Axiochos (trad. Souilhé)/Notice

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Notice à l’Axiochos de Platon
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e partiep. 171-190).
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Notice de l’Axiochos

NOTICE


I

LA COMPOSITION

Par sa composition, l’Axiochos est assez différent des dialogues précédents et même des autres dialogues platoniciens. Les genres narratif et dramatique se mêlent d’une façon étrange : la première page affecte la forme d’une conversation rapportée par Socrate, puis subitement, sans aucune transition, le récit est abandonné et le lecteur est transporté en plein drame.

Tous les personnages sont empruntés à Platon. Les deux interlocuteurs de Socrate, Axiochos, fils d’Alcibiade l’ancien et oncle du grand Alcibiade ; Clinias, fils d’Axiochos, sont nommés dans l’Euthydème (276 a. Cf. 271 b, 273 a, 274 b). À côté de Clinias, on trouve encore deux personnages bien connus : le musicien Damon et Charmide, fils de Glaucon, qui ont ici un simple rôle de figurants.


Introduction.

Socrate se promenait aux bords de l’Ilissos, quand viennent à sa rencontre Clinias avec ses deux amis Damon et Charmide. Axiochos est dangereusement malade ; il va peut-être mourir. Or, il supporte difficilement son destin. On prie Socrate de se rendre auprès du mourant pour le consoler et lui donner courage. Le philosophe se détourne aussitôt de sa route et suit ses compagnons. Axiochos a repris quelques forces, mais il est toujours moralement bien atteint. Il se lamente sur sa fin prochaine (364-365 b).

Le dialogue qui s’engage entre Socrate et le malade est constitué par une série d’arguments tendant tous à prouver qu’on ne doit pas redouter la mort, mais qu’on peut, au contraire, la désirer et la souhaiter. Ces arguments sont de deux sortes : les uns, plutôt matérialistes, négligent, ou du moins laissent trop dans l’ombre, les raisons qui militent en faveur de l’immortalité de l’âme et du bonheur qui suit la mort. Ils insistent sur la délivrance des maux de la vie. Aussi ne font-ils aucune impression sur Axiochos. Les autres exposent les motifs qui permettent de croire à la survie de l’âme ; ils laissent entrevoir la félicité qui attend les hommes dans une existence nouvelle et transformée. Ces derniers, de tendance platonicienne, convainquent pleinement le malade et lui rendent sa force d’âme.


Ire Partie.

Socrate développe trois arguments pour persuader Axiochos qu’il ne faut point redouter la perte de la vie terrestre et des biens d’ici-bas.

Premier argument (365 d-366 b). — Tu te lamentes sur ton insensibilité future, sur la perte des jouissances et des plaisirs, et, par ailleurs tu redoutes la pourriture du tombeau. N’est-ce point là un état d’esprit contradictoire ? Si tu dois retomber dans une complète insensibilité, quel mal peux-tu craindre ? Rappelle-toi que lorsque le composé est détruit, le corps ne constitue pas l’homme. Nous sommes une âme. L’enveloppe corporelle est, au contraire, une source de misères. Quitter la vie, c’est passer d’un mal à un bien.

Deuxième argument (366 d-369 b). — Socrate prétend reproduire un discours de Prodicos. Le sophiste aimait à étaler les misères des divers âges de la vie. De l’enfance à la vieillesse, les peines se succèdent sans répit. Aussi les dieux se hâtent-ils de délivrer ceux qu’ils chérissent. Personne ici-bas n’est content de son sort. La vie ne mérite donc pas qu’on s’y attache si fortement.

Troisième argument (369 b-d). — Cet argument est encore emprunté à Prodicos : la mort, disait-il, ne peut affecter les vivants, puisqu’ils existent, ni les morts, puisqu’ils ne sont plus et par conséquent ne peuvent être affectés par rien.

Ce sont là purs sophismes, répond Axiochos, bavardages d’école dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui et qui ne m’apportent pas la moindre consolation (369 d).


IIe partie.

Socrate abandonnant les thèmes précédents va chercher à suggérer directement le bonheur de l’âme après la mort.

Quatrième argument (370 b-371). — Raisons en faveur de l’immortalité de l’âme : les grandes œuvres accomplies par la nature mortelle, œuvres de l’esprit surtout, comme la contemplation et l’étude des astres. Il faut qu’il y ait en nous un véritable esprit divin. Donc l’âme doit persister et, après la mort, une vie infiniment désirable de joie et de contemplation nous attend.

Cette perspective convertit Axiochos à des sentiments de confiance et de courage.

Confirmation par le mythe (371-fin). — Le récit du mage Gobrias appuie les raisons précédentes. Socrate rapporte la description du séjour des âmes, telle qu’il l’a lue sur les tablettes d’airain de Délos, description des lieux de délices où vivent les âmes justes et des lieux de tourments où les âmes injustes expient leurs crimes dans des supplices éternels. Le philosophe n’affirme pas avec certitude tous les détails du mythe, mais il en retient l’idée féconde : toutes les âmes sont immortelles et, au sortir de cette vie, exemptes de douleurs, elles jouissent d’une félicité sans terme, si elles ont pratiqué le bien.

Axiochos, désormais pleinement convaincu et réconforté, non seulement ne redoute plus la mort, mais la désire plutôt comme une délivrance.

II

LE GENRE LITTÉRAIRE

L’Axiochos est littérairement construit comme un discours de consolation. Il se donne du reste comme tel et, dès le début, Clinias s’adressant à Socrate, l’exhorte à venir remplir auprès du mourant le rôle de consolateur : ἀφικόμενος οὖν παρηγόρησαν αὐτόν (364 c).

Le genre consolatoire ne fut probablement pas constitué comme une forme littéraire distincte avant l’académicien Crantor[1]. Mais il existait déjà en germe dès les temps les plus anciens, et poètes ou prosateurs développaient fréquemment les motifs propres à calmer les douleurs. Douleurs de la pauvreté ou de l’exil, rigueurs de l’esclavage, disgrâces de la vie ou de l’honneur… tels étaient les thèmes habituels sur lesquels les rhéteurs aimaient à broder[2]. Pas un pourtant ne fut peut-être plus populaire que celui de la mort. Lucien raille la coutume de convoquer, à l’occasion d’un deuil, les fabricants de lamentations qui se font un devoir de rappeler les calamités anciennes[3]. Cette coutume existait déjà au temps d’Homère, et le poète dépeint, aux funérailles d’Hector, les aèdes mêlant leurs thrènes aux gémissements des femmes[4]. C’est au thrène qu’il faut sans doute rattacher l’ἐπιτάφιος, éloge funèbre qui tient à la fois de la louange et de la consolation, ainsi que le définit Platon dans le Ménéxène (236 e). Les rhéteurs et les sophistes de l’âge classique cultivaient volontiers ce genre, et l’exercice du Ménéxène semble bien être une fine parodie de cette mode littéraire. Platon cite les noms d’Archinos et de Dion, qui devaient être des professionnels de l’éloge funèbre. Nous savons aussi que Gorgias composa un ἐπιτάφιος dont quelques extraits sont parvenus jusqu’à nous[5]. Nous possédons encore l’Évagoras d’Isocrate, oraison funèbre d’un roi de Cypre qui avait lutté courageusement contre les Perses.

D’autres écrits étaient plus directement des traités de consolations, par exemple, ces dialogues, dissertations, lettres, que l’on trouve dans presque toutes les écoles et qui, sous des titres différents, visent au même but. Ainsi le περὶ τῶν ἐν Ἅιδου de Démocrite paraît avoir voulu démontrer combien est vaine la crainte de la mort. Des rhéteurs, comme Alcidamas, se complaisaient à énumérer les misères humaines pour apprendre à se détacher de la vie[6]. On peut ranger encore dans cette catégorie des dialogues philosophiques comme le Phédon de Platon ou l’Eudème d’Aristote, tous deux hommages de l’amitié, mais encore expression d’une espérance que la mort ne peut éteindre[7]. Enfin, il existait de nombreux traités qui avaient pour titre περὶ θανάτου, περὶ πένθους, et qui ont aujourd’hui presque tous disparu. Toutefois, nous pouvons connaître quelques-uns des thèmes favoris, grâce aux emprunts de Plutarque ou de Cicéron[8].

Quels étaient ces thèmes ? Il semble qu’on puisse les ramener aux deux hypothèses que suggère Platon dans l’Apologie de Socrate : « …Que de raisons d’espérer que mourir est un bien ! dit Socrate à ses juges. Car de deux choses l’une : ou bien celui qui est mort n’est plus rien, et en ce cas, il n’a plus aucun sentiment de quoi que ce soit ; ou bien, conformément à ce qui se dit, la mort est un départ, un passage de l’âme, de ce lieu dans un autre »[9]. Ces deux thèmes furent alternativement développés par les auteurs de consolations, parfois même simultanément.

Si l’âme disparaît, qu’avons-nous à redouter la mort ? Nous sommes, au contraire, délivrés de bien des maux. Les misères humaines furent un lieu-commun souvent développé dans diverses écoles. Le sophiste Antiphon les énumérait avec complaisance et concluait au peu de valeur de la vie[10]. Le rhéteur Alcidamas, disciple de Gorgias, louait la mort, nous l’avons dit, parce qu’elle délivre. Le cyrénaïque Hégésias allait jusqu’à exciter chez ses auditeurs le désir de se soustraire à la vie[11]. Callimaque montrait la nature comme une usurière, jalouse de reprendre ses dons, et louait le sort de ceux qui ont peu vécu[12]. Épicure insistait sur le fait que la mort est la privation de toute sensibilité ; elle ne peut nous affecter, puisqu’aucun mal ne peut alors nous atteindre[13]. Très probablement, Démocrite avait, avant lui, vulgarisé cet argument[14].

Platon, au contraire, donne ses préférences à la thèse de l’immortalité et cherche dans la persistance de l’âme après la mort, des motifs de confiance et d’espoir[15]. De même Aristote, qui détaille les raisons que nous avons de croire à l’immortalité et appelle vie véritable celle où nous ne sommes plus liés à un corps mortel[16].

Ces thèmes, développés à toutes les époques, épars dans des ouvrages de forme et de tendance très diverses, furent recueillis et groupés par Crantor qui semble avoir créé le genre littéraire de la consolation. L’académicien Crantor vécut de la fin du ive siècle jusqu’après le milieu du iiie. Disciple de Démocrite et de Polémon, maitre d’Arcésilas, il est surtout resté célèbre par son traité sur le Deuil (περὶ πένθους), dont l’influence fut très grande. Nous ne possédons plus cet ouvrage, mais grâce principalement à l’utilisation qui en a été faite par Plutarque dans la Consolation à Apollonios et par Cicéron au 1er livre des Tusculanes, il nous est possible d’en retrouver les grandes lignes[17]. Le περὶ πένθους, destiné à Hippoklès pour le consoler de la mort de ses enfants, était une sorte d’exhortation où l’auteur avait accumulé tous les motifs propres à calmer la douleur de son ami, même les motifs les plus opposés entre eux. C’est ainsi qu’il semble avoir, comme le Socrate de l’Apologie platonicienne, maintenu d’une part l’hypothèse de l’anéantissement total de l’homme et, par conséquent, de la disparition totale de la sensibilité, de l’autre, celle de l’immortalité de l’âme avec les joies de la vie future. Autour de ces hypothèses devaient se grouper les différents lieux communs depuis si longtemps en vogue : les maux de l’existence humaine, les bienfaits de la mort qui délivre des souffrances, bienfaits tels, que les dieux n’hésitent pas à soustraire aux douleurs de la terre ceux qu’ils chérissent ; la nécessité de modérer ses passions et de se soumettre au destin… Ce traité obtint un immense succès. Diogène-Laërce rapporte combien il fut admiré[18]. « Legimus omnes, écrit Cicéron, Crantoris ueteris Academici de luctu. Est enim non magnus, uerum aureolus et, ut Tuberoni Panaetius praecipit, ad uerbum ediscendus libellus[19] ». Ce fut probablement à cette époque que des écoles se spécialisèrent dans tel ou tel genre de consolation, comme nous l’apprend Cicéron[20], et que l’on commença à classer les différents thèmes et les différentes argumentations. Chaque école avait sa méthode particulière, conforme à sa tendance philosophique[21].

Nous n’avons pas à refaire, après Buresch, l’histoire des traités de consolation dans l’antiquité. Il suffit à notre but d’avoir fait connaître le milieu où a pu naître l’Axiochos. Nous avons insisté sur l’œuvre de Crantor à cause des ressemblances frappantes qui apparentent notre dialogue au de Luctu. On se demande alors si l’auteur de l’Axiochos est un précurseur ou un imitateur. Nous pourrions noter, sans doute, que les anciens se sont surtout recommandés de Crantor et ce serait déjà une présomption en faveur de l’originalité de ce dernier, mais le problème doit être examiné de plus près.

II

L’ÉPOQUE ET L’AUTEUR

Au ier siècle de notre ère, l’Axiochos était connu et passait très probablement pour un apocryphe de Platon : Thrasylle, en effet, d’après le catalogue que nous a conservé Diogène-Laërce, le rangeait parmi les dialogues unanimement rejetés[22]. Cependant quelques années plus tard, Clément d’Alexandrie, qui cite un passage, attribue l’œuvre à Platon, et, au ve siècle, Stobée transcrit dans son Anthologie presque la moitié du dialogue, sous le nom de Platon. Nul pourtant aujourd’hui ne soutient cette thèse. Il est inutile de la discuter et si l’autorité de Thrasylle ne suffit pas, une lecture, même superficielle, convaincra le lecteur. Les différences sont trop considérables entre les écrits platoniciens et cette médiocre dissertation de rhéteur : différences dans la langue : « Il n’est pas une page, affirme M. Couvreur, où le lecteur ne soit dix fois choqué par quelqu’un de ces mots barbares, par quelque tournure qui frise l’incorrection »[23] ; différences dans la composition, souvent gauche et embar­rassée, dans la doctrine même qui, en bien des points, se distingue de celle de Platon et se fait l’écho de théories plus récentes[24]. Mais il n’est pas besoin d’insister.

Les anciens mentionnaient un Axiochos parmi les œuvres d’Eschine[25]. Aussi quelques critiques ont prétendu restituer à ce dernier notre dialogue. Citons principalement Buresch qui s’est fait, il y a plus de trente ans, le défenseur de cette thèse. Mais les arguments apportés sont si fragiles et les objections qu’on oppose tellement fortes, que nul aujourd’hui ne songe à maintenir cette attribution. Le dialogue pseudo-platonicien ne répond en aucune manière à ce que les anciens nous apprennent des écrits d’Eschine[26] ; de plus, certains développements, des expressions, une phrase entière que la tradition nous rapporte comme appartenant à l’Axiochos du socratique, ne se retrouvent pas dans le dialogue présent[27]. Il faudrait donc supposer que l’œuvre nous a été transmise mutilée. Et telle est, en effet, l’hypothèse de Buresch. Mais c’est là une position désespérée et que rien ne justifie. Tel quel, le petit écrit s’explique sans difficulté ; il manifeste, sans doute, des maladresses et des gaucheries de l’auteur, mais ne laisse deviner aucune lacune du texte. Tout essai de reconstruction demeure arbitraire.

Faudrait-il rechercher l’auteur parmi les disciples immédiats de Platon ? Marsile Ficin nomme Xénocrate et fait remarquer que Diogène cite un περὶ θανάτου parmi les œuvres de ce dernier. Aussi Ficin fait-il précéder sa traduction du titre Xenocratis Platonis de morte. Otto Immisch[28] voit aussi dans l’Axiochos l’écrit d’un académicien assez peu éloigné de l’époque de Platon et suggère le nom du successeur de Xénocrate, Polémon.

Outre les objections de détail contre cette attribution à un académicien du ive siècle, objections que M. Chevalier a fort bien mises en relief dans sa thèse[29], certains caractères essentiels du dialogue sont des indices évidents d’une date beaucoup plus tardive.

Le style.

Tout d’abord, le style à lui seul constitue une vraie difficulté pour situer l’auteur à l’époque classique : il est émaillé de termes poétiques, d’expressions étranges, de tournures bizarres qui s’expliqueraient difficilement chez un grec du ive siècle ; les néologismes abondent, l’application de la syntaxe paraît souvent des plus fantaisistes : on notera, en particulier, l’emploi souvent déconcertant des prépositions[30] ; certaines phrases donnent même parfois l’impression d’être une traduction de latinismes. M. Chevalier a pu dresser en une vingtaine de pages un lexique de cette langue très peu classique et il nous avertit encore que sa liste n’est pas exhaustive[31]. Qu’une telle quantité de constructions ou de mots, si peu en harmonie avec la langue du ive ou même du iiie siècle, se rencontre dans un ouvrage aussi court, on avouera que c’est déjà là une forte présomption en faveur de l’origine tardive de l’écrit.

Les Anachronismes.

Le dialogiste affectionne les descriptions de lieux, les souvenirs historiques ; il aime à rappeler les institutions en vigueur au moment où la scène est censée se passer. Il ne dédaigne ni la couleur locale, ni l’érudition. Pour des faits très connus, comme les événements principaux de la vie de Socrate ou la topographie de certains monuments d’Athènes, la difficulté n’était pas très grande. Mais les détails, parfois trop peu clairs il faut le reconnaître, qu’il apporte sur une législation qui a évolué continuellement au cours des siècles, ne sont pas exempts d’anachronismes. Nous voulons parler des quelques développements consacrés à l’éducation de l’enfant et à l’éphébie (366 d-367 b). Plusieurs traits sont peu conformes avec ce que nous apprennent les auteurs ou les inscriptions du temps. Aucun texte, sauf celui d’Axiochos, ne mentionne le pédotribe parmi les maîtres de l’enfant, mais tous les documents à nous connus le comptent parmi ceux qui contribuaient à la formation des éphèbes[32]. Il se pourrait toutefois qu’il y ait eu des pédotribes privés pour enseigner la gymnastique aux enfants. Nous n’oserions affirmer non plus que le κριτικός dont il est question une ligne plus loin, et qui est désigné comme un des professeurs de l’adolescent, n’ait pas existé à l’époque classique. En dehors de l’Axiochos, plusieurs témoignages confirment l’origine assez ancienne du terme qui fut remplacé par celui de γραμματικός[33]. Mais les détails qui concernent l’éphébie sont sans aucun doute erronés. L’expression ἐγγράφεσθαι εἰς ἐφήβους pour désigner l’inscription parmi les éphèbes, ne se rencontre pas chez les auteurs du ve et du ive siècle, parce que l’inscription dans l’éphébie se confondait alors avec l’inscription sur le registre du dème. La formule consacrée que l’on trouve chez, Aristote est ἐγγράφεσθαι εἰς τοὺς δημότας (Ath. Pol., 42). « Plus tard, écrit P. Girard[34], à partir du ier siècle avant notre ère, on trouve sur les marbres la mention d’une inscription spéciale dans les rangs de l’éphébie, désignée par le terme ἐγγραφαί. C’est que l’inscription sur le registre du dème n’a plus pour les éphèbes la même importance qu’autrefois. L’éphébie n’étant plus obligatoire, on n’est plus tenu d’y entrer à l’âge de la majorité légale ; on y entre avant ou après dix-huit ans[35] ».

Quand l’auteur fait mention de la surveillance exercée par l’Aréopage sur la jeunesse, il décrit un état de choses qui existait dans des temps reculés, mais qui avait cessé au ive siècle. Isocrate nous parle de cette époque comme d’un souvenir[36]. Aristote qui nous a laissé dans sa Constitution des Athéniens (ch. 42) des renseignements de première valeur sur l’éphébie, ne souffle mot de la surveillance de l’Aréopage. Plus tard, au contraire, sous la domination romaine, l’Aréopage reprit son influence ancienne. C’est lui qui s’occupait « de l’instruction de la jeunesse ; car ce fut lui qui, sur la demande de Cicéron, insista auprès du péripatéticien Cratippe pour le décider à se fixer à Athènes et à y enseigner la philosophie. Quintilien nous parle d’une condamnation prononcée par les aréopagites contre un enfant qui s’était amusé à maltraiter des cailles : « signum perniciosissimae mentis »[37]. .

Les descriptions de l’Axiochos ont difficilement pu être écrites par un contemporain de Socrate et de Platon.


Les emprunts.

Enfin, les emprunts manifestes faits à des auteurs récents confirment l’origine tardive du dialogue.

1. — On a reconnu depuis longtemps la ressemblance qui existe entre certaines assertions de l’Axiochos et des doctrines épicuriennes. La comparaison des textes ne permet aucun doute. Que l’on rapproche, par exemple, la Lettre à Ménécée (Diog. L. X, 124-127) de plusieurs passages de l’Axiochos (305 d, 369 b, c), on ne pourra expliquer par un pur hasard une telle similitude de pensées et d’expressions. Qu’il nous suffise de mettre en parallèle les deux textes où est développé le thème suivant : ὁ θάνατος οὐδὲν πρὸς ἡμᾶς.

Lettre à Ménécée
(Diog. L., X, 124, 125).
Axiochos
(369 b, c).
ὁθεν γνῶσις ὁρθὴ τοῦ μηθὲν εἶναι πρὸς ἡμᾶς τὸν θάνατον ἀπολαυστὸν ποιεῖ τὸ τῆς ζωῆς θνητόν, οὐκ ἄπειρον προστιθεῖσα χρόνον, ἀλλὰ τὸν τῆς ἀθανασίας ἀφελομένη πόθον.

Οὐθὲν γὰρ ἐστιν ἐν τῷ τῆν δεινόν τῷ κατειληφότι γνησίως τὸ μηθὲν ὑπάρχειν ἐν τῷ μὴ ζῆν δεινόν. Ὥστε μάταιος ὁ λέγων δεδιέναι τὸν θάνατον, οὐχ ὅτι λυπήσει παρών, ἀλλ’ ὅτι λυπεῖ μέλλων. Ὅ γὰρ παρὸν οὐκ ἐνοχλεῖ, τόδε προσδοκώμενον κενῶς λυπεῖ. Τὸ φρικωδέστατον οὐν τῶν κακῶν ὁ θάνατος οὐθὲν πρὸς ἡμᾶς, ἐπειδήπερ ὅταν μὲν ἡμεῖς ὦμεν, ὁ θάνατος οὐ πάρεστιν· ὅταν δ’ ὁ θάνατος παρῇ, τόθ’ ἡμεῖς οὐκ ἐσμίν. Οὔτ’ οὖν πρὸς τοὺς ζῶντας ἐστὶν οὔτε πρὸς τοὺς τετελευτηκότας, ἐπειδήπερ περὶ οὗς μὲν οὐκ ἔστιν, οἱ δ’ οὐκέτι εἰσίν.

ἤκουσα δὲ ποτε καὶ τοῦ Προδίκου λέγοντος ὅτι ὁ θάνατος οὔτε περὶ τοὺς ζῶντάς ἐστιν οὔτε περὶ τοὺς μετηλλαχότας…

Ὅτι περὶ μὲν τοὺς ζῶντας οὐκ ἔστιν, οἱ δὲ ἀποθανόντες οὐκ εἰσίν. Ὥστε οὔτε περὶ σὲ νῦν ἐστίν — οὐ γὰρ τέθνηκας — οὔτε εἴ τι πάθοις, ἔσται περὶ σὲ· σὺ γὰρ οὐκ ἔσῃ. Μάταιος οὖν ἡ λύπη, περὶ τοῦ μήτε ὄντος μήτε ἐσομένου περὶ Ἀξίοχον Ἀξίοχον ὀδύρεσθαι… Τὸ γὰρ φοδερὸν τοῖς οὖσίν ἐστι· τοῖς δ’ οὐκ οὖσι πῶς ἂν εἴη ;

Mais l’imitateur est-il Épicure ou l’auteur d’Axiochos ? Sextus Empiricus attribue explicitement à Épicure l’origine et le sens de cette maxime[38]. De plus, suivant la remarque très juste de M. Chevalier, « …lorsqu’on trouve un même développement chez deux auteurs, dont l’un est original et dont l’autre n’est qu’un reflet, lorsque surtout ce développement, chez l’un, est en accord avec sa pensée et que chez l’autre, il est comme rapporté ou plaqué, il y a ordinairement de fortes présomptions que le second a copié le premier[39] ». Or, il suffit de réintégrer dans la doctrine épicurienne la formule commentée pour voir combien elle est cohérente avec l’ensemble, tandis que, dans notre dialogue elle fait l’impression d’une ajoute maladroite.

Il faut aussi, je crois, rapporter à l’influence épicurienne la conception du pseudo-Platon sur la nature du composé humain et sur l’œuvre qu’accomplit la mort. Pour l’auteur de l’Axiochos, l’âme et le corps constituent une sorte de synthèse (σύγκρισις), et la mort dissout cet assemblage : l’âme va dès lors dans son propre séjour, mais le corps, enveloppe mortelle, n’est plus l’homme, car nous sommes une âme (365 e). Sextus-Empiricus donne comme théorie d’Épicure une semblable doctrine sur la constitution de la personne humaine et sur son état après la séparation des parties essentielles : φασὶ δὲ καὶ ὡς εἴπερ συνεστήκαμεν ἐκ ψυχῆς καὶ σώματος, ὁ δὲ θάνατος διάλυσις ἐστι ψυχῆς καὶ σώματος. Mais Épicure se préoccupe peu de l’âme. Pour lui, l’homme, c’est le composé : ὅτε μὲν ἡμεῖς ἐσμεν, οὐκ ἔστιν ὁ θάνατος· (οὐ γὰρ διαλυόμεθα) ὅτε δὲ ὁ θάνατος ἐστιν, οὐκ ἐσμὲν ἡμεῖς. τῷ γὰρ μήκετι τὴν σύστασιν εἶναι τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος, οὐδὲ ἡμεῖς ἐσμέν[40]. On saisit assez bien, sur cet exemple, à la fois le procédé de composition et la maladresse du dialogiste, ce qui, une fois encore, confirme que c’est lui l’imitateur. Il a reproduit la doctrine et, en partie, les termes de son modèle, mais son éclectisme lui joue un mauvais tour et il ne s’aperçoit pas que la tendance platonicienne est inconciliable avec la tendance épicurienne : d’une part, il affirme qu’on n’existe plus après la mort (σὺ γὰρ οὐκ ἔσῃ, 365 e) et il en donne comme preuve la dissolution de l’âme et du corps ; d’autre part, il replace la personnalité dans l’âme persistante : ἡμεῖς γὰρ ἐσμεν ψυχή… Toute cette description de l’âme révèle du reste des traces épicuriennes ; la théorie de l’âme répandue à travers les pores du corps, et la métaphore de l’enveloppe, la tente (σκῆνος), pour désigner le corps, remonte à Démocrite, mais il n’est pas douteux que les épicuriens la lui empruntèrent[41].


2. — Le περὶ πένθους de Crantor est encore, nous l’avons dit, une source du dialogue. L’auteur de l’Axiochos a voulu écrire sous forme dramatique une consolation. Il était naturel qu’il se référât au modèle du genre. Le traité de Crantor, aujourd’hui disparu, ne peut être reconstitué qu’approximativement, mais les citations ou les imitations de Plutarque et de Cicéron permettent de constater des analogies de pensées ou même d’expressions entre les deux ouvrages. Peut-être le pseudo-Platon doit-il à son devancier l’idée du double thème qui a pour but de rassurer contre la crainte de la mort : d’une part, l’insensibilité totale du corps après la séparation de l’âme ; de l’autre, les joies de l’immortalité[42]. Sans doute aussi, tous les développements sur les maux de la vie se trouvaient déjà chez Crantor[43]. Il est fort possible également, que les deux légendes d’Agamède et Trophonios et des fils de la prêtresse d’Argos, rapportées dans le même sens par Plutarque et par Cicéron, proviennent de la même source[44]. La manière enfin d’exprimer certaines idées témoigne de la parenté des deux écrits. On s’en convaincra sans peine, par exemple, si on compare les procédés de rédaction dans le développement de la maxime que la mort nous laissera insensibles après la séparation de l’Ame, tout comme elle nous laissait indifférents avant notre naissance :

Axiochos. Crantor

adapté par Plutarque et Cicéron.

Tu te lamentes, comme si tu mourais pour revivre et tu ne songes pas que tu retombes dans une complète insensibilité.

εἰς παντελῆ μεταβαλὼν ἀναισθησίαν καὶ τὴν αὐτὴν τῇ πρὸ τῆς γενέσεως. 'Ως οὗν ἐπὶ τῆς Δράκοντος ἢ Κλεισθένους πολιτείας οὐδὲν περὶ δὲ κακὸν ἦν — ἀρχὴν γὰρ οὐκ ἦς, περὶ ὃν ἂν ἦν — οὕτως οὐδὲ μετὰ τὴν τελευτὴν γενήσται· σὺ γὰρ οὐκ ἔσῃ περὶ ὃν ἔσται (365 d).

Μάταιος οὖν ἡ λύπη, περὶ τοῦ μήτε ὄντος μήτε ἐσομένου περὶ Ἀξίοχον Ἀξίοχον ὀδύρεσθαι, καὶ ὅμοιον ὡς εἰ περὶ τῆς Σκύλλης ἢ τοῦ Κενταύρου[45] τις ὀδύροιτο, τῶν μήτε ὄντων περὶ δὲ μήτε ὕστερον μετὰ τὴν τελευτὴν ἐσομενων (369 c).

εἰς τὴν αὐτὴν οὖν τάξιν οἱ τελευτήσαντες καθίστανται τῇ πρὸ τῆς γενέσεως.
(Consol. ad Appoll. 15, 109 E).

Natura uero sic se habet, ut, quo modo initium nobis rerum omnium ortus noster afferat, sic exitum mors. Ut nihil pertinuit ad nos ante ortum, sic nihil post mortem pertinebit (Tusc. I, 38).

Qui enim satis uiderit, id quod est luce clarius, animo et corpore consumpto totoque animante deleto et facto interitu uniuerso, illud animal quod fuerit, factum esse nihil, is plane perspiciet inter Hippocentaurum qui numquam fuerit, et regem Agamemnonem nihil interesse nec pluris nuncfacere M. Camillum hoc civile bellum, quam ego, illo uiuo, fecerim Romam captam (Tusc. I, 37).

3. — La plupart des critiques ont encore noté des rapprochements incontestables entre certains textes de l’Axiochos et plusieurs fragments des moralistes cyniques du iiie siècle. Ils ont montré, soit par la comparaison du vocabulaire, soit par la construction des thèmes, que l’original ne pouvait être le dialogue[46]. Le passage sur les peines de la vie et particulièrement sur les misères de l’enfance (366 d, e), n’est que la reproduction, parfois textuelle, d’un développement de Cratès, rapporté par Télès[47] ; le tableau de la déchéance causée par la vieillesse (367 b), rappelle étonnamment une description analogue de Bion de Borysthène[48]. Du reste, affirme Diels, le contenu de ces deux ou trois pages du dialogue est d’inspiration bionique, à tel point qu’on peut se demander si le texte où l’auteur se réfère à Bias, ne serait pas une correction malheureuse, et s’il ne faudrait pas lire plutôt Βίων[49]. Quoi qu’il en soit de la conjecture, on voit quelle a pu être l’influence des moralistes cyniques sur notre dialogiste.

Ces différents indices nous interdisent donc d’assigner à l’Axiochos une date plus ancienne que la fin du iiie siècle.


4. — Faut-il encore reculer cette date ? Certains critiques le pensent, et l’un des plus récents, M. Chevalier, croit que le dialogue « se rattache au mouvement d’idées représenté par le néo-pythagorisme, et ne paraît pas être antérieur au début du ier siècle avant J.-Ch.[50] ».

Les raisons que l’on apporte à l’appui de cette thèse méritent, en effet, l’attention.

Le style « est émaillé de termes, d’expressions et de tournures appartenant à la période alexandrine tardive ou à la mode romaine[51] ».

De plus, l’éclectisme de cet écrit paraît être un reflet de cette époque syncrétiste où les diverses écoles essaient de concilier des doctrines disparates. Des rapprochements s’établissent alors principalement entre le platonisme et le stoïcisme, rapprochements tentés chez les stoïciens par Panaetius et Posidonius, à l’Académie par Antiochus[52].

Les arguments préférés du pseudo-Platon, ceux qui convertissent Axiochos à la résignation et même au désir de la mort, étaient fort populaires chez les auteurs de l’époque romaine. Les λόγοι περὶ τῆς ἀθανασίας qui démontrent l’existence d’un principe divin dans l’homme (θεῖον… πνεῦμα, 370 c) par les progrès scientifiques et artistiques, par le pouvoir de scruter les mystères du ciel, étaient lieux-communs aux environs du ier siècle. Brinkmann cite de nombreux écrivains de cette période, qui tous ont abondamment usé de ce thème[53]. On pourra comparer surtout avec l’Axiochos un passage de Philon où se retrouvent jusqu’aux termes du dialogue[54]. Il est également assez notable que Cicéron, qui a largement utilisé ces sortes de λόγοι, en attribue la paternité aux pythagoriciens : « Audiebam Pythagoram, Pythagoreosque, incolas paene nostros, qui essent Italici philosophi quondam nominati, numquam dubitasse quin ex uniuersa mente diuina delibatos animos haberemus. Demonstrabantur mihi praeterea, quae Socrates supremo uitae die de immortalitate animorum disseruisset, is, qui esset omnium sapientissimus oraculo Apollinis iudicatus. Quid multa ? sic mihi persuasi, sic sentio, cum tanta celeritas animorum sit, tanta memoria praeteritorum, futurorumque prudentia, tot artes, tantae scientiae, tot inuenta, non posse eam naturam, quae res eas contineat, esse mortalem…[55]. »

Enfin, le mythe qui termine le dialogue et qui est soi-disant emprunté au mage Gobrias, est, lui aussi, d’inspiration pythagoricienne. Socrate raconte, d’après le mage, les pérégrinations de l’âme après la mort, son jugement par Minos et Rhadamanthe, le sort heureux ou malheureux qui l’attend, suivant qu’elle a été juste ici-bas et initiée aux mystères, ou qu’elle a vécu dans l’impiété. Toutes ces révélations proviennent de tablettes d’airain apportées à Délos par les Hyperboréens. Le narrateur décrit le séjour divin des âmes vertueuses et la région où les criminels expient dans des supplices une existence de crimes.

Sans doute, la plupart de ces traits font songer aux mythes eschatologiques du Gorgias, du Phédon, du Xe livre de la République. Ces derniers reproduisaient également des traditions orphico-pythagoriciennes[56]. On serait donc porté à croire de prime abord que l’auteur de l’Axiochos a simplement imité Platon. Cependant, en se rappelant la vogue de la littérature mystico-symbolique vers la fin de l’ère ancienne, la faveur que rencontra dans presque tous les milieux le pythagorisme renaissant, on ne s’étonnera pas de trouver un récit de ce genre chez un auteur qui se rattache par tant d’autres traits au mouvement philosophique de cette époque. D’autre part, dans le tableau des Enfers, un certain nombre d’éléments semblent bien déceler une période tardive : par exemple, « les sources d’eau pure » (371 c), « les banquets bien ordonnés », sont des images très fréquentes dans les descriptions eschatologiques du ier siècle avant J.-Ch. ; l’expression χῶρος εὐσεβῶν pour désigner le séjour des bienheureux, ne date guère que de l’époque romaine ; la confusion des Érynnies et des Peines, avec attribution à ces dernières des torches brûlantes, instrument de leurs fonctions vengeresses, la légende du tonneau des Danaïdes… paraissent être autant d’indices d’une rédaction récente[57]. Ces différentes indications ne suffiraient pourtant pas, à elles seules, pour baser une certitude. Nous sommes très pauvres en textes anciens concernant les légendes orphico-pythagoriciennes. Il reste possible que des documents aujourd’hui perdus nous permettraient de rétablir la chaîne entre les témoins d’un âge plus jeune et ceux des temps les plus reculés. Nous pouvons, du moins, conclure que le mythe ne contredit pas nos hypothèses précédentes, et même plutôt les confirme.


Conclusion.

Il est donc assez vraisemblable que l’Axiochos fut écrit à cette époque de syncrétisme qui a précédé l’ère chrétienne. L’auteur a mélangé d’une façon peu adroite des développements empruntés à diverses écoles : les conceptions matérialistes des Épicuriens voisinent avec les vues spiritualistes des platoniciens ; quelques théories proviennent, sans doute, également de rhéteurs ou de sophistes anciens : il n’est pas impossible que Prodicos ait inspiré certaines des idées qui lui sont attribuées[58]. On ne peut déterminer avec certitude à quelle école appartenait le dialogiste. Immisch exagère peut-être en affirmant que l’écrit est dirigé contre l’Épicurisme et témoigne d’une polémique entre l’Académie et les philosophes du Jardin[59]. Il est pourtant vrai que les arguments épicuriens et les arguments spiritualistes ne paraissent pas posséder, aux yeux de l’auteur, la même efficacité. Les premiers ne font aucune impression sur l’esprit d’Axiochos qui les traite de radotages, de rabâchages d’école, trop répandus à l’heure actuelle (369 d) ; les seconds, au contraire, d’inspiration platonicienne, rendent aussitôt la confiance et la paix au malade ; ils éveillent en lui le désir des éternelles joies. Nous serions donc porté à penser que l’auteur de l’Axiochos était un académicien du ier siècle avant J.-Ch., plus rhéteur que philosophe, comme le manifeste la prédilection pour les termes

rares, recherchés, et le souci de la littérature, au détriment du naturel et de la vraie psychologie[60]. Il utilisa, sans les renouveler, des thèmes usés et tâcha de développer, sous forme de dialogue, les vieux arguments des consolations. Ainsi se rattache-t-il au fondateur de son école, Platon, et à l’un des principaux scolarques, Crantor. Si cet écrivain appartient à l’Académie, on s’explique mieux enfin que son œuvre ait pu se retrouver dans le corpus platonicum. Les critiques compétents ont dû pourtant de très bonne heure douter de son authenticité, puisque Thrasylle a catalogué sans hésitation cet écrit dans la liste des dialogues apocryphes.

IV

LE TEXTE

Le texte a été établi d’après les manuscrits suivants :

Parisinus 1807 = A.
Laurentianus 80, 17 = L.
Vaticanus graecus 1029 Β = V.
Vindobonensis 21 = Y.
Parisinus 3009 = Z.

Le Vaticanus graecus I(O) n’a que le début du dialogue et s’arrête à la moitié du mot ἀπαντᾶν 364 b.

Tous ces manuscrits ont été collationnés, soit directement (L, V, Z), soit sur des reproductions photographiques (A, O, Y).

Nous avons soigneusement relevé la transcription de Stobée qui a reproduit près de la moitié du dialogue. Ce texte diffère assez de celui de nos manuscrits et semble déceler une autre source. Quelques corrections nous ont été ainsi suggérées par Stobée. Nous n’avons pas osé pourtant prendre d’une façon générale son texte comme base, car il donne l’impression d’avoir été parfois arrangé. C’est donc plutôt à titre de corrections anciennes assez heureuses qu’il faut comprendre les leçons adoptées par nous, et non à titre d’une tradition manuscrite.

  1. Cf. Buresch, Consolationum a Graecis Romanisque scriptarum historia critica, in Stud. zur Classischen Philologie, Leipzig, 1886, p. 4.
  2. Cicéron, Tusculanes III, 34, 81.
  3. Lucien, De Luctu, XX.
  4. Iliade, XXIV, 720 et suiv.
  5. Cf. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, II, 76 B, 5a et 6.
  6. Cicéron, Tusculanes, I, 116.
  7. On trouve des fragments du dialogue aristotélicien Εὔδημος ἢ περὶ ψυχῆς dans l’édition de Berlin, fg. 32. Aristote écrivit probablement cet ouvrage en l’honneur d’Eudème, son ami, tué à Syracuse en 354.
  8. Cf. surtout Plutarque, Consolat. ad Appollon. et Cicéron, Tusculanes. — Parmi les auteurs de consolations, on peut citer entre autres, Xénocrate qui écrivit un περὶ θανάτου (Diog. IV, 12) ; chez les Cyniques, Antisthène (Diog. VI, 17), Diogène (Cicéron, epist. 60, 5), Cratès ; chez les Cyrénaïques, Hégésias, surnommé πεισιθάνατος (Diog. II, 94 sq. ; Cicéron, Tuscul. I, 84) ; dans l’école d’Aristote, Théophraste, avec Καλλισθένης ἢ περὶ πένθους (Diog. V, 44 ; Cicéron, Tuscul. III, 10, 21) ; chez les Stoïciens, Chrysippe, avec un περὶ παθῶν ; chez les Épicuriens, Épicure, Métrodore (Sénèque, epist. 98, 9).
  9. Apologie, 40 c. Traduct. M. Croiset (collect. Guill. Budé).
  10. Cf. Diels, Die Fragm. der Vorsokr. II, 80 B, frg. 49, 51, 54.
  11. Tusculanes I, 83, 84.
  12. Tusculanes I, 39, 93.
  13. Lettre à Ménécée, 124, 125, 126.
  14. Cicéron, Tusculanes I, 82.
  15. Phédon 115 c-116 a.
  16. Voir les fragments d’Eudème, dans l’édition de Berlin, V, fg. 33, 36.
  17. Pohlenz, à l’aide de ces imitations anciennes, a essayé de reconstituer la suite des idées dans le traité de Crantor, Cf. De Ciceronis Tusculanis disputationibus, Göttinger, Preisverteilungsprogr. 1909.
  18. Diog. L. IV, 27 : θαυμάζεται δὲ αὐτοῦ βιβλίον μάλιστα τὸ περὶ πένθους.
  19. Acad. II, XLIV, 135.
  20. Tuscul. III, 34, 81.
  21. Tuscul. III, 31, 76.
  22. Diog. L. III, 57.
  23. P. Couvreur, Revue Critique XLI, p. 76.
  24. Cf. J. Chevalier, Étude Critique du dialogue pseudo-platonicien l’Axiochos sur la Mort et sur l’immortalité de l’âme, Paris, Alcan, 1915, p. 15-24.
  25. Diog. L. II, 61.
  26. « Les anciens, écrit M. Chevalier, op. cit., p. 25, tenaient les dialogues d’Eschine pour les plus parfaits modèles de la prose attique : ils en vantent l’esprit, l’ironie légère et l’élégante simplicité du style, toutes qualités visibles dans les fragments qui nous en sont parvenus, mais totalement absentes de l’Axiochos ». — Cf. Diog. L. II, 60, 61.
  27. Le mot ἀλεκτρυονοτρόφοι, qui se trouvait d’après Pollux (Onom. VII, 135) dans l’Axiochos d’Eschine, est absent de notre dialogue de même, tout un développement contre Alcibiade (Athénée V, 62, 220 c).
  28. Philologische Studien zu Plato. Erstes Heft, Axiochus, Leipzig, 1896.
  29. Op. cit., p. 29 et suiv.
  30. Par exemple, 364 b πρὸς σοῦ, au sens de « à ton sujet » ; 365 b ἔχειν περὶ et l’accusatif signifiant « convenir à ». — Notons aussi la périphrase d’époque tardive οἱ περὶ Θηραμένην 368 d ; τοὺς περὶ Ἡρακλέα 371 e pour Θηραμένης, Ἡρακλῆς.
  31. Op. cit., p. 44-63.
  32. Cf. Aristote, Ath. Pol. 43. L’assertion contraire de P. Girard et de G. Fougères dans le Dictionnaire Daremberg et Saglio, art.  Éducation et Pédotribe, II, 1, p. 471 et IV, 1, p. 277, repose sur l’unique témoignage de l’Axiochos.
  33. Cf. Clem. d’Alex., Strom. I, 16, 79, St. II, p. 51 : Ἀπολλόδωρος δὲ ὁ Κυμαῖος πρῶτος τοῦ γραμματικοῦ ἀντὶ τοῦ κριτικοῦ εἰσηγήσατο τοὔνομα καὶ γραμματικὸς προσηγορεύθη, ἔνιοι δὲ Ἐρατοσθένη τὸν Κυρηναῖόν φασιν, ἐπειδὴ ἐξέδωκεν οὗτος βιβλία δύο « γραμματικὰ » ἐπιγράψας. Apollodore est du iiie s. Cf. Gudeman in Pauly-Wissowa, 11, 2, col. 1912-1915.
  34. Dictionnaire Daremberg et Saglio, Art. Éphébie, II, 1, p. 624.
  35. P. Girard dit aussi que « l’expression έγγράφεσθαι εις τους έφηβους qu’emploient parfois les auteurs du ive s. est un simple abus de langage ». Mais en fait d’auteurs du ive siècle, il ne cite que l’Axiochos, et cela parce qu’il suppose la date ancienne du dialogue.
  36. Areopag. 37-56.
  37. E. Caillemer, dans le Dictionnaire Daremberg et Saglio, art.  Aréopage, I, 1, p. 404. Voir aussi Thalheim, dans Pauly-Wissowa, Real Encycl. der Class. Alt. 21 col. 628 et suiv.
  38. Pyrrh. Hypotyp. III, 229 ; Adv. Math. I, 285.
  39. Op. cit., p. 28.
  40. Pyrrh. Hypotyp. III, 229. — Cf. Tertullien, De Anima, c. 42 ; Lactance, III, 17 ; Cicéron, De Fin. 2, 31 ; Aulu-Gelle, II, 8.
  41. Axiochos 365 e-366 b. — Sur la théorie épicurienne, voir Diog. L. X, 63.
  42. Cf. Buresch, op. cit., p. 54.
  43. Cf. Plutarque, Consol. ad Appoll. 27, 115 B qui attribue à Crantor un développement de ce genre. Voir aussi Cicéron Tusculanes I, 34, 83.
  44. Cf. Axiochos 367 c. Plutarque, Consol. ad Appoll. 108 EF, 109 A ; Cicéron, Tusc. I, 47, 113, 144. Voir Freddersen, Ueber den pseudo-platonischen Dialog Axiochus, Programm v. Cuxhaven, 1895, p. 17.
  45. L’exemple de Scylla, des Centaures, pour désigner des chimères ne se trouve pas dans les œuvres pré-aristotéliciennes. Dans la littérature ancienne, l’exemple typique est τραγέλαφος. Cf. Prantl, Gesch. der Logik, I, p. 651 ; Brinkmann, Beitrage zur Kritik und Erklarung des Dialogs Axiochos, in Rheinisches Museum für Philologie, t. LI, 1896, p. 441-455.
  46. Feddersen, op. cit., p. 16 et suiv. ; Chevalier, op. cit., p. 82.
  47. Hense, Teletes reliquiae, 38, 4.
  48. Hense, p. 10, 14.
  49. Die Fragm. der Vorsok.4 II, p. 276, note 6.
  50. Op. cit., p. 115.
  51. Chevalier, op. cit., p. 107.
  52. Sur Posidonius, voir F. Cumont, After Life in Roman paganism, New Haven, 1922, p. 27-31. — É. Bréhier, Hist. de la Philos., t. 1, fasc. 11, Paris, Alcan, 1927, p. 394 et suiv., p. 41 et suiv. — Pour ce qui concerne la renaissance du pythagorisme au ier siècle avant J.-Ch. et l’importance de ce mouvement, on lira avec profit le beau livre de M. J. Carcopino, La Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris, 1926.
  53. Op. cit., p. 449. — Cicéron, Tuscul. I, 12 et suiv. ; De Senectute, 21, 78 ; de Nat. deorum, II, 6, 18 ; Quintilien I, 1, 1 ; Eusèbe, Praep. euang. XI, 28 et suiv. — Voir le même argument chez Posidonius d’après Cumont, l. c.
  54. Philon, Quod det. potiori insid., Cohn, I, 278, 87 et suiv. Cf. Axiochos, 370 b, c.
  55. De Senectute, 21, 78.
  56. A. Döring, Die eschatologischen Mythen Platons, in Arch. f. Gesch. der Philos., VI, 1893, p. 475 et suiv.
  57. M. Chevalier a longuement critiqué chacun de ces traits. Nous ne pouvons que renvoyer à son ouvrage, spécialement p. 92-100.
  58. Les critiques sont très partagés sur la question de savoir si Prodicos est une des sources du dialogue. Zeller, Buresch, Immisch, Döring (Gr. Phil. I, 330 et suiv.), Th. Gomperz (Les Penseurs de la Grèce, t. II, p. 452, note 3) croient à des réminiscences de Prodicos, au moins pour ce qui concerne les peines de la vie. — Feddersen, Brinkmann, v. Wilamowitz (Gött. Gel. Anz., 1896, p. 977 et suiv.), Rohde (Psyche7 et 8 II, p. 247, note 1) pensent que l’auteur de l’Axiochos se réfère à des sources plus tardives. Diels met le passage de l’Axiochos parmi les fragments douteux de Prodicos (Die Fragm. der Vorsok. II, 77 B, 9). Il n’est pourtant pas impossible que nous ayons, dans le texte de l’Axiochos, un résidu de l’enseignement de Prodicos, mais d’un enseignement adapté par l’auteur du dialogue. Nestle dans la dernière édition de Zeller (Erster Theil, Zweste Hälfte, p. 1392, note 5), fait remarquer que les mots τίνα τὴν τοῦ βίου ὁδόν ἐνστήσονται (367 a) sont comme un écho d’Héraclès (Mémor. II, 1, 21) : εἴτε τὴν δι’ ἀρετῆς ὁδὸν τρέψονται ἐπὶ τὸν βίον εἴτε τὴν διὰ κακίας.
  59. Op. cit., p. 25 et suiv.
  60. De la part d’un mourant, cet appel aux rhéteurs que l’on trouve à la page 370 e, est-il bien naturel ? Ne décèle-t-il pas l’exercice d’école ?