Aurora Floyd/24

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 54-69).

CHAPITRE XXIV

Le Capitaine Prodder apporte de mauvaises nouvelles
chez sa nièce.

Tandis qu’Aurora franchissait la porte, un homme attendait sur le perron conduisant au vestibule, où il discutait avec un des domestiques de Mellish ; le domestique répondait même avec une certaine arrogance et tenait le nouveau venu à distance avec l’indifférence méprisante d’un serviteur de bonne maison.

L’étranger était le Capitaine Samuel Prodder, qui, arrivé à Doncastre dans l’après-midi, avait dîné à l’auberge du Grand Cerf, et était venu à Mellish Park dans une carriole conduite par un garçon de l’établissement. La carriole et le garçon attendaient au bas du perron, et s’il eût manqué quelque chose pour décider du mépris du valet pour Prodder, outre son habit bleu, son col de chemise rabattu et sa montre d’argent, la carriole du Grand Cerf eût parfaitement comblé cette lacune.

— Oui, Mme Mellish est à la maison, — dit le personnage en livrée, après avoir examiné à loisir le Capitaine de navire, accompagnant son examen d’un air de raillerie qui commençait à exaspérer le pauvre Samuel, — mais elle est occupée.

— Mais peut-être laissera-t-elle son occupation un moment quand elle saura qui la demande, — répondit le Capitaine, plongeant sa main dans sa vaste poche. — Je suis sûr qu’elle changera d’avis quand vous lui aurez remis ce morceau de carton.

Il tendit au valet une carte, ou plutôt un carré de carton très-épais, où se trouvait son nom déguisé par les fioritures capricieuses du graveur, au point de ne pouvoir être déchiffré du premier coup. La carte portait l’adresse du Capitaine en même temps que son nom, et apprenait aux personnes qu’il connaissait qu’il était en partie propriétaire de la Nancy Jane, et que c’était à lui que devaient être faites toutes les consignations de marchandises, etc., etc.

Le valet prit la carte entre le pouce et l’index, puis l’examina minutieusement, comme si c’eût été une relique du moyen âge. Une lueur nouvelle se fit en lui quand il vit l’information concernant la Nancy Jane, et pour la première fois il regarda le Capitaine avec quelque nuance d’intérêt.

— Sont-ce des cigares dont vous voulez vous défaire ? — demanda-t-il ; — si c’est cela, vous pouvez venir jusqu’à l’office, et nous montrer les échantillons.

— Des cigares ! — s’écria Prodder. — Me prenez-vous pour un contrebandier, dites donc ?…

Ici suivit une de ces épithètes qui ont si bien cours en mer, et que le poli M. Chucks aimait à placer à la fin de ses phrases.

— Je suis l’oncle de votre maîtresse, du moins j’ai… j’ai connu sa mère quand elle n’était qu’une toute petite fille, ajouta-t-il avec une extrême confusion ; car il se rappelait combien sa profession l’avait tenu éloigné de Mme Mellish et de son fier époux ; ainsi donc, prenez ma carte et dépêchez-vous, n’est-ce pas ?

— Nous avons du monde à dîner, — fit le valet froidement, — et je ne sais pas si ces dames sont rentrées au salon ; mais si vous êtes le moins du monde parent de madame, je vais aller voir.

Le valet s’éloigna à pas lents, laissant le pauvre Samuel se mordre les ongles, tant il était vexé d’avoir laissé échapper la confidence relative à sa parenté.

— Ce manant, habillé comme l’était lord Nelson à bord de la Victory, va maintenant voir en elle la nièce d’un vieux Capitaine de vaisseau qui porte des denrées coloniales sur commission et ne sait pas retenir sa langue, pensa-t-il.

Le valet reparut pendant que Prodder se reprochait sa maladresse, et lui apprit qu’il n’avait trouvé Mme Mellish nulle part dans la maison.

— Qu’est-ce qui joue du piano alors ? demanda Prodder avec une certaine brusquerie.

— Oh ! c’est la femme du clergyman, — répondit le domestique avec mépris, une ci-devant gouvernante sans doute, car elle joue trop bien pour une vraie dame. Madame ne joue guère que des polkas ou des choses de ce genre-là. Bonsoir.

Il ferma les deux battants de la porte vitrée sur Prodder sans plus de cérémonie, et mit ainsi Samuel à la porte de la maison de sa nièce.

— Quand je songe que j’ai sauté à la corde et joué à cache-cache avec la mère de cette femme, — pensa le Capitaine, — et que son domestique me regarde de travers et me ferme la porte au nez !

C’était plus peiné que désappointé que le marin faisait cette remarque. Il n’avait guère espéré mieux. Il était tout naturel que les gens de sa nièce le bafouassent et le traitassent avec mépris. Qu’on le laisse approcher d’elle, qu’il puisse voir un moment l’enfant d’Éliza, et il était sûr de l’issue de cette rencontre.

— Je vais traverser le parc à pied, — dit-il à l’homme qui l’avait amené de Doncastre : — il y a de délicieuses allées sous les arbres. Vous pouvez regagner la route, et aller m’attendre au tourniquet que nous avons remarqué en venant.

Le cocher fit un signe, fouetta son vieux poney gris et se dirigea vers la grille du parc. Prodder suivait lentement et assez délibérément le chemin qu’il avait à parcourir. Le parc lui était étranger ; mais en venant, il avait admiré les éclaircies du bois laissant voir de verdoyants amphithéâtres plantés de chênes magnifiques dont les branches dessinaient de grandes ombres sur l’herbe, encore éclairée par ; les rayons du soleil couchant. Il avait contemplé avec l’étonnement du marin ces beautés du tranquille domaine, et s’était demandé s’il ne serait pas agréable pour un vieux loup de mer de finir ses jours au milieu de ce calme monotone des bois, loin du bruit de la tempête et de la voix terrible de l’Océan ; et dans son désappointement de ne pas voir Aurora, le Capitaine éprouvait une espèce de consolation à fouler l’herbe humide en se dirigeant du côté où, avec son instinct de marin, il savait que le tourniquet devait être situé.

Peut-être avait-il l’espoir de rencontrer sa nièce dans le parc. Le valet lui avait dit qu’elle n’était pas sortie, mais il n’était guère probable qu’elle quittât ses invités. Très-probablement elle se promenait dans le parc avec un ou plusieurs d’entre eux.

Les ombres des arbres s’épaississaient à mesure que Prodder approchait du bois. Mais on était à cette époque de l’année où il n’y a guère qu’une heure ou deux sur les vingt-quatre qui soient parfaitement noires ; et, bien que l’horloge du village sonnât neuf heures et demie quand le marin pénétra dans le bois, il put distinguer la silhouette de deux personnes qui s’avançaient de son côté de l’autre extrémité de la longue allée.

C’était la silhouette d’un homme et celle d’une femme ; la femme portait une robe de couleur claire qui se détachait dans l’ombre ; l’homme s’appuyait sur une canne et boitait d’une manière très-évidente.

— Est-ce ma nièce et un de ses invités ? — pensa le Capitaine ; — cela se peut. Je vais me ranger et les laisser passer.

Prodder se rangea sous les arbres à gauche de l’allée par laquelle les deux personnes approchaient, et il attendit patiemment qu’elles fussent assez près pour lui permettre de distinguer le visage de la femme. Cette femme était Mme Mellish ; elle marchait à la gauche de l’homme, et par conséquent était la plus rapprochée du Capitaine. Elle détournait la tête de son compagnon, comme par un geste de mépris et de défiance, bien qu’elle lui parlât en ce moment. Son visage, fier et dédaigneux, était parfaitement visible pour le marin à la lueur blafarde de la lune qui venait de se lever. Une faible ligne rouge derrière les noirs troncs des arbres indiquait l’endroit où le soleil avait disparu.

Prodder contemplait avec admiration le beau visage tourné de son côté. Il voyait ses yeux noirs, avec leur sombre profondeur, où l’on devinait la colère et le dédain ; il voyait aussi le scintillement des bijoux à travers le voile noir posé sur sa tête hautaine ; il la voyait, et son cœur se glaçait à la vue de sa beauté éclairée par la lueur mystérieuse de la lune.

— On dirait le fantôme de ma sœur, — pensait-il, — venant à moi dans ce lieu solitaire et calme ; il est assez difficile de croire qu’elle est de chair et d’os.

Il se serait avancé, peut-être, et aurait interpellé sa nièce s’il n’eût pas été retenu par les paroles qu’elle prononça en passant près de lui, paroles qui brisaient péniblement son cœur, tant elles étaient empreintes de colère et d’amertume, de haine et de souffrance.

— Oui, je vous hais !… — disait-elle d’une voix claire qui semblait vibrer fortement dans l’ombre. — Je vous hais !… je vous hais !… je vous hais !…

Elle répétait ces dures paroles comme si elle eût trouvé à les prononcer un plaisir que dans son intraitable colère elle n’eût pas cherché à nier.

— Quelle autre parole attendez-vous de moi ? — s’écriait-elle avec un éclat de rire étouffé et plein de raillerie, qui exprimait d’une manière plus terrible un profond malheur et un indicible désespoir que ne l’eussent fait les sanglots de la femme. — Voudriez-vous donc que je vous aime, que je vous estime, ou même que je vous supporte ?

Ses paroles étaient entrecoupées de rapides soupirs nerveux, mais elle ne pleurait pas.

— Voudriez-vous donc m’entendre dire autre chose que ce que je vous dis ce soir ? Je vous hais, je vous abhorre, je vous considère comme la cause première de tous les chagrins que j’ai connus, de toutes les larmes que j’ai versées, de toutes les humiliations que j’ai endurées, de toutes les nuits d’insomnie, de toutes les journées de fatigue, de toutes les heures de désespoir que j’ai passées. Plus encore !… oui, mille, mille fois plus… je vous considère comme la première cause des malheurs de mon père. Oui… avant même la folie sans nom que j’eus de croire en vous… de penser que vous étiez Claude Melnotte, peut-être !… Maudit soit l’homme qui écrivit la pièce et l’acteur qui joua le rôle, s’il a aidé à faire de moi ce que j’étais quand je vous ai rencontré ! Je vous répète que je vous hais ! votre présence empoisonne ma demeure, votre ombre abhorrée trouble mon sommeil… non ! pas mon sommeil, car comment dormirais-je jamais, sachant que vous êtes là ?

Conyers, qui, apparemment, était fatigué de marcher, s’appuya contre un arbre pour écouter la fin de ce discours. Mais la fureur d’Aurora avait atteint ce point où toute conscience des choses extérieures disparaît devant la colère et la haine. Elle ne remarquait pas l’air indifférent de l’homme auquel elle parlait ; ses yeux étaient fixés droit devant elle, dans l’obscurité, sur l’endroit même où Prodder considérait l’unique enfant de sa sœur. Sa main impatiente déchirait la bordure de son châle. Avez-vous jamais vu une femme de cette nature en colère ? impétueuse, nerveuse, sensible, ardente ; chez ces femmes, la colère est une folie, courte, Dieu merci ! qui se dépense en mots cruels et blessants, en déchirements de dentelles et de rubans, sans quoi le coroner aurait à siéger plus fréquemment qu’il ne le fait. Il est heureux pour le genre humain que des paroles acerbes satisfassent l’animosité de ceux qui s’en servent comme d’un poignard, et que nous puissions menacer de choses cruelles sans avoir l’intention de les exécuter, comme les petits enfants qui disent : « Je vais le dire à votre mère ! » et les terribles critiques qui écrivent : « Je vais vous châtier dans l’Esprit du Temps, de Deeping, ou dans l’Athenæum, de Walton-sur-Naze. »

— Si vous allez en débiter longtemps comme ça, vous me permettrez au moins d’allumer un cigare ? — dit Conyers avec une insolence révoltante.

Aurora ne fit pas attention à cette calme impudence ; mais Prodder, serrant involontairement les poings, fit un pas en avant, et agita les feuilles des broussailles qu’il foulait aux pieds.

— Quel est ce bruit ? demanda l’entraîneur.

— Mon chien, peut-être, — répondit Aurora ; il m’a suivie.

— Que le diable l’emporte ! — balbutia Conyers avec son cigare à la bouche.

Il appuya une allumette contre l’écorce d’un arbre, et la lueur éclaira en plein sa belle figure.

— Un misérable ! — pensa Prodder ; — un coquin sans cœur, mais de bonne mine ! Que peut-il y avoir de commun entre ma nièce et lui ? Ce n’est pas son mari, assurément ; mais s’il n’est pas son mari, qui peut-il être ?

Le marin se grattait la tête, dans son embarras. Il était stupéfié par les paroles violentes d’Aurora, et il comprenait seulement qu’une grande infortune accablait sa nièce.

— Si je pensais qu’il lui eût fait la moindre injure, — se disait-il, — je l’arrangerais de telle façon que ses amis ne reconnaîtraient plus son beau visage, tant qu’il resterait un souffle de vie dans sa carcasse.

Conyers jeta l’allumette enflammée, et se mit à aspirer la fumée de son cigare. Il ne prenait pas la peine de l’ôter de sa bouche pour parler à Aurora, mais il parlait entre ses dents et fumait par intervalles.

— Peut-être serez-vous assez bonne pour en venir aux affaires, — dit-il, — quand vous serez un peu calmée. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

— Vous le savez aussi bien que moi, — répondit Aurora.

— Vous voulez que je quitte cette maison ?

— Oui, et pour toujours.

— Et que je me contente… de… ce… que… vous… me… donnerez ?

— Oui.

— Et si je refuse ?

Elle se retourna brusquement vers lui, en entendant cette question, et le regarda en silence pendant quelques instants.

— Et si je refuse ? — répéta-t-il toujours en fumant.

— Prenez garde à vous ! — dit-elle entre ses dents ; — voilà tout. Prenez garde à vous !

— Quoi ! vous me tueriez, n’est-ce pas ?

— Non, — répondit Aurora ; — mais je dirais tout, et j’aurais la tranquillité que j’aurais dû chercher il y a deux ans.

— Ah ! Ah !… Oui !… — dit Conyers, — ce serait une nouvelle bien agréable pour M. Mellish et pour notre pauvre papa, et un joli scandale pour les journaux. J’ai dans l’idée de vous mettre à l’épreuve pour voir si vous oserez faire cela, madame.

Elle frappa du pied sur le gazon, déchira la dentelle qu’elle tenait à la main, et en jeta les débris au vent ; mais elle ne lui répondit pas.

— Vous voudriez bien me poignarder ou me faire sauter la cervelle, ou m’étrangler, pendant que je suis là, n’est-ce pas, convenez-en, — fit l’entraîneur en riant.

— Oh ! oui, — s’écria Aurora.

Elle rejeta sa tête en arrière avec un mouvement de magnifique dédain.

— Pourquoi donc est-ce que je perds mon temps à vous parler ? — dit-elle. — Mes paroles les plus injurieuses ne peuvent blesser une nature comme la vôtre. Mon mépris ne vous est pas plus pénible qu’il ne le serait à la plus hideuse des créatures qui rampent autour de l’étang.

L’entraîneur ôta son cigare de sa bouche, et en dégagea la cendre avec le petit doigt.

— Non, — dit-il avec un sourire méprisant, — je n’ai pas la peau très-sensible ; et, par-dessus le marché, je suis habitué à ces sortes de choses. Mais si, comme je vous le faisais observer tout à l’heure, nous parlions d’affaires, nous n’y arrivons guère vite.

En ce moment, Prodder, qui s’était approché dans son désir extrême d’étrangler l’interlocuteur de sa nièce, heurta son chapeau aux branches de l’arbre sous lequel il était.

Il n’y avait pas à se méprendre cette fois sur la cause du bruit. L’entraîneur tressaillit, et s’élança vers la cachette du Capitaine.

— On nous écoute, dit-il ; cette fois, j’en suis certain… c’est ce chien d’Hargraves, sans doute. C’est un traître, j’en suis sûr.

Conyers s’adossa à l’arbre derrière lequel se tenait le marin, et agita sa canne dans l’herbe sans pouvoir réussir à rencontrer les jambes de l’écouteur.

— Si cet imbécile s’avise de m’espionner, — s’écria l’entraîneur hors de lui, il fera bien de ne pas tomber sous ma griffe, ou je l’en ferai souvenir.

— Ne vous ai-je pas dit que mon chien m’avait suivie ? — dit Aurora d’un ton dédaigneux.

Un léger bruit se fit entendre dans l’herbe de l’autre côté de l’allée et à quelque distance de l’endroit où se cachait le marin.

Ça, c’est votre chien, si vous voulez, — dit l’entraîneur ; mais par ici c’était un homme. Allons un peu plus loin, et finissons cette affaire ; il est plus de dix heures.

Conyers avait raison, l’horloge de l’église avait sonné dix heures quelques minutes auparavant ; mais Aurora n’y avait pas pris garde. Le bruit s’était perdu au milieu des voix furieuses qui bourdonnaient dans sa poitrine. Elle plongeait en frémissant ses yeux dans l’obscurité que la lune jaune et pâle ne parvenait pas à rompre.

L’entraîneur s’éloignait en boitant ; Aurora marchait aussi, se tenant toujours aussi loin de lui que le permettait la largeur du chemin. Ils étaient hors de portée de l’ouïe et même de la vue quand le Capitaine fut assez remis de sa stupéfaction pour réfléchir avec un peu de calme à tout ce qui venait de se passer.

— J’aurais dû l’assommer, — se dit-il enfin, — qu’il soit ou non son mari. J’aurais dû l’assommer, et je l’eusse fait, ajouta à sa manière le Capitaine, si ma nièce ne m’avait paru avoir passablement d’énergie elle-même, et savoir très-bien tirer de crânes bordées de dures paroles. Je trouverai mon couvre-chef si je puis, dit Prodder en cherchant son chapeau parmi les touffes de hautes herbes. Ensuite j’irai trouver mon homme au tourniquet pour lui dire de ne pas encore lever l’ancre. Il va se demander ce que je fais, mais je ne veux pas partir encore, je veux suivre ma nièce et ce malotru boiteux.

Le Capitaine retrouva son chapeau, et courut au tourniquet, où il trouva l’homme du Grand Cerf parfaitement endormi, la tête sur ses genoux, et les rênes à peine retenues dans ses mains. Le cheval, dont la tête disparaissait aux trois quarts dans un sac, paraissait dormir comme le cocher.

Le jeune homme s’éveilla au bruit que fit le tourniquet en tournant sur son pivot, et le Capitaine en marchant.

— Je ne monte pas à bord pour le moment, — dit Prodder ; je vais encore faire un tour dans le bois, la soirée est si belle. Je viens vous le dire pour que vous ne pensiez pas que je suis mort.

— Je le croyais presque, — répondit le cocher ; — vous avez été joliment longtemps !

— J’ai rencontré M. et Mme Mellish dans le bois, — dit le Capitaine, — et je me suis arrêté un moment pour les regarder. Elle est un peu emportée, n’est-ce pas ? demanda Samuel avec une indifférence affectée.

Le garçon du Grand Cerf secoua la tête d’un air de doute.

— Je n’en sais rien, dit-il. Elle est très-aimée dans le pays, des pauvres gens comme des bourgeois. On dit qu’elle a donné des coups de cravache à un pauvre imbécile de garçon d’écurie qu’ils ont eu, parce qu’il avait maltraité son chien ; et c’est bien fait, ajouta le jeune homme d’un ton décidé ; ces crétins sont toujours vicieux.

Prodder ne paraissait pas ajouter grande foi à ce dernier renseignement. La pensée que l’enfant de sa sœur avait donné des coups de cravache à son groom ne l’enthousiasmait pas positivement. Cet incident vulgaire ne cadrait pas exactement avec l’idée qu’il se faisait de la belle et jeune héritière, jouant de tous les instruments et parlant une demi-douzaine de langues.

— Oui, — reprit le jeune cocher, on dit qu’elle lui a administré la correction en conscience, et que je sois damné si je n’en éprouve pas de l’admiration pour elle.

— Bien, bien ! — répondit Prodder d’un air préoccupé. — M. Mellish ne boite-t-il pas un peu ? — demanda-t-il après un moment de silence.

M. Mellish ! — s’écria le cocher, que le bon Dieu vous bénisse, pas le moins du monde. M. Mellish est le plus bel homme que vous puissiez rencontrer dans ces parages et de beaucoup encore. Je le sais bien, moi qui l’ai vu si souvent venir chez nous, à l’époque des courses.

Le cœur du Capitaine éprouva une sorte de malaise en entendant ces mots. L’homme qu’il avait entendu se quereller avec sa nièce n’était donc pas son mari ! La querelle avait paru assez naturelle au marin, tant qu’il avait cru que la scène se passait entre mari et femme, mais considérée, d’un autre point de vue, elle faisait frémir son cœur peu sensible du reste, et pâlir les teintes très-accusées de sa face brûlée.

— Qui était-ce alors ? — se demandait-il ; — qui était l’homme auquel ma nièce parlait un tel langage… la nuit… seule… à un mille de sa maison ?

Avant qu’il eût trouvé une réponse à la question qu’il s’adressait et qui l’alarmait, la détonation d’un pistolet se fit entendre dans le bois, et trouva un écho sur les coteaux lointains.

Le cheval dressa ses oreilles, et fit quelques pas en avant ; le cocher fit entendre un sifflement sourd et prolongé.

— Des braconniers ! — dit-il. — Ce côté du bois fourmille de gibier ; et bien que M. Mellish menace toujours de les poursuivre, ils savent bien qu’il ne le fera jamais.

Le marin, fortement charpenté, doué de larges épaules, s’appuya tout tremblant au poteau du tourniquet.

Qu’avait dit sa nièce, il n’y avait qu’un quart d’heure, quand l’homme lui avait demandé si elle ne trouverait pas du plaisir à lui faire sauter la cervelle ?

— Laissez là votre cheval, — dit-il d’une voix étranglée ; — attachez-le à la barrière et venez avec moi. Si… si… ce sont des braconniers, nous les… nous les attraperons.

Le jeune homme enroula les rênes autour du poteau, quoiqu’il ne redoutât de la part du cheval gris du Grand Cerf aucune velléité de fuite. Les deux hommes entrèrent en courant dans le bois ; le Capitaine dirigeant la course du côté où sa fine oreille lui disait que le coup était parti.

La lune se levait lentement dans le ciel tranquille, mais il ne faisait pas trop clair sous le bois.

Le Capitaine s’arrêta près d’un kiosque rustique tombant en ruine, et enterré à demi sous les branchages entrelacés qui rampaient sur le chaume moisi et la charpente défoncée.

— C’est par ici qu’on a tiré, — dit le Capitaine, — à cent pas environ au nord du tourniquet. Je parierais ma tête que ce n’est pas loin de l’endroit où nous sommes.

Il promena ses yeux autour de lui. Il ne vit personne ; mais une armée entière aurait pu se cacher parmi les arbres qui entouraient le morceau de terre où s’élevait le kiosque. Il écoutait, la tête découverte et sa grosse main pressée fortement sur son cœur, comme pour en arrêter les battements tumultueux. Il écoutait attentivement, comme il l’avait fait souvent, sur une mer calme, pour saisir le moindre souffle du vent qui s’élevait ; mais il n’entendait rien, si ce n’est le coassement des grenouilles dans l’étang qui, comme on sait, n’était pas éloigné du kiosque…

— J’aurais juré que c’est d’ici qu’est parti le coup, — répétait-il. — Dieu veuille que ce soient des braconniers, mais je me sens comme un badaud de Londres à bord d’un steamer entre Bristol et Cork. Dieu, quel vieux fou je fais ! — murmura le Capitaine après avoir fait lentement le tour du kiosque pour se bien convaincre que personne n’y était caché. — On dirait que je n’ai jamais entendu la détonation d’un demi-dé de poudre avant ce soir.

Il remit son chapeau et fit quelques pas en avant, sans cesser de regarder et d’écouter attentivement ; mais il avait l’esprit bien plus calme que lorsqu’il était rentré dans le bois.

Il s’arrêta tout à coup, cloué sur place par un bruit qui par lui-même, sans se relier à rien, a une influence mystérieuse et saisissante sur le cœur humain. Ce bruit était le hurlement d’un chien, un hurlement prolongé et monotone. Une sueur froide perla sur le front du marin. Ce bruit, qui faisait toujours naître la terreur dans son esprit superstitieux, était doublement terrible le soir.

— C’est signe de mort, — dit-il avec une sorte de gémissement. — Un chien ne hurle jamais comme cela quand il n’y a pas de mort.

Il tourna la tête et regarda dans l’obscurité. La lune éclairait vaguement l’étendue d’eau stagnante, et sur ses bords le Capitaine vit deux ombres qui se détachaient en noir sur l’atmosphère plus lumineuse : un corps étendu, tout près du bord de l’eau, et un gros chien qui, la tête levée vers le ciel, poussait des hurlements plaintifs.

Le pauvre Mellish était tenu, en sa qualité de maître de maison, de rester à table, de faire circuler le flacon de claret et d’écouter les récits des chasses au tigre et au sanglier du Colonel Maddison, tant qu’il plairait à l’officier indien de parler pour l’amusement de son ami et de son gendre. Il était heureux peut-être que le patient Lofthouse fût parfaitement au courant de toutes ces histoires et sût exactement à quel endroit de chacun de ces récits il fallait rire, de même que ceux où il fallait écouter avec le plus d’attention et prendre une physionomie plus ou moins terrifiée, car Mellish ne formait qu’un pauvre auditoire ce jour-là. Il poussa le plateau d’amandes vers le Colonel, au moment où « la tigresse s’apprêtait à s’élancer, en se ramassant, pour ainsi dire, sur le rocher qui surplombait nos têtes, monsieur ; et, par Jupiter, Charles Maddison se sentait presque entre les griffes de son ennemie, monsieur, et pensait jamais étendre ses jambes sous cette table d’acajou, ou sous aucune autre, monsieur ; » et il fit manquer le plus bel effet de l’officier, en lui demandant du vin au beau milieu de sa meilleure plaisanterie.

Les tigres et les sangliers se confondaient dans l’esprit fatigué de Mellish. Il épiait le moment où, avec une apparence de décence, il pourrait passer au salon et savoir ce qu’Aurora faisait dans le demi-jour de cette soirée d’été. Quand la porte s’ouvrait pour laisser entrer de nouveaux flacons, il entendait le savant doigté de Mme Lofthouse, et se réjouissait à l’idée que sa femme était là bien tranquille à écouter ces sonates en mi-bémol, que la femme du recteur se plaisait à interpréter.

Les lampes furent apportées avant que les histoires du Colonel Maddison fussent finies ; et quand le sommelier de John vint demander si ces messieurs voulaient du café, l’officier indien répondit :

— Oh ! certainement, et aussi un cigare. On ne fume pas au salon, n’est-ce pas, John ? Grâce aux jupons et aux rideaux de soie, je pense ? Clara ne veut pas que je fume au presbytère, et le pauvre Lofthouse est obligé d’aller écrire ses sermons dans le kiosque ; car il ne peut écrire sans un cigare et sans un volume de Tillotson, ou de tout autre auteur de la même famille, qu’il pille à cœur joie… Eh bien ! Georges, qu’en dites-vous ? cria le facétieux gentleman, en enfonçant ses vieux doigts boursoufflés dans les côtes de son gendre, et en renversant deux ou trois verres pour donner sans doute plus d’expression à sa lourde verbosité.

Comme tout cela semblait ennuyeux à Mellish ce soir-là ! Il se demandait comment se trouvaient ceux qui n’étaient tourmentés par aucun mystère ; ceux qui n’avaient pas comme lui un spectre domestique accroupi sous le manteau de leur cheminée. Il considérait la figure placide du recteur avec envie. On n’avait pas de secret pour lui. Une lutte perpétuelle ne déchirait pas son cœur ; chez lui, pas de doutes terribles qu’on ne pouvait parvenir à étouffer complétement ; pas de craintes vagues, incessantes et déraisonnables ; pas d’arguments muets sans cesse renaissants, plaidant tour à tour le pour et le contre, et arrivant toujours au même résultat. Que le ciel prenne en pitié ceux qui ont à souffrir en silence de semblables douleurs, de tels secrets désespoirs ! Nous voyons les faces souriantes de nos voisins et nous disons, dans l’amertume de notre cœur, qu’A. est bien heureux, et que B. ne peut pas être aussi endetté qu’on le dit ; que C. et sa gentille femme forment le couple le plus heureux que nous connaissions ; et demain B. sera dans la Gazette, à la colonne des faillites, et C. pleurera sur son foyer déshonoré, sur un groupe d’enfants sans mère, qui se demandent ce que leur maman a pu faire pour que leur père se désole ainsi. Ces luttes sont silencieuses, mais elles n’en sont pas moins des luttes. Nous tenons le renard emprisonné sous notre manteau, mais les dents de l’animal n’en sont pas moins aiguës, ni la douleur moins terrible à supporter ; un peu plus terrible peut-être parce que nous ne pouvons pas exhaler notre plainte. John laissa échapper un long soupir de soulagement quand l’officier de l’armée des Indes termina son troisième cigare, et déclara qu’il était prêt à aller rejoindre les dames. Les lampes étaient allumées au salon, et les rideaux tirés sur les fenêtres, quand les trois gentlemen entrèrent. Mme Lofthouse dormait sur un canapé, un keepsake ouvert à ses pieds, et Mme Powell, pâle et éveillée, éveillée comme la douleur et la peine, comme la jalousie et la haine, comme tout ce qui est vorace et ne peut être apaisé, brodait de laborieuses monstruosités sur une légère mousseline.

Le Colonel se laissa lourdement tomber sur un fauteuil et s’abandonna tranquillement au repos. Lofthouse réveilla sa femme et la consulta sur la convenance qu’il y aurait à demander la voiture. Mellish promenait un regard inquiet autour du salon. Pour lui, il était désert. Le recteur et sa femme, l’officier indien et la veuve n’étaient que des spectres phosphorescents, des fantômes ; en un mot, ils n’étaient pas Aurora.

— Où est Lolly ? — demanda-t-il, interrogeant du regard Mme Lofthouse et la veuve, — où est ma femme ?

— Je ne sais réellement pas, — répondit Mme Powell d’un ton résolu et glacial. — Je n’ai pas espionné Mme Mellish.

Ces traits empoisonnés glissèrent sur la poitrine de John. Il n’y avait plus de place dans son cœur blessé pour ces infimes piqûres.

— Où est ma femme ? — s’écria-t-il avec fureur ; — vous devez savoir où elle est… Elle n’est pas ici… Est-elle montée ?… Est-elle dehors ?…

— J’ai lieu de croire, — répliqua la veuve avec plus de précision que de coutume, que Mme Mellish est quelque part dans les jardins ; elle est sortie depuis que nous avons quitté la salle à manger.

La pendule de la cheminée sonna dix heures trois quarts lorsqu’elle cessa de parler, comme pour donner plus de poids à ses paroles et pour rappeler à Mellish combien il y avait de temps que sa femme était absente. John se mordit furieusement les lèvres et sortit aussitôt. Il allait chercher sa femme ; mais il fut arrêté au moment où il ouvrait la porte-fenêtre par un geste de la main de Mme Powell.

— Écoutez ! — dit-elle, — il est arrivé quelque chose, je le crains. Avez-vous entendu ce violent coup de sonnette ?

Mellish laissa retomber la porte et rentra au salon.

— C’est Aurora, il n’y a pas de doute, — dit-il ; — on l’a encore laissée dehors comme l’autre jour. Je vous prierai, madame Powell, d’éviter pareille chose à l’avenir. Réellement, il est bien étonnant que ma femme trouve la porte de sa maison fermée.

Il aurait pu en dire beaucoup plus long, mais il s’arrêta, pâle et hors d’haleine, au bruit du va-et-vient qui se faisait entendre dans le vestibule, et se précipita vers la porte. Il l’ouvrit et regarda ; Mme Povell, M. et Mme Lofthouse se pressaient derrière lui et regardaient par-dessus son épaule. Une demi-douzaine de valets s’empressaient autour d’un homme ayant l’apparence d’un marin, qui, nu-tête et les cheveux en désordre, disait en mots entrecoupés, à peine intelligibles, tant il était agité, qu’un meurtre venait d’être commis dans le bois.