire encourage Rodolphe et son parti, et leur promet que Henri mourra cette année. Mais dans la fameuse bataille de Mersebourg, Henri IV, assisté de Godefroi de Bouillon, fait retomber la prédiction du pape sur Rodolphe son compétiteur, blessé à mort par Godefroi même.

1081. Henri se venge sur la Saxe, qui devient alors le pays le plus malheureux. Avant de partir pour l’Italie, il donne sa fille Agnès au baron Frédéric de Stauffen, qui l’avait aidé, ainsi que Godefroi de Bouillon, à gagner la bataille décisive de Mersebourg, Le duché de Souabe est sa dot. C’est l’origine de l’illustre et malheureuse maison de Souabe.

Henri, vainqueur, passe en Italie. Les places de la comtesse Mathilde lui résistent. Il amenait avec lui un pape de sa façon, nommé Guibert ; mais cela même l’empêche d’abord d’être reçu à Rome.

1082. Les Saxons se font un fantôme d’empereur : c’est un comte Hermann à peine connu.

1083. Henri assiége Rome. Grégoire lui propose de venir encore lui demander l’absolution, et lui promet de le couronner à ce prix. Henri pour réponse prend la ville. Le pape s’enferme dans le château Saint-Ange.

Robert Guiscard vient à son secours, quoiqu’il eût eu aussi quelques années auparavant sa part des excommunications que Grégoire avait prodiguées. On négocie : on fait promettre au pape de couronner Henri.

Grégoire, pour tenir sa promesse, propose de descendre la couronne du haut du château Saint-Ange avec une corde, et de couronner ainsi l’empereur.

1084. Henri ne s’accommode point de cette plaisante cérémonie ; il fait introniser son anti-pape Guibert, et est couronné solennellement par lui.

Cependant Robert Guiscard ayant reçu de nouvelles troupes, cet aventurier normand force l’empereur à s’éloigner, tire le pape du château Saint-Ange, devient à la fois son protecteur et son maître, et l’emmène à Salerne, où Grégoire demeura jusqu’à sa mort prisonnier de ses libérateurs, mais toujours parlant en maître des rois, et en martyr de l’Église.

1085. L’empereur retourne à Rome, s’y fait reconnaître, lui et son pape, et se hâte de retourner en Allemagne, comme tous ses prédécesseurs, qui paraissaient n’être venus prendre Rome que par cérémonie. Les divisions de l’Allemagne le rappelaient : il fallait écraser l’anti-empereur, et dompter les Saxons ; mais il ne peut jamais avoir de grandes armées, ni par conséquent de succès entiers.

1086. Il soumet la Thuringe ; mais la Bavière, soulevée par l’ingratitude de Guelfe, la moitié de la Souabe, qui ne veut point reconnaître son gendre, se déclarent contre lui ; et la guerre civile est dans toute l’Allemagne.

1087. Grégoire VII étant mort, Didier, abbé du Mont-Cassin, est pape[8] sous le nom de Victor III. La comtesse Mathilde, fidèle à sa haine contre Henri IV, fournit des troupes à ce Victor pour chasser de Rome la garnison de l’empereur et son pape Guibert, Victor meurt, et Rome n’est pas moins soustraite à l’autorité impériale.

1088. L’anti-empereur Hermann, n’ayant plus ni argent ni troupes, vient se jeter aux genoux de Henri IV, et meurt ensuite ignoré.

Henri IV épouse une princesse russe, veuve d’un marquis de Brandebourg de la maison de Stade ; ce n’était pas un mariage de politique.

Il donne le marquisat de Misnie au comte de Lanzberg, l’un des plus anciens seigneurs saxons. C’est de ce marquis de Misnie que descend toute la maison de Saxe.

Ayant pacifié l’Allemagne, il repasse en Italie ; le plus grand obstacle qu’il y trouve est toujours cette comtesse Mathilde, remariée depuis peu avec le jeune Guelfe, fils de cet ingrat Guelfe à qui Henri IV avait donné la Bavière.

La comtesse soutient la guerre dans ses États contre l’empereur, qui retourne en Allemagne sans avoir presque rien fait.

Ce Guelfe, mari de la comtesse Mathilde, est, dit-on, la première origine de la faction des Guelfes, par laquelle on désigna depuis en Italie le parti des papes. Le mot de Gibelin fut longtemps depuis appliqué à la faction des empereurs, parce que Henri, fils de Conrad III, naquit à Ghibeling[9]. Cette origine de ces deux mots de guerre est aussi probable et aussi incertaine que les autres.

1090. Le nouveau pape Urbain II, auteur des croisades, poursuit Henri IV avec non moins de vivacité que Grégoire VII.

Les évêques de Constance et de Passau soulèvent le peuple. Sa nouvelle femme Adélaïde de Russie, et son fils Conrad, né de Berthe, se révoltent contre lui ; jamais empereur, ni mari, ni père ne fut plus malheureux que Henri IV.

1091. L’impératrice Adélaïde et Conrad son beau-fils passent en Italie. La comtesse Mathilde leur donne des troupes et de l’argent. Roger, duc de Calabre, marie sa fille à Conrad.

Le pape Urbain, ayant fait cette puissante ligue contre l’empereur, ne manque pas de l’excommunier.

1092. L’empereur, en partant d’Italie, avait laissé une garnison dans Rome ; il était encore maître du palais de Latran, qui était assez fort, et où son pape Guibert était revenu.

Le commandant de la garnison vend au pape la garnison et le palais. Geoffroy, abbé de Vendôme, qui était alors à Rome, prête à Urbain II l’argent qu’il faut pour ce marché ; et Urbain II le rembourse par le titre de cardinal qu’il lui donne, à lui et à ses successeurs. Ainsi, dans tous les gouvernements monarchiques, la vanité a toujours fait ses marchés avec l’avarice. Le pape Guibert s’enfuit.

1093-1094-1095. Les esprits s’occupent pendant ces années, en Europe, de l’idée des croisades[10], que le fameux ermite Pierre prêchait partout avec un enthousiasme qu’il communiquait de ville en ville.

Grand concile, ou plutôt assemblée prodigieuse à Plaisance en 1095. Il y avait plus de quarante mille hommes, et le concile se tenait en plein champ. Le pape y propose la croisade.

L’impératrice Adélaïde et la comtesse Mathilde y demandent solennellement justice de l’empereur Henri IV.

Conrad vient baiser les pieds d’Urbain II, lui prête serment de fidélité, et conduit son cheval par la bride. Urbain lui promet de le couronner empereur, à condition qu’il renoncera aux investitures. Ensuite il le baise à la bouche, et mange avec lui dans Crémone.

1096. La croisade ayant été prêchée en France avec plus de succès qu’à Plaisance, Gauthier sans Avoir, l’ermite Pierre, et un moine allemand nommé Godescald, prennent leur chemin par l’Allemagne, suivis d’une armée de vagabonds.

1097. Comme ces vagabonds portaient la croix et n’avaient point d’argent, et que les Juifs, qui faisaient tout le commerce d’Allemagne, en avaient beaucoup, les croisés commencèrent leurs expéditions par eux à Vorms, à Cologne, à Mayence, à Trêves, et dans plusieurs autres villes ; on les égorge, on les brûle : presque toute la ville de Mayence est réduite en cendres par ces désordres.

L’empereur Henri réprime ces excès autant qu’il le peut, et laisse les croisés prendre leur chemin par la Hongrie, où ils sont presque tous massacrés.

Le jeune Guelfe se brouille avec sa femme Mathilde ; il se sépare d’elle, et cette brouillerie rétablit un peu les affaires de l’empereur.

1098. Henri tient une diète à Aix-la-Chapelle, où il fait déclarer son fils Conrad indigne de jamais régner.

1099. Il fait élire et couronner son second fils Henri, ne se doutant pas qu’il aurait plus à se plaindre du cadet que de l’aîné.

1100. L’autorité de l’empereur est absolument détruite en Italie, mais rétablie en Allemagne.

1101. Conrad le rebelle meurt subitement à Florence. Le pape Pascal II, auquel les faibles lieutenants de l’empereur en Italie opposaient en vain des anti-papes, excommunie Henri IV , à l’exemple de ses prédécesseurs.

1102. La comtesse Mathilde, brouillée avec son mari, renouvelle sa donation à l’Église romaine.

Brunon, archevêque de Trêves, primat des Gaules de Germanie, investi par l’empereur, va à Rome, où il est obligé de demander pardon d’avoir reçu l’investiture.

1104. Henri IV promet d’aller à la Terre Sainte : c’était le seul moyen alors de gagner tous les esprits.

1105. Mais, dans ce même temps, l’archevêque de Mayence et l’évêque de Constance, légats du pape, voyant que la croisade de l’empereur n’est qu’une feinte, excitent son fils Henri contre lui ; ils le relèvent de l’excommunication qu’il a, disent-ils, encourue pour avoir été fidèle à son père. Le pape l’encourage ; on gagne plusieurs seigneurs saxons et bavarois.

Les partisans du jeune Henri assemblent un concile et une armée. On ne laisse pas de faire dans ce concile des lois sages ; on y confirme ce qu’on appelle la trêve de Dieu, monument de l’horrible barbarie de ces temps-là. Cette trêve était une défense aux seigneurs et aux barons, tous en guerre les uns contre les autres, de se tuer les dimanches et les fêtes.

Le jeune Henri proteste dans le concile qu’il est prêt de se soumettre à son père si son père se soumet au pape. Tout le concile cria Kyrie eleison, c’était la prière des armées et des conciles.

Cependant ce fils révolté met dans son parti le marquis d’Autriche et le duc de Bohême. Les ducs de Bohême prenaient alors quelquefois le titre de roi, depuis que le pape leur avait donné la mitre.

Son parti se fortifie ; l’empereur écrit en vain au pape Pascal, qui ne l’écoute pas. On indique une diète à Mayence pour apaiser tant de troubles.

Le jeune Henri feint de se réconcilier avec son père ; il lui demande pardon les larmes aux yeux, et, l’ayant attiré près de Mayence dans le château de Bingenheim, il l’y fait arrêter et le retient en prison.

1106. La diète de Mayence se déclare pour le fils perfide contre le père malheureux. On signifie à l’empereur qu’il faut qu’il envoie les ornements impériaux au jeune Henri : on les lui prend de force, on les porte à Mayence. L’usurpateur dénaturé y est couronné ; mais il assure, en soupirant, que c’est malgré lui, et qu’il rendra la couronne à son père dès que Henri IV sera obéissant au pape.

On trouve, dans les Constitutions de Goldast[11], une lettre de l’empereur à son fils, par laquelle il le conjure de souffrir au moins que l’évêque de Liége lui donne un asile. « Laissez-moi, dit-il, rester à Liége, sinon en empereur, du moins en réfugié ; qu’il ne soit pas dit à ma honte, ou plutôt à la vôtre, que je sois forcé de mendier de nouveaux asiles dans le temps de Pâques. Si vous m’accordez ce que je vous demande, je vous en aurai une grande obligation ; si vous me refusez, j’irai plutôt vivre en villageois dans les pays étrangers que de marcher ainsi d’opprobre en opprobre dans un empire qui autrefois fut le mien. »

Quelle lettre d’un empereur à son fils ! L’hypocrite et inflexible dureté de ce jeune prince rendit quelques partisans à Henri IV. Le nouvel élu, voulant violer à Liége l’asile de son père, fut repoussé. Il alla demander en Alsace le serment de fidélité, et les Alsaciens, pour tout hommage, battirent les troupes qui l’accompagnaient, et le contraignirent de prendre la fuite ; mais ce léger échec ne fit que l’irriter et qu’aggraver les malheurs du père.

L’évêque de Liége, le duc de Limbourg, le duc de la basse Lorraine, protégeaient l’empereur. Le comte de Hainaut était contre lui. Le pape Pascal écrit au comte de Hainaut : « Poursuivez partout Henri, chef des hérétiques, et ses fauteurs ; vous ne pouvez offrir à Dieu de sacrifices plus agréables. »

Henri IV enfin, presque sans secours, prêt d’être forcé dans Liége, écrit à l’abbé de Cluny ; il semble qu’il méditât une retraite dans ce couvent. Il meurt à Liége le 7 août, accablé de douleur, et en s’écriant : « Dieu des vengeances, vous vengerez ce parricide ; » c’était une opinion aussi ancienne que vaine que Dieu exauçait les malédictions des mourants, et surtout des pères : erreur utile, si elle eût pu effrayer ceux qui méritaient ces malédictions.

Le fils dénaturé de Henri IV vient à Liége, fait déterrer de l’église le corps de son père, comme celui d’un excommunié, et le fait porter à Spire dans une cave.


  1. Voyez page 280.
  2. Voyez page 293.
  3. Voyez le chapitre xlvi de l’Essai.
  4. Voyez page 291.
  5. Délie serait le mot propre, et c’est ainsi que Voltaire a écrit dans un des paragraphes du Cri des nations (voyez les Mélanges, année 1769). Mais toutes les éditions des Annales portent délivre. (B.)
  6. Voyez page 296.
  7. Voyez page 298.
  8. Après un interrègne d’un an, et même de deux : car Grégoire VII mourut le 25 mai 1085, et Victor III, élu le 24 mai 1086, ne fut consacré que le 9 mai de l’année suivante ; mort le 16 septembre 1087. (Cl.)
  9. Voyez, ci-après, année 1230 et tome XI, page 428.
  10. Voyez, tome XI, page 440.
  11. Constitutionum imperialium Collectio, Francfort, 1673, 3 volumes in-folio.