Brahms (Paul Landormy)/L'homme

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Félix Alcan (p. 47-60).


L’HOMME


Nous venons de raconter la vie de Brahms. C’est une vie tout unie : elle tient en peu de pages. Elle n’est point traversée de très grandes passions. En de longues périodes elle est paisible et douce, — ce qui ne veut point dire que cette existence si calme, en apparence au moins, n’offre aucun mystère à pénétrer.

Les différents historiens de la vie de Brahms ne s’entendent pas sur le caractère de l’homme. Les uns voient en lui surtout un timide et un tendre. D’autres au contraire l’accusent de sécheresse. « Un animal à sang froid ! » disait Mottl. D’autres enfin insistent sur la violence et la brutalité d’un tempérament qu’il ne serait arrivé qu’à grand’peine à contenir dans de certaines limites.

Il peut y avoir du vrai dans ces diverses interprétations, et il nous paraît bien en effet que la nature de Brahms fut complexe et mélangée.

Si l’on ne voit en lui que le célibataire endurci qui, presque jusqu’à la fin de sa vie, conserva les habitudes de sa jeunesse, aimant à manger et à boire avec de joyeux compagnons, ne manquant ni une promenade au Prater, ni une « première » au Burgtheater, manifestant en toute occasion une bruyante gaîté, et prenant goût indéfiniment aux divertissements qui ne retiennent d’ordinaire que les tout jeunes gens, on peut juger qu’il ne se montrait guère difficile dans le choix de ses plaisirs et qu’il les voulait surtout nombreux et violents. Nous l’imaginons ainsi volontiers, quand nous nous le représentons tel qu’il fut physiquement dans la dernière partie de sa vie, envahi par un embonpoint que sa petite taille accusait encore davantage, la tête grosse et enfoncée dans les épaules, les yeux petits et bridés, une grande barbe et une forte moustache en broussaille, avec quelque chose de la grâce de l’éléphant, « épanoui en grossièreté, entre son cigare qui le précède et un petit hérisson qui le suit », comme nous le montre la caricature d’un spirituel Viennois.

Mais pensons au jeune blondin, imberbe, ou tout rasé, avec son visage d’ange, et sa voix flûtée « qu’une jeune fille aurait pu embrasser sans rougir ! ». Il est certain que sous ce corps qui devint épais et qui eut des exigences très prosaïques, se cachait une âme douce, tendre et timide, une âme d’enfant. La correspondance de Brahms avec Clara Schumann nous la révèle en partie. Nous savons quels rapports affectueux il entretint avec sa belle-mère et avec quelle délicatesse il ne se contentait point de lui assurer le nécessaire, mais l’obligeait encore à accepter de l’argent pour ses plaisirs et pour ceux de son fils : il paya ainsi plusieurs fois de beaux voyages à « l’autre Fritz ». Il fut le plus fidèle et le plus dévoué des amis. Lors d’un de ses séjours en Italie, un de ses compagnons s’étant cassé la jambe, il n’hésita pas à rester auprès de lui jusqu’à complet rétablissement. Sa bourse fut toujours ouverte aux artistes qu’il savait dans l’embarras. Un jeune musicien manquant un jour de l’argent nécessaire pour faire monter un opéra qu’il avait composé, Brahms lui envoya la somme désirée avec ce simple mot : « Pour moi, je n’en ai pas besoin. Vous me la rendrez à l’occasion, si vous le pouvez ! »

Brahms avait du cœur. C’était un brave homme et un honnête homme, une nature rude, mais affectueuse. Et il éprouvait au plus haut degré le besoin d’être aimé. À certains égards il semblait né pour la vie familiale. S’il ne s’est point marié, il l’a regretté toute sa vie. Du reste, il a expliqué, à sa manière, pourquoi il est resté garçon : « À l’époque où je me serais le plus volontiers marié, mes compositions étaient sifflées ou du moins accueillies très froidement. Je supportais cela très bien, parce que je savais exactement ce qu’elles valaient et ce qui en adviendrait dans l’avenir. Et lorsqu’après de tels échecs je rentrais dans ma chambre solitaire, ça n’allait pas trop mal. Mais s’il avait fallu, à de tels moments, me présenter devant une femme, voir ses yeux interrogateurs anxieusement dirigés sur moi, et si j’avais dû lui dire : « Encore une fois, ça n’a pas marché », — voilà ce que je n’aurais pas pu tolérer. Et, en effet, quelque amour qu’une femme eût éprouvé pour moi et quand même elle aurait, comme on dit, cru en moi, elle n’aurait jamais pu tout de même avoir la certitude de ma victoire finale. Et si elle avait voulu me consoler… ah ! je ne peux pas y penser, quel enfer c’eût été alors pour moi ! » Beaucoup de timidité et d’orgueil à la fois, il n’y a rien pour paralyser davantage les manifestations extérieures du sentiment. Il n’en faut pas davantage pour comprendre que Brahms se soit vite découragé de toute entreprise matrimoniale. Et puis, une nature affectueuse n’est pas nécessairement — n’est peut-être pas souvent — une nature très passionnée. Or un artiste ne se marie point comme un autre homme et, pour risquer cette grande aventure qu’est toujours un mariage dans une vie comme la sienne, pour risquer de croupir dans la misère et de ne point écrire les chefs-d’œuvre dont il rêve, il faut qu’il soit entraîné par une violente passion. Cette passion irrésistible, Brahms ne l’éprouva jamais. C’est ce qui explique la nature très particulière de ses rapports avec Clara Schumann. Brahms est de cette espèce d’hommes, plus affectueux justement que passionnés, qui ont pour leur mère une telle tendresse, qui vivent avec elle dans une telle intimité de pensées et de sentiments, qu’il ne peut être question pour eux du mariage. Comme l’a fort bien indiqué Litzmann, un lien de ce genre unissait Brahms si étroitement à Clara Schumann, comme à une mère ou à une sœur aînée, qu’il ne put donner entièrement son cœur à aucune autre femme et qu’il préférait à toute autre cette façon de le donner. Si donc il vécut en solitaire, ce ne fut ni un indifférent, ni un égoïste.

Brahms détestait le monde. Il ne se plaisait qu’avec ses intimes, dans les derniers temps avec Rillroth, Hanslick, l’éditeur Simrock, le compositeur Johann Strauss. Avec eux, il aimait à se retrouver au vieux restaurant du « Hérisson rouge ». Avec eux, il était familier, cordial, joyeux. Aux autres il cachait sa vraie nature, son vrai caractère sous un voile de brusquerie, d’humeur agressive et de sarcasmes. N’est-ce point à lui qu’on prête ce propos ? Il sortait d’un salon et, se retournant gracieusement avant de franchir la porte : « S’il est ici quelqu’un que j’ai oublié de blesser, aurait-il dit, je lui en fais toutes mes excuses. » Il y a bien de la brutalité dans cette boutade. Si l’anecdote ne paraît point très vraisemblable, elle donne au moins une idée très exacte de l’opinion qu’on se faisait à Vienne des manières de Brahms.

En réalité, Brahms n’attaquait que pour se défendre, pour sauvegarder son indépendance à laquelle il tenait par-dessus tout.

Dans le fond, il n’avait pas l’instinct combatif. Et il le prouva à l’occasion de l’interminable querelle entre Wagnériens et « Brahmines » (c’était le nom qu’on donnait aux partisans de Brahms). Les Wagnériens accablaient Brahms de sarcasmes, ils le traitaient de vieux pédant, de maître d’école ; ils lui refusaient toute inspiration ; ils le déclaraient sec et sans émotion, terre-à-terre et prosaïque. Brahms ne se fâcha jamais. Une seule fois il mit sa signature, à côté de celles de J. Joachim, de J. O. Grimm et de B. Scholz, au bas d’une protestation assez ridicule contre les principes de la musique de l’avenir, au nom des saines traditions du grand art classique (1860). Il le regretta sans doute. Car les Brahmines n’avaient réussi qu’à fournir une nouvelle matière aux plaisanteries de leurs adversaires. Mais en maintes occasions, Brahms manifesta son estime pour l’œuvre de Wagner. C’est surtout la musique de Liszt qu’il n’aimait pas. S’il ne se rendit jamais à Bayreuth, on comprend aisément pourquoi : sa présence y eût été l’objet de trop de commentaires, et quelle situation délicate pour ce timide ! Il connaissait pourtant à merveille les drames wagnériens, et la partition des Maîtres Chanteurs ne le quittait jamais. En Suisse, où il vit souvent les Wesendonck, il s’intéressait fort à tout ce qu’ils lui racontaient de Wagner. Mme Wesendonck lui montra les premières esquisses de Tristan et une sonate de piano en manuscrit et M. Wesendonck la partition du Rheingold écrite de la main de l’auteur. Brahms considérait, paraît-il, avec un profond respect ces curieux souvenirs.

Il faut dire que Wagner n’usait pas de la même bienveillance quand il jugeait Brahms. Il écrivit de lui que ce « n’était pas un esprit allemand », que lorsqu’il avait en tête la matière d’un quatuor ou d’un quintette « il vous servait cela comme une symphonie », que sa mélodie était « filandreuse » ; il parlait de ses petits bouts de thèmes « hachepaillés », et il lui refusait « toute originalité » dans l’invention. « Je connais, disait-il, de ces artistes réputés, que vous rencontrerez dans la mascarade des concerts, aujourd’hui avec la figure d’un chanteur des rues, demain sous la perruque alleluiatique de Haendel, un autre jour accoutrés à la juive comme un joueur de czardas, parfois enfin déguisés en purs symphonistes, en mal d’une Dixième ! »

À ces attaques Brahms ne répondit jamais rien.

Il savait ce qu’il valait, mais il n’aimait pas le crier sur les toits et il n’appuyait pas le sentiment de son mérite propre sur le mépris de tous ses rivaux. C’était un homme raisonnable et non le fou passionné que fut Wagner. Il était modeste, si la modestie n’exclut pas, implique même une juste appréciation de soi-même. D’aucuns penseront qu’il manquait de génie, si le génie du moins est apparenté avec la folie ou avec la passion tumultueuse et sans frein. La vie de Brahms ressemble trop à celle d’une foule de bons bourgeois allemands, très pondérés, très équilibrés : et voilà qui lui fait du tort. Nous n’imaginons pas volontiers qu’un artiste puisse être si sage, si tranquille, si peu différent du commun des mortels. Et il y a si peu de roman dans l’existence de Brahms !

Ses affections, ses espoirs, ses chagrins, ses mélancolies, ses joies, rien n’y sort de l’ordinaire. Il a beaucoup aimé ses parents. Il a témoigné une tendresse filiale à ses deux premiers protecteurs, Robert et Clara Schumann, — et à Clara peut-être quelque chose de plus. Il fut attaché à ses amis. Il pleura ceux qu’il vit disparaître. Il souffrit du vide relatif d’une existence qui ne pouvait être entièrement remplie par l’art auquel il avait voulu la consacrer. Mais il eut aussi (outre ses joies d’artiste), ses plaisirs, un peu lourds et sans grande délicatesse, pour racheter ses ennuis et ses peines. Qu’y a-t-il en tout cela qui dépasse grandement la mesure de l’humanité moyenne, de l’humanité médiocre ?

Je sais bien que quelques-uns de ses admirateurs ont tenté de dramatiser la psychologie de Brahms, d’y introduire, non pas du romanesque, mais plus et mieux, du tragique. Ils ont parlé d’un conflit émouvant qui se serait élevé en sa conscience entre les éléments contradictoires de sa nature et aurait fait de son existence, en apparence si unie, un perpétuel combat, un déchirement intérieur de tous les instants. Ils ont insisté sur l’opposition des deux hommes que fut Brahms et dont l’un renia toujours l’autre, sans pouvoir le réduire à l’impuissance : le rêveur épris d’idéal d’un côté, le jouisseur fortement attaché à la matière de l’autre. Et alors, ils nous l’ont montré profondément malheureux avec « ses besoins de tendresse rentrés, sa mauvaise humeur et la résignation à une vie « mentale incomplète, sa timidité jalouse, qui veut donner le change par un abord escarpé et des manières bourrues, et cette passion qui doit se contenter d’aventures vulgaires, et ce rêve d’un foyer exquis et de toutes les délicatesses qu’on sait bien un peu ridicules lorsqu’on a un gros ventre et qu’on est un goinfre, destiné à mourir d’avoir trop bu et trop mangé… alors que pourtant on mourait tous les jours un peu de n’être pas aimé ! »[1].

Sans doute ce portrait de Brahms n’est pas tout à fait inexact. Mais n’est-il pas poussé au noir ? Ne nous donne-t-on pas pour de cruelles angoisses et de violents désespoirs ce qui ne fut peut-être qu’un peu d’humeur noire ? L’homme qui aurait éprouvé de telles tortures morales en aurait exprimé quelque chose d’abord dans ses œuvres, — qui, malgré tout ce qu’on cherche à en tirer aujourd’hui par des interprétations excessives, ne semblent point traduire une telle exaltation de vie intérieure, — ensuite dans ses actes, et nous savons à quel point l’existence de Brahms ressembla peu à celle d’un martyr de la lutte entre la chair et l’esprit.

Avec une âme si troublée, comment aurait-il trouvé la tranquillité d’esprit nécessaire pour se livrer, comme il le fit, en véritable érudit, à l’étude de la Bible, de la littérature allemande, de l’histoire générale, pour donner libre cours à ses petites manies de collectionneur, pour parcourir le monde en touriste toujours alerte et toujours curieux, pour se répandre ainsi au dehors de tant de façons diverses ?

Il voulut se distraire, dira-t-on, de terribles préoccupations qui lui auraient rendu la vie intolérable.

Mais justement il arrivait trop facilement à se distraire ; et voilà de quoi l’on devient incapable quand on est bouleversé par les grandes tempêtes du cœur.

Suivons-le dans ses voyages en Italie, avec ses amis, descendant de préférence dans les bons vieux hôtels où l’on peut vivre sans façon, « échangeant certain jour un baiser d’adieu avec la nièce de son hôtesse, toujours levé dès l’aube, et couché dès le crépuscule », toujours prêt à partir en course, secouant l’indolence de ses compagnons, réveillant leur ardeur d’un bon mot, s’enthousiasmant pour les chefs-d’œuvre de l’art comme pour les beautés de la nature, admirable fourchette et buveur intrépide, est-ce là un homme malheureux, rongé par un souci cuisant ? Quelle bonne plaisanterie !

Il a ses moments de tristesse, ses moments d’ennuis, ses sombres retours sur lui-même, comme tout le monde. Mais cela n’a rien de tragique. Et comme il les oublie facilement !

Il rencontre un joli visage et le voilà tout guilleret. À Rome, il va jusque s’éprendre de la cuisinière de son ami Widmann : on le plaisante. Quand la belle Mora paraît pour servir à table, son maître lui annonce que Brahms est sur le point de demander sa main : « Sono Romana, répond-elle fièrement, nata al Ponte rotto, dove sta il tempio da Vesta, non sposero mai un barbaro ! »[2]. Et tout le monde de rire ! Ce sont là les amusements des compagnons de Brahms et de Brahms lui-même, — amusements d’un cœur vraiment détaché de tout grave souci.

Billroth, voyageant avec Brahms, écrit à Hanslick : « Quel rêve ! La Sicile ! Taormina ! Cinq cents pieds au-dessus de la mer mugissante ! La pleine lune ! Le parfum des orangers ! Des cactus à fleurs rouges au pied de rochers colossaux ! Des forêts de palmiers, d’orangers, de citronniers ! Le sommet neigeux de l’Etna et son panache de feu ! Avec cela un vin des environs de Syracuse, le monte Venere ! Johannes est fou d’enthousiasme ! Il y a dans la vie des moments extraordinaires ! »

Ces moments, soyons-en sûrs, Brahms les chercha et les trouva plus d’une fois.

Heureux et malheureux, Brahms le fut tour à tour, comme la plupart des hommes, mais sans que le malheur ait occupé dans sa vie une place prépondérante, sans que l’amertume de ses réflexions sur la destinée humaine semble avoir gâté irrémédiablement ses plaisirs d’éternel voyageur, d’artiste, ou seulement de jouisseur.

Mais il avait, comme beaucoup d’Allemands, cette tendance à mélanger à son amour très positif des biens matériels de ce monde un regret nostalgique de l’idéal abandonné, — regret intermittent qui, surtout, comblait les vides entre les heures de joie. Il fit de cette mélancolie d’une nuance très particulière la matière de son art et c’est en quoi il fut grand : car il eut le privilège d’exprimer ainsi, mieux qu’aucun autre musicien peut-être, l’un des traits caractéristiques de l’âme germanique.





  1. W. Ritter.
  2. « Je suis Romaine, née au Ponte rotto, là où se trouve le temple de Vesta, je n’épouserai jamais un barbare. »