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Antonia (RDDM)/01

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Antonia (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 753-797).
II  ►


ANTONIA

À M. EDOUARD RODRIGUES.

À vous qui adoptez les orphelins, et qui faites le bien tout simplement, à deux mains et à livre ouvert, comme vous lisez Mozart et Beethoven.

George Sand.


PREMIÈRE PARTIE.


C’était au mois d’avril 1785, et c’était à Paris, où, cette année-là, le printemps était un vrai printemps. Le jardin était en fête, les gazons s’émaillaient de marguerites, les oiseaux chantaient, et les lilas poussaient si dru et si près de la fenêtre de Julien que leurs thyrses fleuris entraient jusque chez lui et semaient de leurs petites croix violettes le pavage à grands carreaux blancs de son atelier.

Julien Thierry était peintre de fleurs, comme son père André Thierry, très renommé sous Louis XV dans l’art de décorer les dessus de porte, les panneaux de salle à manger et les plafonds de boudoir. Ces ornementations galantes constituaient, sous ses mains habiles, de véritables objets d’art sérieux, si bien que l’artisan était devenu artiste, fort prisé des gens de goût, grassement payé et fort considéré dans le monde. Julien, son élève, avait restreint son genre à la peinture sur toile. La mode de son temps excluait les folles et charmantes décorations du style Pompadour. Le style Louis XVI, plus sévère, ne semait plus les fleurs sur les plafonds et les murailles, il les encadrait. Julien faisait donc des cadres de fleurs et de fruits dans le genre de Mignon, des coquilles de nacre, des papillons diaprés, des lézards verts et des gouttes de rosée. Il avait beaucoup de talent, il était beau, il avait vingt-quatre ans, et son père ne lui avait laissé que des dettes.

La veuve d’André Thierry était là, dans cet atelier où Julien travaillait et où les grappes de lilas s’effeuillaient sous les caresses d’une brise tiède. C’était une femme de soixante ans, bien conservée, les yeux encore beaux, les cheveux presque noirs, les mains effilées. Petite, mince, blanche, pauvrement mise, mais avec une propreté recherchée. Mme Thierry tricotait des mitaines, et de temps en temps levait les yeux pour contempler son fils absorbé dans l’étude d’une rose.

— Julien, lui dit-elle, pourquoi donc est-ce que tu ne chantes plus en travaillant ? Tu déciderais peut-être le rossignol à nous faire entendre sa voix.

— Écoute, mère, le voilà qui s’y met, répondit Julien. Il n’a besoin de personne pour lui donner le ton.

En effet, le rossignol faisait entendre pour la première fois de l’année ses belles notes pures et retentissantes.

— Ah ! le voilà donc arrivé ! reprit Mme Thierry. Voilà un an de passé !… Est-ce que tu le vois, Julien ? ajouta-t-elle pendant que le jeune homme, interrompant son travail, interrogeait de l’œil les bosquets massés devant la fenêtre.

— J’ai cru le voir, répondit-il en soupirant, mais je me suis trompé.

Et il revint à son chevalet. Sa mère le regardait plus attentivement, mais elle n’osa l’interroger.

— C’est égal, reprit —elle au bout de quelques instans, tu as la voix belle aussi, toi, et j’aimais à t’entendre rappeler les jolies chansons que ton pauvre père disait si bien… l’année dernière encore, à pareille époque !

— Oui, répondit Julien, tu veux que je les chante, et puis tu pleures ! Non, je ne veux plus chanter !

— Je ne pleurerai pas, je te le promets ! Dis-m’en une gaie, je rirai… comme s’il était là !

— Non ! ne me demande pas de chanter. Ça me fait mal aussi à moi ! Plus tard, plus tard ! ça reviendra tout doucement. Ne forçons pas notre chagrin !

— Julien, il ne faut plus parler de chagrin, dit la mère avec un accent de volonté attendrie, mais vraiment forte. J’ai été un peu faible au commencement, tu me le pardonnes bien ? Perdre en un jour trente ans de bonheur ! Mais j’aurais du me dire que tu perdais plus que moi, puisque tu me restes, tandis que je ne suis bonne à rien qu’à t’aimer…

— Et que me faut-il de plus ? dit Julien en se mettant à genoux devant sa mère. Tu m’aimes comme personne ne m’aimera jamais, je le sais ! et ne dis pas que tu as été faillie. Tu m’as cache au moins la moitié de ta peine, je l’ai vu, je l’ai compris. Je t’en ai tenu compte, va, et je t’en remercie, ma pauvre mère ! Tu m’as soutenu, j’en avais grand besoin, car je souffrais pour toi au moins autant que pour mon propre compte, et en te voyant pleine de courage j’ai toujours tenu pour certain que Dieu ferait un miracle pour me conserver ta santé et ta vie, en dépit de la plus cruelle des épreuves. Il nous devait cela et il l’a fait. À présent, mère, tu ne te sens plus faiblir, n’est-ce pas ?

— À présent, je suis bien, mon enfant, en vérité ! Tu as raison de croire que Dieu soutient ceux qui ne s’abandonnent pas et qu’il envoie la force à qui la lui demande de tout son cœur. Ne me crois pas malheureuse ; j’ai bien pleuré, le moyen de faire autrement ! il était si aimable, si bon pour nous ! et il avait l’air d’être si heureux ! Il pouvait vivre longtemps encore,… Dieu n’a pas voulu. Moi, j’ai eu une si belle vie que je n’avais vraiment pas le droit d’en exiger davantage. Et vois ce que la bonté divine me laisse ! le meilleur et le plus adoré des fils ! Et je me plaindrais ! et je demanderais la mort ! Non, non ! je le rejoindrai à mon heure, ton bon père, et il me dira alors : Tu as bien fait de durer le plus longtemps que tu as pu là-bas et de ne pas quitter trop tôt notre enfant bien-aimé.

— Tu vois donc bien, dit Julien en embrassant sa mère, que nous ne sommes plus malheureux et que je n’ai pas besoin de chanter pour nous distraire. Nous pouvons penser à lui sans amertume et penser l’un à l’autre sans égoïsme.

Ils se tinrent embrassés un instant et reprirent chacun son occupation.

Ceci se passait rue de Babylone, dans un pavillon déjà ancien, car il datait du règne de Louis XIII, et se trouvait isolé au bout de la rue dont la plus moderne construction — et en même temps la plus voisine dudit pavillon — était la maison, aujourd’hui démolie, qu’on appelait alors l’hôtel d’Estrelle.

Pendant que Julien et sa mère causaient de la manière que nous venons de rapporter, deux personnes causaient aussi dans un joli petit salon dudit hôtel d’Estrelle, salon intime et frais, décoré dans le dernier goût du règne de Louis XVI, un joli grec bâtard, un peu froid de lignes, mais harmonieux et rehaussé de dorures sur fond blanc de perle. La comtesse d’Estrelle était simplement habillée de taffetas gris de lin demi-deuil, et son amie la baronne d’Ancourt était en petite toilette de visite du matin, c’est-à-dire en grand étalage de mousselines, de rubans et de dentelles.

— Mon cœur, disait-elle à la comtesse, je ne vous comprends pas du tout. Vous avez vingt ans, vous voilà belle comme les amours, et Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/760 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/761 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/762 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/763 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/764 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/765 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/766 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/767 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/768 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/769 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/770 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/771 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/772 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/773 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/774 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/775 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/776 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/777 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/778 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/779 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/780 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/781 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/782 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/783 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/784 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/785 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/786 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/787 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/788 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/789 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/790 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/791 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/792 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/793 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/794 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/795 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/796 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/797 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/798 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/799 Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/800 Julie s’indigna, Amélie se piqua ; elles furent brouillées. Mme d’Ancourt n’avait pas nommé le prétendant ; Julie n’avait pas songé à s’en enquérir. Elle en chargea Marcel, voulant que son refus pût être clairement notifié. Elle craignait que, par dépit, son impétueuse amie ne la compromît en laissant des espérances à son protégé. Marcel alla chez Mme d’Ancourt pour savoir le nom de l’homme aux cinq millions.

— Ah ! on se ravise ? s’écria la baronne.

— Non, madame, au contraire.

— Eh bien ! vous ne saurez rien. J’ai donné ma parole d’honneur de taire le nom, si on repoussait la demande.

Marcel alla chez son oncle. Il flairait la vérité ; mais il n’avait pas osé la faire pressentir à Mme d’Estrelle, pensant avec raison qu’elle lui reprocherait de l’avoir mise en relation avec un vieillard insensé. Et puis il ne connaissait de la fortune de son oncle que les deux millions qu’il avouait, et ce chiffre, qui, souvent répété à Julie, avait empêché celle-ci de rien soupçonner, déroutait notablement les soupçons de Marcel.

— Mon petit oncle, lui dit-il brusquement dès son entrée, vous avez donc cinq millions ?

— Pourquoi pas trente ? s’écria le vieillard en levant les épaules ; es-tu devenu fou ?

Marcel le harcela vainement de questions ; l’oncle fut impénétrable. D’ailleurs un grand événement venait de se produire chez lui, et il était bien sérieusement distrait de ses rêves de mariage. La mystérieuse liliacée qu’il avait si souvent contemplée, épiée, soignée et arrosée dans l’espérance de pouvoir lui donner son nom, venait, durant quelques jours d’oubli et d’abandon, de pousser à l’improviste une hampe vigoureuse déjà chargée de boutons bien renflés ; un de ces boutons s’était même déjà un peu entr’ouvert et montrait un intérieur de corolle satinée d’une blancheur et d’un luisant incomparables, tigrée de rose vif. Cette plante exotique surpassait en rareté et en beauté toutes ses congénères, et l’horticulteur hors de lui, rani/né, consolé presque de sa mésaventure matrimoniale, s’écriait à chaque instant, en arpentant sa serre avec agitation et en revenant savourer l’éclosion de sa plante : — Voilà, voilà ! je suis fixé. Celle-ci sera l’Antonia Thierri, et tous les amateurs de l’Europe en crèveront de rage si bon leur semble !

— Voyons, voyons ! se disait Marcel, est-ce de l’Antonia, est-ce de la comtesse que mon oncle est épris ?

George Sand.

(La seconde partie au prochain n°.)