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Aux peuples assassinés

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Librairie Ollendorff.

Les horreurs accomplies dans ces trente derniers mois ont rudement secoué les âmes d’Occident. Le martyre de la Belgique, de la Serbie, de la Pologne, de tous les pauvres pays de l’Ouest et de l’Est foulés par l’invasion, ne peut plus s’oublier. Mais ces iniquités qui nous révoltent, parce que nous en sommes victimes, voici cinquante ans — cinquante ans seulement ? — que la civilisation d’Europe les accomplit ou les laisse accomplir autour d’elle.

Qui dira de quel prix le Sultan rouge a payé à ses muets de la presse et de la diplomatie européenne le sang des deux cent mille Arméniens égorgés pendant les premiers massacres de 1894-1896 ? Qui criera les souffrances des peuples livrés en proie aux rapines des expéditions coloniales ? Qui, lorsqu’un coin du voile a été soulevé sur telle ou telle partie de ce champ de douleur, — Damaraland ou Congo — a pu en supporter la vision sans horreur ? Quel homme « civilisé » peut penser sans rougir aux massacres de Mandchourie et à l’expédition de Chine, en 1900-1901, où l’empereur allemand donnait à ses soldats, pour exemple, Attila ; où les armées réunies de la « Civilisation » rivalisèrent entre elles de vandalisme contre une civilisation plus ancienne et plus haute ? Quel secours l’Occident a-t-il prêté aux races persécutées de l’Est européen : Juifs, Polonais, Finlandais, etc. ? Quelle aide à la Turquie et à la Chine tentant de se régénérer ? Il y a soixante ans, la Chine, empoisonnée par l’opium des Indes, voulut se délivrer du vice qui la tuait : elle se vit, après deux guerres et un traité humiliant, imposer par l’Angleterre le poison qui a rapporté en un siècle, dit-on, à la Compagnie des Indes orientales onze milliards de bénéfice. Et même après que la Chine d’aujourd’hui eut accompli son effort héroïque de se guérir en dix ans de sa maladie meurtrière, il a fallu la pression de l’opinion publique soulevée pour contraindre le plus civilisé des États européens à renoncer aux profits que versait dans sa caisse l’empoisonnement d’un peuple. Mais de quoi s’étonner, quand tel État d’Occident n’a pas renoncé encore à vivre de l’empoisonnement de son propre peuple ?

« Un jour, écrit M. Arnold Porret, en Afrique, à la Côte-d’Or, un missionnaire me disait comment les noirs expliquent que l’Européen soit blanc. C’est que le Dieu du monde lui demanda : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Et il en est devenu blême. »

La Civilisation d’Europe sent le cadavre. « Jam fœtet… » Elle a appelé les fossoyeurs. L’Asie est aux aguets.

« La Civilisation d’Europe est une machine à broyer, a dit, en juin 1916 à l’Université impériale de Tokio, le grand Hindou Rabindranath Tagore. Elle consume les peuples qu’elle envahit, elle extermine ou anéantit les races qui gênent sa marche conquérante. C’est une civilisation de cannibales ; elle opprime les faibles et s’enrichit à leurs dépens. Elle sème partout les jalousies et les haines, elle fait le vide devant elle. C’est une civilisation scientifique et non humaine. Sa puissance lui vient de ce qu’elle concentre toutes ses forces vers l’unique but de s’enrichir… Sous le nom de patriotisme, elle manque à la parole donnée, elle tend sans honte ses filets, tissus de mensonges, elle dresse de gigantesques et monstrueuses idoles dans les temples élevés au Gain, le dieu qu’elle adore. Nous prophétisons sans aucune hésitation que cela ne durera pas toujours… »


« Cela ne durera pas toujours… » Entendez-vous, Européens ? Vous vous bouchez les oreilles ? Écoutez donc en vous ! Nous-mêmes, interrogeons-nous. Ne faisons pas comme ceux qui jettent sur leur voisin tous les péchés du monde et s’en croient déchargés. Dans le fléau d’aujourd’hui, nous avons tous notre part : les uns par volonté, les autres par faiblesse ; et ce n’est pas la faiblesse qui est la moins coupable. Apathie du plus grand nombre, timidité des honnêtes gens, égoïsme sceptique des veules gouvernants, ignorance ou cynisme de la presse, gueules avides des forbans, peureuse servilité des hommes de pensée qui se font les bedeaux des préjugés meurtriers qu’ils avaient pour mission de détruire ; orgueil impitoyable de ces intellectuels qui croient en leurs idées plus qu’en la vie du prochain et feraient périr vingt millions d’hommes, afin d’avoir raison ; prudence politique d’une Église trop romaine, où saint Pierre le pêcheur s’est fait le batelier de la diplomatie ; pasteurs aux âmes sèches et tranchantes comme un couteau, sacrifiant leur troupeau afin de le purifier ; fatalisme hébété de ces pauvres moutons… Qui de nous n’est coupable ? Qui de nous a le droit de se laver les mains du sang de l’Europe assassinée ? Que chacun voie sa faute et tâche de la réparer ! Mais d’abord, au plus pressé !

Voici le fait qui domine : l’Europe n’est pas libre. La voix des peuples est étouffée. Dans l’histoire du monde, ces années resteront celle de la grande Servitude. Une moitié de l’Europe combat l’autre, au nom de la liberté. Et pour ce combat, les deux moitiés de l’Europe ont renoncé à la liberté. C’est en vain qu’on invoque la volonté des nations. Les nations n’existent plus, comme personnalités. Un quarteron de politiciens, quelques boisseaux de journalistes parlent insolemment, au nom de l’une ou de l’autre. Ils n’en ont aucun droit. Ils ne représentent rien qu’eux-mêmes. Ils ne représentent même pas eux-mêmes. « Ancilla ploutocratiæ… » disait dès 1905 Maurras, dénonçant l’Intelligence domestiquée et qui prétend à son tour diriger l’opinion, représenter la nation… La nation ! Mais qui donc peut se dire le représentant d’une nation ? Qui connaît, qui a seulement osé jamais regarder en face l’âme d’une nation en guerre ? Ce monstre fait de myriades de vies amalgamées, diverses, contradictoires, grouillant dans tous les sens, et pourtant soudées ensemble, comme une pieuvre… Mélange de tous les instincts, et de toutes les raisons, et de toutes les déraisons… Coups de vent venus de l’abîme ; forces aveugles et furieuses sorties du fond fumant de l’animalité ; vertige de détruire et de se détruire soi-même ; voracité de l’espèce ; religion déformée ; érections mystiques de l’âme ivre de l’infini et cherchant l’assouvissement maladif de la joie par la souffrance, par la souffrance de soi, par la souffrance des autres ; despotisme vaniteux de la raison, qui prétend imposer aux autres l’unité qu’elle n’a pas, mais qu’elle voudrait avoir ; romantiques flambées de l’imagination qu’allume le souvenir des siècles ; savantes fantasmagories de l’histoire brevetée, de l’histoire patriotique, toujours prête à brandir, selon les besoins de la cause, le Væ victis du brenn, ou le Gloria victis… Et pêle-mêle, avec la marée des passions, tous les démons secrets que la société refoule, dans l’ordre et dans la paix… Chacun se trouve enlacé dans les bras de la pieuvre. Et chacun trouve en soi la même confusion de forces bonnes et mauvaises, liées, embrouillées ensemble. Inextricable écheveau. Qui le dévidera ?… D’où vient le sentiment de la fatalité qui accable les hommes, en présence de telles crises. Et cependant elle n’est que leur découragement devant l’effort multiple, prolongé, non impossible, qu’il faut pour se délivrer. Si chacun faisait ce qu’il peut (rien de plus !) la fatalité ne serait point. Elle est faite de l’abdication de chacun. En s’y abandonnant, chacun accepte donc son lot de responsabilité.

Mais les lots ne sont pas égaux. À tout seigneur, tout honneur ! Dans le ragoût innommable que forme aujourd’hui la politique européenne, le gros morceau, c’est l’Argent. Le poing qui tient la chaîne qui lie le corps social est celui de Plutus. Plutus et sa bande. C’est lui qui est le vrai maître, le vrai chef des États. C’est lui qui en fait de louches maisons de commerce, des entreprises véreuses. Non pas que nous rendions seuls responsables des maux dont nous souffrons tel ou tel groupe social, ou tel individu. Nous ne sommes pas si simpliste. Point de boucs émissaires ! Cela est trop commode ! Nous ne dirons même pas — Is fecit cui prodest — que ceux qu’on voit aujourd’hui sans pudeur profiter de la guerre l’ont voulue. Ils ne veulent rien que gagner ; ici ou là, que leur importe ! Ils s’accommodent aussi bien de la guerre que de la paix, et de la paix que de la guerre : tout leur est bon. Quand on lit (simple exemple entre mille) l’histoire récemment contée de ces grands capitalistes allemands, acquéreurs des mines normandes, rendus maîtres de la cinquième partie du sous-sol minier français, et développant en France, de 1908 à 1913, pour leurs gros intérêts, l’industrie métallurgique et la production du fer, d’où sont sortis les canons qui balayent actuellement les armées allemandes, on se rend compte à quel point les hommes d’argent deviennent indifférents à tout, sauf à l’argent. Tel le Midas antique, qui, tout ce qu’il touchait, ses doigts le faisaient métal… Ne leur attribuez pas de vastes plans ténébreux ! Ils ne voient pas si loin ! Ils visent à amasser au plus vite et le plus gros. Ce qui culmine en eux, c’est l’égoïsme anti-social, qui est la plaie du temps. Ils sont simplement les plus représentatifs d’une époque asservie à l’argent. Les intellectuels, la presse, les politiciens, — oui, même les chefs d’État, ces fantoches de guignols tragiques, sont, qu’ils le veuillent ou non, devenus leurs instruments, leur servent de paravent. Et la stupidité des peuples, leur soumission fataliste, leur vieux fond ancestral de sauvagerie mystique, les livrent sans défense au vent de mensonge et de folie qui les pousse à s’entre-tuer…

Un mot inique et cruel prétend que les peuples ont toujours les gouvernements qu’ils méritent. S’il était vrai, ce serait à désespérer de l’humanité : car quel est le gouvernement à qui un honnête homme voudrait donner la main ? Mais il est trop évident que les peuples, qui travaillent, ne peuvent suffisamment contrôler les hommes qui les gouvernent ; c’est bien assez qu’ils aient toujours à en expier les erreurs ou les crimes, sans les en rendre, par surcroît, responsables ! Les peuples, qui se sacrifient, meurent pour des idées. Mais ceux qui les sacrifient vivent pour des intérêts. Et ce sont, par conséquent, les intérêts qui survivent aux idées. Toute guerre qui se prolonge, même la plus idéaliste à son point de départ, s’affirme de plus en plus une guerre d’affaires, une « guerre pour de l’argent », comme écrivait Flaubert. — Encore une fois, nous ne disons pas qu’on fasse la guerre pour de l’argent. Mais quand la guerre est là, on s’y installe, et on trait ses pis. Le sang coule, l’argent coule, et on n’est pas pressé de faire tarir le flot. Quelques milliers de privilégiés, Junkers, métallurgistes, trusts de spéculateurs, fournisseurs des armées, autocrates de la finance et des grandes industries, rois sans titre et sans responsabilité, cachés dans la coulisse, entourés et sucés d’une nuée de parasites, savent, pour leurs sordides profits, jouer de tous les bons et de tous les mauvais instincts de l’humanité, — de son ambition et de son orgueil, de ses rancunes et de ses haines, de ses idéologies carnassières, comme de ses dévouements, de sa soif de sacrifice, de son héroïsme avide de répandre son sang, de sa richesse intarissable de foi !…

Peuples infortunés ! Peut-on imaginer un sort plus tragique que le leur !… Jamais consultés, toujours sacrifiés, acculés à des guerres, obligés à des crimes qu’ils n’ont jamais voulus… Le premier aventurier, le premier hâbleur venu s’arroge avec impudence le droit de couvrir de leur nom les insanités de sa rhétorique meurtrière, ou ses vils intérêts. Peuples éternellement dupes, éternellement martyrs, payant pour les fautes des autres… C’est par-dessus leur dos que s’échangent les défis pour des causes qu’ils ignorent et des enjeux qui ne les concernent point ; c’est sur leur dos sanglant et piétiné que se livre le combat des idées et des millions, auxquels ils n’ont point part (aux unes pas plus qu’aux autres) ; et seuls, ils ne haïssent point, eux qui sont sacrifiés ; la haine n’est au cœur que de ceux qui les sacrifient… Peuples empoisonnés par le mensonge, la presse, l’alcool et les filles… Peuples laborieux, à qui l’on désapprend le travail… Peuples généreux, à qui l’on désapprend la pitié fraternelle… Peuples qu’on démoralise, qu’on pourrit vivants, qu’on tue… Ô chers peuples d’Europe, depuis deux ans mourants sur votre terre mourante ! Avez-vous enfin touché le fond du malheur ? Non, je le vois dans l’avenir. Après tant de souffrances, je crains le jour fatal où, dans la déconvenue des espoirs mensongers, dans le non-sens reconnu des sacrifices vains, les peuples recrus de misère chercheront en aveugles sur quoi, sur qui se venger. Alors, ils tomberont eux aussi dans l’injustice, et seront dépouillés par l’excès de l’infortune jusque de l’auréole funèbre de leur sacrifice. Et du haut en bas de la chaîne, dans la douleur et dans l’erreur, tout s’égalisera… Pauvres crucifiés, qui se débattent sur la croix, à côté de celle du Maître, et, plus livrés que lui, au lieu de surnager, s’enfoncent comme un plomb dans la nuit de la souffrance ! Ne vous sauvera-t-on pas de vos deux ennemis : la servitude et la haine ?… Nous le voulons, nous le voulons ! Mais il faut que vous le vouliez aussi. Le voulez-vous ? Votre raison, ployée sous des siècles d’acceptation passive, est-elle capable encore de s’affranchir ?…

Arrêter la guerre qui est en cours, qui le peut aujourd’hui ? Qui peut faire rentrer dans sa ménagerie la férocité lâchée ? Même pas ceux peut-être qui l’ont déchaînée, — ces dompteurs qui savent bien qu’ils seront dévorés !… Le sang est tiré, il faut le boire. Soûle-toi, Civilisation ! Mais quand tu seras gorgée, et quand, la paix revenue, sur dix millions de cadavres, tu cuveras ton ivresse abjecte, te ressaisiras-tu ? Oseras-tu voir en face ta misère dévêtue des mensonges dont tu la drapes ? Ce qui peut et doit vivre aura-t-il le courage de s’arracher à l’étreinte mortelle d’institutions pourries ?… Peuples, unissez-vous ! Peuples de toutes races, plus coupables, moins coupables, tous saignants et souffrants, frères dans le malheur, soyez-le dans le pardon et dans le relèvement ! Oubliez vos rancunes, dont vous périssez tous. Et mettez en commun vos deuils : ils frappent tous la grande famille humaine. Il faut que dans la douleur, il faut que dans la mort des millions de vos frères vous ayez pris conscience de votre unité profonde ; il faut que cette unité brise, après cette guerre, les barrières que veut relever plus épaisses l’intérêt éhonté de quelques égoïsmes.

Si vous ne le faites point, si cette guerre n’a pas pour premier fruit un renouvellement social dans toutes les nations, — adieu, Europe, reine de la pensée, guide de l’humanité ! Tu as perdu ton chemin, tu piétines dans un cimetière. Ta place est . Couche-toi ! — Et que d’autres conduisent le monde !


2 novembre, Jour des Morts, 1916.