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Histoire Universelle de Diodore de Sicile, Tome quatrième, Livre XIV
traduite en français par monsieur l’abbé Terrasson de l’Académie française

1741

SOMMAIRE DÉTAILLÉ

TABLE


DES SOMMAIRES


OU DES ARTICLES


CONTENUS EN CE VOLUME.



LIVRE QUATORZIÈME.


III. Denys fait fortifier le quartier de Syracuse appelé l'île, et n'y laisse loger autour de lui que ceux dont il est sûr. Le siège que l'on forme autour de son île ne laisse pas de l'alarmer, jusqu'au point qu'il assemble un conseil pour délibérer sur la manière la plus honnête dont il pourra se démettre de son autorité ; ses parents, ses amis et entre autres l'historien Philistus l'en dissuadent. Ainsi il trompe ceux qui l'assiégeaient en leur promettant sa retraite : et cependant il fait venir des secours par le moyen desquels il se maintient dans son usurpation. Il est même appuyé dans la suite par Lysandre homme injuste et féroce, et qui le premier donna lieu par différentes concussions à l'entrée de l'or et de l'argent dans Sparte. Mort malheureuse d'Alcibiade par les ordres secrets de Pharnabase.

IV. Le Lacédémonien Cléarque envoyé à ceux de Byzance attaqués par les Thraces, exerce tant d'injustices et de cruautés à l'égard des Byzantins alliés de Lacédémone, qu'il est désavoué, dépossédé et même battu par les

XI. Le Gouvernement des Trente commence à s'ébranler dans Athènes, et ils viennent s'établir dans le Pirée. Ils font des tentatives pour gagner Thrasybule ancien ami et compagnon de Théramène. Thrasybule refuse leurs propositions avec hauteur et leur fait même la guerre pour la liberté de sa patrie. Les Trente font exclus et le peuple remet leur pouvoir à des hommes qui deviennent aussi méchant qu'eux. Lysandre dont la mort paraît n'avoir été énoncée ci-dessus que d'avance (art. 4) les favorise. Mais le roi Pausanias qui n'aimait pas Lysandre à cause de la haine qu'il attirait à Lacédémone, contribue lui-mê me à remettre Athènes en liberté.


XII. Conclusion de la guerre de Sparte contre l'Élide (art. 6). Troubles de Cyrène en Afrique, où les bannis de cette ville se servent des Messéniens chassés du Péloponnèse par les Spartiates. Les satrapes de l'Asie qui avaient suivi Cyrus emploient différents moyens pour apaiser le Roi. Tamus satrape de l'Ionie juge plus à propos de se réfugier auprès du second Psammitichus roi d'Égypte qui le fait égorger avec ses enfants, et se saisit des trésors qu'il apportait. Les Lacédémoniens nomment Thymbron pour défendre les villes asiatiques de leur alliance, contre Pharnabase et Tissapherne. Ceux des troupes grecques qui accoutumés à la vie militaire ne voulaient pas retourner dans leur patrie, se mettent au nombre de cinq mille sous la conduite de Xénophon. Il les mène contre les Thraces qui pillaient les vaisseaux échoués sur leurs rivages. Mais ces mêmes Grecs se donnent ensuite au Lacédémonien Thymbron. Accidents et meurtres dans la famille royale de Macédoine. Les Athéniens après avoir condamné Socrate à la mort, font mourir ses accusateurs.


XIII. Les Spartiates nomment Dercyllidas pour commander en Asie à la place de Thymbron dont on se plaignait. Il arrête pour toujours les courses des Thraces par un mur qu'il fait bâtir d'une mer à l'autre dans la Chersonèse. Pharnabase conseille au roi de Perse de donner le commandement de la flotte à l'Athénien Conon résident alors auprès d'Evagoras roi de Chypre. Conon accepte cette fonction dans l'espérance de faire reprendre à sa patrie l'empire de la mer sur les Lacédémoniens. Les habitants de Rhegium ennemi du tyran de Syracuse excitent contre lui dans Messine une émotion qui s'apaise bientôt de forte que Denys revient à son ancien projet contre les Carthaginois. Il rétablit dans sa capitale une manufacture d'armes selon les usages de toutes les nations chez lesquelles il comptait de faire lever des soldats. Il fait construire des vaisseaux avec le même soin et il établit dans Syracuse pour ce dessein une manufacture aussi curieuse que celle qu'on a vue à l'égard des fortifications de l’Epipole, ( art. 7). Pour s'attirer de plus la bienveillance des villes d'Italie, à la place de sa première femme qui avait péri dans la révolte de ses cavaliers, il demande une fille à ceux de Rhegium qui refusent cette alliance et ensuite à ceux de Locres qui lui envoient une de leurs jeunes citoyennes. Il l'épouse conjointement avec une fille de Syracuse même. Les noces se célèbrent magnifiquement et avec de grandes générosités de sa part.


XIV. Les Citoyens de Syracuse se prêtent d'eux-mêmes au dessein d'attaquer les Carthaginois et ils commencent par piller les vaisseaux que ceux-ci avaient actuellement dans le port de Syracuse, sur la confiance de la paix où l'on était alors avec eux. Ils vont delà exercer toutes fortes de vexations et de cruautés dans les villes que Carthage possédait dans la Sicile. L'Auteur prétend que cet exemple rendit dans la suite les Carthaginois plus humains dans la victoire qu'ils ne l'avaient été jusqu'alors, par la crainte du retour et de la vengeance. Denys forme le siège de Motye ville carthaginoise de la Sicile, ou plutôt d'une petite île très voisine du continent de la grande et y laisse Leptine son lieutenant. Il part delà pour aller ravager le territoire de trois autres et assiéger Egeste et Entelle. Cependant Imilcon général des Carthaginois envoie d'abord un lieutenant dans le port de Syracuse même où celui-ci démonte et met hors d'usage tous les vaisseaux qu'il y trouve après quoi il se retire. Denys de son côté retourne à Motye pour en presser le siège. Imilcon qui y arrive bientôt après, détruit à son tour ou par le fer ou par les flammes tous les vaisseaux de charge qui bordaient le port de terre ferme où Denys avait son camp. Après cette expédition Imilcon repoussé revient en Afrique. Description circonstanciée du siège et de la prise de Motye par Denys.


XV. Descente des Carthaginois en Sicile avec une flotte de six cents vaisseaux, qui se rendent à Messine. Imilcon s'empare de cette ville que son seul abord avait fait abandonner. Il la fait raser de fond en comble. Un grand nombre de Siciliens des environs se détache de Denys et prend le parti des Carthaginois. Denys pour les remplacer affranchit tous les esclaves de Syracuse. Il se donne un combat naval où la flotte Carthaginoise commandée par Magon demeure pleinement victorieuse de la flotte de Denys que commandait Leptine son lieutenant; il y perdit cent vaisseaux et vingt mille hommes. Denys pour aller au secours de Syracuse néglige tous les conseils et même toutes les occasions qui l'invitaient à combattre Imilcon.


XVI. Imilcon fait entrer en effet plus de deux cents vaisseaux dans le port de cette ville; il s'en approche lui-même avec une armée de trois cent mille hommes. Cependant toutes ces fortes s'anéantissent d'elles-mêmes par des terreurs paniques, et ensuite par des maladies qui se mettent dans son armée, et dont on attribue la cause à des profanations de temples dont le général s'était rendu coupable. D'un autre côté Polyxène beau-frère de Denys lui amena un secours considérable du Péloponnèse. C'est pourtant à cette occasion même que les Syracusains songent à secouer le joug de la tyrannie, animés surtout par le discours d'un citoyen nommé Théodore.

XVII. Harangue de Théodore qui demeure inutile par les avis des Spartiates qui se trouvent dans l'assemblée.


XVIII. Description plus particulière de la peste qui désola les Carthaginois devant Syracuse et qui fut suivie de l'incendie de leurs vaisseaux. Imilcon retourne à Carthage, attribuant lui-même ses malheurs à ses sacrilèges. Les peuples d'Afrique se révoltent contre la capitale. On tâche d'apaiser les dieux par des institutions de prêtres et de sacrifices.

XIX. Les Messéniens après la destruction de Messine se rétablissent dans une province de la Sicile nommée Abacène. Les Lacédémoniens commandés par leur roi Agésilas font la guerre aux villes de l'Asie qui appartenaient au roi de Perse . Il gagne une bataille contre Tissapherne que le Roi fait mourir. Guerre des Lacédémoniens en faveur des Phocéens contre les Béotiens. Les Athéniens donnent du secours à ceux-ci. Lysandre est tué dans un combat, Pausanias fait la paix avec les Béotiens.

XX. L' Athénien Conon va trouver le roi de Perse qui lui promet tout l'argent nécessaire pour attaquer les Lacé démoniens par mer. Les Athéniens, les Béotiens, les Argiens et les Corinthiens font entre eux une alliance dont l'assemblée générale doit se tenir à Corinthe : le but principal de cette union est de résister aux Spartiates qui se faisaient haïr dans la Grèce. Agésilas revient de l'Asie par le même chemin qu'avait tenu autrefois Xerxès et défait les Thraces qui prétendaient l'arrêter dans son passage.


XXI. La flotte de Perse poursuit celle de Sparte commandée par Périandre qui perd une bataille et est tué. Agésilas attaquant les Béotiens a l'avantage sur l'aile qui lui est opposée ; mais il est blessé ; celle qu'il ne commandait pas lui-même est battue et les Spartiates perdent l'empire de la mer qui leur est enlevé par Conon vainqueur. Ce dernier fait relever les murailles du Pirée et celles mêmes d'Athènes. Cependant le Perse Teribase rend Conon suspect au Roi et le lui envoie prisonnier. Depuis ce fâcheux événement l'histoire ne parle plus de ce fameux Athénien. Les Lacédémoniens favorisent une sédition élevée à Corinthe, de sorte qu'ils font présider les exilés mêmes de cette ville à des Jeux qui s'y célèbrent. Origine de la guerre Corinthiaque qui dura huit ans mais qui ne s'étendit pas au-delà de l'Isthme.


XXII. Les habitants de Rhegium déclarent la guerre à Denys et s'aident contre lui des mécontents de la Sicile. Denys souffre beaucoup devant Tauromène dont le siège durait encore en plein hiver et qu'il est obligé d'abandonner. Magon envoyé par les Carthaginois pour rétablir leurs affaires dans la Sicile est battu par Denys qui mène sa flotte devant Rhegium. L'Athénien Iphicrate défend Corinthe contre les bannis de cette ville et ensuite contre les Lacédémoniens qui l'attaquaient. Les Argiens s'en rendent maîtres pour quelque temps Alors Iphicrate voulait s'en emparer à son tour pour la soumettre aux Athéniens : mais le peuple n'y ayant pas consenti, Iphicrate renonce au commandement et on lui donne Chabrias pour successeur.

XXIII. Les Romains prennent la ville de Véies dans la XIe année du siège. Le Dictateur M. Furius a l'honneur du triomphe, les Romains envoient un vase d'or au temple de Delphes. Cette offrande est enlevée par les corsaires de Lipare. Timothée leur chef rend les prisonniers et le dépôt et le fait conduire lui-même à Delphes.


XXIV. L'Athénien Thrasybule tue de sa propre main dans un combat le Spartiate Thérimaque, qui avait attiré à son parti quelques villes de Lesbos. En Sicile Denys s'associe à Agyris devenu Tyran d'Agyre : ils réunissent leurs forces contre le Carthaginois Magon qui s'en revient en Afrique. Les Lacédémoniens rappellent avec le secours d'une flotte l'île de Rhodes à leur alliance. D'un autre côté Agésilas fait un ravage considérable dans le pays d'Argos. Le roi de Perse songe à diminuer le pouvoir d'Evagoras dans l'île de Chypre, qui était un poste favorable pour défendre les villes maritimes de son empire. Les Spartiates nomment Thymbron pour l'opposer à Stroutas général d’Artaxerxès. Stroutas lui-même le tue dans une rencontre. L'Athénien Thrasybule est tué aussi en Asie par les citoyens d'Aspende dont il avait tiré des contributions ; parce que ses soldats n'avaient pas laissé de piller ensuite leur territoire.


XXV. Denys forme le dessein de se mettre en possession de Rhegium en Italie, sur le bord opposé à la Sicile. Il est repoussé à cette première attaque. Il fait alliance avec les Lucaniens, Italiens naturels et ennemis des villes grecques d'Italie, qui sont toutes obligées de venir au secours de celle qui serait menacée, Les Thuriens ont l'imprudence d'attaquer sans ce secours les Lucaniens chez eux-mêmes. Ceux-ci les poursuivirent jusqu'à les réduire à se jeter dans la mer parce qu'ils croyaient apercevoir les vaisseaux des Rheginois qui les recevraient : mais c'étaient ceux de Denys même. Cependant Leptine qui les commandait les reçut et fit leur paix avec les Lucaniens. Cette bonne action lui fait ôter le commandement de la flotte par le Tyran qui le donne à fin autre frère Théaride.

XXVI. Denys confie aux Messinois un nombre considérable de prisonniers de Rhegium qu'avait faits son frère. Il va assiéger Caulon en Italie. La ville de Crotone choisit Héloris pour son commandement. Il est vaincu par Denys qui le tue. Les troupes défaites se voyant enfermées dans un lieu où elles manquaient d'eau se rendent à discrétion et Denys use cette fois généreusement de la victoire : mais il poursuit sa vengeance contre les Rheginois qui lui avaient fait l'affront de lui refuser une de leurs citoyennes qu'il demandait en mariage, art. 13. Sans alléguer ce motif il cherche de mauvais prétextes pour les assiéger. Les Rheginois nomment enfin leur citoyen Phyton pour les commander. Digression sur la folie de Denys qui envoie des vers de sa composition aux jeux Olympiques où ils sont sifflés. L'orateur Lysias y déclame contre sa tyrannie, et le vaisseau qui portait ses députés fait naufrage à son retour.


XXVII. Les Spartiates abattus par bien des pertes font un traité par lequel ils consentent que les villes grecques de l'Asie demeurent au roi de Perse et que toutes celles de la Grèce même se gouvernent par leurs propres lois. On les blâma beaucoup d'avoir ainsi abandonné les premières. Cependant le Roi délivré d'eux ne pensa plus qu'à abattre la puissance où l'ambition du roi de Chypre Evagoras. Denys afflige la ville de Rhegium en forme, il la réduit à une famine déplorable, et après l'avoir prise il traite le commandant Phyton avec la dernière cruauté.


XXVIII. Article sur l'Italie le plus long que l'auteur lui ait donné dans tout ce qui nous relie de son Histoire. Des ambassadeurs envoyés de Rome aux Gaulois qui attaquaient déjà les Clunisiens, se joignent à ceux-ci pour les défendre, au lieu de se contenter de leur fonction d'ambassadeurs. Le sénat romain les condamne et le peuple les absout. Les Gaulois s'avancent vers Rome, et gagnent d'abord une bataille sanglante pour les Romains. Les simples citoyens se réfugient avec de grands risques dans Véies qu'ils avaient détruite, et où ils tâchent de se fermer. Mais les principaux et surtout ceux qui avaient quelque autorité dans la République, prennent la résolution de se retirer dans le Capitole avec toutes les richesses de la ville et de s'y fortifier. Les ennemis entrent dans Rome abandonnée. Les réfugiés à Véies profitent de l'absence des Toscans qui s'étaient répandus dans les campagnes des Romains et qui y faisaient un grand ravage pour se saisir d’un amas prodigieux d’armes qu’ils trouvèrent dans le camp des coureurs. Cominius Pontius a le courage de grimper en pleine nuit jusqu’au haut du Capitole par le dehors pour y porter cette nouvelle et annoncer les préparatifs que l’on faisait pour leur délivrance. Quelques Gaulois qui l’avaient aperçu voulurent suivre cette exemple en pleine nuit mais les oies sacrées les décelèrent par leurs cris. Plusieurs des assiégeants déjà arrivez à la hauteur du mur furent culbutés dans cette surprise et l’armée assiégeante consentit de se retirer pour un mille pesant d’or. Les Volsques qui attaquèrent les Romains dans ces circonstances donnèrent lieu de créer un dictateur, qui fut M Furius Camillus. Celui-ci ayant joint les Gaulois devant une colonie romaine qu’ils assiégeaient, reprit sur eux tout l’or que Rome leur avait donne pour sa délivrance.

TEXTE

LIVRE QUATORZIÈME


TOus les hommes souffrent impatiemment le mal que l’on dit d’eux : et ceux mêmes dont la méchanceté est connue et qui paroissent ne prendre aucun soin de la cacher se fachent dès qu’on la leur reproche, et entreprennent de se justifier. C’est ce qui doit détourner de toute mauvaise action les hommes en général, et particuliérement ceux qui gouvernent, ou que la fortune a élevez à des places éminentes. Car comme ils sont exposez à la vue de tout le monde, il leur est impossible de cacher leurs vices ou leurs défauts ; et aucun homme qui dans un grand poste fera des fautes considérables, ne doit espérer ni de les dérober à la connoissance du Public, ni d’en éviter longtems le reproche. Quand même on les dissimuleroit pendant sa vie, il doit attendre que la vérité prenant le dessus, les mettra dans leur plus grand jour après sa mort. Il est malheureux pour les méchans de laisser à la postérité un souvenir immortel de leurs crimes ; et quand il serait vrai, comme quelques Philosophes l’ont enseigné, qu’il ne reste rien de l’homme après sa mort, les coupables paroissent encore plus à plaindre de ne subsister que dans une mémoire odieuse. Le Livre dans lequel nous entrons nous fournira en détail un grand nombre d’exemples de cette espéce d’infortune. Dans Athènes les trente Tyrans qui devenus maîtres de la République, l’avoient jetée par leur ambition dans les plus grandes calamitez, furent bientôt dépouillez de leur puissance, et n’emportèrent que la honte de l’abus qu’ils en avoient fait. Les Lacédémoniens de leur côté qui sembloient s’être assuré l’Empire de toute la Gréce, le perdirent absolument par les injustices qu’ils exercérent à l’égard de leurs Alliez. En effet, comme le pouvoir des Princes s’établit par la prudence et par la justice, il est aussi bientôt détruit par les vexations qu’on fait souffrir aux sujets et par la haine qu’elles excitent dans leur ame. Ce fut à peu près ainsi que Denys Tyran de Syracuse, quoique le plus heureux des hommes connus sous ce titre, fut exposé pendant toute sa vie à des conjurations secretes, qui l’obligérent de porter toujours une cuirasse de fer sous sa robe ; et qu’étant mort enfin, il a fourni un des plus grands exemples d’un nom chargé de malédictions éternelles : nous en parlerons dans le temps convenable. Maintenant nous reprendrons le fil de notre Histoire, en avertissant seulement que les Livres précédens[1], comprennent l’espace des sept cens soixante et dix-neuf ans écoulez depuis la prise de Troye, jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnése, et de la supériorité des Athéniens sur la Gréce. Nous commencerons ici par la domination des trente Tyrans qui a suivi immédiatement cette époque : et notre Histoire comprendra dans ce Livre le cours de dix-huit années qui vont s’écouler jusqu’à la prise de Rome par les Gaulois.

II. Olymp. 94. an I. 404 ans avant l’Ère Chrétienne. an de Rome 349.

Ce fut l’an 780 depuis la prise de Troye que la ville d’Athénes tomba dans une espéce d’Anarchie[2]. Les Romains avoient créé pour cette année quatre tribuns militaires. C. Furius, C. Servilius, C. Valerius et Numerius Fabius. On célébroit alors la 94e Olympiade dans laquelle Corcynas[3] de Larisse fut vainqueur à la course. Les Athéniens avoient été obligez de faire avec les Spartiates un traité suivant lequel ceux-là devoient abattre leurs murailles, et pouvoient se gouverner du reste selon leur ancienne coutume. Ils executérent le premier article, mais il y eut de la dispute entr’eux sur la forme de leur gouvernement. Ceux qui souhaitoient d’établir l’Oligarchie soutenoient que dans la premiere institution de la République, c’étoit un petit nombre d’hommes qui exerçoient le pouvoir Souverain. La multitude au contraire qui vouloit entretenir la Démocratie, s’appuyoit du même exemple de l’ancien temps, et prétendoit que le peuple avoit toujours eu la Souveraine autorité. Cette dispute ayant duré quelques jours, ceux qui demandoient l’Oligarchie envoyérent des Députez à Lysander Général de Lacédémone, dans l’espérance très-bien fondée, qu’il prendroit leur parti à cet égard. Car d’abord après la paix du Péloponnése, les Lacédémoniens avoient envoyé ce Général en différentes villes pour y régler toutes choses : et il avoit établi par tout le gouvernement Aristocratique.

Ces Députez firent voile vers Samos où ils avoient appris que Lysander[4] résidoit actuellement dans la Ville qu’il venoit de prendre. Il acquiesça volontiers à leur demande : après quoi laissant Thorax de Sparte Gouverneur dans cette Isle, il vint avec cent vaisseaux dans le Pyrée. Là faisant assembler le peuple, il conseilla aux Athéniens de choisir trente hommes qui régleroient toutes choses dans la Ville. Theramene s’opposa à son avis, et fit la lecture du dernier traité par lequel il leur étoit permis de se gouverner selon l’ancienne coutume ; après quoi il ajouta qu’il étoit injuste de leur enlever la liberté contre la foi des sermens. Lysander répondit que les Atheniens les avoient violez eux-mêmes, en ce qu’ils n’avoient abatu leurs murailles qu’après le tems marqué ; surquoi il fit de grandes menaces à Theramene, et lui dit qu’il lui en couteroit la vie s’il continuoit de s’opposer aux intentions des Lacédémoniens. Theramene et tout le peuple effrayé par ce discours, donnérent leur suffrage pour abolir la Démocratie. Ainsi l’on nomma pour gouverner la République trente hommes administrateurs de nom et vrais tyrans en effet. Le Peuple qui connaissoit la sagesse et la droiture de Theramene, et qui espéroit que sa présence et ses conseils pourroient redresser les mauvaises intentions de ses associez, le mit au nombre des trente administrateurs. Leur fonction devoit être de former un Sénat, de choisir tous les autres Magistrats et de publier les nouvelles loix selon lesquelles ils devoient gouverner eux-mêmes. Ils différérent sous divers prétextes la promulgation des loix ; et cependant ils composérent le nouveau Sénat et remplirent toutes les autres magistratures, de leurs amis ou de gens qui leur étoient affidez ; de sorte que ces hommes qui portoient le nom de Sénateurs, ou de Magistrats, n’étoient en effet que les ministres ou les émissaires des Trente. Ils commencérent pourtant par la punition de quelques coupables qu’ils condamnérent à la mort, et jusques-là leur conduite étoit approuvée des sages ; mais ayant dessein de passer dans la suite à des injustices et à des violences, ils envoyérent demander une espéce de garnison ou de garde aux Lacédémoniens, comme voulant établir à Athénes un gouvernement qui leur fut convenable et utile : car ils sentoient bien qu’ils ne pouvoient pas en venir aux excès qu’ils méditoient sans le secours d’armes étrangéres ; et que toute la Ville se souleveroit contre eux pour maintenir la sûreté publique. Les Lacédémoniens leur envoyérent le secours qu’ils avoient demandé, et lui donnérent pour chef Callibie. À son arrivée les Trente le comblérent de caresses et de présens : aussitôt ils commencérent à rechercher les Riches d’Athénes, sous prétexte que ceux-ci vouloient innover ; et après leur avoir fait perdre la vie, ils confisquérent leurs biens. Comme Theramene[5] s’opposoit vivement aux violences de ses Confreres, et les menaçoit même de se joindre contre eux à tous les amateurs de la Patrie ; les Trente firent assembler le Sénat. Critias, qui en étoit le Chef, reprocha au long à Theramene de trahir un corps dont il avoit accepté volontairement d’être membre. Theramene parlant à son tour, fit sur chaque article son apologie avec tant de justesse et de force, que tout le Sénat fut pour lui. Critias qui eut peur qu’un tel homme ne parvint bientôt à faire abolir l’Oligarchie, le fit environner par ses Spadassins ayant tous à la main l’épée nuë. Aussi-tôt Theramene courut à l’Autel placé dans la chambre du Sénat ; en leur disant qu’il ne craignoit pas la mort, mais qu’il vouloit seulement attirer la colére et la vengeance des Dieux sur ceux qui auroient l’impiété de violer son azyle. Cependant arraché delà avec violence il soutint courageusement cette insulte ; car élevé comme il l’étoit, dans l’école de Socrate, il y avoit puisé une très-grande Philosophie. Le peuple témoin de son infortune n’osoit pourtant le secourir, par la crainte qu’on avoit des gens armez qui l’environnoient. Socrate seul avec deux de ses domestiques entreprit de le défendre ; mais Theramene les pria de n’en rien faire. Il leur dit qu’il leur sçavoit bon gré de leur zéle et de leur courage ; mais que sa destinée deviendroit encore plus cruelle pour lui, s’il avoit donné lieu à la perte de si braves gens. Ainsi Socrate et ses deux hommes voyant que personne ne se joignoit à eux, et que la colere des Tyrans s’enflammoit encore par leur résistance, abandonnérent leur attaque et se tinrent en repos.

Cependant les Satellites ayant arraché Theramene du pié de l’autel sur l’ordre qu’ils en reçurent, le conduisirent à travers la place publique au lieu où ils alloient lui donner la mort. Tous les spectateurs retenus par la crainte des gens armez se contentérent de le plaindre, et de juger par la destinée d’un homme que sa vertu rendoit si respectable, de la servitude cruelle où alloient tomber des gens confondus comme eux dans la foule. En effet, après la mort de Theramene, les Trente prenant les riches les uns après les autres, portoient contre eux de fausses accusations, sur lesquelles ils les faisoient punir de mort, et confisquoient leurs biens. De ce nombre fut Niceratus fils de Nicias[6] ce fameux Général Athénien qu’on avoit envoyé à Syracuse. Niceratus étoit l’homme du monde le plus équitable et le plus humain, et d’ailleurs le citoyen d’Athénes le plus illustre et le plus riche. Ainsi sa mort mit en deuil toutes les maisons de la Ville et le souvenir de ses vertus devint une source de larmes. Les Tyrans ne bornérent pas là leur Barbarie ; et comme s’ils avaient voulu la porter jusqu’à la démence, ils égorgérent soixante des plus riches Étrangers qui se trouvoient alors dans Athènes, pour s’emparer de leurs Trésors : de sorte que chaque jour étant marqué par de nouveaux meurtres, tous ceux qui se voyoient du bien prirent le parti de la fuite. Les Tyrans égorgérent peu de temps après Autolycus homme hardi en paroles, et firent subir le même sort à tous ceux qui leur paraissoient les plus agréables à la multitude ; de sorte la crainte seule fit sortir de la Ville que de la moitié de ses habitants.

Les Lacédémoniens voyant cette République ainsi abbatue et ne souhaitant pas qu’elle put jamais se relever, se réjouissoient de son infortune, et rendoient leur contentement assez manifeste : car ils publiérent un decret par lequel il étoit permis aux Trente de répéter par toute la Grèce les fugitifs d’Athénes, sur le pié de leurs debiteurs ; et imposérent une amende de cinq talens à quiconque refuseroit de les rendre. L’iniquité de ce decret révolta intérieurement toutes ces Villes, dont la plûpart redoutant la puissance de Sparte ne laissérent pas de s’y soumettre. Mais les Argiens indignez de cette animosité barbare des Spartiates, et compatissant à la triste situation de ces fugitifs dépouillez de tout, furent les premiers qui les reçurent avec toute sorte d’humanité ; les Thebains portant plus loin l’exemple qu’on leur donnoit, menacérent de punition publique quiconque verroit seulement un fugitif Athénien sans l’assister de tout son pouvoir. Nous en demeurons-là au sujet d’Athénes.

III.

À l’égard de la Sicile. Denys Tyran de Syracuse après avoir fait la paix avec Carthage, ne songea plus qu’à affermir pour toujours sa nouvelle domination. Car il ne doutoit pas que Syracuse délivrée d’une guerre étrangére, n’employât aussi son repos à chercher les moyens de recouvrer sa liberté. Voyant que cette partie de la Ville qu’on appelloit l’Isle étoit avantageusement placée et très-aisée à fortifier ; il la fit environner d’un grand mur, flanqué de distance en distance de tours très-hautes et très-fortes. Il garnit ce mur en dedans de casernes et de boutiques, entre des portes capables de recevoir de nombreuses troupes. Il fit élever dans l’intérieur de l’espace une puissante Citadelle, où l’on put se retirer en cas d’un tumulte subit. Il trouva moyen d’enfermer dans son enceinte le bassin d’un petit port appelé le Lac. Ce port ne lassoit pas de contenir soixante vaisseaux ; mais l’entrée du bassin n’en laissoit passer qu’un à la fois. Au reste Denys distribua le meilleur territoire de Syracuse à ses amis et à ses soldats particuliers, et il fit des parts égales de tout le reste tant aux Étrangers qu’aux Citoyens. Il comprit même dans cette derniére classe les Esclaves affranchis, distinguez seulement par le surnom de Citoyens nouveaux. Il laissa les maisons de la Ville au peuple, car pour celles de l’Isle[7] il n’y voulut recevoir que ses amis et les soldats attachez à sa personne. Après avoir pris toutes ces mesures pour affermir sa Tyrannie, il conduisit ses troupes contre les Siciliens naturels ou originaires, souhaitant de soumettre les peuples de l’Isle entiére à sa domination, mais particuliérement ceux-ci, parce qu’ils avoient eu des liaisons avec les Carthaginois. Il s’avança donc vers la ville d’Herbesse, et se disposa à l’assiéger. Alors les Syracusains se voyant armez, eurent entr’eux des conférences secrettes, dans lesquelles ils se reprochoient les uns aux autres de ne s’être pas joints aux cavaliers qui songeoient à se défaire du Tyran[8]. Un des Lieutenans de Denys qui entendit quelqu’un de ces discours, commença par menacer un de ceux qui les tenoient ; et celui-ci lui ayant fait une réponse un peu fiére, le Lieutenant s’avança comme pour le frapper. Les autres soldats irritez de cette entreprise, tuérent d’abord cet Officier qui se nommoit Doricus : et ensuite excitant à la liberté, par de grands cris, les Citoyens de la ville même qu’ils venoient assiéger, ils envoyérent chercher de la Cavalerie dans la forteresse d’Ætna : car dès le commencement de la Tyrannie quelques Syracusains s’étoient réfugiez là. Denys effrayé de cette révolte abandonna le siége d’Herbesse, et revint incessamment à Syracuse dans le dessein de contenir cette Capitale. Après sa retraite les Auteurs de la conspiration se donnérent pour Chefs, tous ceux qui avoient eu part à la mort du Lieutenant : après quoi se joignant aux cavaliers arrivez d’Ætna, ils vinrent assiéger le Tyran dans l’Épipole dont ils lui fermérent toute sortie. Ils envoyérent ensuite des Députez aux Citoyens de Messine et de Rhege, pour les prier de leur aider par mer à recouvrer la liberté. Ces deux Villes alors n’avoient pas moins de quatre-vingts vaisseaux de guerre qu’elles prêtèrent à Syracuse pour avoir part à sa délivrance. Elles mirent même la tête du Tyran au prix d’une somme marquée et considérable, et assurérent de plus le droit de Bourgeoisie chez elles, aux Étrangers qui viendroient à bout de cette entreprise. On dressoit cependant des machines pour battre la Forteresse, on environnoit exactement toute l’Isle, et l’on recevoit agréablement tous les Étrangers qui se présentoient au service des Assiégeans.

Denys qui abandonné d’une grande partie de ses soldats mercenaires, se voyoit enfermé de toutes parts, assembla alors ses amis pour les consulter sur sa situation présente. Il avoit tellement renoncé à toute espérance de conserver son autorité, qu’il ne songeoit plus aux moyens de se défendre contre les Syracusains, et qu’il ne vouloit délibérer avec son Conseil que sur le choix de la mort la plus honnête qui put terminer sa domination. Éloris l’un de ses amis, ou, comme le rapportent quelques-uns ; le Poéte son père[9] lui dit que le nom de Souverain étoit la plus belle épitaphe qu’il put avoir ; Polyxene[10] son beaufrere lui conseilla de monter à cheval et d’aller à toute bride solliciter le secours des Campagniens, qu’Imilcar Général des Carthaginois avoit laissez à la garde des places qu’il avoit conservées en Sicile. Mais Philistus[11] qui a depuis écrit l’histoire de cette Isle s’opposant à Philoxene, dit qu’au lieu de sortir à cheval d’un lieu où l’on avoit été le maître, il ne s’en falloit laisser tirer que par les piez. Denys se rendant à cet avis, résolut de s’exposer plûtôt à tout, que d’abandonner volontairement l’autorité Souveraine. Dans ce dessein il envoya des Députez aux rebelles, par lesquels il leur demandoit la permission de sortir de Syracuse avec sa famille ; et en même temps il dépêcha secrettement un courrier aux Campaniens, par lequel il leur promettoit tout l’argent qu’ils voudroient pour venir à son secours.

Les Citoyens accordérent d’abord à Denys la permission de se retirer avec cinq vaisseaux : et regardant la domination du Tyran comme finie, ils se relâchérent dans les travaux du siége. L’on retrancha même une partie des Assiégeans, et la plupart de ceux qui composoient l’Infanterie retournérent dans leurs villages. Cependant les Campaniens gagnez par les grandes promesses qu’on leur avoit faites de la part de Denys, se mettent en marche et arrivent à Agyre. Ayant laissé-là leur bagage entre les mains d’Agyris Gouverneur et maître de la Ville, ils se rendent en toute diligence à Syracuse au nombre de douze cens cavaliers ; s’étant présentez tout d’un coup aux Syracusains surpris, ils en tuent un grand nombre, et entrant dans la Citadelle, ils parviennent jusqu’à Denys. Il lui arriva en même temps par mer trois cens hommes qui s’offrirent de se mettre à sa solde. Là-dessus ses espérances se ranimèrent, et les Syracusains se voyant replongez dans la servitude prirent querelle entr’eux. Les uns vouloient que l’on continuât le siége, et les autres soutenoient qu’il falloit le lever absolument et licentier leurs troupes. Denys qui s’apperçut de cette dissention et de ce désordre en profita pour tomber sur eux, et les poussa tous sans beaucoup de peine jusque dans le quartier qu’on appelloit la Ville-neuve. Il ne périt pourtant pas en cette occasion beaucoup de monde ; parce que Denys courant à cheval de tous côtez, empêchoit que l’on ne tuât les Fuyards. Ainsi les Syracusains se répandirent d’abord dans la Campagne, et bien-tôt après se réunirent en assez grand nombre, pour former un corps de sept mille Cavaliers. Cependant Denys eut soin de faire ensevelir tous les morts, et il envoya des Députez à Ætna pour inviter les Citoyens refugiez-là de renoncer à leur haine, et de revenir dans leur Patrie ; ajoutant à cette invitation une promesse inviolable d’oublier tout. Plusieurs de ceux qui avoient laissé leurs femmes et leurs enfants à Syracuse, furent en quelque sorte obligez de se fier à cette promesse : mais les autres sur le récit que les Députez leur faisoient de l’attention que Denys avoit eue de faire ensevelir les morts, répondoient qu’il étoit juste de lui tenir compte de cette bonne action, et qu’ils prioient les Dieux de les mettre bien-tôt en état de lui rendre le même devoir. En un mot, ces derniers s’obstinérent à demeurer dans leur Forteresse, d’où ils attendoient même le temps et l’occasion de surprendre le Tyran. Cependant Denys faisoit toute sorte d’amitiez aux fugitifs revenus, afin de ramener tous les autres par l’exemple qu’il donnoit à l’égard de ces premiers. Pour les Campagniens, comme il connaissoit parfaitement leur inconstance et le peu de foi qu’il fallait prêter à leurs sermens, il se contenta de leur faire des présens convenables, et les renvoya. Ils se retirérent à Entelle[12], où ayant persuadé aux Habitans de les recevoir au nombre de leurs concitoyens ; ils égorgérent dans une nuit dont ils étoient convenus entr’eux, tous les jeunes mariez, après quoi ils épousérent leurs femmes de force et se rendirent maîtres de la Ville. Dans la Gréce : les Lacédémoniens ayant terminé à leur avantage la guerre du Péloponnése, possédoient sans contradiction l’empire de la terre et de la mer. Ils nommérent Lysander Général de leurs armées navales ; ils le chargérent du soin de parcourir toutes les Villes nouvellement réduites à leur obéissance, et d’y nommer des Pacificateurs[13] ; d’autant plus qu’ennemis déclarez du gouvernement populaire, ils étoient bien aises d’établir par tout l’Oligarchie. Ils imposérent ensuite des tributs sur les vaincus : et ces hommes qui peu auparavant n’avoient point l’usage de la monnoye, se firent alors un revenu de pus de mille talens. Après avoir mis cet ordre dans la Gréce, ils envoyérent à Syracuse Aristus, homme de distinction parmi eux, chargé en apparence de détruire la Tyrannie ; mais ayant une commission secrette de l’affermir, et de la rendre encore plus absolue ; parce qu’ils se flattoient que n’ayant alors affaire qu’à Denys seul, ils le gagneroient aisément par des bienfaits, et le feroient entrer ensuite dans leurs vûes. Aristus arrivé à Syracuse fit confidence à Denys de tout ce projet : et cependant il anima le peuple par l’espérance de sa liberté prochaine. Pendant ce mouvement il fit tuer Nicotelés Corinthien, que le peuple regardoit comme son chef ; et trahissant ensuite tous ceux qui s’étoient fiez à lui, il diffama par cette conduite, et lui-même et sa Patrie. Peu de temps après Denys envoya les citoyens de Syracuse à leurs biens de campagne, et entrant dans leurs maisons pendant leur absence il enleva toutes leurs armes. Il fit faire ensuite un second mur à la Citadelle, et il équipa une flote. Il grossit considérablement la compagnie de ses soudoyez, et prit toutes les mesures nécessaires pour affermir sa Tyrannie, convaincu qu’il étoit par sa propre expérience, que les Syracusains étoient capables de tout entreprendre pour s’en délivrer.

Ce fut en ce même temps que Pharnabase, Satrape de Darius, fit mourir l’Athénien Alcibiade, pour s’attirer la bienveillance des Lacédémoniens. Mais comme Ephore[14] allégue d’autres causes de cette trahison, je crois qu’il est à propos de rapporter ici la maniére dont il expose le fait. Il dit donc dans son 17e Livre que le jeune Cyrus songeoit alors à gagner les Lacédémoniens, pour obtenir de leur part quelque secours dans la guerre qu’il avoit dessein de faire à son frère Artaxerxès : qu’Alcibiade ayant eu connoissance du projet de Cyrus, vint trouver Pharnabase pour lui découvrir tout ce qu’il en sçavoit, et le prier de lui fournir les moyens d’en aller rendre compte à Artaxerxès, comme d’un secret dont il seroit bien aise, lui Alcibiade, d’en informer le premier le Roi. Mais Pharnabase entendant ce discours ne jugea pas à propos de lui donner cette commission, et crut qu’il seroit mieux d’envoyer lui-même au Roi des hommes sûrs pour lui apprendre cette nouvelle. Alcibiade réfusé de ce côté-là eut recours, dit l’Historien, au Satrape de Paphlagonie, dont il obtint l’honneur de cette députation. Pharnabase instruit de cette démarche et craignant que le Roi ne désapprouvât le refus qu’il avait fait à Alcibiade, donna commission à des gens affidez de l’attendre et de l’assassiner sur le chemin. Ces hommes l’ayant atteint dans un village de la Phrygie, environnérent de fagots la cabane où il couchoit, et y mirent le feu. Alcibiade reveillé fit des efforts pour se défendre ; mais gagné par la flamme et attaqué encore par des fléches que lui tiroient ces assassins, il perdit bientôt la vie.

IV.

Olymp. 94. an 2. 403 ans avant l’Ere Chrétienne.

Dans cette même année mourut le Philosophe Démocrite à l’âge de quatre-vingt-dix ans ; aussi-bien que Lasthenés[15] le Thébain qui dans cette même Olympiade, étoit demeuré vainqueur à pié d’un cheval exercé à la course, et qui le mena depuis Coronée jusqu’aux murs de Thébes. En Italie ; les Romains qui avoient pris aux Volsques la ville d’Erruce[16] en furent chassez par les Ennemis qui la reprirent, et qui leur tuérent une grande partie de la garnison qu’ils y avoient mise. L’année suivante Euclide fut archonte d’Athénes, et les Romains créérent quatre Tribuns militaires P. Cornelius, Numerius Fabius, L. Valerius et Terentius Maximus. Les Bysantins divisez entr’eux, et étant encore en guerre avec les Thraces leurs voisins, se trouvoient dans une situation fâcheuse. Ne pouvant terminer leurs querelles intestines, ils demandérent un chef à Lacédémone. Les Spartiates leur envoyérent Clearque. Dès qu’on eut déposé toute l’autorité entre ses mains, il se fit une garde de Soudoyez, et changea en Tyrannie la fonction de Chef et d’arbitre qu’on lui avait confiée ; il commença par faire égorger tous les Magistrats assemblez par son ordre sous le prétexte d’un festin de Religion. La Ville se trouvant par-là sans aucune forme de gouvernement ni de police, il fit étrangler avec de grosses cordes trente des plus considérables, et s’appropria leurs biens. Il choisit les plus riches dans tout le reste, et leur imputant des crimes imaginaires, il condamna les uns à la mort et les autres au bannissement. Se voyant bien des trésors par cette voye, il augmenta sa garde et affermit son autorité. Cependant le bruit de ses cruautez et du pouvoir Tyrannique qu’il exerçoit s’étant bien-tôt répandu, les Lacédémoniens les premiers lui envoyérent des Députez pour lui conseiller de se démettre lui-même ; mais comme il ne se rendit pas à cette proposition, on fit marcher contre lui des troupes à la tête desquelles on mit Panthoidas. Dès que Clearque en eut la nouvelle il se retira avec son escorte à Selymbrie, qui étoit aussi sous sa domination. Il ne doutoit pas que Bysance qu’il avait si indignement traitée, ne se joignît aux Lacédémoniens pour le perdre : c’est pour cela que Selymbrie lui paraissant une place plus forte, il s’y étoit transporté avec ses troupes et son argent. Dès qu’il sçut que les Lacédémoniens en étoient proches, il alla au-devant d’eux jusqu’à un endroit nommé le passage[17], où il livra le combat à Panthoidas. Le succès en fut incertain quelque temps ; mais enfin la valeur des Lacédémoniens l’emporta, et l’escorte du Tyran fut taillée en piéces. Clearque avec le peu d’hommes qui lui restoient se sauva dans Selymbrie, où il fut assiégé. Mais s’y voyant bientôt en danger, il en sortit la nuit et s'enfuit par mer dans l'Ionie. Là s'étant attaché au jeune Cyrus frère du Roi, il parvint à avoir le commandement de son armée. Car Cyrus nommé chef des satrapes maritimes et qui était plein de courage et d'ambition, songeait à porter la guerre à son frère. Ainsi trouvant dans Cléarque toute la hardiesse qui lui convenait, il lui confia de grosses sommes pour lever le plus qu'il pourrait de soldats étrangers : et il crut avec raison avoir rencontré en lui un homme très propre à le seconder dans la témérité de ses propres entreprises.

Le Spartiate Lysandre ayant parcouru et visité, selon l'ordre des éphores, les villes soumises aux Lacédémoniens, avait établi dans toutes l'oligarchie et fourni même quelques-unes au gouvernement de dix hommes seuls. Il s'était mis par là dans une grande considération à Lacédémone, d'autant plus qu'en terminant la guerre du Péloponnèse, il avait acquis à sa patrie l'empire actuel et non contesté de la terre et de la mer. C'est aussi à cette occasion que portant ses pensées plus loin, il conçut le dessein de détruire le droit exclusif que la famille des Héraclides avoit à la royauté dans Sparte, & de lui ſubſtituer une liberté générale de choiſir les Rois dans toutes les familles des Spartiates : il ne doutoit point qu’en conſéquence de cette liberté, les grandes & belles actions qu’il avoit faites ne le portaſſent ſur le Trône. Mais ſçachant que les Lacédémoniens avoient une grande foi aux Oracles, il entreprit de corrompre la Prêtreſſe de Delphes à force de préſens ; bien perſuadé du ſuccès de ſes vûes, s’il pouoait lui faire rendre une réponſe favorable à ſon ambition. Après avoir employé bien du temps à faire paſſer ſes offres juſque dans le Sanctuaire, elles furent rejettées ; & il les fit porter à l’Oracle de Dodone[18] par l’entremiſe d’un certain Pherecrate d’Apollonie, qui avoit beaucoup de liaiſon avec les Prêtreſſes de ce lieu. N’ayant pas mieux réuſſi de ce côté-là que de l’autre ; il entreprit lui-même le voyage de Cyrene, ſous prétexte d’aller rendre ſes vœux au temple de Jupiter Ammon ; mais en effet, dans le deſſein d’en gagner les Prêtres par les Tréſors qu’il portoit avec lui. Il fondoit encore son espérance sur ce que le roi de ce pays-là, qui s'appelait Libys, avait été hôte de son père de sorte même que le frère de Lysandre s'appelait aussi Libys en mémoire de cette hospitalité. Cependant malgré cette liaison et tout son or, non seulement il ne put réussir dans son dessein; les prêtres mêmes du lieu envoyèrent à Sparte des députés exprès pour accuser Lysandre d'avoir attenté par des propositions sacrilèges à la sainteté et à la fidélité de l'oracle. Lvsander revenu à Lacédémone et cité pour répondre à cette accusation, s'en défendit avec assez de vraisemblance, et l'on ne découvrit point même alors son dessein contre la succession des Héraclides. Mais étant mort quelque temps après, comme on cherchait dans sa maison quelques papiers concernant les comptes dont il était responsable, on trouva écrit de sa main un long discours qu'il devoir prononcer devant le peuple, pour l'inviter à choisir ses rois indifféremment dans toutes les familles des Spartiates.

V.

DENYS Tyran de Syracuse,

Denys Tyran après avoir fait la paix avec les Carthaginois et apaisé les révoltes du peuple contre lui, travailla à joindre à sa domination quelques villes des environs du mont Chalcidique dans la Sicile : ces villes étaient Naxus, Catane et Leontium. Il avait songé à les acquérir parce qu'elles n'étaient pas éloignées de Syracuse et qu'elles étaient utiles à l'affermissement de sa puissance. Il commença donc par la petite ville d'Etna, dont il prit aisément la citadelle, d'autant que les fugitifs qui s'y étaient retirés n'étaient pas en état de la défendre contre lui. De là il marcha vers Leontium et campa auprès de la ville, le long du fleuve Tyria. Après avoir fait montre de son armée aux citoyens qu'il crut avoir épouvantés, il leur envoya un héraut pour les sommer de se rendre. Ils ne furent pas de cet avis et se disposèrent au contraire à soutenir le siège. Sur leur réponse Denys qui ne se voyait point de machines suspendit pour lors son dessein et se contenta de piller toute la campagne des environs : après quoi il fit semblant d'aller porter la guerre aux Siciliens naturels, dans la vue de rendre par cette feinte les habitants de Naxus et de Catane moins vigilants sur leur défense. S'arrêtant à Enna il mit dans l'esprit d'Aemnestus, citoyen de cette ville, la pensée de s'en rendre le maître, en lui promettant de le soutenir dans son usurpation. Celui-ci en vint à bout, mais comme il tint le portes fermées à Denys, ce dernier changea aussitôt de parti et conseilla aux Ennéens de se défaire de leur tyran. Ils s'assemblèrent, en effet, tous en armes dans la place publique et criant à la liberté, ils excitèrent un tumulte général parmi eux. Denys qui en fut instruit prit avec lui les plus braves et les plus fidèles des siens : passant par un endroit qui n'était point gardé, il se trouva tout d'un coup au dedans des murailles. Là faisant prendre Aemnestus, il le livra lui-même aux Ennéens pour le punir de mort et sortit aussitôt de la ville sans y avoir fait aucun acte d'hostilité, modération qui ne venoit pas tant d’un principe de juſtice, que de l’envie qu’il avait d’attirer les autres Villes à ſon parti. En effet il décampa auſſitôt dans le deſſein d’aller piller Erbite : mais ne pouvant en venir à bout il fit un traité de paix avec les habitans, & ramena toutes ſes forces à Catane. Arcéſilas Général des Catanois s’étoit engagé à lui livrer cette Ville, dans laquelle il fit entrer le Tyran en pleine nuit, & l’en rendit maître ; Denys dépouillant tous les Citoyens de leurs armes, y établit une garniſon convenable. Proclès chef de la milice de Naxus gagné de même par ſes promeſſes, lui remit auſſi ſa patrie. Le Tyran s’acquitta envers lui de tout le prix dont il étoit convenu ; & de plus il excepta ſa famille & ſes parens de l’eſclavage où il réduiſit tous les autres Citoyens. Il abandonna enſuite leurs richeſſes au pillage de ſes ſoldats ; après quoi il fit raſer les maiſons & les murailles. Il traita de même les Catanois, & après les avoir pillez, il les envoya vendre à Syracuſe.

Le territoire de Naxus fut accordé aux Siciliens les plus voiſins, & l’on donna aux Campaniens la ville de Catane pour habitation. Denys paſſant delà chez les Leontins, environna d’abord leurs murailles de toutes ſes troupes, & leur envoya enſuite un Héraut pour les ſommer de lui remettre leur Ville, & d’aller habiter ſa Capitale : Les Leontins qui n’avoient aucun ſecours à eſpérer ; & qui frappez de l’infortune où venoient de tomber ceux de Naxus & de Catane, craignoient d’éprouver les mêmes rigueurs, cédérent au temps ; & abandonnant leur Ville ſe tranſportérent à Syracuſe. Archonidès chef des Erbitenſes, d’abord après la paix conclue entr’eux & Denys, ſongea à fonder lui-même une autre Ville ; car il avoit à ſes gages beaucoup de ſoldats ramaſſez de côté & d’autre, que la crainte qu’inſpiroit Denys avoit fait réfugier dans Erbite. Pluſieurs même des Citoyens lui avoient promis de le ſuivre dans ſa nouvelle habitation. Ainſi prenant avec lui cette multitude de gens de bonne volonté ; il choiſit un lieu élevé à huit ſtades de diſtance de la mer, ſur lequel il bâtit la ville d’Aleſe ; mais comme ce nom étoit commun à pluſieurs autres villes de la Sicile ; il ſurnomma celle-ci Archonidion de son nom même. Dans la suite des temps cette ville tira de grands avantages du commerce que le voisinage de la mer lui facilitait et surtout de l'immunité que les Romains lui accordèrent; de sorte qu'elle désavoua son origine et tint à déshonneur de n'être qu'un démembrement d'une ville très inférieure à elle. Cependant il s'est fait jusqu'aujourd'hui beaucoup d'alliances entre les familles de ces deux villes et elles observent les mêmes cérémonies. dans le temple d'Apollon. Quelques-uns disent pourtant que ce sont les Carthaginois qui bâtirent Alese dans le temps de la paix qui fut conclue entre Hamilcar et Denys. En Italie, les Romains. Portèrent la guerre aux Veïens à cette occasion... Ce fut aussi en ce même temps que l'on fit à Rome le décret de fournir tous les ans du trésor public la paye des soldats. Les Romains prirent aussi une ville des Volsques qui s'appelait alors Anxur et qui se nomme aujourd'hui Tarracine.

VI.

Olymp. 94. an 3. 402 ans avant l'ère chrétienne.

L'ANNÉ

E suivante Micion fut archonte d'Athènes et les Romains créèrent, au lieu de consuls six tribuns militaires, Titus Quinctus, C. Julius, A. Manilius, Q. Quinctius, L. Furius Medullinus et M. Æmilius Mamercus. Les habitants d'Orope tombés en division mirent hors de leur ville quelques-uns de leurs concitoyens. Les exilés firent d'abord une tentative pour y rentrer par leurs seules forces. Mais ne pouvant y réussir, ils persuadèrent aux Thébains de les aider de quelques troupes. Les Thébains qui à cette occasion se rendirent maîtres d'Orope, la reculèrent jusqu'à sept stades loin de la mer, au bord de laquelle elle avait été bâtie. Ils la laissèrent gouverner un peu de temps par elle-même. Mais la soumettant ensuite à leurs lois, ils joignirent son territoire à la Béotie. En cette même année les Lacédémoniens prétextèrent divers sujets de plainte contre les Éléens. L'un était qu'ils avaient empêché Pausanias roi de Lacédémone de sacrifier au Dieu ; & l’autre, qu’ils n’avoient pas permis aux Lacédémoniens de ſe préſenter aux combats des jeux Olympiques. Là-deſſus ayant décidé de leur faire la guerre ils leur envoyérent d’abord dix Ambaſſadeurs, par leſquels ils leur demandoient en premier lieu de laiſſer à elles-mêmes les Villes de leur voiſinage, & en ſecond lieu de payer leur contingent des frais de la guerre qu’on venoit de faire aux Athéniens. Ce n’étoient-là que des prétextes plauſibles qu’ils cherchoient pour couvrir le deſſein qu’ils avoient d’ailleurs de les attaquer. Les Éléens non-ſeulement rejettérent ces propoſitions ; mais ils reprochérent encore aux Spartiates l’intention marquée d’aſſujettir toute la Gréce ; de ſorte que Lacédémone envoya contre eux Pauſanias[19] un de ſes deux Rois, à la tête de quatre mille hommes. Il étoit ſuivi outre cela de ſoldats tirez de preſque tous leurs Alliez, excepté pourtant des Bœotiens & des Corinthiens. Car ceux-ci indignez des vexations qu’exerçoient les Lacédémoniens, ne voulurent point entrer dans la guerre contre l’Élide. Cependant Pauſanias ſe jeta tout d'un coup sur cette province au sortir de l'Arcadie et prit d'emblée la forteresse de Lasion ; d'où, conduisant son armée par les hauteurs, il enleva tout de suite quatre villes, Threste, Alion, Eupage et Oponce ; passant de là à Pylos, il emporta bientôt cette place qui n’était éloignée d'Élis que de soixante et dix stades. S'avançant enfin vers cette Ville, il rangea son armée sur une colline au-delà du fleuve Penée. Peu de temps avant ce siège les Éléens avaient reçu des Étoliens mille hommes d'élite auxquels ils avaient donné le lieu des exercices à garder. Pausanias entreprit d'assiéger d'abord cette partie mais avec nonchalance ; comme ne jugeant point les Éléens capables de faire une sortie pour l'attaquer. Cependant les Étoliens suivis d'un grand nombre de citoyens d'Élée se jetant à l'improviste sur les assiégeants, les épouvantèrent beaucoup, et dans la première surprise leur tuèrent environ trente hommes. Pausanias leva aussitôt le siège, et faisant ensuite réflexion que la ville était difficile à prendre, il se réduisit à piller et à ravager la campagne quoi que ce fut un pays sacré, et il en remporta de riches dépouilles. Enfin comme la ſaiſon s'avançait il construisit des forts autour d'Élis et y mit des garnisons convenables, après quoi il vint prendre son quartier d'hiver à Dymè.

VII.

EN Sicile, Denys se voyant suffisamment affermi dans sa domination songea à porter la guerre aux Carthaginois. Mais comme il n'avait pas fait encore tous ses préparatifs il cacha quelque temps son dessein et employa cet intervalle à prendre les mesures nécessaires pour assurer le succès d'une entreprise dont il prévoyait tout le danger. Ainsi se ressouvenant que dans la guerre encore récente des Athéniens contre Syracuse, ceux-ci avaient environné la ville d'une muraille qui l'enfermant par derrière n'y laissait d'accès libre que par l'étendue de son part, il craignit que le ennemis qu'il s'allait attirer, employant la même manœuvre, ne lui fermassent toute sortie dans la campagne. Remarquant donc que l'Epipole était située très avantageusement pour dominer sur la ville de Syracuſe, il jugea à propos d'après l'avis des plus habiles architectes, de construire une citadelle dans l'endroit où l'on voit aujourd'hui l'Exapyyle. Le terrain qui regarde le Nord est coupé presque perpendiculairement de sorte qu'il est difficile d'y monter par le dehors. Cependant, comme il voulait finir cet ouvrage en peu de temps, il assembla d'abord une grande multitude d'hommes de tout le pays, sur lesquels il en choisit soixante mille des mieux faits et de condition libre ; et leur distribua tout l'ouvrage qui était à faire. Il établit des entrepreneurs pour chaque stade d'étendue et pour chaque longueur d'arpent un maître qui avoir ses aides de sorte que chaque entrepreneur gouvernait deux cents hommes. Il y avait outre cela un grand nombre d'ouvriers qui n'étaient occupés qu'a tailler les pierres et six mille paires de bœufs pour les transporter aux lieux convenables. L'ordre qui régnait dans tout ce travail, aussi bien que l'attention et le zèle de tous ceux qui y avaient part, formait un spectacle surprenant et ils semblaient tous être aussi impatients que Denys même, de voir leur ouvrage achevé. En effet Denys avoit propoſé de grands prix, proportionnez d’ailleurs aux Entrepreneurs, aux maîtres, & aux manœuvres ; pour ceux qui auroient fini les premiers l’ouvrage qui leur étoit propre. Lui-même accompagné de ſes amis paſſoit toute la journée au milieu des Ouvriers à les voir agir, & à faire relever par d’autres ceux qui en avoient aſſez fait. Comme s’il eut oublié ſon rang, il ſe mêloit parmi eux ; il préſidoit aux travaux les plus pénibles, & ſembloit lui-même les partager. Il leur donnoit par-là une ſi grande émulation, que non contens des travaux du jour, quelques-uns y paſſoient encore une partie de la nuit. Auſſi contre toute eſpérance, la muraille ſe trouva élevée & finie en vingt jours de temps à la longueur de trente ſtades. Sa hauteur étoit proportionnée de telle ſorte à ſon épaiſſeur, que quelques troupes qu’on pût employer contre elle, il étoit impoſſible de l’abattre de force : car elle étoit ſoutenue d’eſpace en eſpace par des tours hautes, maſſives, & conſtruites de pierres de quatre pieds en tout ſens, & parfaitement liées les unes avec les autres.

VIII.

Olymp. 94. an 401 avant l'ère chrétienne.

L'ANNÉE suivante Exaenete étant archonte d'Athènes, l'on créa dans Rome six tribuns militaires, qui furent P. Cornelius, Celso Fabius, Sp. Nautius, C. Valerius, Marcus Sergius et Cneius Cornelius. Cependant Cyrus, chef des satrapes de la mer, jeune prince avide de la gloire et né pour la guerre, s'occupait toujours du dessein d'attaquer son frère Artaxerxès. Il avait déjà levé un grand nombre de soldats étrangers qu'il entretenait et exerçait, en tenant néanmoins son projet caché et disant qu'il se préparait à les conduire en Cilicie contre quelques gouverneurs rebelles au Roi. Sous ce prétexte il envoya des députés aux Lacédémoniens pour leur rappeler les secours qu'il leur avait prêtés dans leur dernière guerre contre Athènes et les inviter à se joindre à lui dans celle qu'il allait entreprendre. Les Lacédémoniens, croyant que cette guerre convenait à leurs intérêts, résolurent de s'y associer et firent porter sur le champ au général de leur flotte nommé Samus, l'ordre d'exécuter tout ce que Cyrus lui prescrirait. Samus, qui avait avoit alors vingt-cinq vaisseaux, les mit aussitôt à la voile pour les conduire à Éphèse où était le général de la flotte de Cyrus, auquel il promit de le seconder en tout. Les Lacédémoniens fournirent encore à Cyrus huit cents hommes d'infanterie sous la conduite de Chirisophus. L'Égyptien Tamus commandait la flotte barbare composée de cinquante vaisseaux bien équipés. Dès que les Spartiates furent arrivés, on fit route comme pour aller en Cilicie. Cyrus avait rassemblé à Sardis treize mille hommes, ou levés en Asie, ou soudoyés comme étrangers, et il avait déjà nommé pour gouverneurs de la Lydie et de la Phrygie en son absence, ceux des Perses qui avaient avec lui quelque liaison de parenté. Ensuite il confia l'Ionie, l'Éolide et les lieux circonvoisins à Tamus son ami fidèle, originaire de Memphis. Pour lui il vint côtoyer les rivages de la Pisidie et de la Cilicie, sous prétexte qu'il se fomentait secrètement des rebellions dans ces provinces.

Son armée était composée de soixante et dix mille Asiatiques, entre lesquels il y avait trois mille hommes de cavalerie. Le Péloponnéſe & les autres provinces de la Gréce lui fournirent treize mille hommes qu’il devoit ſoudoyer. Cléarque de Lacédémone commandoit toutes les troupes du Péloponnéſe, à l’exception des Achæens & des Bœotiens, dont les premiers avoient pour chef Socrate, & les ſeconds Proxenus, l’un & l’autre du même pays que leurs Soldats. Menon de Lariſſe étoit à la tête des Theſſaliens. À l’égard des Perſes, les Capitaines particuliers commandoient de même chacun les troupes de ſa Province, mais Cyrus étoit à la tête de toute l’armée. Il avoit bien déclaré aux Officiers principaux qu’il marchoit contre le Roi ; mais on en faiſoit un ſecret aux troupes de peur de les effaroucher par la hardieſſe ou par la témérité d’une pareille entrepriſe. Ainſi pour ſe les attacher avant la manifeſtation de ſon deſſein, il leur faiſoit toute ſorte de bons traitements ; il ſe familiariſoit avec eux tous ; & les vivres qu’il leur fourniſſoit allaient juſqu’à l’abondance. Ayant parcouru ainſi la Lydie, la Phrygie & toutes les Provinces voiſines de la Cilicie ; il parvint enfin aux limites de la Cilicie mêmes, qui de ce côté-là s'appellent ſes portes. Là ſe trouve un passage étroit de la longueur de vingt stades, bordé de chaque côté de montagnes droites et inaccessibles. À l'endroit où ces montagnes finissent on a élevé de part et d'autre un mur, qui continue le chemin jusqu'au lieu, où l'on trouve des portes. Cyrus fit arriver par là son armée dans une plaine, la plus riante peut-être de toute l'Asie : et passant tout de suite à Tarse, ville capitale de la Cilicie, il s'en rendit bientôt le maître. Syennesis roi de ce pays-là, apprenant quelle était la puissance de l'ennemi, entra dans une grande perplexité sur ce qu'il ne se sentait pas assez fort pour se défendre. Mais Cyrus l'ayant engagé à le venir trouver, sur sa parole d'honneur : et ce roi ayant su de la propre bouche de Cyrus quel était le véritable objet de sa marche, s'engagea avec lui contre Artaxerxès et lui envoya aussitôt un de ses deux fils à la tête d'une compagnie considérable de Ciliciens. Mais comme ce roi était étoit un homme double, & qui ne songeait qu’à ſes propres intérêts, il dépêcha ſecrettement ſon autre fils au Roi Artaxerxès, avec ordre de lui faire le détail des forces de Cyrus, & de l’aſſurer que ſon Pere ne s’étant lié avec ce Prince rebelle que par contrainte, il n’étoit réellement attaché qu’au Roi ; & qu’il n’attendoit qu’une occaſion favorable pour paſſer d’une armée à l’autre.

Cyrus s’arrêta vingt jours à Tarſe pour laiſſer repoſer ſes troupes. Mais en partant delà, elles commencérent à ſe douter qu’on les conduiſoit contre le Roi ; & faiſant réflexion à la longueur des chemins & au grand nombre de nations qui s’oppoſeroient à leur paſſage, elles tombérent dans l’inquiétude. On ſe diſoit les uns aux autres que Bactres[20] étoit encore à une diſtance de quatre mois de chemin, & que le Roi avait toujours ſur pié une armée de plus de quatre cens mille hommes. Se rempliſſant ainſi de frayeur & de colere, & regardant leurs Chefs comme des traitres, ils se portoient à les égorger. Cyrus qui craignit cette émotion, fit publier par tout le Camp que loin de les mener contre Artaxerxès, on les conduisoit contre un Satrape rebelle de la Syrie. Les troupes se rassurérent à ce discours, & ayant reçu une paye encore plus forte qu’à l’ordinaire, elles rentrérent dans leur premiére docilité. Cyrus ayant traversé toute la Cilicie, étoit enfin arrivé à la ville d’Issus à l’autre extrêmité de la Province, & au bord de la mer. Lorsque la flote des Spartiates y aborda, les Chefs la présentérent à Cyrus, aussi-bien que les huit cens hommes de pié commandés par Chirisophus, en l’assurant de l’attachement sincére de la République à ses intérêts. Ils disoient pourtant en public que ces troupes étoient envoyées à Cyrus par ses amis particuliers ; quoi que dans la vérité du fait, rien ne se fut passé que par le conseil & par l’ordre même des Éphores. Mais les Lacédémoniens cherchoient encore à se couvrir dans les commencemens de cette guerre, & en attendoient les premiers succès pour se déclarer ouvertement. Cependant Cyrus se mit en marche avec toute son armée du côté de la Syrie, après avoir donné ordre à toute sa flotte de côtoyer son armée de terre le plus près qu’il serait possible. Quand il fut arrivé à l’endroit qu’on appelle les Pyles ou les portes, il fut extrêmement satisfait de les trouver sans gardes, d’autant plus qu’il craignait beaucoup qu’on n’y en eut déjà posé. C’est un passage étroit et profond qui peut être défendu par un très petit nombre d’hommes. Il est formé par deux montagnes dans l’endroit où leurs extrémités se rencontrent. La première est extrêmement haute et interrompue dans sa longueur par des précipices. La seconde vis-à-vis de laquelle cette première vient aboutir s’appelle le Mont Liban qui de-là s’étend jusque dans la Phénicie. Ce passage, le seul par lequel on puisse venir de la Cilicie dans la Syrie, a trois stades de long ; il est fermé à chacun de ses deux bouts par une forte muraille, au milieu de laquelle est une porte basse et étroite ; Cyrus y paſſa librement : mais il renvoya de la sa flotte à Éphèse, parce que devant désormais traverser le milieu des terres, elle lui devenait inutile. Après une marche de vingt jours, il arriva à Tapsaque ville située sur les bords de l'Euphrate. Là après avoir donné à ses troupes cinq jours de repos, pendant lesquels il leur avait fourni des vivres et des rafraîchissements en abondance, il les fit assembler et leur déclara son véritable projet. Voyant qu'elles recevaient mal cet aveu et craignant qu'elles ne l'abandonnassent, il leur fit de grandes promesses et les assura que dès qu'ils seraient arrivés à Babylone, il donnerait cinq mines d'argent à chaque soldat : Ces espérances lui réconcilièrent toute son armée. Cyrus lui ayant donc fait traverser l'Euphrate, la conduisit par des marches continues jusqu'aux frontières de la Babylonie, où il la laissa reposer.

IX.

ARTAXERXÉS avait été instruit depuis longtemps par Pharnabase que Cyrus faisait sourdement des levées de soldats; et dès qu'il sut son arrivée il fit assembler des troupes de toutes parts dans Ecbatane de Médie: mais quoiqu'il n'eût pas encore reçu celles qu'il attendait dés Indes et d'autres provinces éloignées, il se mit à la tête de l'armée qu'il se trouvait actuellement et vint au-devant de Cyrus. Toutes ses forces, en y comprenant la cavalerie, montaient à quatre cent mille hommes selon Éphore. Étant arrivés aux champs de Babylone, il dressa le long de l'Euphrate un camp où il avait dessein de laisser tout son bagage, car il savait que les ennemis n'étaient pas loin; et la longueur de leur route lui donnait une grande opinion de leur courage. Il fit donc creuser un fossé de la hauteur de dix pieds et de la largeur de soixante et le fit environner comme d'un mur de tous les chariots qui l'avaient suivi. Ce fut là qu'il laissa avec son équipage les sujets inutiles de son armée et ce qu'il fallait de gens pour les garder ; pendant que lui-même avec ses meilleures troupes vint au devant de l'ennemi qui s'approchait. Cyrus voyant avancer l'armée du Roi se mit promptement lui-même en ordre de bataille. L’infanterie Lacédémonienne ſuivie de quelques Compagnies de ſoudoyez, forma l’aîle droite poſée le long de l’Euphrate ſous les ordres de Cléarque de Lacédémone, qui étoit encore ſoutenu de plus de mille cavaliers de Paphlagonie. L’aîle gauche étoit compoſée de tous les ſoldats de la Phrygie & de la Lydie, & d’environ mille cavaliers commandez par Aridée. Cyrus occupoit le centre au milieu de ce qu’il avoit de plus brave entre les Perſes & les autres Barbares, au nombre de dix mille hommes, accompagnez de mille cavaliers d’élite portant des cuiraſſes & des épées grecques. Artaxerxès de ſon côté avoit placé devant ſes premiers rangs un grand nombre de chariots armez de faulx. Ses Officiers Perſes marchoient à la tête de leurs troupes ſur deux aîles entre leſquelles il avoit pris ſon poſte, au milieu de cinquante mille hommes choiſis. Les deux armées étoient à la diſtance de trois ſtades l’une de l’autre, lorſque les Grecs donnérent le ſignal du combat par le cri qui leurs étoit ordinaire[21] ; après quoi ils s’avancérent d’abord d’un pas meſuré : mais dès qu’ils ſe virent à la portée du trait, ils coururent en avant de toutes leurs forces. Le Lacédémonien Cléarque avoit ordonné cette manœuvre, ſur le principe que des ſoldats qui ne conſument pas leurs premiers efforts à courir, conſervent bien plus d’activité pour le combat ; & que la courſe qui vient enſuite, quand on ſe trouve entre les traits, ſert à en rendre les atteintes moins dangereuſes. Les troupes de Cyrus ne laiſſérent pas d’eſſuyer une multitude de ces traits, qui répondoit aux nombre de quatre cens mille hommes dont l’armée du Roi était compoſée. Cette attaque de fléches ne fut pourtant pas longue, & l’on en vint bientôt au combats de main. Les Lacédémoniens ſuivis des ſoudoyez, épouvantérent au premier abord les Barbares par le brillant de leurs armes, & par leur adreſſe à les manier. Car leurs Adverſaires mal couverts par leurs cuiraſſes trop étroites & trop courtes, & n’ayant que de petites épées, n’étoient pas accoutumez d’ailleurs aux périls actuels d’une bataille ; au lieu que les Grecs exercez de longue main dans la guerre du Péloponnéſe qui avoit donné lieu à tant de combats, s'aperçurent bientôt ici de leur supériorité. Ainsi ils mirent aisément en fuite les barbares et en tuèrent un très grand nombre. Cependant les deux chefs qui n'avaient point quitté le centre de leur armée, se trouvèrent l'un vis-à-vis de l'autre en état de se disputer l'empire. Ils crurent que c'était a eux à déterminer le sort du combat et que la fortune leur avait donné lieu de se joindre pour décider seuls une querelle qui ne regardait qu'eux ; à l'exemple de ces deux frères Étéocle et Polynice. que les Tragédies ont rendu si célèbres. Cyrus commença donc et de loin lança le premier à son frère un javelot qui l'atteignit et le renverra par terre, de sorte que ses officiers l'ayant relevé, l'emmenèrent hors du champ de bataille, Tissapherne, homme considérable dans la Perse, prit le commandement de l'armée à la place du Roi : il rassembla les troupes et combattit vaillamment en son absence. Impatient de venger son maître et se faisant suivre des plus braves, il se portait subitement d'un endroit à l'autre, et faisait partout un carnage qui le rendoit redoutable à toute l’armée ennemie. D’un autre côté Cyrus enhardi par les premiers ſuccès des ſiens, ſe jetta à travers les Ennemis, & dans ſon premier feu en tua un grand nombre : mais s’abandonnant trop à ſon ardeur, il fut bleſſé à mort par un Perſe inconnu & tomba par terre. On l’emporta auſſi-tôt, & à cette vue les troupes du Roi ſe ranimérent, & autant par leur nombre que par leur courage, pouſſérent à bout leurs adverſaires. Aridée, satrape & Lieutenant de Cyrus, avoit d’abord pris ſa place, & ſoutenu courageuſement l’effort des Barbares ; mais enveloppé peu à peu par les bataillons Perſes capables d’une grande extenſion, & de plus apprenant dans ces circonſtances la mort de Cyrus, il s’enfuit avec les ſiens en des lieux qu’il connoiſſoit, & qui pouvoient lui fournir un azyle ſûr. Cléarque voyant le centre & les aîles de l’armée en deſordre, ſe déſiſta de toute entrepriſe & ſe diſpoſa à la retraite, ne voulant point attirer ſur les Grecs toute l’armée des Barbares qui pouvoit les exterminer. Cependant les troupes du Roi ayant diſſipé tout ce qui s’oppoſoit à elles, pillèrent d'abord la tente de Cyrus; et la nuit étant venue, ils se jetèrent en foule sur les Grecs. Ceux-ci les reçurent avec tant de courage que les barbares eux-mêmes ne résistèrent que peu de temps et surmontés par la valeur et par l'expérience des Grecs, ils furent mis eux-mêmes en fuite de sorte que les troupes de Cléarque qui les poursuivaient en ayant tué encoure un grand nombre et se retirant avant qu'il fut jour, dressèrent un trophée et furent rentrez dans leur camp dès la seconde veille de la nuit. La conclusion de la bataille fur que le Roi perdit plus de quinze mille hommes, dont la plus grande partie fut tuée par les troupes de Cléarque ou lacédémoniennes ou étrangères. Du côté de Cyrus il périt environ trois mille hommes entre lesquels on dit qu'il ne fut pas tué un seul Grec et qu'il y en eut très peu de blessés.

X.

LE lendemain dès la pointe du jour Arridée envoya des députés à Cléarque, pour l’inviter à le venir joindre avec toutes ſes troupes dans ſa retraite, d’où ils gagneroient tous enſemble les rivages de la mer, pour ſe mettre en ſûreté. Car Cyrus étant mort ; & Artaxerxès ayant eu l’avantage, ſes ennemis étoient effrayez eux-mêmes de l’audace qu’ils avoient euë d’entreprendre de le détrôner. Sur cette députation Cléarque fit aſſembler tous les Officiers qu’il avoit avec lui pour délibérer sur ce ſujet. Dans le temps même de cette délibération, il arriva des Députez du Roi, à la tête deſquels étoit un Grec nommé Phalene, né dans l’Iſle de Zacynthe. Ces Députez introduits dans le lieu de l’aſſemblée, dirent en parlant au nom du Roi. Puiſque j’ai vaincu, en tuant Cyrus, rendez vos armes, & venez aux portes de mon palais, pour obtenir par vos ſervices, quelque grace de ma part. À ce diſcours chacun des Chefs fit une réponſe ſemblable à celle de Léonidas gardant le pas des Termopyles, lorſque Xerxès lui envoya demander ſes armes. Car Leonidas chargea les Députez de lui tenir ce diſcours de ſa part. Nous penſons que ſi le Roi Xerxès veut nous avoir pour Alliez ; nous ſerons bien plus en état de le servir en gardant nos armes que si nous nous en étions dépouillés; et que si au contraire nous tommes obligés de nous défendre contre lui, nous avons encore plus besoin de les garder. À ce discours de Cléarque, Proxenus de Thèbes ajouta, maintenant que nous avons presque tout perdu, il ne nous reste plus que notre courage et nos armes. Nous jugeons donc qu'en gardant nos armes notre courage nous restera aussi; au lieu qu'en les rendant nous perdrions en même temps l'un et l'autre. Ainsi répondez au Roi que nous ne les conservons que pour assurer notre salut commun s'il tente quelque entreprise contre nous. Sophilus, autre capitaine grec, parlant à son tour dit : si le Roi se croit plus fort que nous, il ne tient qu'à lui de venir nous enlever nos armes malgré nous : mais si c'est un traité qu'il veuille faire, il doit nous déclarer ce qu'il prétend nous donner en échange. Socrate d'Achaïe se plaignit de ce que le Roi exigeait sur le champ l'exécution de la demande qu'il faisait aux Grecs et de ce qu'il renvoyait au terme d'une longue suite de services les grâces qu'il leur promettoit. Du reſte ſi le Roi connoît ſi mal ſes Vainqueurs, que de leur envoyer des ordres comme à des Vaincus ; il peut s’inſtruire de ce que c’eſt que la victoire ; en comparant le peu d’hommes qu’il a ſauvez avec lui, à cette foule innombrable de ſoldats qu’il avait amenez contre les Grecs : ou enfin ſi véritablement perſuadé qu’il eſt lui-même le Vaincu, il leur envoye conter des fables ; comment prétend-il qu’on puiſſe ſe fier à lui dans les Traitez qu’il propoſera. Les Députez chargez de ces réponſes ſinguliéres s’en retournérent.

Au ſortir de-là Cléarque reconduiſit les Grecs dans ſa premiére retraite, où tous les autres Alliez s’étant rendus, ils délibérérent enſemble s’ils ſe rapprocheroient de la mer, pour retourner dans leur Patrie. Ils convinrent d’abord de ne point reprendre la route qu’ils avoient tenue en venant, d’autant qu’une partie de cette route étant extrêmement déſerte & l’autre occupée par les Ennemis ; ils auroient beaucoup de peine à y trouver leur ſubſiſtance. Ils réſolurent donc de gagner la Paphlagonie, au Nord de l’Aſie mineure, & ils ſe mirent auſſi-tôt en marche, mais à petites journées ; comme ayant beſoin de chercher en même temps des vivres. Cependant le Roi preſque guéri de ſa bleſſure ayant appris que ſes Ennemis ſe retiroient, & prenant leur retraite pour une fuite, ſe mit inceſſamment à leur queuë avec un grand nombre de troupes : & comme ils n’alloient pas vite, il les eut bien-tôt atteints, & ſe trouva dès la premiére nuit auprès de leur camp. Dès qu’il aperçut à la pointe du jour que les Grecs ſe rangeoient en bataille, il leur envoya des Députez, par leſquels il leur fit dire avant toutes choſes qu’il leur donnoit trois jours de tréve. Dans cet intervalle il conſentit lui-même de leur livrer un paſſage ſûr à travers ſes provinces, de leur donner des guides pour les conduire juſqu’à la mer, & de leur faciliter l’achat des proviſions dont ils auroient beſoin ſur la route. Il aſſura en particulier tous les ſoldats qui ſervoient ſous le commandement de Cléarque & d’Aridée, qu’il ne leur ſeroit fait aucun tort. Là-deſſus les uns & les autres reprirent leur marche, & le Roi ramena à Babylone, l’armée qui l’avoit accompagné. Là diſtribuant des récompenses à tous ceux qui avaient bien servi dans cette guerre, il décida que le plus vaillant de tous avait été Tissapherne ; aussi lui fit-il de grands présents, dont le plus considérable fut fa propre fille qu'il lui donna en mariage. Il éprouva dans la suite qu'il était en effet le plus fidèle de ses amis et il lui confia l'autorité que Cyrus avait eue sur tous les satrapes de la mer. Tissapherne qui s'aperçut aisément de la haine que le Roi avait conçue contre les Grecs, lui proposa de les faire tous périr, s'il lui donnait des forces suffisantes pour l'exécution de ce dessein et qu'il lui voulut permettre de lier commerce avec Aridée, parce qu'il était persuadé qu'il lui livrerait tous les Grecs avant qu'ils revissent leur patrie. Le Roi reçut avec plaisir cette proposition et lui permit de choisir dans tout le corps de sa milice ceux qu'il jugerait les plus capables d'exécuter cette entreprise. [Dès que Tissapherne se fut pourvu de ce secours, il se hâta d'atteindre l’armé des Grecs & parvint en effet à camper près d’eux. De-là il envoya inviter Cléarque de venir juſques dans ſa tente accompagné de tous les Officiers ſes camarades, ] parce qu’il avoit à leur faire part de quelque choſe qui concernoit l’intérêt commun. Cléarque accepta cette offre & fut ſuivi, outre ces Officiers, de deux cens hommes qui voulurent l’eſcorter, & qu’on admit dans le camp des Perſes comme une garde légitime. Tiſſapherne reçut dans ſa tente les Officiers, mais tout le reſte demeura au dehors. Au bout de quelque temps Tiſſapherne ayant fait élever au-deſſus de ſa tente par le dedans un étendard rouge comme ſignal, il fit ſaiſir les Officiers Grecs ; pendant qu’on égorgeait au dehors, par ſon ordre, l’eſcorte qui les attendoit, & qu’on aſſaſſinoit de même les autres ſoldats qui, ſur la foi publique, s’étoient répandus dans le marché, pour y faire leurs proviſions. Il n’en échappa qu’un ſeul qui alla porter au camp la nouvelle de cette trahiſon. Ce fut pour tous les ſoldats un coup de foudre, qui les troubla de telle ſorte, qu’ils couroient à leurs armes ſans objet & ſans règle, comme n’ayant plus de chef. Cependant perſonne n’étant venu les attaquer, ils eurent le temps de ſe reconnoître ; & ils nommérent pluſieurs Officiers ſoumis néanmoins à un ſeul Général, qui fut Chiriſophus Lacédémonien. Ceux-ci ayant examiné entr’eux quelle ſeroit la route la plus convenable pour leur retraite, ils ſe déterminérent comme on avoit déjà fait, à marcher vers la Paphlagonie.

Tiſſapherne ayant chargé de chaînes les Capitaines Grecs, les fit conduire vers Artaxerxès qui les fit mourir tous, à l’exception de Menon qu’il épargna ; parce que celui-ci ayant eu de la diſpute avec les autres Capitaines, avoit été ſoupçonné d’avoir voulu trahir les Grecs. Tiſſapherne ſe mit enſuite avec ſon armée à la queue des Grecs. Il ſe garda bien de les attaquer jamais en face, ni de s’expoſer aux derniers efforts d’hommes déſeſpérez. Il ſe contenta de les harceler en quelques endroits avantageux pour lui ; & ſans leur cauſer de grandes pertes il les incommoda continuellement juſqu’aux pays[22] des Carduques, où il les ſuivit. Mais voyant qu'il ne pouvait les entamer il les abandonna en cet endroit, et tourna avec toutes ses troupes du côté de l'Ionie. Les Grecs employèrent sept jours entiers à traverser les montagnes des Carduques, où ils furent extrêmement inquiétés par ceux qui les habitaient, gens vigoureux et qui savaient tous les défilés de cette contrée. Ces peuples étaient indépendants et même ennemis du Roi, extrêmement exercés à lancer de grosses pierres avec la fronde, ou des traits, avec des arcs d'une grandeur extraordinaire; et se portant avantageusement pour tirer sur les Grecs, ils en tuèrent un nombre considérable et en blessèrent grièvement d'autres. Car leurs traits qui avaient deux coudées de long perçaient les boucliers et les cuirasses : et il n'y avait aucune arme défensive qui put leur résister. On dit même que ces traits étaient si longs que les Grecs après les avoir ramassés en faisaient de ces javelots qu'on lance avec la main, en les retenant par une corde à laquelle ils sont attachés. Ayant traversé ce pays avec beaucoup de peine ils arrivèrent an fleuve Centrire au-delà duquel'ils se trouvèrent en Arménie. Le Satrape de ce pays étoit Teribaſe, avec lequel ils firent un traité, & paſſérent ainſi au travers de ſa Province comme Amis. Mais ſur les montagnes qui bornent l’Arménie, ils furent ſurpris par une neige épouvantable qui penſa les faire tous périr. Tant que cette neige tombe perpendiculairement, elle n’empêche point les Voyageurs de faire leur chemin. Mais dès que le vent vient à s’y mêler, elle augmente conſidérablement, & juſqu’au point de couvrir non-ſeulement les traces, mais tous les indices des routes. Le découragement total ſe ſaiſit alors des Voyageurs qui ne riſquoient pas moins leur vie en revenant ſur leurs pas qu’en s’obſtinant à avancer. Là-deſſus la tempête augmenta, & la grêle ſe joignit au vent qui la leur portant au viſage, contraignit toute l’armée de s’arrêter, & qui ôtant à chaque ſoldat tout mouvement propre & volontaire, le força de ſe coucher par terre dans l’endroit où il ſe trouvoit. Là manquant de toute choſe, ils paſſérent un jour & une nuit entiére dans une ſituation déplorable. Car la neige continuant de tomber avec la même violence, toutes leurs armes en furent couvertes et tous leurs membres saisis de froid. Aucun d'eux n'ayant pu fermer l'œil de toute la nuit, quelques-uns de ceux qui trouvèrent moyen de faire du feu le lendemain s'en sentirent soulagés ; mais les autres dont les membres gelés y demeuraient insensibles, n'en reçurent que l'indication d'une mort prochaine. La plupart des chevaux périrent là : et entre les hommes, les uns étaient déjà sans vie et les autres conservaient encore de la connaissance dans un corps qui n'avait plus aucun mouvement. Quelques-uns avaient perdu la vue par la rigueur du froid ou par l'éblouissement que leur avait causé l'aspect continuel de la neige. Enfin il n'en ferait pas échappé un seul, s'ils n'avaient heureusement aperçu quelques villages voisins, où ils trouvèrent abondamment tous les secours qui leur étaient nécessaires. Ils y firent arriver leurs bêtes de charge par des sentiers qu'ils leur avaient formés à travers la neige et leurs malades en les portant sur des brancards ou sur des échelles dans les maisons basses, où on les faisait descendre. On fournit là de la pâture aux animaux et toute forte de ſubſiſtance & de ſoulagement aux hommes.

Après s’être repoſé huit jours en ce lieu, ils ſe remirent en chemin pour gagner le fleuve Phaſis[23], aux environs duquel ils prirent encore quatre jours de repos. Ils traverſérent enſuite les provinces des Taoques[24] & des Phaſiens. Les uns & les autres voulurent les attaquer dans leur paſſage ; mais les Grecs les défirent dans un combat réglé, & en tuérent un grand nombre ; après quoi ils pillérent leurs demeures pleines de beaucoup de proviſions qui furent d’un grand ſecours pour les Vainqueurs, & qui leur procurérent quinze jours de repos & d’abondance. Delà ils entrérent dans la Chalcidie[25] qu’ils eurent traverſée en ſept jours de marche, au bout deſquels ils ſe trouvérent ſur les bords du fleuve Arpaſus, dont la largeur eſt de quatre arpens. L’ayant paſſé ils ſuivirent la plaine qui forme la province des Taſcutins, & ſe donnérent enſuite trois jours de repos, dans un lieu qui leur fournit les rafraîchiſſemens néceſſaires : après quoi ils employérent quatre jours de marche pour arriver à la grande ville qu’on appelle Gymnaſie[26]. Le Commandant de la Province fit avec eux un Traité par lequel il s’engagea à leur donner des guides juſqu’à la mer. Ils arrivérent donc en quinze jours ſur la montagne de Queſne[27], au haut de laquelle les premiers qui apperçurent la mer furent ſi tranſportez de joye, & jettérent de ſi hauts cris que l’avant-garde de l’armée qui étoit à portée de les entendre, s’imagina qu’ils voyoient les ennemis, & ſe mirent auſſitôt ſous les armes. Mais dès qu’ils furent tous montez & que la Mer ſe découvrit en effet à eux, ils levérent les mains au Ciel, & rendirent graces aux Dieux comme ſi leur voyage étoit fini & qu’ils n’euſſent plus rien à craindre. Dreſſant-là un autel compoſé de grandes pierres qu’ils avoient apportées des environs, ils poſérent deſſus les dépouilles des Barbares, comme un monument immortel des avantages qu’ils avoient remportés ſur eux. Ils firent préſens à leur guide d’une coupe d’argent, & d’une robe de Perſe. Ce Guide leur indiqua encore le chemin qui conduiſoit chez les Macrons, après quoi il s’en retourna.

Les Grecs en entrant dans le pays des Macrons firent avec eux un traité, dont le gage mutuel fut une lance barbare donnée aux Grecs, & une lance grecque donnée aux Barbares. Car ceux-ci diſoient que leurs ancêtres avoient inſtitué ce troc, comme un ſigne mutuel d’une fidélité inviolable. Des confins de ce pays, les Grecs paſſérent dans la Colchide, dont les habitants s’aſſemblérent pour s’oppoſer à eux : de ſorte que les Grecs furent obligez d’en venir à une bataille où ils remportérent la victoire. Ils ſe ſaiſirent enſuite d’une hauteur où ils étoient à l’abri de toute inſulte & d’où ils allaient piller les terres de leurs Ennemis : ce qui fourniſſoit amplement à tous leurs beſoins. Ils trouvérent entr’autres un grand nombre de ruches, d’où ils rapportèrent une quantité prodigieuſe de gâteaux de cire et de miel. Mais ils éprouvèrent un accident extraordinaire. pour avoir voulu en user. Tous ceux qui en avalèrent perdirent connaissance et tombèrent comme morts. Et la douceur que ce miel répandait d'abord sur les lèvres et sur la langue, ayant servi de piège à un grand nombre d'entre eux, la terre se trouva couverte d'hommes étendus, comme à la fin d'une bataille sanglante. Le reste de l'armée passa un jour entier à s'étonner d'un pareil accident et à regretter ceux qu'ils croyaient avoir perdus. Mais dès le lendemain à pareille heure, tous ces malades se réveillèrent, et se relevant les uns après les autres, cette seconde journée ne parut être pour eux que le lendemain d'une sorte purgation. Dès qu'ils furent parfaitement rétablis, on, se remit en marche et l'on arriva dans trois jours à Trébizonde, ville grecque colonie de Sinope et de la dépendance de la Colchide. Pendant les trente jours qu'ils y séjournèrent, ils furent traités magnifiquement par les citoyens et eux de leur côté firent un festin religieux et un combat en l'honneur d'Hercule et & de Jupiter Sauveur, dans le lieu même où l’on dit que Jaſon aborda ſur le navire Argo. Ils députérent delà leur Général Chiriſophus à Byſance pour en amener des vaiſſeaux & des galéres : par ce qu’il paſſoit pour être ami d’Anaxibius qui commandoit la Marine dans cette ville. Chiriſophus partit ſur une frégate : En attendant ſon retour ils empruntérent de ceux de Trebiſonde deux Brigantins, avec leſquels ils allérent pirater le long des côtes, les peuples Barbares de ces cantons.

Quand ils eurent attendu Chiriſophus l’eſpace de trente jours ; comme il n’arrivoit point, & que leurs proviſions commençoient à s’épuiſer, ils partirent de Trébiſonde & arrivérent dans trois jours à Céraſus, ville Grecque auſſi, & autre Colonie de Sinope. Ils y demeurérent quelques jours ; & entrérent delà dans le pays des Moſynœces, où ils remportérent la victoire ſur ces Peuples qui voulurent s’oppoſer à eux. Les Vaincus s’étant réfugiez dans des tours de bois à ſept étages qu’ils avoient raſſemblées en un coin de leur Province, les Grecs les y attaquérent avec tant de vigueur, qu’ils rendirent les maîtres de cette espèce de citadelle. C'était la plus considérable qu'ils eussent dans toute leur domination, et leur Roi même logeait dans la plus haute de ces tours. La loi du pays l'obligeait d'y payer toute sa vie, et c'est de là qu'il envoyait ses ordres à ses sujets. Nos voyageurs ont dit depuis que c'était la nation la plus sauvage qu'ils eussent rencontrée dans leur route: qu'ils couchaient avec leurs femmes devant tout le monde, que les plus riches nourrissaient leurs enfants de noix bouillies et qu'ils leur imprimaient différentes marques sur la poitrine et sur les épaules. Les Grecs traversèrent ce pays en huit jours, et ils n'en mirent que trois à traverser le pays voisin ou le Tibaris. Ils furent conduits par cette route à Cotyore, autre ville grecque et colonie de Sinope. lis y demeurèrent cinquante jours, pendant lesquels ils allèrent ravager le voisinage de la Paphlagonie et de quelques autres pays barbares. Dans cet intervalle de temps, les citoyens d'Héraclée et de Sinope leur envoyèrent des vaisseaux sur lesquels ils s'embarquèrent avec tout leur bagage. Sinope située sur les bords de la Paphlagonie et colonie elle-même de Milet dans la Carie, étoit une ville reſpectée dans ces cantons : & c’eſt-là que Mithridate, ſi célébre de nos jours par la guerre qu’il a faite aux Romains, tenoit principalement ſa Cour. Ce fut-là auſſi que ſe rendit Chiriſophus qu’on avait envoyé chercher des vaiſſeaux, & qui n’avoit pu en obtenir. Mais pour le conſoler de ce refus, les habitants de Sinope ſe chargérent eux-mêmes de le conduire par mer avec ſa troupe juſqu’à Héraclée, colonie de Mégare dans l’Attique. Cette flotte aborda à la preſqu’île d’Acheruſe, où l’on dit qu’Hercule amena autrefois des Enfers le chien Cerbére. Delà traverſant la Bithynie, ils eſſuyérent beaucoup de dangers de la part des habitants de la Province qui marchoient toujours ſur leurs pas pour attaquer leur arriére-garde. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’ils arrivérent à Chryſopolis ville de Chalcédonie ; au nombre de trois mille huit cens, reſtez ſeuls de dix mille qu’ils étoient partis. Ceux qui voulurent retournérent tranquillement delà chacun dans ſa patrie. Mais le plus grand nombre ſe rendit dans la Cherſonéſe de Thrace, dont ils avoient deſſein de piller la Capitale. Voilà quelle fut la fin de l'expedition de Cyrus contre ſon frère Artaxerxès.

XI.

CEPENDANT les trente tyrans d'Athènes continuaient de bannir tous les jours quelques citoyens et d'en faire mourir d'autres. Les Thébains, indignés de ces excès, recevaient avec beaucoup d'humanité et de bienveillance ceux qui se réfugiaient chez eux. Ainsi Thrasybule surnommé le Stirien, quoiqu'il fut citoyen d'Athènes et du nombre de ceux qui avaient été chassés par les Trente, fut aidé sous main par les Thébains, dans l'entreprise qu'il fit de se saisir d'un lieu avantageux appelé Phile, dans ce canton de l'Attique. La citadelle en était extrêmement forte, et comme elle ne se trouvait distante d'Athènes que de cent stades, on pouvait observer de là les instants propres à surprendre la capitale. Les Trente ayant bientôt appris le fait, sortirent en armes avec leurs troupes pour aller assiéger ce fort. Leur camp émit à peine formé qu’il tomba une grande abondance de neige. Quelques-uns s’étant avisés de changer leurs tentes de places, les autres crurent qu’ils se disposaient à fuir, comme ayant aperçu une armée ennemie. Là-dessus une terreur panique se répandit dans les troupes des Trente et tout le monde décampa en même temps. Les tyrans qui savaient très bien que tous les citoyens d Athènes, qui n’étaient pas des trois mille auxquels ils avaient réduit le nombre des sujets capables de remplir les charges, n’attendaient que le moment favorable pour renverser leur domination, prirent l’occasion de la sortie qu’ils venaient de faire, pour s’établir eux-mêmes dans le Pirée ; et ils se contentèrent de faire garder la ville par quelques troupes étrangères. Ayant imputé ensuite à ceux d’Éleusis[28] et de Salamine de s’entendre avec les bannis, ils firent mourir tous les habitants de l’une et de l’autre ville. Cette exécution donna lieu à ces bannis de se réfugier dans le camp de Traſybule[29]. Les tyrans l’ayant ſçu lui envoyérent des Députez, ſous prétexte de traiter avec lui de la reſtitution de quelques-uns de ces bannis ; mais en effet pour lui propoſer de les livrer tous, ſous la condition qu’ils l’aſſocieroient lui-même au gouvernement : Qu’on lui donneroit la place que Théraméne avoit occupée, & que de plus on lui permettroit de ramener avec lui dix des Exilez à ſon choix. Thraſibule répondit qu’il préféroit ſon exil à toute la puiſſance des Trente, & que la guerre ne ceſſeroit point de ſa part, qu’ils ne rappellaſſent tous les Bannis ſans exception, & que le pouvoir Souverain ne fût rendu au peuple. Là-deſſus les Trente voyant d’ailleurs qu’ils s’étoient attiré la haine de la plus grande partie des Citoyens, & que les Bannis ſe raſſembloient toujours en plus grand nombre, envoyérent demander du ſecours à Sparte. En attendant ils formérent un corps de défense le plus nombreux qu’il leur fut poſſible, & le firent camper avec eux dans un lieu découvert qu’on nomme Acharnes. Thraſibule de ſon côté ne laiſſant dans le Fort qu'il occupait que ce qu'il fallait de gens pour le garder, mena contre eux douze cents hommes ; et les surprenant la nuit dans leur camp, il y fit d'abord un carnage qui épouvanta le reste de leur troupe et les obligea eux-mêmes de se retirer à la hâte dans Athènes. Thrasybule d'abord après le combat s'alla saisir du Pirée et de Munichie qui est une hauteur fortifiée où il ne trouva personne. Les tyrans ayant rassemblé ce qui leur restait de forces revinrent au Pirée et attaquèrent Munichie, sous le commandement de Critias. L'attaque dura longtemps parce que les assiégeants étaient en grand nombre et que les assiégés se trouvaient dans un poste avantageux. Mais Critias ayant été tué, les assiégeants furent découragés et s'enfuirent jusque dans la plaine, où les assiégés n'osèrent pourtant pas les poursuivre. Cependant comme les bannis recevaient tous les jours des gens qui venaient se joindre à eux, Thrasybule tomba tout d'un coup sur les ennemis et les ayant défaits il se rendit maître du Pirée. Après quoi les citoyens d'Athènes toujours plus mécontents de la Tyrannie, vinrent en foule dans le port : & les Bannis diſperſez dans les autres Villes apprenant les ſuccès de Thraſybule, ſe raſſemblérent auprès de lui de toutes parts ; de ſorte que ſe voyant devenus très-ſupérieurs à leurs Ennemis, ils réſolurent enfin d’aſſiéger la Ville même : Les citoyens en avoient déjà chaſſé les Trente après les avoir dépouillez de tout pouvoir ; & ils avoient remis l’autorité publique à dix hommes ſeuls, auxquels ils confiérent le ſoin de prévenir la guerre civile qu’on voyoit naître. Dès que ces derniers furent en place, ils oubliérent les intérêts & les vûes de leurs Compatriotes, & ſe montrant auſſi mal-intentionnez que leurs prédéceſſeurs, ils firent venir de Lacédémone quarante vaiſſeaux & mille ſoldats, à la tête deſquels étoit Lyſander. Mais Pauſanias roi de Lacédémone qui n’aimoit pas Lyſander, & qui ſçavoit d’ailleurs la haine que les Spartiates s’étoient attirée depuis quelque temps de la part de toute la Gréce, ſe mit lui-même à la tête d’une armée nombreuſe, & étant venu juſque dans Athénes, il réconcilia & réunit les Citoyens avec les Exilez. C’eſt ainſi que les Athéniens recouvrèrent en quelque sorte leur patrie et vécurent désormais sous leurs propres lois. À l'égard de ceux qui se sentaient coupables de plusieurs injustices qu'ils avaient exercées sous le règne des Tyrans et qui en craignaient la recherche et la punition, on leur permit encore de se retirer à Éleusis.

XII.

DANS ce même temps ceux d'Élée qui redoutaient la puissance des Lacédémoniens terminèrent la guerre qu'ils avaient contre eux sous les deux conditions de livrer à Lacédémone tout ce qu'ils avaient de vaisseaux et de laisser chacune des villes de leur voisinage à ses propres lois. Les Lacédémoniens profitèrent du loisir que leur procuraient tous ces accommodements pour attaquer les Messéniens. De ces derniers les uns occupaient un fort dans l'île de Céphalénie et les autres gardaient Naupacte, ville située sur les extrémités occidentales de la Locride et que les Athéniens leur avaient donnée. Les Lacédémoniens après les avoir chassés de ces deux postes remirent le premier aux habitants même de la Céphalénie et le second à ceux de la Locride. Les Messéniens, poursuivis ainsi par l'ancienne haine des Lacédémoniens contre eux, ſortirent de la Gréce avec leurs armes ; et quelques-uns d'eux passant dans la Sicile, s'allèrent mettre à la solde de Denys. D'autres au nombre de trois mille, allèrent jusqu'à Cyrène où ils se joignirent aux exilés de cette ville : car dans ce temps-là, les Cyrénéens étaient dans de grands troubles, à l'occasion d’Ariston et de quelques autres qui s'étaient emparés du gouvernement de leur république. On venait d'égorger à cette occasion, et tout à la fois, cinq cents des plus puissants citoyens de Cyrène, et tout ce qui restait de plus considérable s'était sauvé. Ces bannis reçurent avec joie les Messéniens et les employèrent contre les usurpateurs de leur patrie. Dans le combat qui fut donné plusieurs furent tués de part et d'autre, et peu de Messéniens en échappèrent. Mais quelque temps après ce désordre, les Cyrénéens se réconcilièrent les uns avec les autres par des ambassades réciproques. Ils jurèrent enfin doublier leurs différents et ils habitèrent ensemble. Ce fut alors que les Romains envoyérent une colonie à Velitres.

Olympiade 95. an 1. 400 ans avant l'ère chrétienne

L'ANNÉE suivante Lachés fut archonte d'Athènes et la puissance consulaire fut exercée à Rome par six tribuns militaires : M. Aemilius, Appius Claudius, M. Quintilius, L. Julius, M. Posthumius et L. Valerius. Ce fut aussi l'année de la 95e Olympiade dans laquelle Minas d'Athènes fut vainqueur à la course. Alors Artaxerxès roi de l'Asie, après avoir vaincu Cyrus chargea Pharnabase de ramener à l'obéissance les satrapies de ce jeune prince. Tous les satrapes et même toutes les villes qui avaient eu part à sa rébellion étaient dans une appréhension mortelle que le Roi ne voulût tirer vengeance de leur révolte. Ces satrapes firent donc à Tissapherne une députation dans laquelle ils employèrent ce qu'ils avaient pu imaginer de plus capable de l'adoucir. Mais Tamus le plus considérable d'entr'eux, et qui était chargé de l'Ionie, avait jugé plus à propos de faire embarquer toutes ses richesses et même tous ses enfants, à l'exception d'un seul nommé Gaus, qui fut depuis général des troupes du Roi : Tamus lui-même embarqué avec eux et suivi d'une espèce de flotte, se réfugia auprès de Psammitichus roi d'Égypte, descendant de l'ancien Psammitichus. Ce roi qui ne connaissait ni hospitalité ni humanité égorgea son ami et son suppliant avec ses enfants, et s'empara de ses trésors et de fa flotte. Pour les villes grecques de l'Asie, dès qu'elles furent assurées de l'arrivée de Pharnabase, comme elles ne comptaient pas beaucoup sur leurs propres forces, elles envoyèrent une ambassade à Lacédémone pour conjurer cette république de ne pas les laisser détruire par les barbares. Lacédémone leur promit du recours, et en effet elle députa vers Tissapherne pour l'inviter à ne pas porter la guerre contre ces villes. Cependant Tissapherne, commençant par Cume, ravagea toute la campagne des environs et y fit d'abord grand nombre d'esclaves. Il assiégea ensuite la ville même mais comme l'hiver qui s'approchait l'aurait empêché de la prendre, il relâcha ses captifs pour de grosses sommes d'argent et leva le siège. Les Lacédémoniens qui avoient nommé Thimbron pour Général dans cette guerre, lui donnérent mille hommes des leurs, avec pouvoir de lever chez les Alliez ce qu’il lui en faudroit de plus. Thimbron paſſant d’abord à Corinthe raſſembla-là les troupes qu’il avait envoyé prendre dans les Villes voiſines ; après quoi il fit voile vers Éphéſe avec une flotte compoſée d’environ cinq mille ſoldats. En ayant enrôlé-là encore deux mille, tant des Villes qui dépendoient de Sparte que de quelques autres, il partit à la tête de ſept mille hommes. S’étant avancé environ cent ſtades du côté de Magneſie qui dépendoit de Tiſſapherne, il prit cette Ville d’emblée, & ſe tournant tout d’un coup vers Tralles d’Ionie, il en entreprit le ſiége : mais il ne put ſurmonter ſes fortifications, & il revint à Magneſie. Comme cette ville étoit ſans murailles, & que Thimbron craignoit que d’abord après ſa retraite Tiſſapherne ne s’en remît en poſſeſſion, il en fit paſſer tous les Habitans ſur une montagne voiſine appellée Thorax. Delà il ſe jeta dans le pays Ennemi, dont le pillage enrichit prodigieuſement toute ſon armée. Là-deſſus Tiſſapherne arrivant avec une cavalerie nombreuse ; Thymbron jugea à propos de ſe retirer & ramena ſes troupes à Éphéſe.

Ce fut vers ce temps-là que les Grecs qui avoient ſuivi Cyrus étant enfin revenus en leur Pays, quelques-uns d’entr’eux retournérent dans les Villes où ils avoient pris naiſſance ; mais le plus grand nombre, & qui montoit à près de cinq mille hommes, accoutumé à la vie militaire ſe donna Xenophon pour Général. Dès que celui-ci eut accepté cette fonction, il mena ſes troupes contre les Thraces qui habitoient ſur les bords du Salmydeſſus. Ce fleuve qui eſt à la gauche de la Propontide, a une large embouchure qui donne lieu à de fréquens naufrages. Or la coutume des Thraces étoit de ſe tenir en embuſcade le long de leurs côtes, pour mettre en eſclavage les Paſſagers que leur infortune y faiſoit échouer. Xenophon y ayant fait une deſcente avec ſes troupes, les vainquit d’abord dans un combat réglé, après quoi il alla mettre le feu dans la plus grande partie de leurs villages. Mais Thymbron ayant enſuite invité les Grecs à venir le joindre en leur promettant une groſſe paie, ils passèrent dans son armée et se joignirent aux Lacédémoniens contre les Perses. Pendant ce même temps Denys faisait bâtir en Sicile sous le Mont Ætna une ville qui prit le nom d'Adranos, d'un temple fameux du voisinage. En Macédoine le roi Archelaüs que son favori Cratérus avait blessé involontairement à la chasse, en perdit la vie au bout d'un régie de sept ans. Son successeur fut Oreste encore dans l'enfance. Mais ce dernier fut tué par Æropus son tuteur qui régna six ans. À Athènes le philosophe Socrate, accusé par Anytus et par Mélitus d'impiété envers les dieux et d'une doctrine pernicieuse à la jeunesse, fut condamné a la mort qu'il subit en avalant un verre de ciguë. Mais comme cette condamnation était injuste, le peuple se repentit de s'être privé lui-même d'un si grand homme. Il conçut de l'indignation contre ses accusateurs, qu'il fit mourir sans les entendre.

XIII.

Olymp. 95. an 2. 399 ans avant l'ère chrétienne

L'ANNÉE suivante l'archonte d'Athè L'année ſuivante fut Aristocratès et l'on nomma à Rome au lieu de consuls six tribuns militaires, C. Servillus, L. Verginius, Q. Sulpitius, A. Manlius Capitalinus, Q. Servilius et M. Sergius. Les Spartiates apprenant que Thymbron gouvernait mal leur armée, envoyèrent à sa place en Asie Dercyllidas pour général. Ce dernier entré en fonction mena ses troupes contre les villes de la Troade, et il enleva du premier abord Amaxite, Colones et Arisbe. Il en fit de même d'Ilium de Cerbenie et de plusieurs autres, employant la ruse à l'égard de quelques-unes et la force à l'égard de quelques autres. Il signa ensuite avec Pharnabase une trêve de huit mois qu'il employa à combattre les Thraces qui occupaient alors la Bithynie, et après avoir ravagé leurs campagnes, il fit prendre à son armée des quartiers d'hiver. Les Spartiates envoyèrent Heripidas à Heraclée de Thrachinie, pour apaiser une sédition s'était élevée dans cette ville. Ce capitaine y étant arrivé assembla les habitants dans le place publique et les environnant de ses soldats sous les armes, il se fit nommer les coupables, qui furent sur le champ punis de mort au nombre de cinq cents. Les habitants d'Oeta s'étant aussi révoltés, il leur porta la guerre, et après leur avoir fait souffrir bien des maux, il les contraignit d'abandonner leur pays. La plupart d'entre eux se retirèrent avec leurs femmes et leurs enfants dans la Thessalie, et cinq ans après ils passèrent dans la Béotie. Environ ce temps-là les Thraces se jetèrent en grand nombre dans la Chersonèse, où ayant désolé la campagne, ils s'emparèrent de toutes les villes murées. Les peuples de la Chersonèse accablés par la guerre appelèrent à leur secours Dercyllidas qui était alors dans l'Asie. Celui-ci arrivant aussitôt chassa d'abord les Thraces de tout le pays et fit ensuite fermer d'un mur la Chersonèse depuis une mer jusqu'à l'autre : ce qui arrêta pour toujours les incursions de ces barbares. Dercyllidas fut accablé de présents en reconnaissance de ce bienfait et il s'en retourna en Asie. Pharnabase ayant fait une trêve avec les Lacédémoniens alla trouver le Roi pour lui conseiller d'équiper une flotte et d'en donner le commandement à Conon l’Athénien, qui entendoit parfaitement la guerre ſurtout dans la partie des batailles. Ce Capitaine étoit actuellement en Chypre auprès du Roi Evagoras[30]. Le Roi de Perſe s’étant rendu à cet avis, Pharnabaſe employa cinq cens talens d’argent à mettre une flotte en mer & la conduiſit en Chypre ; il exigea[31] des Rois de cette Iſle de fournir encore cent Galéres : après quoi il propoſa à Conon de prendre le commandement de cette armée navale, en lui promettant encore beaucoup de reconnoiſſance de la part du Roi ſon maître. Conon gagné par l’eſpérance de rendre l’empire de la mer à ſa Patrie, en battant les Spartiates ; & de ſe diſtinguer lui-même entre ſes concitoyens, accepta la fonction & le titre qu’on lui offroit ; & comme toute la flotte n’étoit pas encore prête, il paſſa ſuivi ſeulement de quarante vaiſſeaux en Cilicie où il devoit prendre toutes les meſures néceſſaires pour cette guerre. D’un autre côté Pharnabaſe & Tiſſapherne ayant levé beaucoup de ſoldats dans leurs Satrapies, prirent la route d’Éphèſe ; parce que c’étoit-là que les Ennemis aſſembloient leurs forces. Les deux Capitaines Perses conduiſoient environ vingt mille hommes de pié & dix mille chevaux. Dès que Dercyllidas, Général des Lacédémoniens, eut nouvelle de leur arrivée, il marcha à leur rencontre, ſuivi tout au plus de ſept mille hommes. Les deux armées ne furent pas plutôt en préſence, qu’on propoſa de part & d’autre une trêve dont on fixa le temps ; pendant lequel Pharnabaſe enverroit propoſer au Roi les conditions de la paix, & Dercyllidas les communiqueroit de même à ſa République. Auſſi-tôt les deux armées s’éloignérent l’une de l’autre.

Cependant les habitants de Rheges, colonie de Chalcis, ne voyoient qu’avec peine les progrès du Tyran de Syracuſe. Il avoit déjà ſoumis les habitants de Naxus & de Catane ; & ceux de Rhege qui avoient pris beaucoup de part à leur infortune, craignoient extrêmement d’en éprouver une pareille. Ils jugèrent donc important de lui faire la guerre au plus tôt, et avant qu’il se fût affermi d’avantage. Les bannis de Syracuse qui avaient reçu beaucoup d’assistance de la part des citoyens de Rhegium, se joignirent à eux dans cette entreprise. Plusieurs d’entre les Syracusains s’étaient réfugiés dans cette ville, et en raisonnant ensemble sur les affaires présentes, ils avaient bien fait entendre à leurs hôtes que Syracuse ne s’était soumise au tyran que malgré elle et pour céder au temps. Pour conclusion, ceux de Rhegium, ayant nommé des généraux, leur donnèrent une armée de six mille hommes d’infanterie et de six cents cavaliers qu’ils embarquèrent dans cinquante vaisseaux. Quand ils eurent passé le détroit, ils invitèrent à Messine les officiers de guerre de se joindre à eux, en leur représentant qu’il était honteux de voir une ville grecque comme Syracuse soumise à un tyran tel que Denys. Ces officiers entrant dans les sentiments de ceux de Rhegium rassemblèrent leurs soldats sans attendre l’avis du peuple et ils formèrent un secours de quatre mille hommes d’infanterie, de quatre cens cavaliers & de trente galéres. À peine cette armée fut-elle arrivée aux confins du territoire de Meſſine, qu’il s’éleva entre les ſoldats une ſédition excitée par le Meſſinois Laomédon, un des harangueurs du peuple. Il repréſenta qu’on avoit tort d’aller faire la guerre à Denys de la part duquel on n’avoit reçu aucune offenſe. Là-deſſus les ſoldats Meſſinois, faisant réflexion d’ailleurs que le peuple n’avoit point autoriſé leur entrepriſe, abandonnérent leurs Capitaines & revinrent dans leur Ville : mais de plus les Rheginois qui par eux-mêmes n’étoient pas de grands guerriers, ne ſe voyant plus ſoutenus de ceux de Meſſine, ſuivirent leur exemple, & s’en revinrent à Rhege. Denys cependant avoit amené ſon armée ſur les confins du territoire de Syracuſe pour y attendre les Ennemis ; & dès qu’il eut appris qu’ils ſe retiroient, il en fit de même. Bientôt après ceux de Rhege & ceux de Meſſine, lui ayant envoyé des Ambaſſadeurs pour traiter de paix avec lui ; il conçut que la propoſition lui étoit convenable ; & toute guerre ceſſa de ce côté-là.

Quelque temps après il fut inſtruit que pluſieurs Grecs de la Sicile paſſoient dans les Villes occupées en cette Iſle par les Carthaginois, & y acqueroient le droit de Bourgeoiſie & des poſſeſſions. Là-deſſus il jugea que tant qu’il ſeroit en paix avec Carthage, il ſe feroit ſouvent de pareilles tranſmigrations : & qu’au contraire, s’il étoit en guerre avec eux, ceux qu’ils auroient aſſervis ou maltraitez ſe réfugieroient auprès de lui. D’ailleurs il avoit appris que la peſte qui avait affligé la Libye avait emporté un grand nombre de Carthaginois. Cette circonſtance lui parut favorable pour les attaquer. Mais il comprit qu’il falloit faire auparavant de grands préparatifs pour une entrepriſe longue, difficile, & dans laquelle il s’alloit attirer ſur les bras une nation plus guerriére qu’aucune de celles qui ſont en Europe. Il fit donc aſſembler d’abord par une ordonnance publique, tous les ouvriers répandus dans les Villes de ſa domination, & il en fit venir par de grandes promeſſes beaucoup d’autres de l’Italie, de la Gréce, & même des villes Siciliennes qui appartenoient aux Carthaginois. Il voulait se munir d'armes et de traits de toute espèce et de toute forme; mais surtout il fit construire des galères non seulement à trois, mais encore à cinq rangs de rames : espèce de bâtiment qu'on n'avait pas. encore mis en usage et qui de ce nombre de cinq rames prit alors le nom de Penterique. Après avoir distribué à ce grand nombre d'ouvriers les ouvrages qui leur étaient propres, il leur donna pour inspecteurs les premiers d'entre les citoyens et il proposa des prix considérables à ceux qui réussiraient le mieux, surtout dans la fabrique des armes. Il leur en avait donné lui-même les différents modèles : car ayant à sa solde des hommes de toute nation, il voulait que chacun fut armé à la manière de son pays. Il espérait que la différence de ces armes ferait un spectacle effrayant pour les ennemis : mais surtout il était persuadé de l'avantage qui se trouve à se servir d'armes auxquelles on est habitué. Les Syracusains secondèrent merveilleusement à cet égard les intentions de Denys et la fabrication de ces armes devint pour eux un objet d'émulation. On en établit les manufactures non-ſeulement dans les parvis, & dans les derriéres des temples ; mais les lieux d’exercices & les portiques des marchez étoient pleins de travailleurs : & comme les édifices ou les places qui appartenoient au public, ne ſuffiſoient pas encore pour les contenir tous ; les Particuliers propriétaires des plus grandes maiſons de la Ville en recevoient encore chez eux. Ce fut en ce temps-là que les catapultes furent inventées à Syracuſe, par le concours de tant d’excellents ingénieurs aſſemblez en un même lieu, éclairez les uns par les autres, & animez chacun en particulier par les prix propoſez à ceux qui ſe diſtingueroient par quelque invention pratiquable & utile. Outre cela Denys les viſitoit tous les jours lui-même, les ſuivant de rang en rang, les animant par des paroles obligeantes, faiſant des préſens de ſa propre main à ceux qui paroiſſoient les plus zélez ; & les admettant même quelquefois à ſa table. Auſſi ces Ouvriers faiſoient-ils les plus grands efforts pour le ſatisfaire, & ils imaginoient à l’envi ou des armes ou des machines ſinguliéres & capables des plus grands effets. Il ſortit delà des Galéres à trois & à cinq rangs de rames, qui non-ſeulement par cette dernière circonstance que nous avons déjà énoncée, mais encore par toute leur construction formaient une flotte toute nouvelle et dont il fut le premier auteur. Car ayant ouï dire que le premier vaisseau de guerre avait été construit à Corinthe, il crut qu'il convenait à Syracuse qui tirait son origine de cette ville de perfectionner cet art. Ainsi, ayant obtenu la permission de faire venir d'Italie une grande provision de bois, il envoya d'abord un grand nombre de bûcherons sur le mont Etna, qui en ce temps-là était couvert d'une prodigieuse quantité de pins et de sapins. C'est là qu'on devait prendre tous les arbres qui serviraient à faire les traîneaux et les chariots nécessaires à ceux qui allaient en Italie, pour faire descendre ces bois étrangers des montagnes jusqu'à la mer, et ensuite toutes les barques qu'il leur faudrait pour les amener au plus tôt à Syracuse. Ayant donc une quantité suffisante de matière, il fit construire sur le champ et en même temps plus de deux cens vaiſſeaux, & réparer les cent dix qu’il avoit auparavant. Il fit bâtir auſſi dans l’enceinte du lieu qui s’appelle aujourd’hui le port, cent ſoixante loges ou retraites, dont la plûpart étoient capables de recevoir deux vaiſſeaux ; & ayant fait réparer les cent cinquante qui exiſtoient déjà, cette longue ſuite de toits & de vaiſſeaux qu’on voyoit deſſous étoit un objet étonnant. À contempler ce qui ſe faiſoit pour la marine, on aurait cru que tout Syracuſe s’y employait ; & à la quantité d’armes & d’autres inſtrumens de fer qu’on y fabriquoit en même temps, on auroit dit que toute la Ville n’étoit qu’une communauté de Forgerons & de Fourbiſſeurs. En un mot, la diligence de ces derniers alla au point, qu’on eut bien-tôt quatre cens quarante mille boucliers, & à peu près autant de caſques & de lances. On avoit fait auſſi des cuiraſſes à la façon de tous les pays & merveilleuſement travaillées, juſqu’au nombre de quatorze mille. Denys les deſtinoit aux gens de cheval, aux Officiers d’Infanterie, & aux Soudoyés de ſa Garde. Il eut aussi des catapultes & des arbaleſtes de toute eſpéce, & une quantité innombrable de traits. Il plaça dans une moitié des vaisseaux longs des hommes de la ville pour pilotes et pour rameurs, et choisit pour l'autre moitié des équipages étrangers à ses gages. Après avoir pourvu ainsi à ce qui concernait les galères et les armes, il songea à se faire une armée ; car pour s'épargner une dépense inutile, il avait jugé à propos de ne faire des levées de soldats qu'au moment qu'il en aurait besoin. Ce fut en ce temps-là que le poète tragique Astydamas commença à paraître. Il a vécu soixante ans. Les Romains assiégeant la ville de Veïes furent battus dans une sortie des assiégés ; ils y perdirent un grand nombre des leurs et les autres s'enfuirent honteusement.

Olymp. 95. an 3. 398 avant l'ère chrétienne.

L'année suivante Ithyclès fut archonte d'Athènes et les Romains créèrent au lieu de consuls six tribuns militaires L. Julius, M. Furius, M. Aemilius Mamercus, Cn. Cornelius, Caeso Fabius et L. Valérius. Le tyran de Syracuse choisit parmi les citoyens ceux qui lui parurent les plus propres à porter les armes et en envoya chercher de semblables dans les villes qui lui étaient soumises. Ses soudoyés étaient tirés de toute la Grèce et particulièrement des terres de Lacédémone : car cette République, favorisant son usurpation, lui avait permis de prendre chez elle autant de soldats qu’il lui plairait. Mais d’ailleurs comme il voulait avoir dans ses troupes des étrangers de plusieurs nations et qu’il promettait partout de grandes récompenses, il lui en vint bientôt un grand nombre. Pour la sûreté même de la guerre qu’il entreprenait, il crut devoir gagner l’amitié des villes de la Sicile : d’autant plus que ceux de Rhegium et de Messine aux deux côtés du détroit, ayant par eux-mêmes des forces capables de donner un grand poids au parti qu’ils embrasseraient, il craignait qu’ils ne se joignent aux Carthaginois, dès que ceux-ci feraient entrés dans l’île. Denys, inquiété de ce soupçon, céda aux Messinois, pour les gagner, une grande partie d’un territoire qui était à leur bienséance et il envoya à Rhegium des ambassadeurs pour demander en mariage une de leurs Citoyennes. Il leur offrit en conſidération de cette alliance la partie du rivage de la Sicile qui ſe trouvoit vis-à-vis d’eux, & leur promit en général de contribuer aux avantages de leur Ville en tout ce qui dépendroit de lui. Denys faiſoit toutes ces avances, parce qu’ayant perdu ſa premiére femme fille d’Hermocrate dans la révolte de ſes Cavaliers, dont nous avons parlé plus haut[32] ; il croyoit qu’il lui importoit beaucoup d’avoir des enfans, qui ſe faiſant aimer du peuple contribueroient à maintenir ſon autorité. Cependant le Peuple de Rhege s’étant aſſemblé au ſujet de ces propoſitions ; après beaucoup d’avis pour & contre, la Ville ne jugea pas à propos de conſentir à cette alliance. Denys refuſé de ce côté-là, envoya pour le même ſujet d’autres Ambaſſadeurs à Locres[33]. Cette Ville après avoir délibéré ſur cette demande là lui accorda. Quand on lui eut aſſuré Doris fille de Xenete, le plus conſidérable des Citoyens qui fut alors dans cette Ville ; peu de jours avant la célébration des nôces, il fit partir pour Locres une galére à cinq rangs de rames, décorée de toute sorte d'ornements d'or et d'argent. On y fit monter la jeune accordée que Denys reçut à Syracuse, et qu'il conduisit aussitôt dans la citadelle où il logeait lui-même. Mais en même temps il épousa aussi Aristomaque qui était la fille la plus distinguée qu'il y eut dans Syracuse. Il alla prendre celle-ci dans un chariot attelé de quatre chevaux de front et l'amena de même dans son palais. À l'occasion de cette double noce, il donna des repas continuels et à son armée et à des villes entières qu'il y invitait. Il avait adouci pour lors toute la dureté et toute l'amertume de sa tyrannie, l'ayant changée en humanité et en douceur, il ne s'agissait plus ni de meurtres ni de bannissements.

XIV.

APRES les premiers jours de ces noces, il convoqua l'assemblée du peuple et l'invita à faire la guerre aux Carthaginois, en lui représentant que cette nation était ennemie de tous les Grecs en général et qu'elle en voulait particulièrement aux Siciliens. Que si elle les laiſſoit en repos depuis quelque temps, il n’en falloit attribuer la cauſe qu’à la peſte, qui dans ces dernières années avoit déſolé la Libye : mais qu’auſſi-tôt qu’ils auroient réparé leurs forces, ils ne manqueroient pas de reprendre leur premier deſſein & de tomber ſur la Sicile. Qu’ainſi ils feroient bien mieux de les aller ſurprendre eux-mêmes dans la langueur de leur convaleſcence, que s’ils attendoient dans leur Iſle des Ennemis redevenus forts & vigoureux. Il ajouta qu’il ſeroit honteux & inſupportable de voir tant de villes Grecques aſſervies à des Barbares ; & qu’il n’y avoit cependant qu’un grand courage, & un violent amour de la liberté qui put déſormais les garantir de cet opprobre, & de ce malheur. Les Syracuſains applaudirent unanimement à de pareils diſcours. Ils ne ſe portoient pas en effet avec moins de zèle que lui à cette guerre ; & ils haiſſoient ſouverainement les Carthaginois par la raiſon même, que c’étoit la crainte qu’ils avoient d’eux qui les forçoit de ſe ſoumettre à leur Tyran. Ils ſe flattoient en même temps que Denys auroit plus d’égards pour eux en préſence de l’ennemi commun, & s’expoſeroit moins en cette circonſtance qu’en toute autre à irriter ſes propres concitoyens. Enfin ils ne déſeſpéroient pas qu’avec les mêmes armes qui auroient vaincu les Carthaginois, ils ne parvinſſent auſſi à recouvrer tôt ou tard leur liberté.

Au ſortir de cette aſſemblée Denys accorda aux habitants de Syracuſe un plein pouvoir de s’emparer des richeſſes des Carthaginois. Il y avoit alors un aſſez grand nombre de particuliers de Carthage, établis dans Syracuſe, & qui y poſſédoient même des biens conſidérables. Pluſieurs Marchands de la même nation avoient actuellement dans le port des vaiſſeaux richement chargez qui furent pillez ſur le champ. Les Siciliens des autres villes ſuivirent cet exemple, & chaſſant les Carthaginois qui habitoient parmi eux, ils s’emparérent de tout ce qu’ils poſſédoient. Quelque haine qu’ils euſſent pour Denys & pour ſa Tyrannie, ils ſembloient être charmez de le ſervir dans cette occaſion pour ſe venger des cruautés des Carthaginois. C’eſt par ce motif que dès que la guerre fut déclarée, toutes les villes Grecques ſoumiſes à Carthage firent éclater leur animosité contre ces vainqueurs barbares. Car, non contents de piller toutes leurs richesses, ils se saisirent de leurs personnes et leur firent éprouver toute sorte d'ignominie et de mauvais traitements, en vengeance de ce qu'ils avaient souffert eux-mêmes dans le temps de leur captivité. Ces représailles allèrent si loin pour lors et longtemps encore, depuis, que les Carthaginois profitant de cette leçon terrible, traitèrent avec plus de douceur ceux que la victoire fit tomber dans la suite entre leurs mains. Car instruits par l'expérience, ils n'ignoraient pas que la fortune de la guerre étant incertaine entre deux partis qui combattent l'un contre l'autre ; celui qui sera vainqueur ne manquera point de rendre au vaincu le traitement qu'il aura reçu de lui dans une circonstance pareille, voilà où Denys en était pour lors. L'historien Ctésias termine à cette année l'histoire de Perse qu'il a commencée par le règne de Ninus et de Sémiramis. En ce temps ici ont fleuri les fameux poètes dithyrambiques Philoxenus de Cythère, Timothée de Philes, Telestés de Sélinonte et Polyide ; ce dernier était habile aussi en peinture et en musique.

Olymp. 95. an 4. 397 ans avant l'ère chrétienne

L'année[34] suivante Lysiade fut Archonte d’Athénes, & à Rome l’on créa ſix Tribuns militaires P. Mælius, Spurius Mænius, L. Furius & trois autres. Le Tyran de Syracuſe ayant fait pour la guerre tous les préparatifs qu’il crut néceſſaires & ſuffiſans, envoya à Carthage un Héraut chargé d’une lettre pour le Sénat. Elle portoit que les Syracuſains avoient réſolu de faire la guerre aux Carthaginois, ſi ces derniers ne ſe retiroient pas de toutes les villes Grecques de la Sicile. Le Héraut ſe tranſporta inceſſamment dans la Libye, & préſenta ſa lettre au Sénat. Elle fut lûe d’abord en pleine aſſemblée, & enſuite en préſence de tout le peuple de Carthage, qui fut conſterné de cette nouvelle. La peſte leur avoit enlevé un grand nombre de leurs concitoyens, & rien n’étoit prêt pour une guerre de cette importance. Ils obſervérent attentivement par où les Ennemis commenceroient leur attaque, & choiſirent cependant quelques-uns des Sénateurs auxquels on délivra de groſſes ſommes d’argent, pour aller faire des levées en Europe.

Denys de son côté, à la tête des Syracusains, de ses soudoyés et des alliés, marcha vers Erix. C'était auprès de cette montagne qu'était située la ville de Motye occupée par une colonie de Carthaginois, qui regardaient cette place comme une citadelle et un entrepôt d'où ils pourraient bientôt envahir toute la Sicile. En effet le parti qui en demeurerait maître devait avoir de grands avantages sur l'ennemi. C'est pourquoi Denys dans sa route rassembla le plus qu'il lui fut possible de soldats des villes grecques et leur fournit même des armes. On se rangeait volontiers sous ses drapeaux, par la haine qu'on portait aux Carthaginois et dans l'espérance confuse de parvenir à une liberté parfaite et entière. C'est ainsi qu'il s'associa les habitant de Camarine, de Géla et d'Agrigente. Il trouva moyen d'en faire venir d’Himère, quoique cette ville fût d'un autre côté de la Sicile, en ayant pris enfin à Sélinonte qui se trouvait sur son passage, conduisit à Motye toutes ces troupes. Elles montaient à quatre-vingts mille hommes de pied et à trois mille chevaux. Et elles étaient côtoyées par une flotte, qui n'allait à guères moins de deux cents vaiſſeaux. Elle étoit même accompagnée de cinquante vaiſſeaux de charge remplis de toute ſorte de machines de guerre. À cet aſpect les habitans d’Eryx qui haiſſoient beaucoup les Carthaginois furent frappez d’admiration, & ſe déclarérent hautement pour Denys. La ville de Motye[35] qui attendoit inceſſamment du ſecours de Carthage, ne ſe laiſſa pourtant pas effrayer à la vûe de toutes ces forces, & elle ſe diſpoſa à ſoutenir courageusement le ſiège, ſçachant bien qu’on ne commençoit par elle qu’à cauſe de la fidélité qu’elle gardoit aux Carthaginois. Cette ville étoit ſituée dans une petite Iſle diſtante de ſix ſtades du continent de la Sicile & couverte de maisons bâties avec beaucoup d’art & d’élégance, comme appartenant à des citoyens très-riches. Une chauſſée étroite faite de main d’homme la joignoit au terrain de la Sicile. Ceux de Motye la détruiſirent en cette occaſion, pour en ôter l’uſage à l’ennemi. Denys ayant bien obſervé avec ſes ingénieurs la poſition des lieux, commença les ouvrages de communication pour arriver juſqu’à la Ville ; & ayant fait tirer à terre les vaisseaux longs autour du port qui était de son côté, il fit mettre à l'ancre le long du rivage les vaisseaux de charge. Mais ensuite il laissa la conduite de tous les travaux à Leptine son frère qui commandait sa flotte, et il marcha avec son. armée de terre vers d'autres villes alliées des Carthaginois. Elles cédèrent toutes à la grande puissance de Denys et se joignirent aux Syracusains. Il n'en demeura que cinq dans le parti des Carthaginois : Ancyre, Sole, Aegeste, Panorme et Entelle. C'est pourquoi Denys dans son passage ravagea tout le territoire de Sole, de Panorme et d'Ancyre, et n'y laissa pas un arbre. À l'égard d'Aegeste et d'Entelle, il arriva jusqu'au pied de leurs murailles et en ayant fait la circonvallation, il leur donna de fréquents assauts, par la grande envie qu'il avait de les emporter de vive force. Pendant qu'il en était là, Imilcon général des Carthaginois s'occupait à la levée des troupes et hâtait tous les préparatifs de la guerre; il envoya d'abord le commandant de sa flotte à la tête de dix vaiſſeaux, avec ordre d’aller inceſſamment, & ſans bruit, juſqu’au port de Syracuſe ; où ſe gliſſant à la faveur des ténébres, il tâcheroit de couler à fond ou de détruire de quelque autre maniére les vaiſſeaux que les Ennemis y avoient laiſſez. Il crut par là faire une diverſion qui partageroit les ſoins de Denys, & qui l’obligeroit à renvoyer une partie de ſa flotte à Syracuſe. L’Officier qu’il avait chargé de cette commiſſion s’en acquitta fidellement ; & étant entré de nuit & à l’inſçu de toute la ville dans le port, il en démonta preſque tous les vaiſſeaux à coup d’éperons, & s’en revint auſſi-tôt à Carthage. Denys, ſans ſe détourner, continua de ravager toutes les terres qui appartenoient aux Carthaginois dans la Sicile ; & après avoir forcé tous les habitans de la campagne de ſe renfermer dans les Villes, il ramena toute ſon armée devant Motye ; ſe doutant bien que cette place étant priſe, toutes les autres ſe rendroient volontairement & d’elles-mêmes. Ainſi employant aux travaux un grand nombre d’hommes, il combla l’eſpace de mer qui ſéparoit cette Ville du continent voiſin ſur lequel il étoit poſté ; & à meſure que le terrain s’applaniſſoit ou s’élevoit, il plaçoit ſes machines devant les murailles. Imilcon de ſon côté ayant appris que Denys avoit fait tirer tous ſes vaiſſeaux ſur ſon rivage, fit mettre à la voile cent de ſes plus fortes galéres. Il eſpéroit que paroiſſant tout d’un coup, & ſe rendant aiſément maître de la mer & du port de l’Iſle où il n’y aurait d’autres vaiſſeaux que les ſiens, il détruirait aiſément cette flotte engagée dans le sable, & que par-là il feroit abandonner le ſiége de Motye, & tranſporteroit la guerre à Syracuse. Ainſi ſe mettant en mer avec ſes galéres il arriva de nuit à la rade de Selinunte, & paſſant delà juſqu’au promontoire de Lilybée il ſe trouva à la pointe du jour à la vûe de Motye. L’armée aſſiégeante qui ne l’attendoit pas, le vit bien-tôt tomber de-là ſur les vaiſſeaux de charge qui bordoient le port de terre ferme. Les uns furent briſez à coups de hache, & les autres mis en cendres par les flâmes, avant que Denys eut le temps de leur porter aucun ſecours.

Imilcon s’avançant enſuite ſe mit en devoir d’entrer dans le port des Ennemis, pour y détruire les vaiſſeaux qu’on avoit tirez à terre. Denys ſe préſenta d'abord pour s'opposer à cette entreprise : mais voyant que les Carthaginois occupaient déjà son port, il abandonna cette pensée d'autant qu'il ne pouvait faire agir dans un espace assez étroit que peu de galères contre un ennemi qui ayant le large de la mer de son côté pouvait lui opposer une flotte entière. C'est pourquoi profitant du grand nombre d'hommes que lui fournissait son armée, il fit tirer tous ses vaisseaux encore plus avant sur la terre pour les faire relancer à la, mer dans un endroit plus éloigné. Cependant Imilcon avançant trop ses galères, fut repoussé force de flèches et de pierres lancées sur lui par des arcs et par des frondes : les Syracusains employant même des catapultes faisaient pleuvoir sur les ennemis une grêle de traits sous laquelle ils tombaient en foule à chaque instant; d'autant plus qu'on était effrayé des effets de cette arme nouvellement inventée et dont on ne sa voit pas encore se garantir. Ainsi Imilcon voyant qu'il ne pouvait réussir dans son entreprise se retira en Afrique sans vouloir risquer un combat naval contre une flotte double de la sienne. ſienne. Denys au contraire ayant bientôt comblé par le moyen du grand nombre de ſes ouvriers l’intervalle de mer qui ſéparoit la ville aſſiégée de la terre ferme, fit poſer inceſſamment des machines de toute eſpéce ſur le terrain qu’il s’étoit donné. De-là il fit battre les tours par les béliers, pendant que ſes catapultes nettoyoient les remparts, de tous ceux qui ſe préſentoient pour les défendre. Il employa même des tours à ſix étages poſées ſur des roues, & qui paſſoient en hauteur les maiſons de la Ville. Les habitants quoi qu’à la veille de leur perte, & abandonnez actuellement de leurs Alliez, réſiſtoient courageuſement à tous les efforts de leurs Ennemis. Diſputant même de gloire & d’invention avec eux, ils avoient imaginé des eſpéces de mats, dont la vergue qui les traverſoit étoit chargée de ſoldats bien encuiraſſez. Ces ſoldat, élevez en l’air jettoient de-là des torches ardentes, ou des eſtoupes enduites de poix enflammée ſur les machines des aſſiégeans. Ceux-ci de leur côté ſe hâtoient d’éteindre la flamme, dans les endroits où elle avoit pris, & en même temps abattoient à coups de bélier redoublez des pans entiers de murailles. Les deux partis se rencontrant par ces larges brèches, se livraient des combats terribles ; les Siciliens, parce. que se croyant à chaque moment maîtres de la vole, ils se flattaient de la vengeance qu'ils allaient prendre des cruautés qu'ils avaient essuyées de la part des Carthaginois ; et les Carthaginois parce que n'ayant pour aspect que la plus rude captivité et e pou vaut s'échapper ni par terre ni par mer, la mort la plus prochaine leur paraissait la plus favorable. Ainsi à mesure qu'on abattait leurs murailles, ils-faisaient des retranchements à l'entrée des rues et se mettaient à l'abri dans les maisons bâties à l'extrémité de la ville et dont les murs étaient aussi épais et aussi solides que ceux des remparts. Ce fut aussi ce qui obligea. les soldats de Denys à des travaux encore plus fâcheux qu'auparavant, car se voyant au dedans des murailles où ils se croyaient maîtres de l'intérieur de la ville, ils étaient renversés par les coups qu'on leur portait de divers endroits, où ils ne pouvaient atteindre. Faisant néanmoins avancer leurs tours jusqu'auprès de ces maisons, ils s'en servaient comme d'échelles pour monter jusqu'à la hauteur des toits ou des plates-formes : car comme ces tours étoient auſſi hautes que les plus hauts bâtimens de la Ville, ils jettoient des échelles ou des planches, en un mot des eſpéces de ponts, ſur leſquels on ſe battoit corps à corps, & par où les Siciliens s’efforçoient d’entrer dans les maiſons mêmes. Les citoyens de Motye qui ſentoient l’extrémité où ils étoient réduits, & qui voyoient autour d’eux ou leurs Peres & Meres, ou leurs femmes & leurs enfans dans les frayeurs d’une mort qui ſe préſentoit à tous momens, ou d’une captivité encore plus cruelle, s’animoient de plus en plus à les défendre, & comptoient pour rien leur propre vie. L’espérance même de la fuite étoit interdite aux uns & aux autres par la mer qui les environnoit, & qui d’ailleurs étoit couverte des vaiſſeaux de leurs Ennemis. Les traitements qu’ils avoient eux-mêmes faits aux Grecs tombez entre leurs mains, ne leur permettoient d’attendre aucune compaſſion de leur part ; & ils n’avoient d’autre reſſource que celle de vaincre ou de mourir. Cette réſolution coûta aux Siciliens de grands travaux & de grandes inquiétudes ; car combattant ſur des planches mal-assurées & fort étroites, contre des gens réſolus de périr ; ils eurent bien-tôt du deſavantage. On s’étoit d’abord attaqué réciproquement, & les aſſiégeans avoient fait à peu près autant de bleſſures qu’ils en avoient reçues : mais enſuite les aſſiégez s’aviſérent de laiſſer avancer les ennemis ſur les planches, qu’ils renverſoient dès qu’elles en étoient chargées ; & ils les faiſoient périr par leur chute.

Dans toute la durée du ſiège la coutume de Denys avoit été de continuer les attaques pendant tout le jour, & de faire ſonner la retraite ſur le ſoir. Les aſſiégez accoutumez à cette pratique s’étoient retirez comme à l’ordinaire pour prendre quelque repos & quelque relâche ; lorſque Denys choiſit un nommé Archylus de Thurium & quelques autres hommes aguerris, pour aller poſer des échelles le long des maiſons qu’on avoit à moitié abattues pendant la journée, & à travers deſquelles on pouvoit gagner un certain poſte avantageux. Ils exécutérent fidellement cette commiſſion, de sorte que les aſſiégez s’en étant apperçûs, quoi qu’un peu trop tard, accoururent promptement à la défenſe avec autant d’ardeur qu’auparavant. Il se donna là un violent combat et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que le grand nombre de Siciliens qui arrivèrent en foule l’emporta sur la valeur des habitants. Mais enfin toute l’armée de Denys entra par la route qu’on lui avait faite ; et tout cet endroit fut bientôt couvert de morts. Car les Siciliens dans ce premier moment de leur vengeance tuèrent indistinctement tous ceux qui tombèrent sous leur main, femmes, enfants et vieillards, Denys, qui voulait faire des esclaves de tous les habitants de Motye pour tirer de l’agent de leur vente, ordonna d’abord à ses soldats de suspendre le carnage : mais comme personne ne lui obéissait et que la fureur des Siciliens dans ces premiers moments était indomptable, il fit crier par un grand nombre de hérauts à ces malheureux citoyens, qu’ils se réfugiassent incessamment dans les temples de leur ville qui étaient respectés des Grecs. Ce conseil avant été publié et suivi, les soldats à la vérité cessèrent de tuer ; mais ils se répandirent dans les maisons pour les piller. Denis leur abandonna cette proie pour les encourager aux travaux auxquels il les destinait. Il gratifia publiquement de cent mines Archylus qui était monté le premier sur la muraille, et distribua à beaucoup d’autres des présents proportionnés aux actions de valeur qu’ils avaient faites. Il fit vendre enfin en place publique tout ce qui restait de Motyens en vie ; mais il fit mettre en croix Daimene et quelques autres Grecs qui servaient les Carthaginois et qu’on avait pris. Ayant établi une garnison dans Motye, il la donna Biton de Syracuse pour gouverneur, mais la plupart des soldats étaient Siciliens. Cependant Leptine qu’il avait mis à la tête de six-vingts vaisseaux avait eu ordre d’observer les mouvements que les Carthaginois feraient sur mer. Il le chargea aussi d’assiéger Egeste et Entelle, deux villes qu’il voulait détruire depuis longtemps. Pour lui il ramena son armée à Syracuse sur la fin de l’été. Sophocle commençait pour lors à se rendre célèbre par ses tragédies dans Athènes, où il gagna douze fois le prix.

XV.

Olymp. 96. an 1. 396 ans avant l’ère chrétienne.

L’ANNÉE étant révolue Phormion fut archonte d’Athènes et Rome au lieu de consuls eut six tribuns militaires Cn. Genutius, L. Atilius, M. Pomponius, C. Duilius, M. Vetarius et Volero Publilius. Ou célébra l’Olympiade 96e dans laquelle Eupolis d’Élée gagna le prix de la course. Denys Tyran de Syracuse, partant de cette ville fit passer toute son armée dans le territoire des Carthaginois en Sicile. Dès les premiers ravages qu’il y fit, les Haliciens épouvantés lui envoyèrent une ambassade par laquelle ils lui offraient leur alliance, qu’il accepta. Mais ceux d’Egeste ayant fait de nuit une sortie et mis le feu aux tentes de l’armée de Syracuse, y causèrent un grand désordre : car la flamme s’étant étendue fort loin avant qu’on put l’éteindre, fit périr quelques-uns de ceux qui étaient venus au secours et la plupart des chevaux furent étouffés sous le couvert où on les avait mis, Denys à son tour mit le feu à toute la contrée sans trouver de résistance et Leptine général de la flotte qui était demeurée aux environs de Motye, continuait d’observer de quel côté paraîtrait celle des ennemis.

Les Carthaginois qui ſçavaient combien étoient grandes les forces de leur adverſaire, s’animérent par ce motif même à les ſurpaſſer en nombre. Ainſi donnant à Imilcon le titre de Roi, ſelon leur coutume en de pareilles occaſions, ils firent des levées dans toute la Libye auſſi-bien que dans l’Eſpagne ; ils empruntérent des troupes de tous leurs Alliez, & levérent encore à prix d’argent des ſoldats étrangers. Par tous ces moyens ils aſſemblérent une armée de trois cens mille hommes d’infanterie & de quarante mille chevaux, ſans compter ceux qui ſervoient à tirer quatre cens chariots. Ils avoient outre cela quatre cens vaiſſeaux de guerre, & plus de ſix cens vaiſſeaux de charge, tant pour les proviſions de bouche, que pour les machines de toute eſpèce, & pour tous les autres beſoins qu’il leur avoit été poſſible de prévoir. C’eſt du moins le compte qu’en donne Éphore : car Timée dit qu’il n’y eut pas plus de cent mille hommes tranſportez de l’Afrique dans la Sicile, auxquels ſe joignirent dans l’Iſle même trente mille autres. Quoiqu’il en ſoit, Imilcon remit à tous les Capitaines de vaiſſeaux des lettres cloſes & ficellées. Il leur enjoignit de ne les ouvrir qu’en pleine mer & d’exécuter alors les ordres qu’ils y trouveroient écrits. Il avoit pris ces précautions pour empêcher que les eſpions de Denys, ne puſſent lui faire ſçavoir ſa route. L’ordre donné ſous le ſceau étoit de cingler droit à Palerme. Au premier vent favorable toute la flotte mit à la voile, & ſortit du port. Les vaiſſeaux de charge qui gagnérent la pleine mer, & les galéres côtoyoient la Libye à la vûe des terres. Cette navigation ayant été heureuſe, les vaiſſeaux de charge qui étoient partis les premiers furent les premiers aperçûs des rivages de la Sicile ; de ſorte que Denys commanda ſur le champ à Leptine de prendre avec lui trente galéres, dont il pouſſeroit les pointes contre eux, juſqu’à ce qu’il les eut coulés à fond. Leptine exécuta cet ordre avec toute la diligence poſſible, & heurtant avec force les premiers de ces vaiſſeaux, il les fit périr avec tous les hommes qui étoient deſſus ; mais les autres quoi qu’auſſi chargez que les premiers déployérent toutes leurs voiles, & ſe ſauvérent aiſément de ce danger. La perte des Carthaginois ne laiſſa pas de ſe monter à cinquante vaisseaux qui portaient cinq mille hommes et deux cens chariots.

Imilcon arrivé à Palerme fit prendre terre à ses troupes et marcha contre l’ennemi : il se faisait côtoyer par ses galères, et ayant pris Erice d’emblée par la trahison d’un des citoyens, il alla camper auprès du Motye, Comme Denys se trouvait alors avec son armée autour d’Egeste, Imilcon assiégea Motye et la reprit. Denys se sentant éloigné des villes qui lui étaient alliées, et d’ailleurs manquant de vivres jugea qu’il était plus à propos de porter la guerre autre part. Avant que de se mettre en marche, il entreprit de persuader aux Sicaniens d’abandonner leurs villes pour le présent et de le suivre dans les expéditions qu’il projetait ; leur promettant de leur donner un pays meilleur et plus étendu que celui qu’ils abandonneraient et même de ramener dans leur patrie ceux qui voudraient y revenir, à la fin de la guerre. Quelques-uns des Sicaniens craignant d’être pillés par les soldats de Denys, s’ils refusaient son ſon offre, l’acceptérent ; mais les habitans d’Halycies, envoyérent des Députez au camp des Carthaginois & firent alliance avec eux. Cependant Denys revint à Syracuſe en ravageant tout le pays par où il paſſoit.

Imilcon qui avoit réuſſi à ſon arrivée fit bien-tôt décamper ſes troupes pour les conduire à Meſſine, qu’il regardoit comme un poſte très-avantageux, ſurtout par l’étendue de ſon port capable de contenir aiſément tous ſes vaiſſeaux, quoiqu’il en eut plus de ſix cens. Il comptoit de plus que s’il pouvoit s’emparer de la rade, il mettroit une barriére à tous les ſecours qui pourroient venir d’Italie, & à toutes les flottes qu’on appelleroit du Péloponnéſe. Dans cette vue il gagna les citoyens d’Himère & de la place forte de Cephaléde, & s’étant rendu maître de Lipare, il tira trois cens talens des habitants de cette Iſle. Après quoi revenant à terre, il marcha vers Meſſine, toujours côtoyé par ſa flotte ; & arrivant bien-tôt au Cap Pelore qui n’eſt diſtant de cette capitale que de cent ſtades, il y poſa ſon camp. Les habitans de cette Ville ſçachant l’Ennemi ſi proche ſe partagérent de ſentiment au sujet de cette guerre. Les uns très instruits des forces des Carthaginois, voyant d'ailleurs que l'abord était interdit à tout secours étranger, et privés de leur propre cavalerie qu'on avait fait passer à Syracuse, sentaient pleinement l'impossibilité où ils étaient de soutenir un siège ; leurs murailles tombées ne leur permettaient pas même d'y penser, et ils n'avaient pas le temps de les relever. Aussi prirent-ils le parti d'envoyer dès l'instant même, leurs femmes, leurs enfants, et ce qu'ils avaient de plus précieux dans les villes les plus prochaines. Mais d'autres se fiant à un vieil oracle qui avait prédit que les Carthaginois porteraient un jour de l'eau dans les rues de Messine, appliquèrent cette prophétie à leur temps même, comme si leur besoin en fixait l'événement ; et ils se persuadèrent que les Carthaginois allaient devenir leurs esclaves. Ils s'étaient enivrés de cette folle espérance au point qu'ils faisaient passer dans l'âme des autres le zèle de défendre leur propre liberté, jusqu'au moment marqué par le ciel. Ainsi ils envoyèrent l'élite de leur jeunesse dans la Péloride, pour empêcher les ennemis de ravager la campagne voiſine du Cap qu’ils occupoient.

Imilcon[36], qui s’apperçut du mouvement que les Ennemis faiſoient pour venir attaquer ſon camp, fit donner ordre à ſa flotte de faire avancer inceſſamment deux cens vaiſſeaux contre Meſſine ; préſumant avec raiſon que la Ville dénuée de ceux qu’on envoyoit contre lui-même, ſeroit aiſément envahie par les ſoldats de ſa flotte. Un vent de Nord qui s’éleva ſubitement, favoriſa beaucoup ce projet, & les vaiſſeaux entrérent dans le port à pleines voiles ; avant que cette jeuneſſe qui étoit allée vers le Cap, fut revenue pour s’oppoſer à cette attaque, quelque diligence qu’elle put faire en l’apprenant. Ainſi les Carthaginois débarquez ſans obſtacle, & paſſant par deſſus les décombres des murailles, entrérent dans la Ville de toutes parts & s’en rendirent bien-tôt les maîtres. Entre les Meſſinois les uns périrent dans une défenſe courageuſe mais inutile ; & les autres s’enfuyrent dans les Villes les plus prochaines. Le menu peuple chercha d’abord une retraite ſur les montagnes voiſines, & ſe diſperſa enſuite dans les Forts d’alentour. Quelques-uns furent pris par les Ennemis ; & quelques autres pourſuivis près du port ſe jettérent dans la mer, pour paſſer à la nage à quelque bord où ils croyoient pouvoir arriver. De ces derniers au nombre de plus de deux cens, les trois quarts ſe noyérent ; mais une cinquantaine arriva juſqu’en Italie. Imilcon ayant fait entrer enſuite toute ſon armée dans la Ville, ſongea d’abord à abbattre toutes les tours qui l’environnoient. Mais comme elles étoient extrêmement fortes, & qu’il s’y étoit réfugié des gens très-réſolus de les défendre, il ne jugea pas à propos de les attaquer alors. Il ſe contenta de la Ville ſeule, & même il en ſortit bien-tôt dans le deſſein de conduire ſes troupes à une expédition contre Syracuſe.

Les Siciliens qui haiſſoient Denys crurent que le temps étoit favorable pour ſe révolter contre lui : & ils s’engagérent tous, à l’exception pourtant des habitans d’Aſſore[37], aux . Carthaginois.Cependant Denys donna dans Syracuse la liberté à tous les esclaves. Il remplit soixante vaisseaux de cette recrue et il envoya demander à Lacédémone plus de mille soudoyés. Il visita incessamment tous les forts des Léontins et les pourvut de munitions de bouche. Il fit même construire de nouveaux forts dans l'étendue de leur territoire pour y mettre en sûreté les blés qu'on recueillerait aux environs. Il persuada ensuite aux Campaniens qui habitaient alors dans Catane, de se transporter dans la ville qu'on appelle maintenant Ætna, comme étant beaucoup plus forte. Enfin s'avançant avec toute son armée jusqu'à cent soixante stades près de Syracuse, il posa son camp dans un lieu appelé Taurus. Il avait alors trente mille hommes de pied et un peu plus de trois mille chevaux. Il se voyait aussi une flotte de cent quatre-vingts vaisseaux, mais dans laquelle il y avait peu de galères à trois rangs de rames. Imilcon après avoir abattu toutes les fortifications de Meſſine ; donna ordre à ſes ſoldats d’en détruire auſſi les maiſons de fond en comble, de ſorte qu’il n’en reſtât même ni bois ni briques ; voulant qu’on brulât les uns, & qu’on réduisît les autres en pouſſiére. Ses ſoldats qui étoient en grand nombre s’étant prêtez volontiers à un pareil ouvrage, il fut bien-tôt impoſſible de retrouver la place même de tant de ſuperbes édifices. Le dessein d’Imilcon avoit été d’anéantir ou du moins de rendre très-difficile à rétablir une Ville, qui très-éloignée de ſes Alliez[38], n’avoit pas laiſſé de devenir une des plus floriſſantes de la Sicile. Ce Général après avoir donné un témoignage ſi marqué de ſa haine contre les Grecs, envoya ordre à Magon chef de ſa flotte de la faire paſſer juſqu’au promontoire de Sicile appelé Taurus. Un parti de Siciliens s’étoit ſaiſi de ce Promontoire ; ils y étoient même en grand nombre ; mais ils n’avoient point de Chef. Denys leur avoit donné auparavant le territoire de Naxus[39]. Mais gagnez depuis par les promeſſes d’Imilcon ; ils occupoient le Promontoire en ſon nom ; & quoiqu’il fut déjà très-fort, ils l’environnérent d’une muraille ; à la fin de cette guerre, ils y fixérent leur habitation & ils l’appelérent Tauroméne du nom du Promontoire Taurus ſur lequel leur Citadelle étoit ſituée. Imilcon ſuivi de ſon infanterie ſe hâta pour arriver à ce Fort, auſſi-tôt que la flotte de Magon qui le côtoyoit dans ſa marche. Mais comme le Mont AEtna vomiſſoit alors des feux & des flammes qui s’étendoient juſqu’a la mer ; il n’étoit plus poſſible à l’armée de terre d’avancer autant que la flotte. Car le chemin du côté du rivage qu’Imilcon avoit cru pouvoir ſuivre, étant expoſé aux amas de cendres & de pierres que la montagne enflammée lançoit continuellement de ce côté-là, toute cette infanterie fut obligée de faire un grand tour pour prendre l’autre route. C’eſt pourquoi il envoya ordre à Magon de naviguer juſques à Catane où ſon armée de terre pourroit le joindre. Lui-même ſe hâta beaucoup pour y arriver : car il craignoit extrêmement que les Ennemis n’attaquaſſent Magon tandis que la flotte et l'armée de terre seraient séparées ; et c'est aussi ce qu'ils ne manquèrent pas de faire. En effet Denys sachant que Magon n'allait pas vite et que la route de l'infanterie Carthaginoise était devenue longue et fâcheuse, vint lui-même en toute diligence à Catane attaquer Magon avant l'arrivée d'Imilcon. Il espérait même que toute son armée de terre paraissant sur le rivage pendant qu'on se battrait sur mer, donnerait de la crainte aux Carthaginois et redoublerait la confiance des Syracusains ; puisque dans le cas même que quelques-uns de leurs vaisseaux fussent maltraités ils verraient du secours ou un asile sur le rivage. Suivant ce projet il envoya contre les ennemis Leptine avec toute sa flotte, lui recommandant sur toute chose de tenir dans le combat tous ses vaisseaux ensemble , ce qui était la seule manière de se défendre contre des ennemis qui les surpassaient en nombre. En effet Magon outre les vaisseaux de charge et plusieurs autres qui étaient armés d'éperons d'airain, n'avait pas moins de cinq cents vaisseaux de guerre, Cependant les Carthaginois voyant le rivage de Catane couvert de ſoldats[40] en furent surpris & même découragez ; & ils cherchoient à regagner un lieu où ils fuſſent en ſureté. Mais faiſant bien-tôt réflexion que revenant à terre, ils auroient à combattre & la flotte & l’armée ennemie, ils ſe raviſérent ſur le champ & ſe déterminérent au combat naval ; & mettant leurs vaiſſeaux en ligne, ils obſervoient & attendoient l’Ennemi. Auſſi-tôt Leptine s’avançant à la tête de trente des plus forts vaiſſeaux, & s’éloignant trop des autres commença l’attaque avec plus de valeur que de prudence. Car tombant ſur la premiére ligne des Carthaginois, il coula à fond un aſſez grand nombre de leurs Galéres. Mais Magon enveloppant ces trente vaiſſeaux d’un bien plus grand nombre des ſiens, balança long-temps toute la valeur de Leptine & de ſes ſoldats. Cette compenſation même rendit le combat très-violent, & les vaiſſeaux accrochez les uns aux autres formoient une eſpéce de plancher ſur lequel on ſe battoit, non à coups de traits lancés de loin mais corps a corps comme on aurait pu faire sur terre. Quelques-uns voulant sauter dans les vaisseaux ennemis tombaient dans l’eau et d’autres venant à bout de leur dessein combattaient au milieu de leurs adversaires. Cependant Leptine, accablé de toutes parts, trouva moyen d’échapper par la suite au péril où il s’était jeté ; mais ses autres vaisseaux qui le suivaient en confusion furent pris par les ennemis. Car la faute et la précipitation du général qui avait enflé le courage des Carthaginois, avait abattu celui des Siciliens. Ainsi les vainqueurs, après la défaite et la prise des trente vaisseaux, venant encore au reste de la flotte en coulèrent à fond plus de cent et placèrent outre cela le long du rivage des barques légères, où l’on attendait pour les égorger tous ceux qui viendraient à la nage chercher leur salut et le moyen de rejoindre l’armée de terre. Cette exécution s’étant faite sans que l’armée de Denys put donner aucun secours à ces malheureux, toute la rade fut couverte de corps morts et de vaisseaux brisés. Il en avait coûté aux Carthaginois un assez grand nombre de ſoldats ; mais les Siciliens y perdirent plus de cent vaiſſeaux ; & plus de vingt mille hommes.

Au ſortir du combat les Carthaginois firent voile vers Catane, en tirant après eux les vaiſſeaux dont ils s’étoient rendu maîtres & qu’ils avoient attachez aux leurs ; & étant arrivez à terre, ils les radoubérent dans le deſſein de les conduire à Carthage, afin d’y confirmer par la vue même de l’objet, le bruit de la grandeur de leur priſe qui y parviendroit avant eux. Les Siciliens conſidérant que ſi après une ſi terrible défaite ils retournoient à Syracuſe, cette retraite ne pourroit aboutir qu’à un ſiége fâcheux qu’ils auroient bien-tôt à y ſoutenir, invitérent Denys à attaquer Imilcon dans le temps où ſa victoire récente l’empêchoit de ſe tenir ſur ſes gardes. Ils diſoient que cette hardieſſe le mettroit peut-être en deſordre ; en un mot, que c’étoit le ſeul moyen de reprendre leur avantage. Il étoit ſur le point de ſe rendre à cette propoſition, lorſque ſes amis lui repréſentérent que ſi Magon s’aviſoit d’aller dès ce moment à Syracuſe, il prendroit la Ville d’emblée. Cette réflexion lui fit changer de projet ſur le champ. Il ſe rappella auſſi-tôt Meſſine qui venoit d’être raſée dans une circonſtance toute ſemblable, & il n’héſita pas un moment d’aller lui-même à Syracuſe pour la préſerver d’un ſort pareil, en la fourniſſant au plûtôt de toutes les troupes néceſſaires pour la défendre. Un grand nombre de Siciliens mécontens de ce qu’on n’attaquoit pas les Ennemis à l’inſtant même ſuivant leur intention, abandonnérent Denys, pour ſe retirer, les uns dans leurs Provinces, & les autres dans des Forts voiſins. Imilcon arrivé en deux jours à la rade de Catane, fit tirer tous ſes vaiſſeaux à terre, pour les garantir d’une tempête qui s’étoit élevée : Il donna en cet endroit quelques jours de repos à ſes soldats, pendant leſquels il envoya des Députez aux Campaniens habitans de la ville d’Ætna, pour leur propoſer d’abandonner Denys. Il leur offroit un plus grand territoire que le leur, & une part dans les dépouilles qu’on feroit ſur l’ennemi. Il leur apprenoit que les Campaniens habitans d’Entelle favoriſoient les Carthaginois, & s’armoient contre les Siciliens. Il leur repréſentoit enfin que les Grecs ſembloient avoir pris en haine toutes les autres nations. Les Campaniens dans le fond de l’âme favorisaient les Carthaginois : mais ils avaient envoyé des otages à Syracuse, qui les contraignaient de garder la parole qu’ils avaient donnée à Denys et de demeurer dans son alliance. D’un autre côté Denys qui commençait à redouter les Carthaginois, députa Polyxène son parent à tous les Grecs d’Italie, aux Lacédémoniens et aux Corinthiens pour les prier de le secourir et de ne pas laisser perdre les villes de la Sicile qu’ils mettaient eux-mêmes au nombre des villes grecques. Il envoya en particulier dans le Péloponnèse des hommes auxquels, en leur donnant beaucoup d’argent, il recommanda de ne rien épargner pour faire des. Levées considérables de soldats.

XVI.

CEPENDANT Imilcon ayant décoré ses vaisseaux des dépouilles qu’il avait faites sur la flotte ennemie se présenta devant le grand port de Syracuse et jeta cette ville dans une véritable consternation car il fit entrer dans le port deux cent huit vaisseaux couverts d’ornements pris à la guerre et ramant avec un grand ordre. Ils étaient suivis d’environ mille vaisseaux de charge qui portoient chacun cinq cens hommes, de ſorte que le tout enſemble faiſoit l’apparence d’environ deux mille[41] vaiſſeaux. Ainſi quelque grand que fut ce port, cette flotte y étoit ſerrée & ſes voiles le couvroient tout entier. À peine étoit-elle rangée qu’on vit paroître d’un autre côté une armée de terre, compoſée, au rapport de quelques hiſtoriens, de trois cens mille hommes de pié, & de trois mille chevaux, & accompagnée d’ailleurs d’une flotte de deux cens voiles. Le Général Imilcon fit dreſſer ſa tente dans un temple de Jupiter, & le reſte de ſon armée campa aux environs de la Ville, à douze ſtades de diſtance. Imilcon la mit bien-tôt en bataille, & s’approchant encore davantage il ſembloit appeler au combat les habitans de Syracuſe. Il fit entrer une centaine de ſes meilleurs vaiſſeaux dans les autres ports, & ſembloit vouloir arracher aux Syracuſains l’aveu de leur infériorité. Mais voyant que perſonne ne venoit au-devant de lui, il conduiſit ſon armée dans ſon camp, d’où pendant trente jours allèrent courir la campagne, coupant tous les arbres et portant le ravage partout. Cette expédition enrichit prodigieusement ses soldats et jeta les Syracusains dans une extrême désolation. Il prit même le faubourg de l'Achradine et il pilla le temple de Cérès & de Proserpine mais il fut bientôt puni de son impiété. Car depuis ce moment sa fortune baissa de jour en jour, et Denys ranimant son courage fit à son tour des insultes au camp ennemi, de sorte que Syracuse reprenait visiblement le dessus ; les Carthaginois se laissaient saisir toutes les nuits à des terreurs paniques et ils couraient sans savoir pourquoi à l'enceinte de leur camp, comme si l'on en passait actuellement le fossé. La maladie se mit ensuite parmi eux et causa bientôt des malheurs très réels, dont nous parlerons dans la suite pour ne point interrompre notre sujet présent. Imilcon, ayant dessein d'environner son camp d'une muraille, fit démolir tous les tombeaux des environs et entre autres celui de Gélon et de sa femme Démarate, qui étaient parfaitement bien conſtruits. Il fit élever outre cela trois Forts le long de la mer ; l’un auprès du Plemmyrion[42], l’autre au milieu du port & le troiſiéme à côté du temple de Jupiter. Il les fit remplir tous trois de bled, de vin, & de toute ſorte de proviſions, comptant que le ſiége de Syracuſe serait long ; après quoi il envoya encore chercher des bleds dans l’Afrique & dans la Sardaigne.

Polyxene beau-frere de Denys lui amena en ce même temps, de la part de ſes alliez du Péloponnéſe & de l’Italie, trente vaiſſeaux longs commandez par Pharacide, de Lacédémone. Denys & Leptine qui faiſoient ſur mer des courſes de leur côté, accompagnez de quelques Syracuſains découvrirent par hazard un vaiſſeau chargé pour les Carthaginois. Ils allérent à ſa rencontre avec cinq des leurs, & s’en étant rendus maîtres, ils l’amenoient dans la Ville. Les Carthaginois s’avancent auſſi-tôt avec quarante vaiſſeaux ; mais les Syracuſains du port accourant avec tous les leurs ; il ſe donna là un combat, dans lequel ces derniers prirent le principal vaiſſeau Carthaginois, & en coulérent à fond vingt-quatre autres : & pourſuivant les fuyards, juſqu’au lieu de leur retraite, ils les provoquoient là à un combat en forme. Mais les Carthaginois ſurpris eux-mêmes de leur deſaſtre, n’eurent garde de ſe préſenter. Cependant les Syracuſains firent entrer dans le port les vaiſſeaux pris attachez aux leurs. Flattez de ce ſuccès, ils ſe vantoient de ce que Denys ayant été battu plus d’une fois à leur tête, ils avoient eû ce dernier avantage en ſon abſence. Là-deſſus raiſonnant enſemble, ils ſe reprochoient mutuellement leur ſervitude, & diſoient que le temps étoit venu de ſecouer le joug du Tyran. Qu’auparavant on les avoit dépouillez de leurs armes, mais que la conjoncture de la guerre les leur ayant rendues, ils devoient en profiter. Là-deſſus Denys arriva & faiſant aſſembler le peuple, il donna d’abord de grandes louanges aux Syracuſains ; & les invitant à perſévérer dans leur réſolution courageuſe, il leur promit de faire incessamment finir la guerre. Il allait congédier l'assemblée lorsqu'un citoyen de Syracuse nommé Théodore, qui s'était distingué dans la cavalerie et qui passait pour intelligent dans les affaires publiques eut la hardiesse de parler ainsi au sujet de la liberté.

XVII.


QUOIQUE Denys dans le discours qu'il vient de nous faire ait avancé certaines choses qui ne font pas exactement vraies, il ne nous a point trompés en nous promettant la fin prochaine de la guerre. Il peut en effet nous rassurer, mais ce n'est pas en se mettant à la tête de nos troupes, puisqu'il a été battu plus d'une fois ; c'est en rendant à nos citoyens la liberté qu'ils ont héritée de leurs ancêtres. Aucun de nous ne s'expose d'une volonté pleine au péril quand il pense que la victoire ne lui sera guère plus avantageuse que la défaite. Car étant pris par les Carthaginois, nous serons obligés de faire ce qu'ils nous commanderont : et demeurant vainqueurs nous nous trouverons fournis a un maître beaucoup plus fâcheux que ces ennemis étrangers. Car enfin si les Carthaginois viennent à bout de subjuguer la Sicile nous en ſerons quittes pour leur payer un tribut, & ils ne nous empêcheront pas de vivre d’ailleurs ſuivant les loix de notre Patrie. Au lieu que cet homme ayant d’abord pillé les temples des Dieux[43], en étant venu enſuite à enlever les richeſſes des particuliers, & à s’en aſſurer la jouiſſance par le meurtre de leurs poſſeſſeurs ; a fini par donner la liberté à des Eſclaves[44], à deſſein qu’ils lui aidaſſent à aſſervir leurs maîtres : & après nous avoir fait eſſuyer dans le ſein de la paix les plus grands malheurs qui puiſſent arriver à une Ville prise d’aſſaut ; il nous aſſure qu’il va faire ceſſer la guerre. Pour moi, Citoyens, j’eſtime que nous ne ſommes pas moins preſſez de nous délivrer du Tyran qui nous opprime que des Carthaginois qui nous aſſiégent. C’eſt contre nous-mêmes qu’on a bâti une Citadelle & qu’on la fait garder par nos Eſclaves armez. C’eſt contre nous qu’on a aſſemblé tant de ſoldats étrangers, & celui qui s’eſt emparé de notre Ville, bien loin d’y vouloir maintenir la juſtice & le bon ordre, n’a d’autre deſſein que de tout ſacrifier à ſon avarice. Nos Ennemis ne ſont encore maîtres que d’une très-petite partie de notre territoire. Mais Denys a renverſé notre République, & l’a déjà livrée toute entiére à ceux qui l’ont aidé à établir ſon injuſte domination. Juſques à quand nous laiſſerons-nous couvrir d’un opprobre, dont la ſeule idée a porté tout ce qu’il y a jamais eu d’honnêtes gens & d’hommes courageux à ſacrifier leur vie pour s’en garantir. Nous nous expoſons aux plus grands périls pour nous défendre contre les Carthaginois ; & nous n’avons pas la hardieſſe de prononcer un mot en faveur de la liberté & de la Patrie, contre le plus ignoble, & le plus cruel de tous les Tyrans. Nous affrontons des milliers de Carthaginois, & nous tremblons devant un vil Monarque, qui n’a pas même le mérite d’un eſclave bien né. Quelqu’un oſeroit-il comparer Denys avec notre ancien Gelon. Celui-ci par son propre courage à la tête des citoyens de Syracuse et des autres habitants de la Sicile délivra des Carthaginois notre île entière : au lieu que Denys, trouvant la liberté établie partout, a livré aux ennemis les autres villes et a mis la nôtre, qui est sa patrie, dans ses propres fers. Le premier, par différents combats donnés à propos, empêcha que les Siciliens du milieu des terres ne vissent seulement l'ennemi. Celui-ci fuyant depuis Motye jusqu'à Syracuse de l'une à l'autre extrémité de l'île s'est enfermé dans nos murailles, où brave contre nous seuls, il s'épargnait là vue même des Carthaginois. Aussi le premier, par la supériorité de sa vertu et par le nombre de ses exploits, mérita que non seulement Syracuse mais l'île entière lui déférât librement et volontairement le titre de général. Au lieu que Denys qui a ruiné ses alliés pour asservir ses compatriotes, n'a point d'autre titre à espérer que celui d'ennemi public ; et très indigne de l'honneur du commandement, il ne mérite qu'une mort ignominieuse. C'est par sa faute que Géla et Camarine ont été renversées, C'est en haine de l’alliance que Meſſine avoit contractée avec lui qu’elle a été raſée, & que vingt mille de nos Alliez ont péri. De toutes les villes Grecques de la Sicile, la nôtre eſt la ſeule qui ſubſiſte encore, & qui puiſſe nous ſervir de réfuge : car pour ſurcroît de malheur, il a trahi & vendu[45] les habitans de Naxus & de Catane, nos amis & nos Alliez, & qui pouvoient nous être d’un grand ſecours dans nos calamitez préſentes. Il a tenté deux attaques contre les Carthaginois, & il a été battu dans l’une & dans l’autre. Dès la premiére fois qu’on lui déféré le commandement, il nous ravit la liberté : il fait mourir ceux qui parlent en faveur des lois, & condamne à l’exil ceux dont il convoite les richeſſes. Il livre leurs femmes à ſes Eſclaves ou à des hommes du peule, & il met entre les mains des Barbares & des Etrangers les armes des Citoyens. Et quel eſt l’Auteur de ces attentats ? Le dirai-je, ô grand Jupiter & tous les Dieux que nous adorons ! C’eſt un bas Officier de juſtice, un homme ſans naiſſance & ſans nom. Qu’eſt devenu cet ancien zéle de Syracuſe pour la liberté, ne nous reſte-t-il rien de cette valeur avec laquelle nos Ayeux firent périr trois cens mille Carthaginois devant Himere ? Je ne parle point du courage avec lequel ils chaſſérent les Tyrans qui prétendoient ſuccéder à Gelon : mais pour vous donner un objet d’émulation plus récent, vos Peres ont réſiſté à ce nombre formidable d’Athéniens qui venoient s’emparer de Syracuſe, & ils réſiſtérent de telle ſorte, qu’il ne reſta pas un ſeul homme dès leurs qui put porter à Athénes la nouvelle de leur défaite : Et vous, malgré cet exemple, vous avez la baſſeſſe de vous ſoumettre à Denys ; & cela dans le temps même que vous tenez les armes à la main. Ce n’eſt pas ſans un effet marqué de la providence qu’avec cet avantage vous êtes encore entourez de vos Alliez : & le signal que le Ciel vous donne n’eſt pas équivoque. Il ne tient qu’à vous, que devenant en ce moment même des hommes d’honneur, vous ne ſecouyez le joug d’une indigne ſervitude. Juſqu’à ce jour ſéparez de nos Alliez, & environnez au contraire d’une foule de ſoldats étrangers & mercenaires, nous étions forcez de céder au temps. Mais aujourd’hui que nous tenons nos armes que nos Amis et nos alliés seront témoin de notre courage et nous prêteront eux-mêmes leur bras; ne différons pas d'un moment. Faisons voir que ce n'est point par lâcheté mais par le malheur des conjonctures que nous avons subi l'esclavage et que nous avons laissé le gouvernement de notre ville et la conduite d'une guerre importante à un homme sans nom, auquel nul citoyen sensé n'aurait voulu confier la moindre de ses affaires domestiques. En effet, lors que tous les peuples du monde renouvellent de piété à l'entrée d'une guerre fâcheuse par la vue des périls qui l'accompagnent, comment pouvons nous espérer qu'un commandant qui ne s'est signalé que par son impiété nous tirera heureusement de celle-ci. Qui voudrait examiner les choses de près trouverait que Denys ne craint pas moins la paix que la guerre. Au contraire il regarde la guerre comme une circonstance favorable, qui empêche les Syracusains de rien entreprendre centre lui : au lieu que si les Carthaginois étoient mis hors de l’Iſle, nos Citoyens ſe voyant en armes, & animez par le ſuccès même de cette expulſion, pourroient ſe tourner contre leur Tyran & recouvrer leur liberté. Je ne doute pas que ce ne ſoit dans cette vûe, que dès la premiére guerre, trahiſſant les habitans de Gela[46] & de Camarine, il leur conſeilla d’abandonner leurs propres Villes, & que dans le traité qu’il fit avec quelques autres qui étoient même des villes Grecques, il retint que la plûpart d’entr’elles demeureroient inhabitées. Enſuite dans le temps même de la paix, s’étant rendu maître de Naxus & de Catane, contre toutes les loix de la probité & de l’honneur, il fit raſer la première, & donna la ſeconde pour demeure aux Campagniens[47] d’Italie. Voyant enfin que malgré tous ces effets de ſa vengeance, l’amour de la liberté ſubſiſtoit toujours au fond des cœurs, il a allumé encore une fois la guerre des Carthaginois contre la Sicile. Car la religion des ſermens & des traitez n’eſt rien pour lui, en comparaiſon de la crainte où il eſt continuellement de la délivrance de la Sicile, à la perte de laquelle il veille jour & nuit. Car enfin pouvant empêcher le débarquement des Carthaginois à Palerme, lorſqu’ils étoient fatiguez du long trajet de mer qu’il venoient de faire ; il s’eſt bien gardé de s’oppoſer à leur deſcente. Il a laiſſé détruire Meſſine, cette Ville merveilleuſe, & ſi favorable à tous ceux qui abordoient dans la Sicile, non-ſeulement parce qu’il ſe délivroit par cette perte d’un grand nombre de Siciliens ; mais encore parce que les Carthaginois maîtres de cette rade, arrêteroient tous les ſecours qui pourroient nous venir de l’Italie & du Péloponnéſe. Il eſt vrai qu’il a attaqué l’ennemi dans la rade de Catane, & que même il nous permit de le combattre à la vue de cette Ville, afin que ſi quelques-uns de nos vaiſſeaux étaient battus[48], ils trouvaſſent une reſſource ou du ſecours ſur un rivage dont nous étions ſûrs. Mais la tempête s’étant élevée peu de temps après ce combat dont le ſuccès ne nous avoit pas été favorable, & les Carthaginois ſe trouvant obligez de tirer leurs vaisseaux à bord, il ne profita point de l'occasion qui se présentait alors de les attaquer à notre avantage. Leur armée de terre n'était pas encore arrivée au bord de la mer et la tempête avait mis leur flotte dans un état déplorable ; si alors nous étions tombés sur eux avec notre infanterie, ou nous les aurions pris tous dans leur débarquement, ou bien, livrés à la merci des vagues, ils auraient couvert la face de la mer de leurs cadavres flottants. Mais au fond est-il nécessaire d'accuser Denys devant les citoyens de Syracuse. S'ils ne sont pas animés à la vengeance par les maux insupportables qu'ils ont essuyés de sa part, comment le seraient-ils par des discours? Ne leur suffit-il pas de voir dans cet homme seul le plus vicieux des citoyens, le plus cruel des tyrans et le plus lâche des généraux? Nous avons été battus autant de fois que nous avons marché sous ses ordres et nous n'avons remporté notre dernier avantage, malgré le petit nombre de nos vaisseaux, que parce qu'heureusement nous avons combattu sans lui. C'est à nous à choisir sans délai un commandant à qui l’on ne puiſſe reprocher aucun ſacrilége, de peur que nous ne paroiſſions combattre contre les Dieux. Ils nous ont toujours été contraires tant que nous avons marché ſous les enſeignes de celui-ci : & en faut-il chercher une preuve plus manifeſte que l’inſuffiſance de toutes nos forces ſous ſon commandement ; & le ſuccès de nos moindres troupes en ſon abſence ? Voici donc, ô Citoyens, la concluſion de mon diſcours. Si Denys conſent de dépoſer volontairement l’autorité qu’il a envahie, laiſſons-le ſortir de la Ville avec tous les ſiens ; mais s’il refuſe de prendre ce parti, profitons de l’avantage que nous fourniſſent les circonſtances préſentes pour recouvrer malgré lui notre liberté. Nous voilà tous aſſemblez, nous avons nos armes entre les mains, nous nous voyons au milieu de nos Alliez, & des Grecs venus d’Italie, & de ceux qui arrivent du Péloponnéſe. Donnons le commandement de nos troupes ſelon les formes preſcrites par les loix, ou aux Corinthiens nos fondateurs, & dont nous tirons notre origine ; ou aux Spartiates qui tiennent aujourd’hui le premier rang pour la guerre dans toute la Gréce[49].

Théodore, ayant ainſi parlé, les Syracuſains ébranlez juſqu’au fond de l’ame demeuroient interdits & en ſuſpens, & jettoient les yeux de côté & d’autre ſur leurs Alliez. Pharacide de Lacédémone, Commandant de la flotte auxiliaire, monta auſſi-tôt ſur la Tribune, où l’on crut qu’il s’alloit déclarer le Chef de l’entrepriſe propoſée par Théodore. Mais comme il étoit ami du Tyran, il dit qu’il avoit été envoyé pour ſoutenir les Syracuſains & Denys contre les Carthaginois, & non pour ôter à Denys la ſouveraine puissance. Pendant sa harangue, contraire à l'attente de tout le monde, les soudoyés du tyran s'assemblaient autour de lui et les Syracusains étonnés demeuraient dans le silence, en chargeant d'imprécations au fond de leur âme les Spartiates. Il était déjà arrivé qu'Arétas Spartiate aussi, ayant fait semblant de favoriser les Syracusains sur l'article de la liberté, les avait trahis; et Pharacide s'opposait encore à cette entreprise. Cependant Denys extrêmement effrayé de la proposition qu'on venait de faire, rompit l'assemblée : mais ensuite il parlait obligeamment à tout le monde; il se familiarisait avec le peuple : il faisait des présents à quelques-uns et il en invitait d'autres à venir manger avec lui.

XVIII.

EN ce même temps les Carthaginois, après avoir abattu un faubourg de Syracuse et avoir pillé le temple de Cérès et de Proserpine, furent attaquez de la peſte dans leur camp. À l’apparence de la punition divine ſe joignoient des cauſes très-naturelles ; des milliers d’hommes réunis dans un eſpace borné, la ſaiſon où les contagions ſe manifeſtent le plus ordinairement, & les chaleurs exhorbitantes de cet Été-là. La nature même du lieu ſembloit devoir produire cet effet, & les Athéniens qui y avoient campé dans le temps de leur malheureuſe expédition y perdirent un grand nombre de ſoldats par le même fleau. L’air humide qui y régne avant le lever du Soleil y fait trembler tous les membres de froid ; & ſur le midy l’haleine des hommes qui y ſont raſſemblez y produit une chaleur étouffante. La maladie attaqua d’abord les Africains : Au commencement ils avoient ſoin d’enſevelir leurs morts : mais bien-tôt le nombre des cadavres, & le danger qu’il y avoit à approcher ſeulement & des morts & des mourans, arrêta toute eſpéce de ſervice réciproque. Les malades étant ſans ſecours, la maladie fut bien-tôt ſans reméde. La puanteur des corps morts jointe à celle des eaux bourbeuſes, produiſit d’abord des enflures autour du col & des puſtules en divers endroits du corps. De-là naiſſoient des fiévres ardentes, des inquiétudes dans l’épine du dos & des laſſitudes douloureuſes dans les cuiſſes. Ces ſymptomes étoient ſuivis de diſſenteries cruelles & d’abcès ſur toute la peau. Ce n’étoient-là que les accidens les plus communs : quelques-uns tomboient en phrénéſie & dans un entier oubli de toutes choſes. Ils couroient dans tout le camp en forcenez, frappant tous ceux qu’ils rencontroient ; de ſorte que le ſecours des Médecins devenoit abſolument inutile, & par la grandeur du mal & par la réſiſtance des malades. La mort même étoit trop prompte, pour laiſſer agir les remédes, & aucun homme atteint du premier ſymptome ne paſſoit le cinq ou ſixiéme jour ſans tomber dans des accidents irrémédiables : de ſorte qu’ils regrettoient tous de n’avoir pas été tuez à la guerre. En effet aucun de ceux qui voulurent prêter quelque ſecours aux Malades n’échappa à la contagion ; ainſi dès qu’on ſe ſentoit frappé, on pouvoit compter ſur un délaiſſement univerſel. Non-ſeulement on étoit abandonné par les indifférens ; mais les freres ne pouvoient rien eſpérer de leurs freres, & l’intérêt personnel les avait endurcis sans ressource sur le malheur de leurs plus chers amis ou de leurs glus proches parents.

Denys bien informé de la calamité des Carthaginois fit équiper quatre-vingts vaisseaux qu'il envoya le jour marqué dès la première pointe de l'aurore, sous les ordres de Pharacide et de Leptine, envelopper la flotte ennemie. Et lui-même profitant d'une nuit sans clair de lune qui devait précéder ce jour-là prit avec son armée de terre le détour du temple de Cyané, pour se trouver au lever du soleil, sans être aperçu, auprès du camp des ennemis. Il avait fait partir auparavant quelques cavaliers et mille hommes de son infanterie soudoyée, pour attaquer la partie du camp qui regardait la campagne. Ces soudoyés étaient de toutes les troupes de Denys celles qui le haïssaient le plus ; et ils avaient souvent excité des querelles et du tumulte dans son armée. C'est pourquoi Denys avait averti secrètement ses cavaliers de s'en revenir et de laisser les soudoyés seuls si les ennemis engageoient quelque combat contre eux. Les cavaliers exécutérent cet ordre ſi fidellement, que ces mutins abandonnez furent taillez en piéces. Cependant Denys entreprit d’attaquer d’un autre côté le camp & les Forts qui l’environnoient. Les Barbares ſurpris & qui ne ſe défendoient qu’en déſordre & en confuſion, ne purent l’empêcher de prendre le Fort qu’on appelloit Polychne ou le grand Fanal ; & d’un autre côté les cavaliers ſoutenus de quelques vaiſſeaux, s’approchérent du rivage & reprirent le Fort voiſin du port nommé Daſcon[50]. Auſſi-tôt toute la flotte Sicilienne s’avança en ordre & comme en ſigne de réjouiſſance de la priſe de ces deux Forts : ce qui ſurprit étrangement les Barbares, qui s’étoient preſque tous jettez de l’autre côté de leur camp, par où les troupes de terre les avoient d’abord attaquez. Ils revinrent donc à la hâte du côté de la mer pour défendre leurs vaiſſeaux, mais toute leur diligence fut inutile, & ils arrivérent trop tard. Ils en étoient encore à ſe placer ſur leurs ponts & à fournir leurs chiourmes de rameurs, que les galéres Siciliennes les heurtoient de leurs éperons à toute force, et du premier choc faisaient quelquefois fendre les leurs. D'autres venaient à coups redoublés et s'obstinaient contre un seul vaisseau de plus forte résistance jusqu'à ce qu'ils l'eussent mis en pièces. Le bruit que faisaient les ais en se rompant était effroyable. Ce combat devint bientôt un spectacle terrible pour les Carthaginois qui y perdirent les principaux de leurs bâtiments, dont la destruction couvrit en très peu de temps tout le rivage de corps morts. Les Syracusains, animés par le succès, se jetaient à l'envi les uns des autres dans les vaisseaux qui subsistaient encore et y tuaient pèle mêle les barbares que leur consternation faisaient courir sans dessein de côte et d'autre. L'infanterie qui était à terre voulut participer au zèle des gens de mer et ils allèrent à l'endroit du port où les Carthaginois avaient encore des vaisseaux en réserve. Denys lui-même se joignit à eux et il était venu à cheval jusqu'au Dascon trouvant là quarante vaisseaux à cinquante rames, avec des vaiſſeaux de charge & quelques galéres, ils y mirent le feu. La flâme s’éleva & s’étendit bientôt ſi prodigieuſement, qu’aucun des mariniers ni des proviſionnaires n’oſa ſeulement en approcher pour y porter quelque reméde. Car quoiqu’on n’eut mis d’abord le feu qu’aux vaiſſeaux de guerre, un vent violent le porta bien-tôt & ſur les vaiſſeaux de charge, & ſur ceux de quelques particuliers. Ceux qui étoient dedans ſe jettoient eux-mêmes dans l’eau pour ſe ſauver des flammes, qui gagnoient & les voiles & les cordages : le vent qui pouſſoit les uns contre les autres les navires en feu, les faiſoit briſer & tomber en cendres dans un inſtant. La chûte des Antennes enflammées qui entraînoient les mâts à demi brûlez, donnoit à toute la ville un ſpectacle interreſſant & par la ruine des Carthaginois, & par la vengeance que le Ciel ſembloit tirer de tant de profanations dont ils s’étoient rendus coupables. Auſſi tout ce qu’il y avoit de Citoyens dans Syracuſe, depuis les enfans juſqu’à ceux à qui l’âge laiſſoit encore quelque faculté de ſe mouvoir, ſe rendoit dans le port ; ou ſe mettoient dans des barques pour recueillir les effets reſtez de l’incendie qui pouvoient être encore de quelque uſage, & pour les apporter dans leurs maiſons. Les femmes mêmes avec leurs domeſtiques voulurent être témoins de ce déſaſtre, & toute la Ville ſe trouva bien-tôt raſſemblée en un même lieu. Les uns levant les mains au Ciel, lui rendoient graces de leur délivrance, & les autres croyoient voir dans cet événement un effet viſible de la colére des Dieux contre les prophanateurs de leurs temples. Les flammes que les mâts faiſoient aller à une hauteur prodigieuſe, & l’étendue extraordinaire que leur donnoit le nombre des vaiſſeaux brulans, portoient dans l’ame des spectateurs une impreſſion de quelque choſe de ſurnaturel & de divin dont ils ſe ſentoient ſaiſir. En général on pouſſoit des cris de joye extraordinaires à la vûe d’un ſuccès ſi ineſpéré & ſi déciſif ; & les Barbares au contraire étoient dans une déſolation, qu’ils exprimoient par les cris les plus lamentables. Cependant tout mouvement & toute opération finit avec le jour, & Denys se contenta de poser son camp auprès du temple de Jupiter, vis-à-vis de celui des barbares. Les Carthaginois, vaincus ainsi par mer et par terre, firent à Denys une dépuration secrète et à l'insu des Syracusains. Ils le priaient de laisser retourner en Afrique le peu de gens qui leur restaient et lui offraient trois cents talents qu'ils avaient actuellement en réserve dans leur camp. Denys fit réponse qu'il lui était impossible de les laisser retirer tous mais qu'il leur permettait d'emmener par mer secrètement et de nuit les seuls citoyens de Carthage ; parce que les Siciliens et leurs alliés le lui permettraient jamais de laisser sauver une armée entière. Mais au fond Denys ne souhaitait point la perte totale des Carthaginois, dont le nom seul tiendrait les Siciliens en bride et les empêcherait de songer à leur liberté. Ainsi étant convenu avec leurs ennemis qu'ils partiraient la nuit du quatrième jour suivant ; il ramena exprès ce même jour son armée dans la ville et Imilcon remit fidèlement avant son départ les trois cents talents, à des gens que Denys avait laissés avoit laiſſez dans le Fort pour les recevoir. Après quoi faiſant embarquer à l’heure marquée les citoyens de Carthage en quarante galéres, & laiſſant tout le reſte de ſon armée, il ſe diſpoſoit à la retraite. Il étoit encore dans le port que des Corinthiens s’étant aperçus de ſon deſſein, coururent l’annoncer à Denys comme une nouvelle. Celui-ci fit auſſi-tôt ſemblant de faire mettre des troupes ſous les armes. Mais comme il étoit long à choiſir les Capitaines, les Corinthiens impatientez s’embarquant à la hâte dans leurs galéres, atteignent bien-tôt les derniers vaiſſeaux des Carthaginois, & les heurtant de leurs éperons, il les firent couler à fond. Denys ſe mit enfin en marche à la tête des troupes de Syracuſe, & auſſi-tôt les Siciliens qui avoient été du parti des Carthaginois ſe retirérent à travers les terres, chacun dans leur Ville ou dans leur Province. Cependant Denys poſant des gardes ſur tous les chemins par où il paſſoit, conduiſit dès la même nuit ſon corps d’armée droit au camp qu’occupoient les Carthaginois qu’Imilcon y avoit laiſſez. Ces Barbares ſe voyant abandonnez de leur Général, & des Siciliens qui venaient de se retirer perdirent courage et prirent le parti de la fuite. Mais rencontrant sur les chemins les gardes qu'on y avait posées, la plupart furent arrêtés et les autres jetant eux-mêmes leurs armes par terre demandaient humblement la vie. Les Espagnols seuls prenant le parti de demeurer armés, envoyèrent proposer par un héraut leur alliance au vainqueur. Denys leur accorda leur demande et, après avoir reçu leur serment, il les incorpora dans ses soudoyés. Il fit des prisonniers de tout le reste et livra leur camp au pillage de ses soldats.

Tel fut le revers de la fortune des Carthaginois, qui apprend aux hommes que les prétentions outrées et sans bornes, ne servent le plus souvent qu'à leur faire sentir leur faiblesse. En effet, les Carthaginois maîtres en quelque sorte de toute la Sicile, à l'exception de Syracuse , ayant porté leur ambition jusqu'à cette capitale, furent bientôt réduits à soupirer après leur retraite et à l'acheter très chèrement. Après avoir renversé les tombeaux les plus respectés dans le pays, ils laissèrent sans sépulture cent cinquante mille hommes des hommes dès leurs que la peſte leur avoit enlevez. Ils avoient détruit par le feu toute la campagne qui étoit autour de cette Ville, & ce fut par le feu qu’ils perdirent leur flotte entière. Ils avoient fait une vaine oſtentation de leur avantage paſſager en entrant dans le port de Syracuſe, & ils ne prévoyoient pas que peu de jours après, fuyant à la faveur de la nuit, ils livreroient honteuſement leurs propres Alliez à leurs Ennemis. Le Général lui-même qui avoit oſé placer ſa tente dans le temple de Jupiter, où il s’étoit enrichi des dépouilles les plus ſacrées, eut le malheur d’arriver par la fuite juſque dans Carthage, de peur qu’une mort qui auroit été favorable pour lui, ne le ſauvât des opprobres qu’il eſſuya dans ſa Patrie, & qui furent un juſte châtiment de ſes ſacriléges. En effet, accablé des reproches de tout le monde, il tomba dans un tel excès d’infortune, que couvert d’un habit très-pauvre il alloit de temple en temple confeſſant ſes impiétez envers les Dieux, & reconnoiſſant la juſtice de leur vengeance ; juſqu’à ce qu’enfin ſe jugeant lui-même digne de mort, il ſe conſuma de chagrin & de honte, & laiſſa après lui non-ſeulement un exemple mémorable de la punition divine mais encore une suite de fâcheuses guerres. Car l'infortune des Carthaginois ayant bientôt été publiée dans toute l'Afrique, leurs tributaires et tous ceux à qui la dureté de leur gouvernement était déjà insupportable, apprenant de quelle manière ils avaient trahi leurs compagnons de guerre pour se sauver eux-mêmes, conçurent une haine irréconciliable contre eux et animés d'une colère que l'infortune présente de leurs tyrans leur permettait de rendre publique, ils parlaient hautement de recouvrer leur liberté et leur indépendance. En effet, se conciliant par des députés les uns avec les autres ils formèrent un corps. d'armée et dressèrent un camp à la vue de tout le monde. Recevant là et des hommes libres et des esclaves, ils eurent bientôt une armée de deux cent mille hommes. Par leur moyen ils s'emparèrent de Thunis, ville voisine de Carthage. Là arrangeant leurs troupes et se mettant ensuite en campagne, ils eurent de l'avantage en plusieurs rencontres et ils obligèrent bientôt les habitants de Carthage même à se renfermer.

Les Carthaginois qui ſe crurent alors véritablement pourſuivis par les Dieux ſe troublérent d’abord, & faiſoient des vœux publics pour apaiſer leur colére ; ce qui ne ſervit qu’à jeter la Ville dans une terreur univerſelle, & l’on n’avoit devant les yeux qu’une révolution funeſte. Ainsi l’on réſolut d’employer toutes ſortes de moyens pour appaier le Ciel irrité. Comme il n’y avoit point à Carthage de culte inſtitué en l’honneur de Cérès & Proſerpine, on choiſit entre les perſonnes les plus conſidérables de la Ville, ceux qu’on fit Prêtres de ces deux Déeſſes. On leur dreſſa des ſtatues avec toute ſorte de ſolemnité, & l’on établit en leur honneur des ſacrifices conformes aux rites des Grecs. On eut des égards particuliers pour tous ceux de cette nation qui ſe trouvoient alors à Carthage, & l’on chargea les plus diſtinguez & les mieux inſtruits de veiller à tout ce qui concernoit le culte de ces deux Déeſſes. Ayant ſatisfait à ce devoir de Religion ; ils ſongérent très-ſérieuſement aux affaires de la guerre, & ſurtout à équipper une flotte ſuffiſante. Les révoltez, hommes vils, ou extrêmement mêlés, n'avaient d'ailleurs point de chef; et pour surcroît d'infortune leur grand nombre les réduisit bientôt à manquer de vivres, au lieu qu'il en venait continuellement de la Sardaigne à Carthage. Le choix d'un général acheva de mettre la division parmi ces rebelles et quelques-uns mêmes d'entre eux gagnés par l'argent des Carthaginois, abandonnèrent un parti de peu d'espérance : ainsi tant par la disette générale que par l'infidélité de quelques-uns , ils s'en retournèrent chacun chez eux et délivrèrent par là les Carthaginois d'un véritable sujet de crainte. Tel était alors l'état des affaires dans la Libye.

XIX.

DENYS qui apercevait beaucoup de mécontentement dans ses soudoyés, et qui craignait qu'ils ne contribuassent à sa chute, se saisit d'abord de leur chef qui s'appelait Aristote. Là-dessus la soldatesque courut aux armes et demanda sa paye avec hauteur. Denys déclara qu'il allait envoyer Aristote à Lacédémone, pour y être jugé dans sa patrie même ; et à l'égard de ses soldats qui montaient à dix mille hommes, il leur donna la ville & le Territoire des Léontins. La beauté du pays leur fit accepter cette proposition; ainsi ils en tirèrent entre eux les terres au sort et s'y établirent. Denys enrôla aussitôt d'autres étrangers auxquels associant tous les esclaves qu'il avait affranchis, il confia à ce genre d'hommes la conservation de sa puissance. Cependant après la fuite des Carthaginois, ceux que ces barbares avaient subjugués et asservis dans la Sicile, se rejoignirent et retournant les uns et les autres dans leurs demeures, ils se relevèrent peu à peu de leurs pertes précédentes. Denys en particulier envoya à Menine mille Locriens, quatre mille habitants de Medimne et six cents exilés de la Messénie du Péloponnèse, de Zacinthe et de Naupacte. Mais apprenant quelque temps après que les Lacédémoniens étaient mécontents de ce que les Meſſéniens qu’ils avoient chaſſez du Péloponnéſe, trouvoient une retraite auſſi favorable & auſſi brillante que Meſſine en Sicile ; ils firent paſſer ces derniers dans un canton de la province Abacene le long de la mer, en leur cédant pour leur ſubſiſtance un territoire d’une auſſi grande étendue que celui qu’on leur avoit deſtiné en les plaçant à Meſſine. Les Meſſéniens nommérent ce nouveau ſéjour Tyndaride. Ils s’y gouvernérent avec prudence ; & conſervant entr’eux beaucoup d’union, ils s’y virent bien-tôt, ſelon pluſieurs de ceux qui ont fait les hiſtoires particuliéres des villes, au nombre de cinq mille Citoyens. Ils firent enſuite quelques expéditions dans la Sicile, & ayant conclu un traité avec Agyris tyran des Agyrenéens, & Damon Roi des Centoripins, ils s’alliérent encore avec ceux d’Erbite & d’Aſſore. Ils ſe ſaiſirent auſſi par ſurpriſe de Cephalédie, de Solonte & d’Enna, & firent un traité de paix avec les habitans d’Erbeſſe ; voilà ce qui concerne la Sicile.

Dans la Gréce : les Lacédémoniens qui ſentoient l’importance de la guerre qu’ils alloient entreprendre contre les Perſes, en confiérent la conduite à Agéſilas un de leurs Rois. Celui-ci prenant pour Conſeil trente des principaux Sénateurs de Sparte, & ſuivi d’une élite de ſix mille hommes, fit le trajet de l’Europe à Ephéſe. Là il leva encore quatre mille ſoldats ; & en ayant fait la revûë, il ſe vit une armée d’environ dix mille fantaſſins & quatre cens cavaliers. Ces troupes réglées étoient ſuivies d’un amas de gens qui n’alloient guéres à un moindre nombre, & qui ne devait lui ſervir que pour le pillage. En effet il ravagea toute la campagne aux environs du fleuve Caïſtre juſque à Cume. Partant delà il employa tout l’Été à parcourir la Phrygie, & après y avoir fait les mêmes dégats, il ramena à Ephéſe au commencement de l’Automne, toute ſon armée pourvue d’un butin immenſe. Pendant ce temps-là les Lacédémoniens avoient envoyé une Ambaſſade à Néphrès Roi d’Egypte, pour lui propoſer une alliance avec eux. Celui-ci au lieu d’un ſecours d’hommes leur deſtina cent galéres appareillées, & cinq cens mille meſures de blé. D’un autre côté Pharax Général de la flotte Lacédémonienne partant de l'île de Rhodes avec six vingts vaisseaux, prit terre à Sasande dans la Carie. C'était un fort éloigné de la ville de Caune d'environ cent cinquante stades. Il partit delà pour aller assiéger Caune même, où résidait l'Athénien Conon général de l'armée navale du Roi, qui n'avait alors avec lui que quarante vaisseaux. Mais Artapherne et Pharnabase, étant venus avec une forte armée au secours de cette ville, Pharax abandonna cette entreprise et ramena à Rhodes toute son armée navale. Conon rassembla là quatre-vingts galères avec lesquelles il passa dans la Chersonèse. En ce même temps le Rhodiens mirent hors de leur port la flotte Lacédémonienne et y reçurent Conon à la tête de la sienne. Les vaisseaux qui venaient d'Égypte chargez de blé pour les Lacédémoniens n’étant pas inſtruits de ce changement, abordérent en toute confiance en l’Iſle de Rhode, ou Conon recevant ce qui étoit envoyée pour d’autres, mit l’abondance dans la Ville. Il lui vint là encore un renfort de quatre-vingt-dix galéres, dix de la Cilicie & quatre-vingts de la Phénicie, que lui envoyoit le petit Souverain de Sidon.

Cependant Agéſilas continuant de parcourir toutes les campagnes qu’arroſoit le Cayſtre, ou qui environnoient le Mont Sipyle, ruinoit de plus en plus les Ennemis. D’un autre côté Tiſſapherne avoit aſſemblé dix mille chevaux, & cinquante mille hommes d’infanterie qui ſuivoient ſans ceſſe les Lacédémoniens en queue, & qui tuoient tous ceux que l’ardeur du pillage écartoit du gros de leur armée. Agéſilas tenant ſes troupes en forme de quarré long, ne quittoit point en marchant la longue colline du Sipyle pour trouver une occaſion favorable de tomber delà sur l’Ennemi. Dans cette route qui conduiſoit juſqu’à Sardis, il détruiſit un grand nombre de maiſons de plaiſance, & entre autres celle de Tiſſapherne, qui par le deſſein des plants, par la beauté des arbres, des plantes et des fleurs de toute espèce , était un jardin de délices et un rendez-vous de tous les plaisirs que la paix peut rassembler. Partant enfin de là, il prit son chemin entre Sardes et Thybarnes, et il envoya en même-temps le Spartiate Xénoclès avec quatorze cents hommes se saisir la nuit d'un lieu couvert d'où il pourrait surprendre les ennemis. Lui cependant dès le point du jour s'avança par le côté et au-delà de ce même endroit. Les barbares, l'ayant laissé passer, attaquèrent son arrière-garde en courant avec peu d'ordre. Agésilas se retourna alors contre les Perses et les attaqua eux-même vigoureusement, il fit encore sortir par un signal ceux qu'il avait mis en embuscade. Ceux-ci s'avancèrent en chantant l'hymne du combat. Les Perses se voyant enfermés entre deux corps d'armée, perdirent courage tout d'un coup et se mirent en fuite. Les troupes d'Agésilas les poursuivirent assez loin pour leur faire perdre six mille hommes, sans parler d'un grand nombre de captifs qu'il firent sur eux : mais de plus, revenant à leur camp qui étoit rempli de beaucoup de richeſſes, il en remporta un butin extraordinaire. Tiſſapherne après ſa défaite ſe retira à Sardis, ſurpris & étonné de la valeur des Lacédémoniens. Agéſilas avoit deſſein de s’avancer dans les autres provinces de la Perſe : Mais ne pouvant tirer de ſes ſacrifices aucune indication favorable pour cette entrepriſe, il ramena ſon armée ſur les bords de la mer. Artaxerxès Roi de l’Aſie, qui avoit toujours craint d’avoir affaire avec les Grecs, apprenant ce nouveau déſaſtre, en conçut de la haine pour Tiſſapherne. Il étoit même ſollicité par la Reine Pariſatis ſa mere, de punir ce Satrape comme ſeul auteur de cette guerre. Elle étoit déjà irritée contre lui, de ce qu’il avoit été le premier dénonciateur de l’entrepriſe du jeune Cyrus, ſon autre fils, contre le Roi. Artaxerxès donna donc à Tithrauſtés le commandement de l’armée & le chargea de ſe ſaiſir de Tiſſapherne, après avoir envoyé à tous les Satrapes & à toutes les villes, l’ordre par écrit d’exécuter tout ce qui leur ſeroit preſcrit par le nouveau Général. Celui-ci étant venu à Coloſſes de Phrygie, trouva moyen ſur l’indication d’un certain Satrape de Lariſſe, de ſurprendre Tiſſapherne dans le bain ; & lui ayant coupé la tête, il l’envoya au Roi. Artaxerxès fit enſuite conſentir Agéſilas à une conférence, dans laquelle les Lacédémoniens accordérent à la Perſe une tréve de ſix mois.

Pendant que ces choſes ſe paſſoient en Aſie, les Phocéens alléguant quelque ſujet de plainte contre les Bœotiens leur déclarérent la guerre, & obtinrent même du ſecours de la part des Spartiates. Car on leur envoya Lyſander avec quelques ſoldats, & celui-ci arrivé dans la Phocide y leva des troupes. Les Lacédémoniens y envoyérent même encore leur Roi Pauſanias avec ſix mille hommes. Les Bœotiens de leur côté engagérent les Athéniens à les ſoutenir. Ils s’y portoient déjà d’eux-mêmes ; & en arrivant dans la Province ils délivrérent la ville d’Haliarte, aſſiégée par Lyſander à la tête des Phocéens. Peu de temps après il ſe donna un combat, où périt un grand nombre de Lacédémoniens & de leurs Alliez, & où Lyſander lui-même fut tué. Le gros de l’armée Bœotienne ſe contenta de leur défaite, & ne jugea pas à propos de les pourſuivre trop loin : en effet, deux cens Thébains qui s'étoient avancés témérairement dans des routes étroites et difficiles, y furent égorgés par les vaincus. C'est-là le commencement de la guerre appelée Béotique. Dès que le roi Pausanias reçut la nouvelle de cette défaite, il fit la paix avec les Béotiens et ramena les troupes Lacédémoniennes dans le Péloponnèse.

XX.

CONON, chef de la flotte des Perses, voulant aller lui-même parler au Roi, la laissa entre les mains d'Hiéronyme et de Nicodème, Athéniens comme lui. Il fit voile aussitôt vers la Cilicie, et, étant arrivé à Thapsaque de Syrie, il s'embarqua sur l'Euphrate dont le cours le porta à Babylone. Admis bientôt à l'audience du Roi, il se chargea d'attaquer les Lacédémoniens par mer, si le Roi jugeait à propos de lui fournir les sommes d'argent et l'armement nécessaire pour cette entreprise. Artaxerxès reçut avec joie cette proposition, et comblant l'Athénien de louanges et même de présents, il désigna le trésorier qui serait chargé de lui fournir, à sa simple réquisition, tout l'argent dont il aurait besoin. Il lui permit de plus de choisir entre les Perses pour son lieutenant, celui qu'il jugerait à propos. Conon lui demanda le satrape Pharnabase, Au sortir de cette conférence il mit ordre à tout ce qui dépendait de lui et reprit incessamment le chemin de la Grèce.

Olympiade 96. an 2. 395 avant l'ère chrétienne.

Diophante étant archonte d'Athènes, on fit à Rome au lieu de consuls six tribuns militaires, L. Valerius, M. Furius, Q. Servilius, Q. Sulpitius, M. Valerius Maximus et L. Furius. En cette année les Athéniens firent alliance avec les Béotiens, auxquels se joignirent les Corinthiens et les Argiens. Car les Spartiates se faisant haïr par la dureté de leur gouvernement, les autres villes de la Grèce travaillaient à secouer leur joug , en procurant l'union réciproque des plus considérables d'entre elles. Ces quatre dernières indiquèrent une assemblée générale à Corinthe, et l'on nomma les consultants qui devaient y régler d'un commun accord les affaires de la guerre. L'on fit partir ensuite des députés, qui détachèrent beaucoup de peuples du parti des Lacédémoniens. En effet toute l'Eubée se déclara contre eux, aussi bien que les habitants de l'Acarnanie, de Leucade d'Ambracie et de Chalcis de Thrace. On ne réussit pas de même à l'égard des villes du Péloponnèse, dont aucune ne prêta l'oreille à ces sollicitations. Car la puissance de Sparte environnait en quelque sorte toute l'île, et cette capitale en était comme la citadelle. Medius prince de Larisse étant alors en guerre contre Lycophron tyran de Phères demanda du secours à l'assemblée générale qui lui envoya deux mille hommes, en l'associant à la ligue. Il s'en servit pour prendre Pharsale qui était défendue par une garnison Lacédémonienne et il en mit tous les citoyens à l'encan. Peu de temps après les Béotiens et les Argiens prirent ensemble et indépendamment de Medius, Héraclée de Trachine. Quelques mécontents les y avaient introduits pendant la nuit, ils égorgèrent tout ce qu'ils y purent trouver de Lacédémoniens et laissèrent sortir avec leurs effets tous ceux qui appartenaient à d'autres villes du Péloponnèse. Ils permirent ensuite à tous les anciens habitants d'Héraclée et de la province que les Lacédémoniens en avaient chassés, d'y venir reprendre leur premier établiſſement. Dans la ſuite Iſmenias, Chef des Bœotiens, laiſſa les Argiens ſeuls dans Héraclée pour la garder, & partit pour aller débaucher encore de l’alliance des Lacédémoniens les Ænians en Theſſalie, & les Athamanes en Etolie. Mais de plus il fit chez eux, & chez leurs Alliez un aſſez grand nombre de ſoldats. Ils ne montoient à guère moins de ſix mille hommes, avec leſquels il ſe mit en marche contre les Phocéens. Il étoit déjà campé auprès d’Arice de Locride, où l’on dit qu’étoit né Ajax, lorſqu’il fut attaqué par un corps conſidérable de Phocéens armez, & commandez par Laciſthéne de Laconie. Il ſe donna-là un combat qui fut long & violent, à la fin duquel les Bœotiens demeurérent vainqueurs, & ayant pourſuivi les fuyards juſqu’à la fin du jour, il leur tuérent près de mille hommes, qui leur coutérent environ cinq cens dès leurs. Les deux partis après cette bataille s’en retournérent chacun dans ſa Province.

Le Conſeil aſſemblé à Corinthe voyant que le ſuccès répondoit à ſes intentions, aſſembla dans Corinthe même des ſoldats tirez de toutes les autres Villes, & forma une armée de quinze mille hommes de pié & de cinq cens hommes de cheval. Les Spartiates qui voyoient preſque tous les villes de la Gréce ſoulevées contr’eux, réſolurent de rappeler de l’Aſie Agéſilas & toutes les troupes qu’il y commandoit. En attendant, ils marchérent contre leurs Ennemis avec une armée de vingt-trois mille hommes d’infanterie & de cinq cens chevaux, pris chez eux-mêmes ou chez ceux de leurs Alliez qui leur étoient demeurez fideles. Les deux partis ſe rencontrérent auprès du fleuve Nemée[51], & combattirent juſqu’à la nuit. La victoire ſe partagea entre les aîles des deux armées, qui eurent réciproquement le deſſus l’une ſur l’autre. Cependant le côté des Lacédémoniens ne perdit au total que onze cens hommes ; au lieu que les Bœotiens ou leurs Alliez y laiſſérent dix-huit cens des leurs. Agéſilas ayant fait paſſer en Europe les troupes qu’il ramenoit de l’Aſie, rencontra d’abord une groſſe armée de Thraces qui prétendoit l’arrêter. Mais il la vainquit en bataille rangée, & en fit périr le plus grand nombre. Il prit enſuite ſa route à travers de la Macédoine et suivit le chemin qu'avoir tenu autrefois Xerxès, lorsqu'il vint combattre contre les Grecs. Agésilas après avoir traversé la Macédoine et la Thessalie, fit ensuite filer ses troupes dans le pas étroit des Thermopyles.

XXI.

CEPENDANT Cocon et Pharnabase chefs de la flotte du roi de Perse paraissaient à la hauteur de Dorime dans la Chersonèse de Carie, avec une flotte de quatre-vingt-dix vaisseaux : et, apprenant que celle des ennemis était aux environs de Cnide, ils se disposaient à aller au-devant d'elle pour l'attaquer : mais Périarque qui la commandait, vint lui-même à leur rencontre à la tête de quatre-vingt-cinq vaisseaux jusqu'à la rade de Phiscus, qui appartient aussi à la Carie. Dès qu'il aperçut la flotte de Perse, il fit force de voile pour tomber sur elle, et ce premier choc lui donna d'abord de l'avantage. Mais comme les galères du Roi s'avancèrent en grand nombre pour lui réſiſter, ſes Alliez cherchérent bien-tôt leur ſûreté en s’approchant du rivage. Pour lui jugeant qu’il ne convenoit pas à un Spartiate de reculer, il continua de combattre avec une valeur extraordinaire ; & après avoir fait périr un grand nombre d’Ennemis, il fut tué en ſoutenant le nom & la gloire de ſa Patrie. Conon pourſuivit jusqu’au rivage les vaiſſeaux qui y cherchoient un aſile & en prit cinquante. La plûpart de ceux qui étoient dedans ſe jettérent dans la mer, pour gagner le bord à la nage ; & là même on en prit juſqu’à cinq cens. Le reſte de la flotte ſe ſauva dans le port de Cnide.

Pendant ce temps-là Agéſilas qui avoit groſſi ſon armée d’un grand nombre de ſoldats du Péloponnéſe, pénétra juſque dans la Bœotie. Les Bœotiens ſoutenus de leurs Alliez, l’arrétérent à Coronée. Le combat s’étant donné là ; les Bœotiens mirent en fuite l’aîle qui leur étoit oppoſée, & la pourſuivirent juſqu’à ſon camp. Mais Agéſilas[52] & le corps d’armée qui étoit autour de lui, pouſſa de même les Bœotiens qu’ils avoient en face, & qui après quelque réſiſtance prirent aussi le parti de la fuite. De sorte que les Lacédémoniens croyant avoir gagné la victoire dressèrent un trophée et rendirent les morts aux ennemis, La vérité est que les Béotiens ou leurs alliés avaient perdu plus de six cents hommes et qu'il n'en avait été tué que trois cent cinquante du côté d'Agésilas. Mais Agésilas lui-même avait reçu plusieurs blessures et il fut porté à Delphes pour y être traité. Après cette bataille Pharnabaze et Conon allèrent se présenter à toutes les côtes des alliés de Lacédémone, premièrement à l'île de Cos et ensuite devant Nisée et Téos. Ceux de Chio chassèrent la garnison Lacédémonienne et se donnèrent à Conon. Les habitants de Mityléne, d'Éphèse et d'Erithrée en firent de même. En un mot le soulèvement fut tel que toutes les villes semblaient se disputer à qui se délivrerait plus tôt des Spartiates, les unes pour demeurer libres et les autres pour prendre le parti de Conon. Ce fut alors que les Lacédémoniens perdirent l’empire de la mer.

Conon ayant deſſein de s’approcher de l’Attique, fit voile vers les Cyclades & paſſa juſqu’à l’Iſle de Cythére. Il s’en rendit maître au premier abord, & en renvoya tous les habitans dans la Laconie, ſuivant le traité de leur reddition. Ainſi après avoir laiſſé dans cette Iſle une garniſon ſuffiſante, il revint à Corinthe. Ayant expoſé-là ſes vûes à l’aſſemblée générale, & confirmé ſon alliance avec eux, il leur laiſſa les ſommes néceſſaires pour leurs entrepriſes correſpondantes, & ſe diſpoſa à ramener ſa flotte du côté de l’Aſie. Ce fut vers ce temps-là qu’Æropus[53] Roi de Macédoine mourut de maladie, après avoir régné ſix ans. Pauſanias ſon fils lui ſuccéda, & ne régna qu’un an. Théopompe[54] de Chio termine à cette année & à la bataille de Cnide, son histoire distribuée en douze livres. Il l'avait commencée à la bataille navale donnée à Cynossème , et elle comprend dix-sept ans ; c'est là même que Thucydide. termine aussi la sienne.

Olympiade 96. an 3. 394 ans avant l'ère chrétienne

L'année suivante Eubulide fut archonte d'Athènes et le pouvoir consulaire fut exercé à Rome par six tribuns militaires, L Sergius, A. Posthumius, P. Cornélius, C. Manlius, L. Julius et L. Furius. Conon Général de la flotte des Perses entra en passant dans le port du Pirée et il promit aux citoyens d'Athènes de faire bientôt relever leurs murailles. Car nom seulement ces murailles mais celle qu'ils avaient fait faire depuis le Pirée jusqu'à la ville et qu'ils appelaient les longues cuisses, avaient été abattues par l'autorité que les Lacédémoniens avaient prise sur eux pendant la guerre du Péloponnèse si malheureuſe pour les Athéniens. Conon rassembla par l'annonce d'un prix réglé un grand nombre d'ouvriers et les faisant encore aider par un supplément considérable d'hommes tirés de sa flotte, il fit extrêmement avancer l'ouvrage. Les Thébains avaient même fourni cinq cens tailleurs de pierre, ou autres artisans; et quelques autres villes avaient aussi prêté les leurs. Cependant Téribase commandant de l'infanterie asiatique conçût de la jalousie contre Conon de sorte que sur le prétexte qu'il employait les forces du Roi à soumettre aux Athéniens toutes les villes de la Grèce, il le fit prendre et conduire à Sardes, où il le retint en prison. D'un autre côté quelques citoyens de Corinthe qui voulaient avoir de l'autorité dans leur ville, prenant occasion des jeux qu'on donnait au théâtre, excitèrent une émeute où ils tuèrent de leur propre main beaucoup de gens, & remplirent la Ville de tumulte & de ſédition. Ceux d’Argos favoriſérent ce déſordre dans lequel on égorgea ſix vingts Citoyens, & l’on en mit cinq cens hors de la Ville. Les Lacédémoniens eſſayérent de les ramener à force ouverte ; mais les Athéniens & les Bœotiens prirent le parti des aſſaſſins, dans la vûe de ſe rendre maîtres de Corinthe. Les Bannis de leur côté ſe joignant aux Lacédémoniens & à leurs Alliez, attaquérent de nuit le Promontoire & le port de Lechée où étoit la flotte, & le prirent d’emblée. Le lendemain les citoyens de Corinthe ſortirent en ordre de bataille, ſous le commandement d’Iphicrate, & il ſe donna un combat où les Lacédémoniens demeurérent Vainqueurs, & firent perdre beaucoup de monde à leurs adverſaires. Mais enſuite les Bœotiens & les Athéniens unis aux Argiens & aux Corinthiens, tombérent tous enſemble ſur le Lechée, & en ayant attaqué vivement la fortereſſe, ils l’avoient déjà preſque emportée ; lorſque les Lacédémoniens & les Exilez de Corinthe les prenant par derriére dans le temps qu’ils étoient attachez à cette entreprise, les en firent désister et les poussèrent vivement de sorte que les Béotiens et tous leurs gens ayant perdu environ mille hommes dans cette attaque , furent obligés de revenir à Corinthe. Le temps des jeux Isthmiques arriva bientôt après ; et il y eut dispute entre les Citoyens à qui aurait la présidence de ces jeux. Les Lacédémoniens furent encore les plus puissants en cette occasion et ils firent en sorte que ce furent les exilés même de Corinthe qui y présidèrent. Cette dissension fit naître une guerre qui s'appela Corinthiaque et qui dura huit ans, mais qui ne s'étendit pas au-delà des environs de Corinthe.

XXII.

EN Sicile, les habitants de Rhegium reprochaient à Denys qu'en rétablissant Messine, il élevait une forteresse contre eux. Là-dessus ils commencèrent par prendre sous leur protection tous ceux que Denys avait chassés ou qui s'opposaient à ses projets. Ensuite accordant la ville de Myles pour habitation aux exilés de Naxus et de Catane et assemblant une armée, ils lui donnèrent pour Commandant Heloris, qui eut ordre d’aller assiéger Messine. Celui-ci ayant commencé par la citadelle, les citoyens soutenus des soudoyés de Denys allèrent à sa rencontre. Ils demeurèrent vainqueurs dans le combat qui fut donné et firent perdre à ceux de Rhegium plus de cinq cens hommes. De là marchant vers Myles ils enlevèrent cette place et renvoyèrent sur leur serment les Naxiens qui l’occupaient. Ceux-ci se retirèrent en différentes villes grecques de la Sicile Pour Denys ayant tâché d’attirer à son alliance toutes les côtes du détroit, il songeait à porter la guerre jusque dans Rhegium mais ce dessein était suspendu par la crainte des ennemis qu’il avait entre les Siciliens qui occupaient Tauromène. Il jugea donc à propos de les attaquer les premiers et marchant aussitôt contre eux, il posa son camp du côté qui regardait Naxus. Il y passa tout l’hiver dans l’espérance que les Tauroméniens abandonneroient d’eux-mêmes cette colline, ſur laquelle ils ne s’étoient placez que depuis trés-peu de temps. Mais les Tauroméniens avoient appris de leurs Ancêtres, qu’étant établis de temps immémorial ſur cette hauteur, il étoit venu une flotte grecque qui s’étoit ſaiſie de ce côté de la Sicile, & qui ayant chaſſé les naturels du pays avoient bâti Naxus. Ils concluoient delà qu’eux, Siciliens d’origine, n’ayant fait autre choſe que de rentrer dans leur ancienne poſſeſſion ; ils défendoient légitimement leur Patrie propre contre les deſcendans des Grecs, qui en les aſſiégeant renouveloient l’injuſtice de leurs Ancêtres. Cette animoſité réciproque d’attaque & de défenſe dura aſſez long-temps, pour laiſſer au ſolſtice d’hyver le temps d’arriver ; de ſorte que les dehors de la place, furent bien-tôt couverts de neige. Alors Denys ayant remarqué que les Aſſiégez ſe fiant à la hauteur de leurs murailles, n’y faiſoient pas une garde fort exacte, prit le temps d’une nuit très-obſcure & très-orageuſe, pour les attaquer par l’endroit le plus élevé, & ſe rendit maître en effet de la plus haute de leurs tours : mais il ſouffrit beaucoup dans cette entrepriſe par la difficulté de la choſe même, & ſurtout par celle du temps qu’il avoit eu à eſſuyer. Le froid lui avoit écorché le viſage & offenſé même les yeux. Cependant ſe préſentant encore à un autre endroit, il trouva moyen de faire entrer des troupes juſques dans la Ville. Mais les Siciliens raſſemblez les en firent bien-tôt ſortir. Denys lui-même fut renverſé par un coup qu’il reçut dans ſa cuiraſſe, & peu s’en fallut qu’il ne fut pris. Les Siciliens qui avoient le deſſus du terrain, lui tuérent plus de ſix cens hommes. La plûpart de ſes gens perdirent leurs armes, & Denys lui-même ne ſauva que ſa cuiraſſe. À la nouvelle de cet échec les habitans d’Agrigente & de Meſſine renvoyérent les partiſans de Denys qui ſe trouvoient parmi eux ; ils renoncérent à ſon alliance & ſongérent à ſe remettre en liberté. Pauſanias Roi de Lacédémone appelé en jugement par ſes concitoyens, prit le parti de la ſuite après avoir régné quatorze ans. Son fils Agéſipolis lui ſuccéda, & son régne fut de la même longueur. Pauſanias Roi de Macédoine fut tué dans le même temps après un an de règne, par la trahiſon d'Amyntas qui lui succéda et qui régna vingt-quatre ans.

Olympiade 96 an 4. 393 ans avant l’ère chrétienne.

L'année suivante Demostrate fut archonte d'Athènes et l'on fit à Rome six tribuns militaires, L. Titinius, P. Licinius, P. Mælius, Q. Mænius, Cn. Genutius et L. Atilius. Magon général des Carthaginois était alors en Sicile, occupé à rétablir les affaires des Carthaginois qui étaient tombées dans un grand désordre par le mauvais succès de leur dernière expédition. Il usait de beaucoup d'humanité et de douceur à l'égard des villes qui appartenaient aux Carthaginois et il prenait sous sa protection celles à qui Denys faisait la guerre. Il fit alliance avec la plupart des Siciliens naturels, et ayant assemblé des troupes il marcha en armes contre Messine. Il ravagea d'abord toute la campagne des environs, et s'étant enrichi de ce pillage il vint camper auprès d'Abacéne, ville alliée à sa nation. Cependant Denys étant venu le chercher là, lui livra un combat qui fut très vif et dans lequel même il demeura vainqueur des Carthaginois. Il lui tua plus de huit cents hommes et le reste se réfugia dans Abacène. Denys revint à Syracuse, où ayant équippé une flotte de cent voiles, il la mena devant Rhege. Ayant ſurpris cette ville à la faveur de la nuit, il mit le feu aux portes, & poſa des échelles contre les murailles. Les premiers habitans qui s’aperçurent de cette attaque, ſe mirent en devoir d’éteindre le feu. Mais leur Commandant Heloris qui ſurvint un moment après les tira de cette occupation, pour leur en donner une autre qui ſauva Rhege. Car ils étoient en ſi petit nombre à ces portes, qu’ils n’auroient pas empêché l’ennemi d’entrer dans la Ville. Il leur ordonna donc d’aller prendre dans les maiſons voiſines tout ce qu’ils pourroient trouver de fagots ou d’autres bois à bruler, pour faire des feux qui puſſent avertir les Citoyens de venir inceſſamment à leur ſecours. Ces expédient lui réuſſit de telle ſorte, que Denys ayant manqué ſon coup ſe retira & ſe réduiſit à couper les arbres dans la Campagne, & à bruler les environs de Rheges : après quoi il fit une tréve d’un an & revint à Syracuſe. Les Grecs établis en Italie voyant que Denys portoit ſes prétentions juſque ſur leurs Provinces, firent une ligue entre eux, & formérent un Conſeil général. Ils espéraient d'y trouver les moyens de se défendre contre Denys, même contre les Lucaniens leurs voisins avec lesquels ils étaient alors en guerre. Dans la Grèce, les exilés de Corinthe qui occupaient le Lechée, conduits par quelques-uns mêmes des citoyens, entreprirent de se saisir de la ville. Mais Iphicrate à la tête des siens leur tua trois cents hommes et les obligea de se réfugier dans leur citadelle. Quelques jours après un corps de Lacédémoniens vint battre la campagne au tour de Corinthe. Iphicrate avec ses alliés les défit encore et leur fit perdre beaucoup de monde. Ensuite menant à Phlius sa compagnie légère il combattit les citoyens de cette ville qui venaient en armes à sa rencontre, et leur tua plus de trois cents hommes. S'étant enfin avancé jusqu'à Sicyone, il trouva les habitants armés qui l'attendaient au dehors de leurs murs ; il leur livra un combat où ils laissèrent cinq cents des leurs et le reste fut obligé de se sauver dans la ville.

Peu de temps après tous les Argiens armez marchérent contre Corinthe. Ils prirent la Ville & la Citadelle, & s’appropriérent tout le territoire des environs, en lui donnant le nom même de leur Province. Iphicrate qui étoit d’Athénes ſongeoit auſſi à en procurer le domaine à ſa Patrie, comme avantageux pour recouvrer l’empire de la Gréce. Mais le peuple s’oppoſa lui-même à ce projet. La-deſſus Iphicate renonça au commandement, & les Athéniens envoyérent à ſa place Chabrias à Corinthe. En Macédoine, Amyntas pere de Philippe fut chaſſé de ſa capitale, par les Illyriens qui s’emparérent de ſon Royaume : & comme il deſeſpéroit d’y rentrer, donna aux habitans d’Olynthe celle de ſes Provinces qui étoit dans leur voiſinage. Il avoit renoncé à ſa couronne ; mais quelque temps après les Theſſaliens le rétablirent, & il régna encore 24 ans. Quelques-uns ont pourtant écrit qu’après ſon expulſion, Argeus fut Roi de Macédoine pendant deux ans, & que ce ne fut qu’après ce terme qu’Amyntas recouvra ſa couronne. Environ ce même-temps Satyrus fils de Spartacus Roi du Bosphore, mourut après un règne de 14 ans. Son fils Leucon lui succéda et régna 40 ans.

XXIII.

EN Italie les Romains qui assiégeaient Veïes depuis 11 ans, créèrent M. Furius dictateur et P. Cornelius maître de la cavalerie. Ces deux chefs à la tête de l'armée romaine prirent enfin cette ville par le moyen d'un chemin couvert ou d'un souterrain et vendirent à l'encan les citoyens et leurs effets. Le dictateur eut l'honneur du triomphe et le peuple romain mit à part les dépouilles pour en faire un vase d'or que l'on envoya à Delphes. Mais ceux qui portaient cette offrande tombèrent entre les mains des Corsaire de Lipare , qui amenèrent tout l'équipage prisonnier dans leur île. Timasithée qui en était le chef, non seulement sauva la vie aux députés captifs, mais leur faisant rendre le dépôt dont ils étaient chargés, il les fit conduire lui-même à Delphes. Les Romains ayant appris cette générosité de Timasithée, conçurent une grande estime pour lui et lui donnèrent droit d'hospitalité publique chez eux. Lors même qu’ils emportèrent Lipare sur les Carthaginois cent trente ans après, ils exemptèrent de tout tribut les descendants de Timasithée ; et les déclarèrent entièrement libres.

XXIV.

Olympique 97. an 1. 392 ans avant l’ère chrétienne.

L’ANNÉE d’après les Athéniens eurent pour archonte Philoclès et les Romains firent à Rome six tribuns militaires, P. Cornelius Scipion, P. Cornelius Cossus, Cæso Fabius, L. Furius, Q. Servilius & M. Valérius. On célébra l’Olympiade 97, où Terirès fut vainqueur à la course. Les Athéniens qui avaient nommé Thrasibule pour leur général le firent mettre aussitôt en action. Il parcourut d’abord les côtes de l’Ionie, avec une flotte de 40 vaisseaux et après avoir tiré de l’argent des villes alliés d’Athènes, il fit voile vers la Chersonèse et engagea dans son alliance Médocus et Seuthès, rois des Thraces. Delà il revint dans l’île de Lesbos et fit jeter l’ancre le long d’un rivage voiſin d’Ereſſe. Mais une tempête dont il fut accueilli lui fit perdre là vingt-trois vaiſſeaux ; & il tenta avec le reſte de ramener les autres Villes, qui à l’exception de Mityléne s’étoient toutes ſéparées des Athéniens. Il s’attaqua d’abord à Methymne, & livra un combat à ſes habitans, qui avoient à leur tête le Spartiate Therimaque. Thraſybule s’y comporta avec tant de vigueur, qu’il le tua dans l’action, & que les Methymnéens après avoir perdu beaucoup des leurs, furent contraints de rentrer dans leurs murailles. Il ravagea leur territoire, & ſe rendit maître par compoſition d’Ereſſe & d’Antiſſe. Ayant fait enſuite une recrue pour ſa flotte à Mityléne & dans l’Iſle de Chio qui tenait le parti des Athéniens, il vint juſqu’à Rhodes.

Les Carthaginois s’étant relevez peu à peu de la perte qu’ils avoient faite à Syracuſe, renouvellérent toutes leurs prétentions ſur la Sicile. Jugeant bien qu’ils auroient des combats à eſſuyer, ils levérent des ſoldats dans la Libye et en firent venir de la Sardaigne, & même des cantons de l’Italie qui étoient occupez par des Barbares. Les ayant tous armés à leurs dépens, ils firent passer en Sicile quatre-vingts mille hommes sous le commandement de Magon. Celui-ci fut à peine débarqué dans l’île, qu’il détacha un grand nombre de villes de l’alliance qu’elles avaient contractée avec Denys ; après quoi il posa son camp sur les terres des Agyrénéens, le long du fleuve Chrisas, et sur le chemin qui conduit à Morgantine. Car n’ayant pu attirer les Agyrénéens à son parti et apprenant que l’armée de Syracuse venait à sa rencontre, il ne voulut pas s’avancer davantage. Denys qui savait que les Carthaginois avaient pris leur route à travers les terres, rassembla promptement tout ce qu’il avait sous sa main de soldats syracusains ou soudoyés, et marcha contre l’ennemi avec une armée de vingt mille hommes. Arrivé au camp des Carthaginois, il fit une députation vers Agyris chef des Agyrénéens : c’était alors de tous les tyrans de la Sicile le plus puissant après Denys. Il s’était rendu maître de tous les forts qui étaient aux environs d’Agyre et il avait usurpé le pouvoir souverain dans sa ville même, une des plus peuplées de ce temps-là, et qui n’enfermait n’enfermoit pas moins de vingt mille habitans. La Citadelle étoit pleine de tréſors que le Tyran avoit recueillis de pluſieurs riches Citoyens qu’il avoit fait mourir. Denys accompagné d’un petit nombre des ſiens, fut reçu au-dedans des murailles. Il engagea Agyris à entrer ſincérement dans ſon alliance, en lui promettant de lui procurer une grande étendue de territoire autour d’Agyre, ſi cette guerre ſe terminoit à ſon avantage : Agyris fournit d’abord à l’armée de Denys toutes proviſions de bouche & de guerre dont elle pouvoit avoir beſoin ; enfin mettant lui-même ſes troupes en campagne, il n’en fit qu’une même armée avec celle de Denys, & ils s’oppoſérent conjointement aux Carthaginois. Magon qui campoit dans un pays étranger & ennemi, & qui tomboit de jour en jour dans le beſoin, ſentoit auſſi diminuer les forces de ſon armée ; car les troupes d’Agyris qui connoiſſoient le pays dreſſant différentes embuſcades, lui enlevoient aiſément des vivres qui ne lui venoient qu’avec peine. Ainſi quoique les Syracuſains ſouhaitaſſent extrêmement de voir terminer cette guerre par un combat, Denys s’y oppoſoit toujours en leur disant que sans exposer leur vie, le temps feu et la famine extermineraient les barbares, Cependant ses troupes, ennuyées de ces longueurs abandonnaient tous les jours, son camp. Denys, étonné de cette retraite, promit la liberté aux esclaves mais ayant reçu ensuite des ambassadeurs de la part des Carthaginois pour traiter d’accommodement, il renvoya ces esclaves à leurs maîtres et signa en effet un traité de paix avec Carthage. Les conditions étaient peu différentes de celles de la paix précédente. Mais Carthage y ajoutait que Denys demeurerait souverain de la Sicile et qu’on remettrait entre ses mains Tauromène, qu’il assiégeait à l’arrivée des Carthaginois. Ce traité signé, Magon s’en revint et Denys entra dans Tauroméne, d’où il chassa le plus grand nombre des Siciliens naturels, pour mettre à leur place les principaux de ses soudoyés dont il fit lui-même le choix. Voilà où en étaient les affaires de la Sicile. En Italie les Romains emportèrent la capitale des Falisques.

Olympiade 97. an 2. 391 ans avant l’ère chrétienne.

L’année suivante Nicotelès fut archonte d’Athènes et & Rome eut à la place de consuls six tribuns de Conſuls ſix Tribuns[55] militaires, M. Furius, C. Æmilius, L. Valérius, L. Furius Medullinus, Sp. Poſtumus, & P. Cornélius. Ceux qui tenoient à Rhodes le parti des Lacédémoniens, firent ſoulever le peuple, & chaſſérent de la Ville tous ceux qui favoriſoient les Athéniens. Ces derniers ſe raſſemblérent en armes dans la Campagne & tentérent de rentrer de force : mais les Lacédémoniens s’oppoſérent à leurs efforts, tuérent le plus grand nombre d’entre eux, & proſcrivirent ceux qui leur étoient échappés par la ſuite. D’abord après cette expédition, ils envoyérent des Députez à Lacédémone pour lui demander de nouveaux ſecours, dans la crainte où ils étoient qu’il ne s’excitât dans Rhodes quelques ſédition au ſujet de ce qui s’étoit paſſé. Les Lacédémoniens leur envoyèrent ſept galéres dans leſquelles ils firent embarquer trois Chefs, Eudocime, Philodoque & Diphilas, pour décider de toutes les affaires. Ceux-ci s’arrêtérent d’abord à Samos, qu’ils enlevérent au parti des Athéniens. Delà ils paſſérent à Rhodes, où ils réglérent toutes choſes à l’avantage de leur nation. Les Lacédémoniens voyant que tout leur réuſſiſſoit, ſongérent à reprendre l’empire de la mer, & ayant en effet rétabli une flotte ils regagnérent bien-tôt leurs Alliez. Ils voguoient ſans ceſſe autour de Samos, de Cnide & de Rhodes ; & réuniſſant leurs meilleurs voiliers & leurs meilleures troupes de mer, ils formérent enfin une flotte d’élite de vingt-ſept voiles. D’un autre côté Agéſilas Roi de Sparte, apprenant que les Argiens ſe poſtoient autour de Corinthe, ſe fit ſuivre de toutes les tribus de ſa Ville à l’exception d’une ſeule, & paſſant dans la province d’Argos, il en enleva tous les fruits, & ayant coupé juſqu’aux arbres, il revint à Lacédémone.

Dans l’Iſle de Chypre, Evagoras de Salamine, l’homme le plus noble de ſa Ville, comme deſcendant de ſes fondateurs, avoit été obligé en d’autres temps d’en ſortir, par des ſéditions qui s’y étoient élevées. Mais y rentrant depuis, il vint à bout en peu de temps d’en chaſſer Abdemon de Tyr qui s’y étoit ſaiſi de l’autorité abſolue, ſous la protection du Roi de Perse. Evagoras devenu le maître à Salamine la plus grande et la plus puissante de toutes les villes de Chypre, prit le titre de Roi. Il y amassa bientôt de grandes richesses, et même s'y étant fait un corps de troupes, il entreprit de soumettre l'île entière. Il se saisit de quelques-unes de ses villes par la force et il gagna les autres par des caresses; en un mot elles étaient toutes à lui à l'exception d'Amasthuse, de Salis et de Cite, mais ces trois dernières envoyèrent demander par des ambassadeurs du secours à Artaxerxès roi de Perse. Ils accusèrent en même temps Evagoras d'avoir fait mourir Abdeman auparavant roi de l'île et attaché au service de la Perse. En un mot ils faisaient entendre qu'ils servaient le Roi dans la défense de leur Patrie. Le Roi qui ne souhaitait pas qu'Evagoras devint trop puissant et qui comprenait que cette île était avantageusement placée et pouvait lui fournir du secours pour la défenſe de l'Aſie, leur accorda leur demande. Dès qu'il eut renvoyé leurs ambassadeurs , il adressa des dépêches à toutes les villes maritimes de son empire et à tous les satrapes de ses provinces, par lesquelles il leur ordonnait de faire construire des vaisseaux et de préparer en diligence tout ce qui ferait nécessaire pour l'armement dune grande flotte. Il chargea en particulier Ecatomne, gouverneur de la Carie, de porter la guerre à Evagoras. Ce gouverneur fit aussitôt la visite de toutes les villes de son département, pour en tirer les secours d'hommes et de munitions dont il avait besoin, et il s'embarqua avec une greffe armée pour l'île de Chypre. Voilà ce qui se passait en Asie. À l'égard de l'Italie, les Romains ayant signé la paix avec les Falisques, firent pour la quatrième fois la guerre aux Èques et prirent Sutrium ; mais ils furent repoussés devant Verrugine.

Olypiade 97. an 93. 390 ans avant l'ère chrétienne.

Au commencement de l'année suivante Démostrate fut archonte d'Athènes et l'on fit à Rome deux consuls, L. Lucrétius et Ser. Sulpitius. Artaxerxè s, ayant nommé Stroutas général de ses armées, l’envoya avec de grandes forces maritimes pour s’opposer aux entreprises des Lacédémoniens. Les Spartiates apprenant son embarquement firent partir dé même leur général Thymbron pour l’Asie. Celui-ci se rendit maître du fort d’Ion et du Coresse haute montagne à quarante stades d’Éphèse : après quoi il se jeta dans les provinces du Roi et y fit un grand ravage avec huit mille hommes qu’il avait amenés, sans parler de ceux qu’il avait ramassés dans l’Asie même. Stroutas de son côté à la tête d’une nombreuse cavalerie de Barbares, de cinq mille soldats bien armés et plus de vingt mille hommes de troupes légères, vint camper dans le voisinage de l’armée lacédémonienne. Il prit le temps que Thymbron s’étant écarté avec une partie de ses troupes revenait chargé de butin. Il se jeta sur lui si à propos qu’il le tua d’abord lui-même et après lui une grande partie de ses gens périt dans ce combat. Plusieurs furent faits prisonniers et un petit nombre se sauva dans un fort appelé Cnidinion. Cependant Thrasybule général des Athéniens étant venu avec sa flotte de Lesbos à Aspende avait fait prendre terre à ses galères sur les bords du fleuve Eurymédon. Or quoiqu’il eut accepté l’argent que les habitants d’Aspende lui avaient donné en forme de contribution, quelques-uns de ses soldats ne laissèrent pas de piller encore leurs, campagnes. Les Citoyens indignés de cette injustice se jetèrent une nuit sur les Athéniens et tuèrent Thrasybule et quelques autres avec lui. De sorte que les autres capitaines craignant les suites de cette émotion se rembarquèrent à la hâte et revinrent incessamment à Rhodes. Cette dernière ville était elle-même dans le trouble et ses bannis s’étaient saisis d’une forteresse, d’où ils faisaient la guerre à ceux du dedans. Cependant les Athéniens, ayant appris la mort de Thrasybule, envoyèrent Agyrius pour lui succéder. Voilà où en étaient les affaires de l’Asie.

XXV.

DANS la Sicile, quoique Denys tyran de Syracuse fût très impatient de soumettre à son autorité non seulement l’île entière mais encore tous les Grecs établis dans l’Italie, il ne laissa pas de remettre à une autre occaſion la guerre qu’il vouloit leur faire à tous en même temps. Jugeant donc qu’il lui importoit avant toutes choſes d’avoir en ſa poſſeſſion la ville de Rhege, qui étoit comme le rempart de l’Italie, il partit de Syracuſe pour exécuter ce deſſein. Il était ſuivi de vingt mille hommes d’infanterie, de mille chevaux & de ſix vingts vaiſſeaux qui ſervirent à tranſporter cette armée juſqu’aux rivages de la Locride[56]. Les ayant fait débarquer-là, il les conduiſit à travers les terres, où il fit paſſer le fer & le feu ſur tous les biens qui appartenoient aux Rheginois. Sa flotte l’alla attendre de l’autre côté, où étant arrivé il poſa auprès de la ville un camp où toutes ſes forces étoient raſſemblées. Cependant les Italiens des Provinces voiſines apprenant bien-tôt la deſcente que Denys venoit de faire dans leur continent, firent partir inceſſamment ſoixante vaiſſeaux de Crotone pour aller au ſecours du port attaqué. Mais pendant que ces vaiſſeaux tenoient encore la haute mer, Denys avec cinquante des siens alla au devant d'eux. Son premier aspect les fit tous revirer de bord et gagner la terre. Denys les y poursuivit et avec des crocs qu'il faisait jeter sur la proue, il les attirait à lui malgré les liens qui les attachaient au rivage. Il s'en fallut peu que leurs soixante vaisseaux ne tombassent tous en son pouvoir. Mais les Rheginois accourant jusqu'en cet endroit, firent retirer Denys à force de traits et une tempête qui l'écarta donna lieu aux Rheginois de tirer ces vaisseaux à terre. Avec quelque valeur que Denys eût combattu, il perdit sept de ses propres bâtiments et au moins quinze cens hommes quand on fut plus près de Rhegium. La tempête ayant poussé jusqu'au rivage quelques-uns de ses vaisseaux avec les hommes qu'ils portaient, plusieurs de ceux-ci furent pris vivants : Denys lui-même, qui montait une galère a cinq rangs, courut risque plus d'une fois d'être submergé; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'il arriva dans le milieu de la nuit au port de Messine. De là, comme l'hiver s'approchait, il se contenta de faire un traité d'alliance avec les Lucaniens et il s'en revint à Syracuse.

Quelque temps après les Lucaniens ayent fait des courſes ſur les terres qui appartenoient aux Thuriens ; ceux-ci avertirent leurs Alliez de venir inceſſamment à leur défense : car il y avoit un traité entre les Villes Grecques d’Italie, par lequel elles étoient obligées de ſe prêter toutes un ſecours mutuel & réciproque, dès que les Lucaniens feroient du tort à leurs campagnes : & ſi quelqu’une de ces Villes manquoit à ce devoir, le Chef de ſa milice devoit être puni de mort. Ainſi au premier avertiſſement que l’on reçut de la part des Thuriens, toutes les Villes alliées ſe diſpoſérent à venir à leur ſecours. Mais les Thuriens ſe preſſant encore davantage, & ſans attendre leurs Alliez, allérent au-devant de leurs Ennemis au nombre de quatorze mille hommes d’infanterie, & de près de mille cavaliers. À leur approche, les Lucaniens ſe retirérent chez eux ; & les Thuriens à leur tour ſe jettant dans la Lucanie y enlevérent un Fort, & firent aux environs un pillage abondant qui devint pour eux un appât funeſte. Car attirez par ce premier ſuccès, ils s’engagérent indiſcrettement en des chemins étroits & difficiles, dans la penſée de ſurprendre une Ville & un peuple qui paſſoit pour être fort riche. Ils arrivérent par cette route dans un fond environné, en forme d’amphithéatre, d’un terrain élevé & inacceſſible. Tous les Lucaniens qui parurent en armes ſur ces hauteurs leur ôtérent delà toute eſpérance de revoir jamais leur Patrie. Les Grecs furent d’abord étonnez de découvrir des hommes à cette élévation, où l’on auroit crû d’en bas qu’il ne pouvoit tenir perſonne ; & leurs Ennemis affectoient eux-mêmes de ſe montrer ſur tous les bords pour effrayer ceux qui étoient dans ce fond. Les Lucaniens avoient trente mille fantaſſins & trois mille cavaliers. Pendant que les Grecs déſeſpéroient de leur ſalut, ſans être attaquez encore ; cette armée deſcendit dans le vallon où ils étoient enfermez & le combat s’étant donné-là, les Grecs d’Italie accablez par le nombre perdirent juſqu’à dix mille hommes : car les Lucaniens étoient convenus de n’en prendre aucun en vie. Le reſte trouva moyen de s’échapper par-deſſus une colline dont l’autre côté donnoit ſur la mer. Ils apperçurent de-là quelques vaiſſeaux longs qu’ils crurent appartenir aux Rheginois. Sur cette idée ils se jetèrent dans la mer croyant pouvait arriver jusqu'à eux. Quelques-uns mêmes eurent assez de force pour soutenir ce trajet. Mais c'était la flotte de Denys que le tyran envoyait sous les ordres de Leptine son frère au secours des Lucaniens. Leptine reçut pourtant avec bonté ceux qui arrivérent à bord. Et quand il les eut conduits à terre, il conseilla aux Lucaniens de se contenter d'une mine d'argent par tête pour chacun de ces prisonniers qui se trouvèrent au nombre de mille. Il se rendit lui-même leur caution et il travailla sincèrement à le conclusion d'une paix solide entre les Grecs d'Italie et les Lucaniens. Les uns et les autres lui en surent beaucoup de gré. Ainsi il termina cette guerre d'une manière honorable pour lui, mais qui ne convenait pas aux intérêts ou aux intentions de Denys. Car celui-ci se flattait que la jalousie et les hostilités entretenues entre ces deux peuples le rendraient en peu de temps maître de l'Italie ; ce qu'il ne pouvait guère espérer quand ces mêmes peuples seraient en paix les uns avec les autres. Ce fut aussi pour cela qu'il ô ôta le commandement de sa flotte à Leptine et qu'il le donna à Théaride son autre frère. En ce même temps les Romains partagèrent entre eux le territoire de Véies de sorte que chaque citoyen en eut quatre arpents, ou selon d'autres mémoires vingt-huit. Dans la guerre qu'ils firent aux Èques-, ils emportèrent sur eux la ville de Liphlus. Ils attaquèrent aussi les habitants de Velitres qui s'était détachés de leur alliance. La colonie de Satricum s'était aussi détachée d'eux. Ils en envoyèrent une nouvelle à Cercie.

XXVI.

Olympiade 97. an 4. 389 avant l'ère chrétienne.

L'ANNÉE suivante Antipater étant archonte d’Athènes et Rome ayant pour ses deux consuls L. Valerius et A. Manlius. Denys prince de Syracuse ne cachant plus le dessein qu'il avait de porter la guerre en Italie, partit de sa capitale à la tête d'une grande flotte. Il y avait embarqué plus de vingt mille hommes de pied et environ trois mille chevaux. Elle était composée de quarante vaisseaux de guerre accompagnés de trois cents vaisseaux de charge. Arrivé le cinquième jour à Messine, il y fit prendre des à ses troupes ; et cependant il envoya son frère Théaride, suivi de trente vaisseaux, à la vue des îles de Lipare , parce qu'il avait appris que les Rheginois y avaient fait paraître dix des leurs. Thearide s'en saisit avec tous les hommes qui les montaient et les envoya aussitôt à son frère dans Messine. Denys fit mettre tous ces prisonniers aux fers et en confia la garde aux Messinois. Pour lui il passa incessamment à Caulon avec toutes ses troupes ; il environna la ville de ses machines et en battit vigoureusement les murailles. Les Grecs d'Italie, apprenant que Denys avait traversé le détroit avec une armée, avaient aussi rassemblé leurs forces : et, sachant que la ville de Crotone était la plus peuplée d'entre les leurs et qu'elle enfermait dans son sein plusieurs bannis de Syracuse, ils lui confièrent la conduite de cette guerre. Aussitôt les Crotoniates amassèrent des troupes de toutes parts et en offrirent le commandement à Héloris[57] de Syracuſe. Comme il avoit beaucoup de ſujet d’être irrité contre le Tyran, & que d’ailleurs c’étoit un homme d’un grand courage, on compta beaucoup ſur lui, & l’on eſpéra de grands ſuccès du choix que l’on faiſoit de ſa perſonne. Dès que les troupes alliées ſe furent rendues à Crotone, & qu’Héloris en eut fait l’arrangement qu’il jugea le plus convenable, il les conduiſit toutes du côté de Caulonie : eſpérant que leur premiére apparition diſſiperait l’armée aſſiégeante, ou du moins qu’il attaqueroit avec avantage des troupes déjà fatiguées des travaux du ſiège. Les ſiennes au reſte montoient au nombre de vingt-cinq mille hommes de pié, & de deux mille hommes de cavalerie. Ils s’étoient déja avancés dans les terres, & ils campoient ſur les bords du fleuve Heloris, lorſque Denys quittant ſes lignes vint au-devant d’eux. Le commandant Heloris accompagné de cinq cens hommes d’élite précédoit à quelque diſtance le gros de ſon armée ; Denys qui avoit campé à quarante ſtades de l’endroit où Heloris venoit de s’avancer, apprit par ſes coureurs que l’ennemi n’étoit pas loin ; & comme il partit dès la pointe du jour à la tête de ſes troupes, les deux partis furent bientôt en préſence l’un de l’autre. Denys s’apercevant du petit nombre d’hommes qu’Heloris avoit à ſa ſuite, lui livra le combat, & l’enveloppa en un inſtant de telle ſorte, qu’il ne laiſſa à ſes gens aucun moyen de s’échapper. Heloris dans cette détreſſe n’eut d’autre reſſource, que de ſe défendre de tout ſon pouvoir, & d’envoyer en même temps quelques-uns des ſiens aux troupes qui le ſuivoient de loin, pour hâter leur marche, & les faire venir au plûtôt à ſon ſecours. Dès que cet avis fut porté aux Italiens, il n’eſt point de diligence qu’ils ne fiſſent pour arriver au lieu du combat, & pour ſoutenir leur Commandant. Mais Denys environnant & ſerrant toujours de plus près ceux à qui il avoit actuellement affaire, tua Heloris & preſque tous ceux qui l’accompagnoient, malgré toute la valeur qu’ils avoient employée en cette rencontre ſiniſtre. Les Italiens qui étoient arrivez trop tard portérent confuſément quelque ſecours ; mais les Siciliens toujours en bon ordre les repoussèrent fans beaucoup de peine. Ces derniers venus quoique las et fatigués, s'exposaient néanmoins à de grands périls et perdirent même beaucoup des leurs : mais dès qu'ils apprirent que leur général était tué, le trouble se mit parmi eux, ils s'embarrassaient les uns les autres, et ce désordre aboutit à une défaite générale. Plusieurs encore furent massacrés dans leur fuite, mais enfin le plus grand nombre se réfugia sur une pointe de colline ou de montagne extrêmement élevée où il était difficile de les aller insulter mais qui. manquait absolument d'eau et dont leurs ennemi pouvaient aisément environner le bas. En effet Denys en forma I'enceinte, il y fit veiller des gardes tout un jour et la nuit suivante. Dès le lendemain la chaleur du soleil et le manque d'eau jetèrent les assiégés dans le dernier abattement. Ils furent contraints de faire à Denys une députation par laquelle ils lui offraient leur rançon. Denys, qui n'usait pas humainement de ses avantages, leur fit ordonner de rendre leurs armes et de se livrer absolument au vainqueur. Comme ces conditions étoient dures ; ils diſputérent quelque temps. Mais les loix de la nature étant les plus fortes, ils ſe rendirent huit heures après. Denys une baguette à la main les fit paſſer devant lui comme des eſclaves, & les comptant tous un à un, il en trouva plus de dix mille. Quoique tout le monde s’attendît à quelque cruauté de ſa part, il parut en cette occaſion le plus doux de tous les Vainqueurs : car il renvoya ces captifs ſans exiger d’eux aucune rançon ; & accordant enſuite la paix à la plûpart des Villes qu’il menaçoit, il leur permit de ſe gouverner par leurs propres loix. Il s’attira de grandes louanges de la part de toutes ces Villes, & quelques-unes lui envoyérent des couronnes d’or. En un mot, on regarda ce procédé comme le plus beau trait de ſa vie.

Cependant il continua la guerre contre ceux de Rhége, & n’ayant point oublié l’affront que lui avoit fait cette Ville, lorſqu’elle lui refuſa une de ſes Citoyennes en mariage[58], il ſe préparoit à l’aſſiéger avec une puiſſante armée. Ce projet jettoit d’avance les Rheginois en de grandes inquiétudes ; car n’ayant point par eux-mêmes des forces ſuffiſantes pour ſe défendre ; ils ne ſe voyoient plus d’alliez. Ils prévoyoient de plus qu’après la priſe de leur Ville, ils ne trouveroient point de miſéricorde dans le Vainqueur. Ils jugérent donc à propos de le prévenir par des Ambaſſadeurs. Ils le firent prier d’uſer avec modération de l’avantage qu’il avoit ſur eux ; & de vouloir bien avoir égard en leur faveur aux droits de l’humanité. Là-deſſus il leur demanda trois cens talens, il exigea qu’ils lui envoyaſſent tous leurs vaiſſeaux qui étoient au nombre de ſoixante & dix, & qu’outre cela ils lui remiſſent cent de leurs Citoyens pour ôtages de leur fidélité. Toutes ces demandes lui ayant été accordées, il s’embarqua pour paſſer dans la Caulonie. Il en tranſporta tous les habitans à Syracuſe, & leur y donnant droit de Bourgeoiſie, il les exempta pour cinq ans de tous impôts. Il détruiſit enſuite leur Ville ; & donna tout leur territoire aux Locres. Les Romains après avoir pris la ville de Liſlus qui appartenoit aux Æques firent célébrer en l’honneur de Jupiter les jeux qui lui avoient été vouez par les Conſuls.

L'année suivante Pyrrhion fut archonte d'Athènes et au lieu de consuls il y eut à Rome quatre tribuns militaires, L. Lucrétius, Ser. Sulpitius, C. Aemilius et L. Furius. On célébrait alors l'Olympiade 98e dans laquelle Sosippe d'Athènes demeura vainqueur à la course. Le tyran Denys, ayant conduit son armée jusqu'à Hippone, en transféra tous les habitants à Syracuse, après quoi il fit raser la ville et en distribua le territoire aux Locriens. Car il aimait extrêmement cette nation qui lui avait donné en mariage une de ses filles et il ne cherchait qu'à se venger des Rheginois, dont il avait essuyé un refus injurieux. Lorsqu'il leur envoya des ambassadeurs pour leur demander cette alliance, on dit que les Rheginois assemblés leur répondirent qu'ils n'avaient point d'autre fille qu'ils pussent offrir à Denys, que celle de leur crieur public. Irrité de cette réponse qui était en effet très-offenſante, il étoit toujours occupé du deſſein de les en punir. Ainsi quand l’année précédente il avoit fait la paix avec eux ; ce n’étoit pas qu’il eût résolu d’être leur ami ; mais il cherchoit le moyen de leur enlever leur flotte de ſoixante & dix vaiſſeaux avant que de les attaquer ; bien convaincu que s’ils étoient dégarnis de leurs forces maritimes, leur Ville ne pourroit plus ſe défendre. Il n’avoit même ſéjourné ſi long-temps en Italie, que pour faire naître quelque prétexte de rompre avec eux ſans révolter tout le monde contre lui. Ayant donc envoyé ſur le port tous ſes gens de guerre comme s’il eût été ſur le point de s’en retourner, il fit d’abord demander aux Rheginois, les proviſions néceſſaires pour ſon paſſage, en forme de prêt, & avec promeſſe de les leur payer dès qu’il ſeroit arrivé à Syracuſe. Le but de cette demarche n’étoit autre que de s’attirer un refus qui lui donnât un prétexte de leur enlever leur Ville ; ou s’ils lui accordoient ſa demande, de les réduire à une diſette pendant laquelle auſſi il les auroit aiſément ſubjuguez. Les Rheginois qui ne pénétroient pas ſes mauvaiſes intentions, firent toutes leurs diligences pour fournir abondamment son camp de vivres pendant les premiers jours. Mais comme il ne partait point, alléguant que ses soldats étaient malades, ou d'autres défaites, les citoyens de Rhegium qui s'aperçurent de sa mauvaise foi ne portèrent plus de vivres à sen armée. Alors Denys faisant semblant d'être irrité leur renvoya d'abord leurs otages ; et ayant fait la circonvallation des murailles, il leur donnait tous les jours des assauts. Il fit même dresser des machines d'une hauteur extraordinaire qui firent bien voir qu'il avait une véritable envie d'emporter la Ville de force. Les assiégés de leur côté nommèrent d'abord Phyton pour leur commandant et mettant sous les armes toute leur jeunesse, ils faisaient une garde continuelle et par de fréquentes sorties, ils venaient souvent mettre le feu aux machines. Combattant ainsi courageusement pour le salut de la patrie au-dehors même des murailles ils allumèrent le courroux des assiégeants, ils perdirent beaucoup des leurs et firent perdre aussi beaucoup de monde à leurs ennemis. Denys lui-même reçut pendant ce ſiége un coup de lance dans l’aine qui penſa lui couter la vie, & dont il ne guérit qu’au bout d’un temps conſidérable & avec beaucoup de peine. Cependant le ſiége devenoit long, & par le zéle qui animoit les Rheginois à défendre leur liberté, & par la vengeance qui incitoit Denys à faire des attaques continuelles, & à ne point ſe déſiſter de ſon entreprise.

Cependant comme on célébroit alors les Jeux Olympiques, Denys y envoya pluſieurs chariots à quatre chevaux de front, dont l’attelage paſſoit en viteſſe tous les chevaux qui pouvoient ſe trouver-là. Il les fit accompagner de tentes ſuperbes faites de drap d’or ou d’autres étoffes dont le deſſein étoit curieux. Mais ſurtout il fit partir de ces déclamateurs[59] de profeſſion, qui devoient reciter dans ces jeux des poéſies de Denys même : car il étoit extrêmement entêté de faire des Vers. Il avoit confié le ſoin de tout ce cortége à ſon frere Théaride. Le nombre des chevaux & l’éclat des tentes attirérent en effet les regards de tous ceux que la curioſité aſſembloit dans ce fameux rendez-vous de toute la Grèce. Les déclamateurs mêmes dont la voix étoit merveilleuſe, furent bien-tôt environnez d’une grande foule d’Auditeurs & même d’admirateurs. Mais ceux-ci s’apercevant peu à peu de la miſére des Vers qu’on leur récitait, cette admiration ſe tourna en riſée, & l’on porta le mépris & enſuite l’indignation juſqu’à renverſer & à déchirer ces riches tentes ſous leſquelles on s’étoit placé pour écouter. L’Orateur Lyſias[60] qui étoit venu cette année à Olympie[61] alla plus loin, & il entreprit de perſuader à tous les aſſiſtans, que l’on ne devoit point admettre à des Jeux ſacrez des gens venus de la part d’un homme ſouillé de l’impiété de la Tyrannie. Ce fut le ſujet de la harangue qu’il fit alors, & à laquelle il donna pour titre l’Olympique. Le malheur voulut encore que dans la courſe, quelques-uns des chars de Denys ſortirent de la lice, & que les autres furent brisés en se heurtant réciproquement. Pour comble d'infortune, le vaisseau qui ramenait ses députés d'Olympie en Sicile, fut poussé par la tempête sur la côte de Tarente en Italie. Ceux qui se sauvèrent de ce naufrage étant arrivés à Syracuse, disaient partout que les vers de Denys étaient si mauvais qu'ils avaient porté malheur non seulement aux déclamateurs mais encore à leurs chariots et à leur navire qui avait pensé périr, Mais Denys malgré ce déchaînement universel trouva encore des flatteurs qui lui dirent que tous ceux qui réussissaient en quelque genre que ce pût être excitaient toujours des envieux qui étaient obligés de revenir eux-mêmes à les admirer dans la suite comme le public. Ainsi il ne se désista point de s'appliquer à la poésie. Les Romains ayant livré bataille aux Samnites auprès de Gurasium, en mirent par terre un très grand nombre.

XXVII.

Olympique 98. an 2. 387 ans avant l'ère chrétienne.

CETTE année étant révolue Théodote fut archonte d'Athènes et la puissance consulaire fut exercée à Rome par six tribuns militaires : savoir trois Fabius, Quintus, Caeso et Caius et trois autres tribuns, qui furent Q. Sulpitius, Q. Servilius, & Servius Cornélius. En ce temps-là les Lacédémoniens battus à la guerre & par les Grecs & par les Perſes, députérent Antalcidas Général de leur flotte auprès du Roi Artaxerxès, pour traiter avec lui de la paix. Quand il eut expoſé sa commiſſion, le Roi répondit qu’il étoit prêt de ſigner la paix à condition que les villes grecques de l’Aſie demeuraſſent ſous ſa puiſſance, & que toutes les autre villes de la Gréce ſe gouvernaſſent chacune ſelon ſes Loix. Le Roi ajouta qu’il ſoutiendroit lui-même ceux qui ſigneroient ce traité, contre ceux qui ne voudroient pas s’y ſoumettre. Les Lacédémoniens acceptérent ces conditions & ſe tinrent en repos. Mais les Athéniens, les Thébains & quelques autres Républiques ſouffroient impatiemment qu’on eut ainſi abandonné les Grecs de l’Aſie. Cependant comme ni les uns ni les autres n’étoient en état de lutter contre la ſituation préſente des choſes, ils ſouſcrivirent à la paix. Ainſi le Roi délivré de toute diverſion de la part des Grecs, deſtina toutes ſes forces à la guerre de Chypre. Car Evagoras profitant des grandes occupations qu’Artaxerxès avoit eues lorsque les Grecs l'attaquaient de plusieurs côtés, avait fait dé très grandes levées de troupes dans l'île et l'avait rangée presque toute entière sous son obéissance. Denys cependant assiégeait la ville de Rhegium depuis onze mois et comme il avait fermé toute avenue aux secours qu'elle aurait pu recevoir, les citoyens se voyaient réduits à une affreuse disette des choses les plus nécessaires. Car on dit qu'en ce temps là le médimne de blé coûtait cinq mines; ils furent d'abord réduits à manger les chevaux et les autres bêtes de charge, et dans la suite à en faire cuire les peaux pour leur nourriture; enfin ils se virent obligés de sortir de la ville pour aller comme des animaux brouter l'herbe autour des murailles ; tant il est vrai que la loi cruelle de la faim réduit l'homme à oublier lui-même la dignité de son espèce. Denys apprenant cet excès de misère non seulement n'en fut point touché mais il fit mener en ce même endroit les chevaux de son armée, afin qu'ils y conſumaſſent toute l’herbe qui pouvoit y croître. Enfin les aſſiégez vaincus par l’excès de leurs maux, ſe livrérent à la diſcrétion du Tyran. En entrant dans la Ville il y trouva des monceaux de morts entaſſez par la famine, & des vivans qui ne reſſembloient qu’à des morts. Il y fit pourtant encore plus de ſix mille priſonniers qui furent tous tranſportez à Syracuſe. Là il rendit la liberté à tous ceux qui furent en état de payer une mine, & tous les autres furent vendus à l’encan. S’étant ſaiſi de Phyton leur général, il fit jetter ſon fils dans la mer ; & pour lui il le fit attacher à une très-haute machine, comme s’il alloit donner en ſa perſonne le ſpectacle d’un ſupplice extraordinaire. Là il lui envoya dire par un de ſes gens que ſon fils avoit été jetté dans la mer dès la veille. Phyton répondit que ſon fils avoit été plus heureux d’un jour que ſon Pere. Après cela Denys le fit promener par toute la Ville ſuivi d’un homme qui le fouetoit & qui lui faiſoit toutes ſortes d’outrages, & précédé d’un crieur public, qui diſoit que Denys châtioit ainſi très-juſtement un homme qui avoit incité ſa Ville à la guerre. Mais Phyton qui avait dé-fendu Rhegium courageusement pendant le siège et dont toute la vie avait été sans reproche, supporta courageusement encore sa fin malheureuse et conservant jusqu'au bout la confiance de son âme, il disait à haute voix qu'il n'était puni que pour n'avoir pas voulu livrer sa patrie à un vainqueur injuste dont le ciel tirerait bientôt vengeance. La vertu et la confiance du patient portèrent la compassion jusque dans l'âme des soldats de Denys et on apercevait déjà quelque mouvement parmi eux. De sorte que Denys craignant qu'on n'arrachât Phyton d'entre ses mains fit cesser les mauvais traitements et le fit promptement jeter dans la mer avec toute sa famille. Telle fut la cruelle et indigne fin de cet homme vertueux. La plupart d'entre les Grecs déplorèrent longtemps son malheur, qui dans la suite servit même de sujet de lamentation ou d'élégie à différents poètes.

XXVIII.

DANS le temps même que Denys campait devant Rhegium, les Gaulois qui habitent au-delà des Alpes traverſant avec de grandes forces les défilez de ces montagnes, vinrent s’établir dans tout l’eſpace enfermé entre elles & l’Apennin[62], après en avoir chaſſé les Tirrhéniens ou Toſcans. Quelques-uns diſent que ces derniers étoient un compoſé des colonies de douze Villes de ces cantons[63] : mais d’autres prétendent qu’avant la guerre de Troye, les Pélaſgiens[64] pour ſe ſauver du déluge arrivé ſous Deucalion Roi de Theſſalie, abandonnérent cette Province qu’ils habitoient alors, & vinrent ſe placer dans cet intervalle de montagnes dont nous avons parlé plus haut. Mais pour nous en tenir aux Gaulois, comme ils ſont diviſez par nations, ceux d’entre eux qui s’appellent les Senonois eurent en partage la montagne la plus éloignée des Alpes & la plus voisine de la mer[65]. Mais trouvant ce ſéjour trop expoſé aux ardeurs du soleil, ils réſolurent d’en ſortir ; & ayant fait armer leurs jeunes gens, ils les envoyérent chercher une habitation plus douce pour toute la nation. Étant tombez dans la Toſcane au nombre de trente mille qu’ils étoient, cette jeuneſſe ravagea toute la province des Cluſiniens[66].

En l’année où nous ſommes actuellement les Romains envoyérent des Ambaſſadeurs dans la Toſcane, pour ſçavoir à qui en vouloient les Gaulois dans l’expédition qu’ils venoient de faire. Les Ambaſſadeurs arrivez à Cluſium ; & voyant les deux armées en préſence l’une de l’autre, conſultérent plûtôt leur courage que leur prudence : ils ſe mirent en ordre de bataille avec les Cluſiniens contre les Gaulois ; & l’un d’eux ayant tué glorieuſement dans un combat qui fut donné, un des Chefs les plus conſidérables de l’armée Gauloise ; les Gaulois à leur tour envoyérent des Ambaſſadeurs à Rome pour ſe plaindre de ce que l’un de leurs Citoyens avoit commencé contr’eux une guerre injuſte. Le Sénat propoſa d’abord à ces Ambaſſadeurs de recevoir en argent la ſatisfaction de l’offenſe qui leur avoit été faite. Mais ceux-ci ayant refuſé cette offre, le Sénat réſolut de livrer aux Ambaſſadeurs la perſonne même du coupable. Mais le pere du condamné, qui étoit en cette année même un des Tribuns militaires en qui réſidoit toute l’autorité du Consulat, en appela au peuple ; & comme il avoit un grand crédit ſur la multitude, il lui perſuada aiſément de faire caſſer la Sentence que l’on avoit prononcée contre ſon fils. Ce fut alors pour la premiére fois que le peuple qui s’étoit toujours ſoumis aux Décrets du Sénat, ſe donna la licence de les caſſer. Cependant les Ambaſſadeurs Gaulois revenus dans leur camp, rendirent compte à leur armée de tout ce que nous venons dire. Elle en fut extrêmement irritée, & après avoir fait venir de nouvelles troupes de la Gaule, ils marchérent droit à Rome au nombre de plus de ſoixante & dix mille hommes. À cette nouvelle les tribuns militaires pour remplir le devoir de leur charge firent mettre sous les armes tous ceux qui étaient en état de servir, et passant de l'autre côté du fleuve, ils le côtoyèrent dans la longueur de quatre-vingts stades. Apprenant là que les Gaulois s'approchaient, ils se mirent en ordre de bataille. Ils placèrent entre le fleuve et les hauteurs voisines vingt-quatre mille hommes qui faisaient leurs meilleures troupes et ils postèrent sur les hauteurs mêmes celles qu'ils jugeaient les plus faibles. Les Gaulois de leur côté étendirent extrêmement leur phalange ; et d'ailleurs soit par hasard, soit à dessein, ils placèrent leurs meilleurs soldats sur les hauteurs : c'est-à-dire les plus forts contre les plus faibles. Aussitôt les trompettes donnèrent des deux côtés le signal du combat et les deux armées s'avancèrent l'une contre l'autre avec de grands cris. Les troupes choisies des Gaulois qui avaient affaire aux plus faibles de celles des Romains les précipitèrent bientôt du haut des collines. Celles-ci tombant en foule sur celles qui étaient en bas mirent ces dernières en désordre et les Gaulois qui les poursuivaient les pourſuivoient l’épée dans les reins les firent fuir toutes enſemble. La plûpart tâchoient de gagner les bords du fleuve, & comme ils s’embarraſſoient & ſe faiſoient tomber les uns les autres, par leur empreſſément égal, les Gaulois ne pouvoient ſuffire à les tuer. Tout le champ de bataille fut bien-tôt couvert de morts. Ceux à qui il reſtoit le plus de force traverſérent le fleuve à la nage, mais chargez de toutes leurs armes par un point d’honneur, qui ne leur permettoit de les quitter qu’avec la vie. Comme le cours du fleuve étoit violent en cet endroit là, le poids qu’ils portoient en fit enfoncer, & perdre un grand nombre ; & quelques-uns ſeulement après des efforts extraordinaires trouvérent loin de là un port de ſalut. Il faut pourtant avouer, que comme dans le lieu même de la bataille les Ennemis les preſſoient extrêmement, & que le plus grand carnage ſe fit ſur les bords du fleuve, pluſieurs d’entre les Romains abandonnérent leurs armes, & ne ſauvérent que leur perſonne. De quelque nombre de morts que les Gaulois euſſent couvert le champ de bataille, ils ſembloient n’être pas ſatisfaits encore, & ils accabloient de traits ceux qui traversaient le fleuve. La foule en était si grande qu’il n’était pas nécessaire de tirer juste pour en atteindre plusieurs. Les uns disparaissaient sur le champ et les autres seulement affaiblis par leur blessure se soutenaient encore sur la surface de l’eau. Au sortir de cette malheureuse bataille, la plus grande partie des Romains se réfugia dans la ville de Véïes qu’ils venaient de détruire. Ils la fortifièrent du mieux qu’il leur fut possible pour y recevoir ceux lui voudraient y chercher leur sûreté. Quelques-uns de ceux qui s’étaient sauvés à la nage, vinrent dépouillés même de leurs armes jusqu’à Rome et y publièrent que toute leur armée avait péri. Une semblable nouvelle jeta tout ce qui restait de citoyens dans le dernier découragement. Ils ne jugeaient pas pouvoir résister au premier abord des vainqueurs, après avoir perdu toute la jeunesse capable de les défendre et le projet de se sauver avec leurs femmes et leurs enfants leur paraissait impraticable dans le voisinage des ennemis. Un grand nombre de particuliers prit néanmoins ce parti, et ils se réfugièrent dans les villes voisines avec toute leur famille, & ce qu’ils pouvoient emporter de leurs effets. Mais ceux qui avoient autorité dans la Ville tâchérent d’abord d’encourager le peuple, & enſuite firent porter dans le Capitole toutes ſortes de proviſions de vivre : après quoi ils la remplirent auſſi bien que la Citadelle, d’or, d’argent, & de tous les meubles précieux qu’ils purent mettre ensemble : de ſorte que toutes les richeſſes de la Ville ſembloient être ramaſſées en un ſeul endroit. Ils n’eurent pourtant que trois jours non-ſeulement pour faire ce transport ; mais encore pour munir & pour fortifier ce lieu de réſerve. Car les Gaulois employérent le premier jour après le dernier combat à couper les têtes de tous les morts ſelon leur coutume, & les deux autres à tirer leurs lignes & à poſer leur Camp autour de la Ville. Ne voyant perſonne ſur les murailles, & entendant néanmoins un grand bruit excité par ceux qui tranſportoient leurs effets ou qui travailloient aux fortifications ; ils crurent que les Romains leur dreſſoient quelques embuches. Mais ayant approfondi le fait ; dès le quatriéme jour ils enfoncérent toutes les portes & renverſérent toutes les maiſons de Rome, à l'exception de quelques-unes qu'ils laissèrent sur le mont Palatin. Ayant ensuite dressé leurs batteries contre les lieux élevés défendus par les Romains enfermés, ils avancèrent peu pendant plusieurs jours et ils perdirent au contraire beaucoup des leurs. Ils ne se décourageaient pourtant pas et ils étaient persuadés que quand ils ne pourraient pas emporter la Citadelle de force, les assiégés seraient vaincus par le temps seul qui consumerait bientôt leurs provisions. Pendant que les Romains étaient dans cette détresse, les Toscans leurs voisins se jetèrent en armes et en grand nombre dans leurs campagnes où ils firent beaucoup de prisonniers et un grand butin. Cependant ceux des citoyens qui s'étaient réfugiés à Véïes dont ils étaient alors en possession, se jetèrent brusquement sur les Toscans, leur enlevèrent leur proie et les mirent en fuite mais de plus ils arrivèrent jusqu'à leur camp même. Là ils se saisirent de leurs armes et en trouvèrent une si grande quantité qu'ils en donnèrent non seulement à tous ceux des leurs qui n'en avaient point mais encore a. un grand nombre de payſans des environs qu’ils avoient attirez à leur ſervice. Leur deſſein étoit d’aller délivrer ceux qui étoient aſſiégez dans le Capitole. Mais comme les Gaulois enfermoient ceux-ci par une circonvallation exacte, leurs Concitoyens ne ſçavoient comment leur faire ſçavoir le ſecours qu’ils leur préparoient ; lorſqu’un certain Cominius Pontius[67] s’offrit pour cette commiſſion. Partant ſeul une nuit il ſe jetta à la nage dans le fleuve, & arriva à une eſpéce de Rocher, par-deſſus lequel on pouvoit gagner avec bien des efforts le Capitole. Il en fit aſſez pour y pénétrer enfin ; & là il apprit aux aſſiégez l’attroupement conſidérable qui s’étoit fait à Veïes en leur faveur, & le projet qui s’y étoit formé d’attaquer les Gaulois au premier inſtant favorable. Auſſi-tôt il deſcendit le rocher, & remontant le même fleuve à la nage, il ſe retrouva dans Veïes. Mais les Gaulois qui l’avoient apperçu profitérent de cette indication, & réſolurent de monter la nuit dans le Catitole par le même chemin. Les ſentinelles qui comptaient beaucoup ſur la difficulté de la route, relâchoient un peu de leur vigilance dans le milieu de la nuit : quelques Gaulois prirent ce temps pour faire leur tentative, & arrivérent en effet au haut du rocher ſans être vûs par les hommes. Mais les Oyes conſacrées à Junon les ayant découverts pouſſérent de grands cris ; de ſorte que toute la garniſon réveillée s’étant raſſemblée en cet endroit, les Gaulois n’oſérent pas aller plus avant, M. Manlius homme courageux arrivant-là, coupa avec ſon épée la main d’un Gaulois qui s’accrochoit pour ſauter la muraille, & le frappant dans l’eſtomac avec ſon bouclier, il le fit rouler du haut du roc en bas. En ayant fait autant à un ſecond qui se préſenta dans la même poſture, tous les autres cherchérent à ſe ſauver. Mais comme le rocher étoit extrêmement roide ils périrent tous en tombant, & ſe faiſant tomber les uns ſur les autres dans leur fuite. C’eſt pour cela aussi que les Romains ayant envoyé des Députés au reſte de l’armée Gauloiſe pour traiter de la délivrance de la place, les Gaulois ſe prêtérent à leurs propoſitions, & conſentirent à ſortir de tout le territoire de Rome en recevant mille livres peſant d’or. Les Romains dont on avait rasé toutes les maisons et qui avaient perdu même un assez grand nombre de citoyens dans cette guerre permirent à tous les particuliers de bâtir où il leur plairait et établirent même une manufacture de brique où on la délivrait gratuitement, et qu'on appelle encore aujourd'hui les briques publiques. Comme chacun rebâtissait alors à sa fantaisie et pour le lieu et pour l'alignement, il est arrivé delà que les rues de Rome sont encore aujourd'hui étroites et tortueuses ; et que malgré les séparations et les augmentations qu'on a faites depuis, on n'a pas encore pu parvenir à les redresser. Quelques-uns ont dit que les femmes de ce temps-là ayant livré de banne grâce leurs ornements d'or pour le rachat de leur patrie, le peuple leur accorda par reconnaissance le privilège d'être conduites dans la ville sur des chariots. Les Romains étant fort abattus par toutes les circonstances de l'attaque des Gaulois, les Volsques prirent ce temps-là pour leur déclarer la guerre : les tribuns militaires ne laissèrent pas de s'y préparer par les enrôlements convenables : ayant fait la revûe de leurs troupes hors de la Ville, ils leur dreſſérent un camp, dans le lieu appellé le Champ de Mars, à deux cens ſtades de Rome. Les Volſques avoient mis en campagne une armée bien plus forte, & ils aſſiégeoient déja le camp des Romains, lorſque les Citoyens demeurez dans leurs maiſons craignirent pour leur armée, & nommérent, comme on le faiſoit dans les circonſtances périlleuſes, un Dictateur : ce fut M. Furius Camillus. Auſſi-tôt armant toute leur jeuneſſe ils ſe mirent en marche pendant la nuit, & ſe trouvérent à la pointe du jour derriére les Volſques occupez à l’attaque du Camp des Romains. Profitant alors de la ſurprise où leur arrivée mit les Aſſiégeans, ils eurent bien-tôt l’avantage. Les ſoldats mêmes du Camp en ſortirent en bon ordre, & tombant encore ſur les ennemis, ils les exterminérent preſque tous. Il arriva delà que les Volſques qui étoient auparavant la plus forte nation qu’il y eut dans le voiſinage de Rome, devint la plus foible & la moins conſidérable de toutes. Au ſortir de cette bataille le Dictateur apprenant que la ville de Boles étoit aſſiégée par les Æques, qu’on appelle aujourd’hui les Æquicoles, il y conduiſit ſes troupes, & fit périr une partie des Aſſiégeans. Il paſſa delà à Sutrium qui étoit une colonie Romaine dont les Étruriens s’étoient ſaiſis. Il tomba ſi à propos ſur ces derniers qu’il en extermina une partie, & rendit la Ville à ſes habitans. Les Gaulois en partant de Rome étoient allez aſſiéger Veaſque colonie Romaine, le Dictateur marcha à ſon ſecours. Il tua un grand nombre des Aſſiégeans, & leur enleva leur bagage dans lequel il retrouva tout l’or que Rome avoit donné pour ſa délivrance, & preſque tout le pillage qu’ils avoient fait dans la Ville avant que de l’abattre. Après tant d’exploits la jalouſie des Tribuns empêcha qu’il n’eut l’honneur du triomphe. Quelques-uns diſent néanmoins qu’au ſujet des Toſcans vaincus, il triompha ſur un char à quatre chevaux de front attelé de chevaux blancs : & que pour cela même il fut condamné par le peuple deux ans après, à une taxe très-conſidérable ; nous en parlerons dans le temps[68]. Les Gaulois qui étoient paſſez dans l’Iapyge[69], ſongeoient à s’en retourner par les provinces voisines de Rome. Mais les Cèriens qui les attendaient la nuit sur leur passage, les taillèrent en pièces dans la plaine de Trausium. Callisthène a commencé son histoire grecque au temps de la paix d’Artaxerxès avec les Grecs, il ne l’a suivie que pendant le cours de trente années et il a terminé son ouvrage au temps où Philomelus de Phocide prit et pilla le temple de Delphes. Pour nous qui sommes arrivés à cette paix d’Artaxerxès avec les Grecs dont nous avons fait mention un peu plus haut et à la descente des Gaulois en Italie, comme nous avions promis de le faire au commencement de ce même Livre, nous le terminerons ici.

    là il ne nomme pas Cynoſſeme, qui ſignifie tombeau du chien ou plûtôt de la chienne. Car on dit que c'étoit le tombeau d'Hecube, que ſes cris cauſez par l’excès de ſes malheurs avoient fait changer en chienne. Cynoſſeme étoit un Promontoire de la Cherſonnéſe de Thrace, aſſez voiſin d'Antandros dont il eſt parlé en cet endroit du Liv. 13.

  1. Depuis la fin du 6e. Voyez la Préface générale de l’Auteur.
  2. C’est pour cela même que l’Auteur ne désigne point l’Archonte de cette année. Les trente Tyrans en tiennent lieu. Quelques Chronologistes nomment pourtant Pithidorus.
  3. Meursius lit Cronas. Att. fect. lib. 4. 6. 29. Mais cette correction est peu importante.
  4. Voyez sa Vie dans Plutarque.
  5. C’est sans doute le même Theramene dont il est parlé vers la fin du Livre 13 sur qui aussi-bien que sur Thrasibule son associé, les autres Capitaines Athéniens voulurent rejetter la faute des morts non ensevelis après la bataille des Arginuses.
  6. Livre précédent, un peu après le commencement.
  7. La ville de Syracuse étoit divisée en quatre quartiers nommez Villes dans quelques Auteurs. L’Isle, l’Acradine, Tiché à cause d’un temple dédié à la fortune, et Neapolis, ou Nouvelle Ville. On peut consulter le Cavalier Mirabella sur l’ancienne Syracuse, et l’ancienne Sicile de M. de l’Isle, 1714.
  8. Sur la fin du Livre précédent, pag. 230 de Rhodoman.
  9. On a vû dans le Livre précédent pag. 211 de Rhodoman, que le pere de Denys s’appelloit Hermocarte, et pag. 216 de ce même Livre 13 que Denys lui-même avoit été Scribe γραμματέυς.
  10. Denys lui avoit donné sa sœur en mariage, ci-dessus liv. 13 pag. 216 de Rhodoman. Rhodoman et Amyot disent ici, Socer son beau-pere, par oubli.
  11. Voiez son article dans une note sur le livre 5 art. 5. Il a été parlé de lui et de son attachement à Denys dans le livre précédent, pag. 211 de Rhodoman.
  12. Ville de Sicile.
  13. Ἁρμοστὴς : c’étoit un Préfet qui tenoit en régle chez les Grecs et chez les Romains, les Villes nouvellement conquises.
  14. Cet Historien a été cité pour la premiére fois Livre I. Sect. 1. Artic. 4. Voyez-là sa note.
  15. Nous avons vû en la premiére année de la présente Olympiade, que ce fut Crocinas qui gagna le prix de la course. Mais c’étoit le simple stade où il falloit vaincre pour donner son nom à l’Olympiade. Il ne lassoit pas d’y avoir des courses bien plus longues ; comme le Diaulus de deux stades, et surtout le Dolichus de 12 stades ou de 24. selon Suidas, ou au moins de 20. selon le Scholiaste de Sophocle sur l’Electre. Palmerius en a fait la remarque.
  16. Rhodoman traduit εῥῥουϰαν par Verruginem, dont il est parlé dans Tite-Live liv. 4. cap. I.
  17. En Grec, πόρος.
  18. Lieu entouré de bois dans l’Épire, & où l’on a dit que les Chênes parloient.
  19. Palmerius croit que c’eſt Agis, ſur l’autorité de Xenophon & de Pauſanias de Cappadoce.
  20. Je ſoupçonne ici une faute de Copiſte : Le Roi n’étoit point à Bactres. On verra bientôt qu’il fit d’abord aſſembler ſes troupes à Ecbatane dans la Médie, où il paroît qu’il étoit alors, & qu’il faudroit par conſéquent ſubſtituer à Bactres qui étoit bien loin de l’Euphrate.
  21. Le Grec dit Pæan, une eſpéce d’Hymne en l’honneur d’Apollon & de Diane.
  22. On reconnoîtra aiſément tous les lieux dont l’Auteur va parler, dans la carte de M. de l’Iſle faite ſur la retraite des dix mille de Xenophon.
  23. Selon M. de l’Iſle, il portoit auſſi le nom d’Araxe.
  24. Le texte Grec porte χάων que Rhodoman traduit par Tachorum ſont ſans doute les Taoques de Xenophon & de la Carte de M. de l’Iſle.
  25. C’eſt la province des Chalybes dans Xenophon. Livre 4.
  26. La Gymnias de Xenophon
  27. Ou de Techés dans Xenophon. Diodore pariera dans la ſuite de ce ſamaux capitaine Athénien. Mais ſelon Xenophon lui-même, liv. 3. Ce fut Chiriſophus qui, après la mort de Cléarque, conduiſit la retraite en chef, juſqu’aux bords de la Propontide, & d’ailleurs il n’étoit pas naturel qu’un Athénien fut le Général d’une armée compoſée principalement de Spartiates.
  28. Dans l’Attique même
  29. L’aſſocié de Théraméne dont il eſt parlé à la fin du Livre précédent & dans une note au commencement de celui-ci. Du reſte j’adopte l’addition que Rhodoman fait de quelques mots au texte Grec, pour en rendre le ſens complet.
  30. Il eſt fait mention de ce Roi de Chypre dans l’hiſtoire grecque de Xenophon. Liv. 2.
  31. Rhodoman a oublié cette circonſtance dans ſa traduction.
  32. À la fin du Livre 13. pag. 230. de Rhodoman.
  33. Ville voiſine de Rhege à l’extrémité de l’Italie
  34. Dans Tite-Live liv. 5. ch. 12. les ſix Tribuns militaires qui doivent répondre à cette année de Diodore ſont nommez ainſi : Licinius Calvus, P. Mænius, L. Titinius, P. Mænius, L. Furius Medulinus, L. Publilius Volcus.
  35. Sur la côte Occidentale de la Sicile.
  36. Je me ſers du Grec Diodore, du Latin de Rhodoman & du François d’Amyot pour donner un ſens recevable à tout ce recit, dans lequel il eſt difficile de démêler ceux qui ſont en mer, & ceux qui ſont ſur terre, à s’en tenir au pur texte de l’Auteur.
  37. Il y a dans le Grec & dans la verſion de Rhodoman les Aſſarins. Mais comme cette Ville ne ſe trouve pas dans les Auteurs de Géographie ancienne qui diſent tous Aſſorus, & que Diodore lui-même plus bas, p. 297. de Rhodoman parlera d'Aſſore, je fuis ici cette ortographe.
  38. Il entend ſans doute les Meſſeniens du Péloponnéſe fondateurs de Meſſine en Sicile.
  39. Naxus, Ville de Sicile à la différence de Naxos Iſle de la Mer Aigée.
  40. C’eſt une correction de Palmerius ſur le Grec & même ſur le Latin qui dit le rivage couvert de vaiſſeaux.
  41. Le texte grec, par lequel j’entens toujours celui de H. Etienne, porte ici 3000 vaiſſeaux de charge ; & le tout enſemble ne fait l’apparence que de 2000. Mais je ſuis la correction de Rhodoman.
  42. Voyez dans la Carte de l’ancienne Sicile de M. de l’Iſle 1714. le plan de l’ancienne Syracuſe, où toutes les fortifications de cette Ville ſont décrites avec beaucoup de netteté. On trouvera-là Plemmyrion promontorium, Plemmyrion caſtellum, & Plemmyria inſula.
  43. Ce reproche ne parpoît pas fondé ſur les faits expoſez juſqu’ici, & me feroit ſoupçonner quelque lacune dans ce Livre ou dans le précédent : Car les harangues étant un pur ouvrage de l’hiſtorien ; il eſt à croire que Diodore aura autoriſé par quelque fait antérieur, ce qu’il met lui-même dans la bouche de ſon Orateur. Nous trouverons dans la ſuite de ce Livre même que Denys avoit deſſein de piller le temple de Delphes, & dans le quinzième qu’il pilla effectivement un temple de l’Hetrurie. Mais cela n’eſt pas fait encore.
  44. Ci-deſſus pag. 281. de Rhodoman.
  45. Ci-deſſus dans ce même Liv. p. 245. de Rhod.
  46. Ceci paroît ſe rapporter à ce qui eſt dit à la fin du Livre 13. p. 228 & 229. de Rhodoman.
  47. Ces deux faits ont été racontez dans ce Livre même, pag. 246. de Rhodoman.
  48. Voyez ci-deſſus pag. 283. de Rhodoman.
  49. Laiſſant à part tout ce qui eſt allégué de vraiſemblable contre Denys dans ce diſcours : On peut ſe ſouvenir qu’au 13. livre art. 25. pag. 212. de Rhodoman : il eſt dit par l’Hiſtorien même qu’il s’étoit comporté courageuſement dans tous les combats, où il s’étoit trouvé contre les Carthaginois : mais c’étoit dans le temps qu’il aſpiroit à la Tyrannie. Nous verrons dans le Livre ſuivant qu’il lui fut annoncé depuis qu’il mourroit dès qu’il auroit remporté l’avantage ſur des gens plus forts que lui ; & que cette menace l’avoit fait mollir plus d’une fois devant les Carthaginois. Voilà le fondement des juſtes reproches qu’on lui fait ici : car au fond Denys ne péchoit pas faute de bravoure. L’hiſtorien a cru devoir garder ce dénouement pour la fin : Mais j’ai cru que le Lecteur éclairé d’avance verroit avec plus de plaiſir encore les ménagemens du Perſonnage, dont nous aurons dans la ſuite quelques exemples que l’on appercevra mieux, quand on en ſçaura la véritable cauſe.
  50. Il eſt marqué dans le plan de l’ancienne Syracuſe de M. de l’Iſle déjà cité ſur le Livre précédent. On trouvera-là, Daſcon ſinus & Daſcon vicus.
  51. Ce fleuve ſéparoit la Sicyonie de la Carinthie.
  52. Voyez Xenophon dans l’éloge d’Agéſilas.
  53. Il y a un Æropas, le 7e entre les Rois de Macédoine dans la liſte que nous avons donnée d’après le Syncelle à la fin du ſecond Volume. Mais là on lui aſſigne 23 ans de régne. Pauſanias ne vient après lui qu’au 16e rang, & n’a en effet qu’un an de régne. Mais la premiére différence ſuffit pour faire voir l’incertitude de l’hiſtoire dans les temps un peu reculez, à l’égard ſurtout des païs dont nous n’avons pas des hiſtoires ſuivies & particuliéres.
  54. L’Auteur a déjà fait la même obſervation dans le Livre précédent, pag. 168. de Rhodoman : mais
  55. Le texte annonce trois Tribuns, & donne au 3e un nom barbare. Il y en eut ſix, tels qu’ils ſont énoncez dans le François.
  56. Province des Locres établis à la pointe de l’Italie. La vraye Locride étoit dans la Gréce proprement dite, ſéparée du Péloponnéſe par le golphe de Corinthe.
  57. Il eſt parlé de lui un peu plus haut, lorſqu’il commandoit les troupes de Rhége, p. 3 & 306. de Rhodoman
  58. Dans ce Livre même, pag. 271. de Rhod.
  59. Les Rapſodes en terme Grec.
  60. Lyſias étoit Athénien. Il avoit même exercé des charges publiques dans la grande Gréce en Italie. Revenu à Athénes, il en fut chaſſé par les Trente & il vint s’établir à Mégare. On lui a attribué juſques à 425. harangues qu’il faut réduire à 230 ou 233. Il nous en reſte 34, parmi leſquelles l’Olympique dont il eſt parlé ici ne ſe trouve pas. Fabric.
  61. Olympie ou Piſe étoit une ville de l’Elide dans le Péloponnéſe.
  62. Chaîne de montagnes qui traverſent toute l’Italie dans ſa longueur.
  63. Voyez Strabon, liv. pag. 256.
  64. Ce Peuple fut auſſi nommé Pelargi de ſes fréquentes tranſmigrations, qui le faiſoient reſſembler aux Cigognes πελαργοι. Voyez-en le détail dans Strabon, liv. 5. pag. 220. & 221.
  65. Rhodoman traduie la plus éloignée de la mer : ce qui à conſulter le texte, & les circonſtances de la choſe me paroît inſoutenable. Les deux autres traducteurs ; ſçavoir l’inconnu Latin, & Amyor n’ont pas fait la même faute.
  66. C’eſt ainſi que lit Cluvier, au lieu de Cauloniens qui eſt dans le texte, & dans la verſion de Rhodoman, quoiqu’Amyor eut dit auſſi les Cluſiniens. Au reſte on peut confondre cet expoſé de Diodore avec les ch. 33, 34 & 35 du cinquième Livre de la premiére Décade de Tite-Live accompagnez des notes des Sçavans. On verra entr’autres choſes dans Tite-Live que 200 ans avant ce temps-ci les Gaulois avoient déja fait une irruption en Italie.
  67. Tite-Live liv. 5. chap. 46.
  68. Au Livre ſuivant.
  69. La Pouille & la Calabre.