Césarine Dietrich/3

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Michel Lévy frères (p. 167-245).



III


Le marquis se présenta aussi aisé, aussi courtois que si l’on se fût quitté la veille dans les meilleurs termes. M. Dietrich lui serra la main comme de coutume, se réservant de l’observer ; mais Césarine, dont le sourcil s’était froncé, et qui était vraiment lasse de ses hommages, lui dit d’un ton glacé :

— Je ne m’attendais pas à vous revoir, monsieur de Rivonnière.

— Je ne me croyais pas banni à perpétuité, répondit-il avec ce sourire dont l’ironie avait frappé Bertrand, et qui était comme incrusté sur son visage pâli et fatigué.

— Vous n’avez pas été banni du tout, reprit Césarine. Il se peut que je vous aie témoigné du mécontentement quand vous m’avez semblé manquer de savoir-vivre ; mais on pardonne beaucoup à un vieil ami, et je ne songeais pas à vous éloigner. Vous avez trouvé bon de disparaître. Ce n’est pas la première fois que vous boudez, mais ordinairement vous preniez la peine de motiver votre absence. C’était conserver le droit de revenir. Cette fois vous avez négligé une formalité dont je ne dispense personne ; vous avez cessé de nous voir parce que cela vous plaisait ; vous revenez parce que cela vous plaît. Moi, ces façons-là me déplaisent. J’aime à savoir si les gens que je reçois me sont amis ou ennemis ; s’ils sont dans le dernier cas, je ne les admets qu’en me tenant sur mes gardes ; veuillez donc dire sur quel pied je dois être avec vous ; mettez-y du courage et de la franchise, mais ne comptez en aucun cas que je tolérerais le plus petit manque d’égards.

Étourdi de cette semonce, le marquis essaya de se justifier ; il prétendit qu’il s’était absenté réellement, qu’il avait envoyé une carte P. P. C., ce qui n’était pas vrai, et, comme il ne savait pas mentir, sa raillerie intérieure se changea en confusion et en dépit.

M. Dietrich, qui avait gardé le silence, prit alors la parole.

— Monsieur le marquis, lui dit-il après avoir sonné pour défendre d’introduire d’autres visites, vous êtes venu chercher une explication que j’allais vous demander ce matin. Vous vous êtes fait passer pour absent, et vous n’avez pas quitté Paris. Autant que ma fille, j’ai le droit de trouver étrange que vous n’ayez pas su nous donner un prétexte de votre disparition ; mais mon étonnement est encore plus profond et plus sérieux que le sien, car je sais ce qu’elle ignore : vous vous êtes constitué son surveillant, je ne veux pas me servir d’un mot plus juste peut-être, mais trop cruel. Votre excuse est sans doute dans une passion ou dans un dépit qui légitime votre conduite à vos propres yeux, mais qu’il est temps de surmonter, si vous ne voulez l’avouer franchement.

— Eh bien ! je l’avoue franchement, répondit le marquis, poussé à bout par le sang-froid imposant de M. Dietrich. Je me suis conduit comme un espion, comme un misérable. J’ai bu toute la honte de mon rôle, puisque me voici dévoilé ; mais ce n’est pas à monsieur Dietrich de me le reprocher si durement. J’ai fait ce qu’il ne faisait pas, j’ai rempli envers sa fille un devoir que me suggérait mon dévouement pour elle, et que lui ne pouvait remplir parce qu’il ignorait le péril.

M. Dietrich l’interrompit.

— Vous vous trompez, monsieur ; j’étais mieux renseigné que vous ; je savais que dans aucune démarche de ma fille il n’y avait péril pour elle. Je sais maintenant ceci : c’est que vous élevez la prétention de l’empêcher à tout prix de faire choix d’un autre que vous pour son mari ; ce choix, elle ne l’a pas fait, mais elle a le droit de le faire. Me voici pour le maintenir et le faire respecter. Vous savez que j’ai sincèrement regretté de vous voir échouer auprès d’elle ; mais aujourd’hui je ne le regrette plus, voyant que vous manquez de sagesse et de dignité. Je vous le déclare avec l’intention de ne me rétracter en aucune façon, soit que vous me répondiez par des excuses ou par des menaces.

— Vous n’aurez de moi ni l’un ni l’autre, répliqua le marquis ; je sais le respect que je dois à vous et à moi-même. Je me retire pour attendre chez moi les ordres qu’il vous plaira de me donner.

— C’est bien fait ! s’écria Césarine dès qu’il fut sorti. Merci, mon père ! tu as fait respecter ta fille !

— Malheureuse enfant ! lui dis-je avec une vivacité que je ne pus maîtriser, tu ne songes qu’à toi. Tu ne vois pas qu’il y a un duel au bout de cette explication, et que ta folie place ton père en face de l’épée d’un homme exaspéré par toi ?

Césarine pâlit, et se jetant au cou de son père :

— Ce n’est pas vrai, cela ! s’écria-t-elle ; dis que ce n’est pas vrai, ou je meurs !

— Ce n’est pas vrai, répondit M. Dietrich. Notre amie s’exagère mon devoir et mes intentions. Si M. de Rivonnière se le tient pour dit, l’incident est vidé ; sinon…

— Ah ! oui, voilà ! sinon ! Mon père, tu me mets au désespoir, tu me rends folle !

— Il faut être calme, ma fille ; je suis jeune encore et, dans une question d’honneur, un homme en vaut un autre. J’aurais mauvaise grâce à me plaindre de ta conduite, puisque je n’ai pas su faire prévaloir mon autorité et te forcer à la prudence. Je dois accepter les conséquences de ma tendresse pour toi ; je les accepte.

Il se dégagea doucement de ses bras et sortit. Elle fut véritablement suffoquée par les pleurs, et me jura qu’elle ne sortirait plus jamais seule pour ne pas exposer son père à porter la peine de ses excentricités.

Elle tint parole pendant quelques jours. Je parlai à Bertrand pour l’engager à ne porter aucune lettre d’elle sans la montrer à M. Dietrich ou à moi. Il hésita beaucoup à prendre cet engagement. Pour lui, Césarine était la meilleure tête de la maison. Si quelqu’un pouvait dissiper l’orage qui s’amassait autour de nous, et dont il comprenait fort bien la gravité, car il devinait ce qu’on ne lui disait pas, c’était Césarine et nul autre. Pourtant il fut vaincu par mon insistance et promit. Trois jours après, il m’apporta une lettre de Césarine adressée à M. de Rivonnière, mais en me priant de demander son compte à M. Dietrich.

— Je n’ai jamais trahi les bons maîtres, disait-il, et vous m’avez forcé de faire une mauvaise promesse. Mademoiselle Césarine n’aura plus de confiance en moi. Je ne peux pas rester dans une maison où je ne serais pas estimé.

Je ne savais plus que faire. Cet homme avait raison. Il était trop tard pour retenir Césarine ; lui ôter son agent le plus fidèle et le plus dévoué, c’était la pousser à commettre plus d’imprudences encore. Je rendis la lettre à Bertrand et j’attendis que Césarine vînt me raconter ce qu’elle contenait, car il était rare qu’elle ne demandât pas conseil aussitôt après avoir agi à sa tête.

Elle ne vint pas, et mes anxiétés recommencèrent. Cette fois je ne craignais plus pour mon neveu. J’étais sûre que Césarine ne l’avait pas revu ; mais je craignais pour M. Dietrich, que la conduite du marquis avait fort irrité, et qui ne paraissait nullement disposé à lui pardonner.

Le lendemain, Césarine entra chez moi en me disant :

— Je sors, veux-tu venir avec moi ?

— Certainement, répondis-je, et je ne comprendrais pas que tu voulusses sortir sans moi dans les circonstances où tu as placé ton père.

— Ne me gronde plus, reprit-elle, j’ai résolu de réparer mes torts, quoi qu’il m’en coûte ; tu vas voir !

— Où allons-nous ?

— Je te le dirai quand nous serons parties.

Les ordres étaient donnés d’avance au cocher par Bertrand, et nous descendîmes les Champs-Élysées sans que Césarine voulût s’expliquer. Enfin, sur la place de la Concorde, elle me dit :

— Nous allons acheter des fleurs, rue des Trois-Couronnes, chez Lemichez.

En effet, nous descendîmes dans les jardins de cet horticulteur et parcourûmes ses serres, où Césarine choisit quelques plantes fort chères ; à 3 heures elle regarda sa montre, et tout aussitôt nous vîmes entrer le marquis de Rivonnière.

— Voici justement un de mes amis, dit Césarine à l’employé qui nous accompagnait. Dans sa voiture et dans la mienne, nous emporterons les plantes. Veuillez faire remplir les voitures sans que rien soit brisé, et faites faire la note, que je veux payer tout de suite.

Nous restâmes donc dans la serre aux camélias, où le marquis vînt nous joindre.

— Merci, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Vous êtes venu à mon rendez-vous ; vous avez compris que je ne pouvais plus, jusqu’à nouvel ordre, vous mettre en présence de mon père. Asseyez-vous sur ce banc, nous sommes très-bien ici pour causer.

Monsieur de Rivonnière, j’ai réfléchi, j’ai vu clair dans ma conduite, je l’ai condamnée, et c’est à vous que je veux me confesser. Je ne vous ai pas trahi, puisque je n’ai jamais eu d’amour pour vous, et je ne vous ai pas trompé en mettant mon refus sur le compte d’une aversion prononcée pour le mariage. J’étais sincère, je n’aimais personne, et je croyais que l’amour de ma liberté ne serait jamais assouvi. Il l’a été bien plus vite que je ne pensais. Le monde m’a ennuyé, la liberté m’a épouvantée. J’ai vu quelqu’un qui m’a plu, que je n’épouserai peut-être pas, qui probablement ne saura jamais que je l’aime, mais qu’il m’est impossible de ne pas aimer. Que voulez-vous que je vous dise ? Je me croyais une femme très-forte, je ne suis qu’une enfant très-faible, et d’autant plus faible que je ne croyais pas à l’amour et ne m’en méfiais pas. Je lui appartiens maintenant et j’en meurs de honte et de chagrin, puisque ma passion n’est point partagée. Si vous souhaitiez une vengeance, soyez satisfait. Je suis aussi punie qu’on peut l’être d’avoir préféré un inconnu à un ami éprouvé ; mais vous n’êtes ni cruel ni égoïste, ni vindicatif, et, si vous avez eu l’apparence contre vous au point de perdre l’affection de mon père, la faute en est à moi, à moi seule. Je ne vous ai pas compris, je vous ai mal jugé. Je me suis méfiée de vous. Vos torts sont mon ouvrage, je vous ai exaspéré, égaré, jeté dans une sorte de délire. J’aurais dû vous dire dès le premier jour ce que je vous dis maintenant : Mon ami, plaignez-moi, je suis malheureuse ; soyez bon, ayez pitié de moi !

En parlant ainsi avec une émotion qui la rendait plus belle que jamais, Césarine se plia et se pencha comme si elle allait s’agenouiller devant M. de Rivonnière. Celui-ci, éperdu et comme désespéré, l’en empêcha en s’écriant :

— Que faites-vous là ? C’est vous qui êtes folle et cruelle ! Vous voulez donc me tuer ? Que me demandez-vous, qu’exigez-vous de moi ? Ai-je compris ? Je croyais à un caprice, vous me dites pour me consoler que c’est une passion ! et vous voulez… Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que vous voulez ?

— Ce que votre cœur et votre conscience vous crient, mon ami, répondit-elle, toujours penchée vers lui et retenant ses mains tremblantes dans les siennes ; je veux que vous me pardonniez mon manque d’estime, mon ingratitude, mon silence. Quand vous m’avez dit : « Avouez votre amour pour un autre, je reste votre ami, » — car vous m’avez dit cela ! j’aurais dû vous croire ; c’est votre droiture, c’est votre honneur qui parlait spontanément. J’ai cru à un piège, c’est là mon crime et la cause de votre colère. Ma méfiance vous a trompé. Vous avez cru à un caprice, dites-vous ? Cela devait être. Aussi m’avez-vous traitée comme une fantasque enfant que l’on veut protéger et sauver en dépit d’elle-même. Vous avez pris cela pour un devoir, et vous avez employé tous les moyens pour vous en acquitter. À présent vous découvrez, vous voyez que c’est une passion et que j’en souffre affreusement ; votre devoir change ; il faut me soutenir, me plaindre, me consoler, s’il se peut, il faut m’aimer surtout ! Il faut m’aimer comme une sœur, vous dévouer à moi comme un tendre frère. Ne me causez pas cette douleur atroce de perdre mon meilleur ami au moment où j’en ai le plus besoin.

Et elle lui jeta ses bras au cou en l’embrassant comme elle embrassait M. Dietrich quand elle voulait le vaincre. Elle ne pouvait pas ne pas réussir avec le marquis : il était déjà vaincu.

— Vous me tuez ! lui dit-il, et je baise la main qui me frappe. Ah ! que vous connaissez bien votre empire sur moi, et comme vous en abusez ! Allons, vous triomphez ; que faut-il faire ? Allez-vous me demander d’amener à vos genoux l’ingrat qui vous dédaigne ?

— Ah ! grand Dieu, s’écria-t-elle, il s’agit bien de cela ! S’il se doutait de ma passion, je mourrais de douleur et de honte. Non, vous n’avez rien à faire que de m’accepter éprise d’un autre et de m’aimer assez pour demander pardon à mon père des torts qu’il vous attribue. Il a cru que vous vouliez me perdre par un éclat, faire croire que vous aviez des droits sur moi. Dites-lui la vérité, accusez-moi, expliquez-vous. Dites-lui que vous n’avez d’autre ambition que celle de jouer avec moi le rôle d’ange gardien. Justifiez-vous, donnez lui votre parole pour l’avenir et laissez-moi vous réconcilier. Ce ne sera pas difficile ; il vous aime tant, mon pauvre père ! il est si malheureux d’être brouillé avec vous !

Le marquis hésitait à prendre des engagements avec M. Dietrich. Césarine pleura tant et si bien qu’il promit de venir à l’hôtel le soir même, et qu’il y vint.

Elle avait exigé mon silence sur cette entrevue si habilement amenée, et elle voulait que le marquis vînt chez elle comme de lui-même.

J’hésitais à tromper M. Dietrich.

— Peux-tu me blâmer ? s’écria-t-elle. Tout ce que j’ai imaginé pour préserver la vie de mon père devrait te sembler une tâche sacrée, que j’ai combinée avec énergie et menée à bien avec adresse et dévouement. Si j’eusse suivi ton conseil de me tenir tranquille, de me cacher, de ne plus faire ce que tu appelles mes imprudences, le ressentiment de ces deux hommes s’éternisait et amenait tôt ou tard un éclat. Grâce à moi, ils vont s’aimer plus que jamais, et tu seras à jamais tranquille pour ton neveu. M. de Rivonnière n’est pas si chevaleresque et si généreux que je le lui ai dit. Il a les instincts d’un tigre sous son air charmant ; mais j’arriverai à le rendre tel qu’il doit être, et je lui aurai rendu un grand service dont il me saura gré plus tard. Quand on ne peut pas combattre une bête féroce, on la séduit et l’apprivoise. J’ai fait une grande faute le jour où j’ai perdu patience avec lui. Je m’y prenais mal, à présent je le tiens !

M. Dietrich, surpris par la visite du marquis, accepta l’expression de son repentir aussi franchement que Césarine l’avait prévu. Le pauvre Rivonnière était d’une pâleur navrante. On voyait qu’il avait souffert autant dans cette terrible journée que s’il eût eu à subir la torture. Son abattement donnait un grand poids au serment qu’il fit de respecter la liberté de Césarine et de rester son ami dévoué. M. Dietrich l’embrassa. Césarine lui tendit ses deux mains à la fois, après quoi elle se mit au piano et lui joua délicieusement les airs qu’il préférait. Ses nerfs se détendirent. Le marquis pleura comme un enfant et s’en alla béni et brisé.

— Eh bien, mademoiselle ! me dit Bertrand, que je rencontrai dans la galerie après que les portes se furent refermées sur M. de Rivonnière, vous avez eu raison de me laisser porter la lettre. Je vous le disais bien, qu’il n’y avait que mademoiselle Césarine pour arranger les affaires. Elle y a pensé, elle l’a voulu, elle a écrit, elle a parlé, et le tour est fait. Pardon de l’expression ! elle est un peu familière, mais je n’en trouve pas d’autre pour le moment.

Il n’y en avait pas d’autre en effet : le tour était joué. Césarine était-elle donc profonde en ruses et en cruautés ? Non, elle était féconde en expédients et habile à s’en servir. Elle se pénétrait de ses rôles au point de ressentir toutes les émotions qu’ils comportaient. Elle croyait fermement à son inspiration, à son génie de femme, et se persuadait opérer le sauvetage des autres en les noyant pour se faire place.

Elle était donc maîtresse de la situation comme toujours. Elle avait amené son père à tout accepter, elle avait paralysé la vengeance du marquis, elle m’avait surprise et troublée au point que je ne trouvais plus de bonnes raisons pour la résistance. Il ne lui restait qu’à vaincre celle de Paul, et, comme elle le disait, l’action était simplifiée. Les forces de sa volonté, n’ayant plus que ce but à atteindre, étaient décuplées.

— Que comptes-tu faire ! lui disais-je ; vas-tu encore le provoquer malgré le mauvais résultat de tes premières avances ?

— J’ai fait une école, répondait-elle, je ne la recommencerai pas. Je m’y prendrai autrement ; je ne sais pas encore comment. J’observerai et j’attendrai l’occasion ; elle se présentera, n’en doute pas. Les choses humaines apportent toujours leur contingent de secours imprévu à la volonté qui guette pour en tirer parti.

Cette fatale occasion vint en effet, mais au milieu de circonstances assez compliquées, qu’il faut reprendre de plus haut.

Marguerite n’avait pas caché à Paul la visite de Césarine, et elle lui avait assez bien décrit la personne pour qu’il lui fût aisé de la reconnaître. Il m’avait fait part de cette démarche bizarre, et je la lui avais expliquée. Il n’était plus possible de lui cacher la vérité. Par le menu, il apprit tout ; mais nous eûmes grand soin de n’en pas parler devant Marguerite, dont la jalousie se fût allumée.

Paul se montra, dans cette épreuve délicate, au-dessus de toute atteinte. Comme il avait coutume d’en rire quand je l’interrogeais, je l’adjurai, un soir que je l’avais emmené promener au Luxembourg, de me répondre sincèrement une fois pour toutes.

— Est-ce que ce n’est pas déjà fait ? me dit-il avec surprise ; pourquoi supposez-vous que je pourrais changer de sentiment et de volonté ?

— Parce que les circonstances se modifient à toute heure autour de cette situation, parce que M. Dietrich consentirait, parce que je serais forcée de consentir, parce que M. de Rivonnière se résignerait, parce qu’enfin tu n’es pas bien heureux avec Marguerite, et que tu n’es pas lié à elle par un devoir réel. Son sort et celui de l’enfant assurés, rien ne te condamne à sacrifier à une femme que tu n’aimes pas le sort le plus brillant et la conquête la plus flatteuse.

— Ma tante, répondit-il, vous jouez sur le mot aimer. J’aime Marguerite comme j’aime mon enfant, d’abord parce qu’elle m’a donné cet enfant, et puis parce qu’elle est une enfant elle-même. Cette indulgence tendre que la faiblesse inspire naturellement à l’homme est un sentiment très-profond et très-sain. Il ne donne pas les émotions violentes de l’amour romanesque, mais il remplit les cœurs honnêtes, et n’y laisse pas de place pour le besoin des passions excitantes. Je suis une nature sobre et contenue. Ce besoin, impérieux chez d’autres, est très-modéré chez moi. Je ne suis pas attiré par le plaisir fiévreux. Mes nerfs ne sont pas entraînés aux paroxysmes, mon cerveau n’est guère poétique, un idéal n’est pour moi qu’une chimère, c’est-à-dire un monstre à beau visage trompeur. Pour moi, le charme de la femme n’est pas dans le développement extraordinaire de sa volonté, au contraire il est dans l’abandon tendre et généreux de sa force. Le bonheur parfait n’étant nulle part, car je n’appelle pas bonheur l’ivresse passagère de certaines situations enviées, j’ai pris le mien à ma portée, je l’ai fait à ma taille, je tiens à le garder, et je défie mademoiselle Dietrich de me persuader qu’elle en ait un plus désirable à m’offrir. Si elle réussissait à m’ébranler en agissant sur mes sens ou sur mon imagination, sur la partie folle ou brutale de mon être, je saurais résister à la tentation, et, si je sentais le danger d’y succomber, je prendrais un grand parti : j’épouserais Marguerite.

— Épouser Marguerite ! ce n’est pas possible, mon enfant !

— Ce n’est pas facile, je le sais, mais ce n’est pas impossible. Cette union blesserait votre juste fierté ; c’est pourquoi je ne m’y résoudrais qu’à la dernière extrémité.

— Qu’appelles-tu la dernière extrémité ?

— Le danger de tomber dans une humiliation pire que celle d’endosser le passé d’une fille déchue, le danger de subir la domination d’une femme altière et impérieuse. Marguerite ne se fera jamais un jeu de ma jalousie. Elle a ce grand avantage de ne pouvoir m’en inspirer aucune. Je suis sûr du présent. Le passé ne m’appartenant pas, je n’ai pas à en souffrir ni à le lui reprocher. L’homme qui l’a séduite n’existe plus pour elle ni pour moi : elle l’a anéanti à jamais en refusant ses secours et en voulant ignorer ce qu’il est devenu. Jamais ni elle ni moi n’en avons entendu parler. Il est probablement mort. Je peux donc parfaitement oublier que je ne suis pas son premier amour, puisque je suis certain d’être le dernier.

Quelques jours après cette conversation, je trouvai Marguerite très-joyeuse. Je n’avais pas grand plaisir à causer avec elle ; mais, comme je voyais toutes les semaines une vieille amie dans son voisinage, j’allais m’informer du petit Pierre en passant. Marguerite avait un gros lot de guipures à raccommoder, et je reconnus tout de suite un envoi de Césarine.

— C’est cette jolie dame, votre amie, qui m’a apporté ça, me dit-elle. Elle est venue ce matin, à pied, par le Luxembourg, suivie de son domestique à galons de soie. Elle est restée à causer avec moi pendant plus d’une heure. Elle m’a donné de bons conseils pour la santé du petit, qui souffre un peu de ses dents. Elle s’est informée de tout ce qui me regarde avec une bonté !… Voyez-vous, c’est un ange pour moi, et je l’aime tant que je me jetterais au feu pour elle. Elle n’a pas encore voulu me dire son nom ; est-ce que vous ne me le direz pas ?

— Non, puisqu’elle ne le veut pas.

— Est-ce que Paul le sait ?

— Je l’ignore.

— C’est drôle qu’elle en fasse un mystère ; c’est quelque dame de charité qui cache le bien qu’elle fait.

— Aviez-vous réellement besoin de cet ouvrage, Marguerite ?

— Oui, nous en manquons depuis quelque temps. Madame Féron, qui est fière, en souffre, et fait quelquefois semblant de n’avoir pas faim pour n’être pas à charge à Paul ; mais elle supporte bien des privations, et l’enfant nous dérange beaucoup de notre travail. Paul fait pour nous tout ce qu’il peut, peut-être plus qu’il ne peut, car il use ses vieux habits jusqu’au bout, et quelquefois j’ai du chagrin de voir les économies qu’il fait.

— Acceptez de moi, ma chère enfant, et vous ne lui coûterez plus rien.

— Il me l’a défendu, et j’ai juré de ne pas désobéir. D’ailleurs nous voilà tranquilles ; ma jolie dame nous fournira de l’ouvrage. En voilà pour longtemps, Dieu merci ! Elle nous paye très-cher, le double de ce que nous lui aurions demandé. Voyez comme c’est beau ! toute une garniture de chambre à coucher en vieux point ! Quand ce sera doublé de rose…

— Mais cette quantité d’ouvrage et ce gros prix, cela ressemble bien à une aumône ; ne craignez-vous pas que Paul ne soit mécontent de vous la voir accepter ?

— On ne le lui dira pas. La charité, s’il y en a, est surtout au profit de madame Féron, qui en a bien besoin, et c’est pour elle que j’ai accepté. Vous ne voudriez pas empêcher cette brave femme de gagner sa vie ? Paul n’en aurait pas le droit, d’ailleurs !

Je crus devoir me taire ; mais je vis bien que le feu était ouvert et que Césarine s’emparait de Marguerite pour aplanir son chemin mystérieux.

Le lendemain, je fus frappée d’une nouvelle surprise. Je trouvai Marguerite dans l’antichambre de Césarine. Elle avait reçu d’elle ce billet qu’elle me montra :

« Ma chère enfant, j’ai oublié un détail important pour la coupe des dentelles. Il faut que vous preniez vous-même la mesure de la toilette. Je vous envoie ma voiture, montez-y et venez.

» La dame aux guipures. »

— Est-ce que Paul a consenti ? lui demandai-je.

— Paul était parti pour son bureau. Dame ! il n’y avait pas à réfléchir, et puis j’étais si contente de monter dans la belle voiture, toute doublée de satin comme une robe de princesse ! et des chevaux ! domestiques devant, derrière ! ça allait si vite que j’avais peur d’écraser les passants. J’avais envie de leur crier : — Rangez-vous donc ! Ah ! je peux dire que je n’ai jamais été à pareille fête !

Césarine, qui s’habillait, fit prier Marguerite d’entrer. Je la suivis.

— Ah ! tu t’intéresses à nos petites affaires ? me dit-elle avec un malicieux sourire. Il n’y a pas moyen de te rien cacher ! Moi qui voulais te surprendre en renouvelant mon appartement d’après tes idées ! Chère petite, dit-elle à Marguerite, voyez bien la forme de cette toilette pour rabattre les angles sans coutures apparentes ; voici du papier, des ciseaux. Taillez un patron bien exact.

— Mais enfin, madame, s’écria Marguerite en recevant les ciseaux d’or et en jetant un regard ébloui sur la toilette chargée de bijoux, dites-moi donc où je suis, et si vous êtes reine ou princesse !

— Ni l’une, ni l’autre, répondit Césarine. Je ne suis guère plus noble que vous, mon enfant. Mes parents ont gagné de la fortune en travaillant : c’est pourquoi je m’intéresse aux personnes qui vivent de leur travail ; mais il est bien inutile que je vous fasse un mystère que mademoiselle de Nermont trahirait. Je me nomme Césarine Dietrich, une personne que M. Paul n’aime guère.

— Il a tort, bien tort, vous êtes si aimable et si bonne !

— Il vous avait dit le contraire, n’est-il pas vrai ?

— Mais non, il ne m’avait rien dit. Ah si ! il vous trouvait trop parée au bal, voilà tout ; mais il vous connaît si peu, il faut lui pardonner.

— Il ne vous a pas chargée, dis-je à Marguerite un peu sévèrement, de demander pardon pour lui.

Elle me regarda avec étonnement. Césarine la prit par te bras et lui fit voir tout son appartement et toute la partie de l’hôtel qu’elle habitait. Elle s’amusait de son vertige, de ses questions naïves, de ses notions quelquefois justes, quelquefois folles sur toutes choses. En la promenant ainsi, elle échappait à mon contrôle, elle l’accaparait, elle la grisait, elle faisait reluire l’or et les joyaux devant elle, elle jouait le rôle de Méphisto auprès de cette Marguerite, aussi femme que celle de la légende.

Voyant que Césarine était résolue à me mettre de côté pour le moment, je quittai sa chambre, où elle ramena Marguerite et l’y garda assez longtemps ; puis elle voulut la reconduire jusqu’à sa voiture, qui devait la remmener, et en traversant le salon elle m’y trouva avec le marquis de Rivonnière ; c’est là qu’eut lieu une scène inattendue qui devait avoir des suites bien graves.

— Bonjour, marquis, dit Césarine, qui entrait la première, je vous attendais. Vous venez déjeuner avec nous ?

En ce moment, et comme M. de Rivonnière s’avançait pour baiser la main de sa souveraine, il se trouva vis-à-vis de Marguerite, qui la suivait. Il resta une seconde comme paralysé, et Marguerite, qui ne savait rien cacher, rien contenir, fit un grand cri et recula.

— Qu’est-ce donc ? dit Césarine.

— Jules ! s’écria Marguerite en montrant le marquis d’un air effaré, comme si elle eût vu un spectre.

M. de Rivonnière avait pris possession de lui-même, il dit en souriant :

— Qui, Jules ? que veut dire cette jolie personne ?

— Vous ne vous appelez pas Jules ? reprit-elle toute confuse.

— Non, dit Césarine, vous êtes trompée par quelque ressemblance, il s’appelle Jacques de Rivonnière. Venez, mon enfant. Marquis, je reviens.

Elle l’emmena.

— C’est là votre pauvre abandonnée ! dis-je à M. de Rivonnière, convenez-en.

— Oui, c’est-elle. Vous la connaissez ?

— Sans doute, c’est la maîtresse de mon neveu. Comment ne le saviez-vous pas, vous qui avez tant rôdé autour de son domicile ?

— Je le savais depuis peu ; mais comment pouvais-je m’attendre à la rencontrer ici ? Au nom du ciel, ne dites pas à Césarine que je suis ce Jules…

— Si vous espérez la tromper…

Césarine rentrait. Son premier mot fut :

— Ah ça ! dites-moi donc, marquis, pourquoi elle vous appelle Jules ? Elle n’a donc jamais su qui vous étiez ? Elle jure que c’était un étudiant, qu’il se nommait Morin, et qu’à présent, malgré votre grand air et votre belle tenue, vous êtes un faux marquis. Il y a là-dessous un roman qui va nous divertir. Voyons, contez-nous ça bien vite avant déjeuner.

— Vous voulez vous moquer de moi ?

— Non, car je crains d’avoir à vous trouver très-coupable et à vous blâmer.

— Alors permettez-moi de me taire.

— Non, lui dis-je, il faut vous confesser tout à fait. Mon neveu songe à l’épouser, cette Marguerite. Je dois savoir si elle est pardonnable, et si elle ne s’est pas vantée en prétendant avoir refusé vos dons. Confessez-vous, il y va de l’honneur.

— Alors j’avouerai, puisqu’elle a eu l’imprudence de parler.

Et il raconte comme quoi, dans un moment où il voulait guérir de son amour pour mademoiselle Dietrich, il avait erré comme un fou, au hasard, aux environs de Paris, sur les bords de la Seine, avec de grandes velléités de suicide. Là, il avait rencontré cette fille, dont la beauté l’avait frappé, et qui, maltraitée chez sa mère, s’était laissée enlever. Pour ne pas se compromettre, il s’était donné le premier nom venu, et, pour lui inspirer de la confiance, il s’était fait passer pour un pauvre étudiant en situation de l’épouser. Il l’avait logée dans une petite maison de campagne de la banlieue où il allait la voir en secret, dans une tenue appropriée à son mensonge, et où elle ne se montrait à personne. Elle était modeste, et sans autre ambition que celle de se marier avec lui, quelque pauvre qu’il pût être. Ce commerce avait duré quelques semaines. Une affaire ayant appelé le marquis dans ses terres de Normandie, il avait appris que Césarine était à Trouville. Il s’était repris de passion pour elle en la revoyant. Il avait envoyé Dubois, son homme de confiance, à Marguerite, pour lui annoncer le mariage de Jules Morin, et lui remettre un portefeuille de cinquante mille francs qu’elle avait jeté au nez du porteur en disant :

— Il m’a trompée, puisqu’il est riche. Je le méprise, dites-lui que je ne l’aime plus et ne le reverrai jamais. Dubois avait cru ne pas devoir se hâter de transmettre la réponse à son maître, d’autant plus que celui-ci avait suivi Césarine à Dieppe. C’est au bout de trois mois seulement que, de retour à Paris, il avait appris le refus et la disparition de Marguerite. Il avait envoyé chez sa mère, elle y était retournée en effet ; mais, après une tentative de suicide, elle avait disparu de nouveau, et personne ne doutait dans le village qu’elle ne se fût noyée, puisque, disait-on, c’était son idée. Le marquis ajouta :

— Je ne dissimule pas ma faute et j’en rougis. C’est ce remords qui m’a rendu furieux naguère…

— Ne parlons plus de cela, dit Césarine. J’ai eu envers vous des torts qui ne me permettent pas d’être trop sévère aujourd’hui.

— D’autant plus, reprit-il, que vous êtes la cause… involontaire…

— Et très-innocente de votre mauvaise action ; je n’accepterais pas cette constatation comme un reproche mérité, mon cher ami. Si toutes les femmes dont le refus d’aimer a eu pour conséquence des aventures de ce genre devaient se les reprocher, la moitié de mon sexe prendrait le deuil ; mais tout cela n’est pas si grave, puisque Marguerite s’est consolée.

— Et puisqu’elle a réparé son égarement, ajoutai-je, par une conduite sage et digne ; je suis bien aise de savoir que le récit de M. de Rivonnière est exactement conforme au sien, et que mon neveu peut estimer sa compagne et lui pardonner.

— Et même il le doit, répliqua vivement Césarine ; mais lui donner son nom, comme cela, sous les yeux du marquis, tu n’y songea pas, Pauline ! Je voudrais voir la figure que tu ferais, s’il arrivait que madame Paul Gilbert, au bras de son mari, s’écriât encore en rencontrant M. de Rivonnière :

— Voilà Jules !

— Certes elle ne le fera plus, dit le marquis. Pourquoi M. Paul Gilbert serait-il informé ?

— Il le sera ! répondit Césarine.

— Par toi ? m’écriai-je.

— Oui, par elle, reprit le marquis avec douleur ; vous savez bien qu’elle veut empêcher ce mariage !

— Vous rêvez tous deux, dit Césarine, qui n’avait jamais avoué au marquis que Paul fût l’objet de sa préférence, et qui détournait ses soupçons quand elle voyait reparaître sa jalousie ; que m’importe à moi ?… Si j’avais l’inclination que vous me supposez, comment supporterais-je la présence de cette Marguerite autour de moi ? C’est moi qui l’ai mandée aujourd’hui. Je la fais travailler, je m’occupe d’elle je m’intéresse à son enfant, qui est malade par parenthèse. J’irai peut-être le voir demain. Vous trouvez cela surprenant et merveilleux, vous autres ? Pourquoi ? Je peux juger cette pauvre fille très-digne d’être aimée par un galant homme, mais je ne suis pas forcée de voir en elle la nièce bien convenable de mademoiselle de Nermont. Je dis même que c’est un devoir pour Pauline de ne pas laisser ignorer à son neveu la rencontre d’aujourd’hui et le vrai nom du séducteur de Marguerite.

— Soit ! s’écria le marquis en se levant comme frappé d’une idée nouvelle. Si M. Paul Gilbert aime réellement sa compagne, il reconnaîtra qu’il a un compte à régler avec moi, il me cherchera querelle, et…

— Et vous vous battrez ? dit Césarine en se levant aussi, mais en affectant un air dégagé. Vous en mourez d’envie, marquis, et voilà votre férocité qui reparaît ; mais, moi, je n’aime pas les duels qui n’ont pas le sens commun, et je jure que M. Gilbert ne saura rien. Ce n’est pas Marguerite qui ira se vanter à lui d’avoir retrouvé son amant. Ce n’est pas Pauline qui exposera son neveu chéri à une sotte et mauvaise affaire. Ce n’est pas vous qui le provoquerez par une déclaration d’identité qui ne vous fait pas jouer le beau rôle. À moins qu’il ne vous passe par la tête de lui disputer Marguerite, je ne vois pas pourquoi vous auriez la cruauté d’enlever à votre victime son protecteur nécessaire. Voyons, assez de drame, allons déjeuner et ne parlons plus de ces commérages qu’il ne faut pas faire tourner au tragique.

Si Césarine avait des expédients prodigieux au service de son obstination, elle avait aussi les aveuglements de l’orgueil et une confiance exagérée dans son pouvoir de fascination. C’est là l’écueil de ces sortes de caractères. Une foi profonde, une passion vraie, ne sont pas les mobiles de leur ambition. S’ils s’attachent à la poursuite d’un idéal, ce n’est pas l’idéal par lui-même qui les enflamme, c’est surtout l’amour de la lutte et l’enivrement du combat. Si mon neveu eût été facile à persuader et à vaincre, elle l’eût dédaigné ; elle n’y eût jamais fait attention.

Elle croyait avoir trouvé dans le marquis l’esclave rebelle, mais faible, qu’en un tour de main elle devait à jamais dompter ; elle se trompait. Elle avait, sans le savoir, altéré la droiture de cet homme d’un cœur généreux, mais d’une raison médiocre. Depuis plusieurs années, elle le traînait à sa suite, l’honorant du titre d’ami, abusant de sa soumission, et lui confiant, dans ses heures de vanité, les théories de haute diplomatie qui lui avaient réussi pour gouverner ses proches, ses amis et lui-même. D’abord le marquis avait été épouvanté de ce qui lui semblait une perversité précoce, et il avait voulu s’y soustraire ; ensuite il avait vu Césarine n’employer que des moyens avouables et ne travailler à dompter les autres qu’en les rendant heureux. Telle était du moins sa prétention, son illusion, la sanction qu’elle prétendait donner, comme font tous les despotes, à ses envahissements, et dont elle était la première dupe. Le marquis s’était payé de ses sophismes, il était revenu à elle avec enthousiasme ; mais il recommençait à souffrir, à se méfier et à retomber dans son idée fixe, qui était de lutter contre elle et contre le rival préféré, quel qu’il fût.

Elle ne le tenait donc pas si bien attaché qu’elle croyait. Il avait étudié à son école l’art de ne pas céder, et il n’avait pas, comme elle, la délicatesse féminine dans le choix des moyens. Il lui passa donc par la tête, à la suite de l’explication que je viens de rapporter, d’éveiller la jalousie de Paul et de l’amener sur le terrain du duel en dépit des prévisions de Césarine. Il avait donné sa parole, il ne pouvait plus la tenir, et il s’en croyait dispensé parce que Césarine manquait à la sienne en lui cachant le nom de son rival au mépris de la confiance absolue qu’elle lui avait promise. C’est du moins ce qu’il m’expliqua par la suite après avoir agi comme je vais le dire.

Il nous quitta aussitôt après le déjeuner pour écrire à Marguerite la lettre suivante, qu’il lui fit tenir par Dubois :

« Si j’ai fait semblant ce matin de ne pas vous reconnaître, c’est pour ne pas vous compromettre ; mais les personnes chez qui nous nous sommes rencontrés étaient au courant de tout, et j’ai appris d’elles que vous n’aviez pas l’espérance d’épouser votre nouveau protecteur. La faute en est à moi, et votre malheur est mon ouvrage. Je veux réparer autant que possible le mal que je vous ai fait. J’ai compris et admiré votre fierté à mon égard ; mais à présent vous êtes mère, vous n’avez pas le droit de refuser le sort que je vous offre. Acceptez une jolie maison de campagne et une petite propriété qui vous mettront pour toujours à l’abri du besoin. Vous ne me reverrez jamais, et vous garderez vos relations avec le père de votre enfant tant qu’elles vous seront douces. Le jour où elles deviendraient pénibles, vous serez libre de les rompre sans danger pour l’avenir de votre fils et sans crainte pour vous-même. Peut-être aussi, en vous voyant dans l’aisance, M. Paul Gilbert se décidera-t-il à vous épouser. Acceptez, Marguerite, acceptez la réparation désintéressée que je vous offre. C’est votre droit, c’est votre devoir de mère.

« Si vous voulez de plus amples renseignements, écrivez-moi.

« Marquis de Rivonnière. »

Marguerite froissa d’abord la lettre avec mépris sans la bien comprendre mais madame Féron, qui savait mieux lire et qui était plus pratique, la relut et lui en expliqua tous les termes. Madame Féron était très-honnête, très-dévouée à Paul et à son amie, mais elle voyait de près les déchirements de leur intimité et les difficultés de leur existence. Il lui sembla que le devoir de Marguerite envers son fils était d’accepter des moyens d’existence et des gages de liberté. Marguerite, qui voulait être épousée pour garder la dignité de son rôle de mère, tomba dans cette monstrueuse inconséquence de vouloir accepter, pour l’enfant de Paul, le prix de sa première chute. Elle envoya sur l’heure madame Féron chez le marquis. Il s’expliqua en rédigeant une donation dont le chiffre dépassait les espérances des deux femmes. Marguerite n’avait plus qu’à la signer. Il lui donnait quittance d’une petite ferme en Normandie, qu’elle était censée lui acheter, et dont elle pouvait prendre possession sur-le-champ.

Quand Marguerite vit ce papier devant elle, elle l’épela avec attention pour s’assurer de la validité de l’acte et de la forme respectueuse et délicate dans laquelle il était conçu. À mesure que la Féron lui en lisait toutes les expressions, elle suivait du doigt et de l’œil, le cœur palpitant et la sueur au front.

— Allons, lui dit sa compagne, signe vite et tout sera dit. Voici deux copies semblables, gardes-en une ; Je reporte moi-même l’autre au marquis. Je serai rentrée avant Paul ; j’ai deux heures devant moi. Il ne se doutera de rien, pourvu que tu n’en parles ni à sa tante, ni à mademoiselle Dietrich, ni à personne au monde. J’ai dit au marquis que tu n’accepterais qu’à la condition d’un secret absolu.

Marguerite tremblait de tous ses membres.

— Mon Dieu ! disait-elle, je ne sais pas pourquoi je me figure signer ma honte. Je donne ma démission de femme honnête.

— Tu auras beau faire, ma pauvre Marguerite, reprit la Féron, tu ne seras jamais regardée comme une femme honnête puisqu’on ne t’épouse pas, et pourtant Paul t’aime beaucoup, j’en suis sûre ; mais sa tante ne consentira jamais à votre mariage. Dans le monde de ces gens-là, on ne pardonne pas au malheur. D’ailleurs cette signature ne t’engage à rien. Tu n’es pas forcée d’aller demeurer en Normandie et de dire à Paul que tu y es propriétaire. J’irai toucher tes revenus sans qu’il le sache. En une petite journée, le chemin de fer vous mène et vous ramène, le marquis me l’a dit. Si quelque jour Paul se brouille avec toi, — ça peut arriver, tu le tracasses beaucoup quelquefois, — eh bien ! tu iras vivre en bonne fermière à la campagne avec ton fils, qu’il te laissera emmener pour son bonheur et sa santé. Je suppose d’ailleurs que ce pauvre Paul, qui se fatigue et se prive pour nous donner le nécessaire, meure à la peine : que deviendras-tu avec ton enfant ? Vivras-tu des aumônes de sa tante et de mademoiselle Dietrich ? Ces bontés-là n’ont qu’un temps. Tu sais bien que le travail de deux femmes ne nous suffit pas pour élever un jeune homme de famille. Ton Pierre sera donc un ouvrier, sachant à peine lire et écrire ? Avec ça qu’ils sont heureux, les ouvriers, avec leurs grèves, leurs patrons et les soldats ! Pierre est un enfant bien né ; il est petit-fils d’un médecin et noble par sa grand’mère. Tu lui dois d’en faire un bourgeois et de pouvoir lui payer le collège ; autrement il te reprocherait son malheur.

— Mais s’il me reproche son bonheur ?…

— Est-ce qu’il saura d’où il vient ? les enfants ne fouillent jamais ces choses-là. Ils prennent le bonheur où ils le trouvent, et on doit sacrifier sa fierté à leurs intérêts.

Marguerite signa ; la Féron s’enfuit sans lui donner le temps de la réflexion.

Le marquis n’avait pas compté que Paul pourrait ignorer longtemps ce contrat, qu’il courut déposer chez son notaire, et qu’il lui recommanda de régulariser au plus vite. Il connaissait Marguerite, il la savait incapable de garder un secret. Une petite circonstance, qui ne fut peut-être pas préméditée, devait amener vite ce résultat. En prenant congé de madame Féron, il lui remit pour Marguerite un petit écrin, en lui disant que c’était le pot-de-vin d’usage. À ce mot de pot-de-vin qu’elle ne comprenait pas, Marguerite, que madame Féron retrouva tout en pleurs, se prit à rire avec la facilité qu’ont les enfants de passer d’une crise à la crise contraire.

— Il est donc bien bon, son vin, dit-elle, qu’il en donne si peu à la fois ?

Elle ouvrit l’écrin et y trouva une bague de diamants d’un prix assez notable. La veille encore, elle l’eût peut-être repoussée ; mais elle avait vu, le matin même, les bijoux de Césarine, et, bien qu’elle eût affecté de ne pas les envier, elle en avait gardé l’éblouissement. Elle passa la bague à son doigt, jurant à la Féron qu’elle allait la remettre dans l’écrin et la cacher.

— Non, lui dit l’autre, il faut la vendre, cela te trahirait. Donne-moi ça tout de suite, je te rapporterai de l’argent. L’argent n’est pas signé, et Paul ne regarde pas où nous mettons le nôtre. Il ne sait jamais ce que nous avons ; il se contente de nous demander de quoi nous avons besoin. À présent nous lui dirons qu’il ne nous faut rien, et, s’il est étonné, nous lui montrerons nos guipures. Il ne peut pas trouver mauvais que mademoiselle Dietrich nous fasse travailler.

Marguerite cacha la bague ; il était trop tard pour la faire évaluer, Paul allait rentrer. Il rentra en effet, il rentra avec moi. J’avais dîné seule, de bonne heure, pour aller le prendre à son bureau. Il m’avait écrit qu’il était un peu inquiet de l’indisposition de son fils.

L’enfant n’avait rien de grave. J’avais raconté à Paul, chemin faisant, la visite de Marguerite à Césarine, l’engageant à ne pas blâmer Marguerite de sa confiance, de crainte d’éveiller ses soupçons. Il était fort mécontent de voir les bienfaits de mademoiselle Dietrich se glisser dans son petit ménage.

— Si c’est par là qu’elle prétend me prendre, elle s’y prend mal, disait-il ; elle est lourdement maladroite, la grande diplomate !

Je lui répondis que jusqu’à nouvel ordre le mieux était de ne pas paraître s’apercevoir de ce qui se passait chez lui. Il me le promit. Nous ne nous doutions guère des choses plus graves qui venaient de s’y passer.

Rassurée sur la santé de l’enfant, j’allais me retirer lorsque Paul me dit qu’il se passait chez lui des choses insolites. Ni Marguerite, ni madame Féron n’avaient dîné, elles mangeaient en cachette dans la cuisine et se parlaient à voix basse, se taisant ou feignant de chanter quand elles l’entendaient marcher dans l’appartement.

— Elles me semblent un peu folles, lui dis-je, je l’ai remarqué. C’est l’effet de la course de Marguerite en voiture de maître et la vue des merveilles de l’hôtel Dietrich qu’elle aura racontées à sa compagne, ou bien encore c’est la joie d’avoir un bel ouvrage à entreprendre.

Paul feignit de me croire, mais son attention était éveillée. Il me reconduisit en bas en me disant :

— Mademoiselle Dietrich commence à m’ennuyer, ma tante ! Elle introduit son esprit de folie et d’agitation dans mon intérieur ; elle me force à m’occuper d’elle, à me méfier de tout, à surveiller ma pauvre Marguerite, qui n’était encore jamais sortie sans ma permission, et que je vais être forcé de gronder ce soir.

— Ne la gronde pas, accepte quelques centaines de francs qui te manquent et emmène-la tout de suite à la campagne.

— Bah ! mademoiselle Dietrich, grâce à M. Bertrand, nous aura dépistés dans deux jours ; il faudra que je reste aux environs de Paris ou que je perde de vue mon fils, que ces deux femmes ne savent pas soigner. Je ne vois qu’un remède, c’est de faire savoir très-brutalement à mademoiselle Dietrich que je ne veux pas plus de ses secours à ma famille que je n’ai voulu de la protection de son père pour moi.

Paul était agité en me quittant. Le nom de Césarine l’irritait ; son image l’obsédait ; je le voyais avec effroi arriver à la haine, l’amour est si près ! et je ne pouvais rien pour conjurer le danger.

Paul, se sentant pris de colère, voulut attendre au lendemain pour notifier à Marguerite de ne plus sortir sans sa permission. Il se retira de bonne heure dans son cabinet de travail, mais il ne put travailler, un vague effroi le tiraillait. Il se jeta sur son lit de repos et ne put dormir. Vers minuit, il entendit remuer dans la chambre à coucher, et, pour savoir si l’enfant dormait, il approcha sans bruit de la porte entr’ouverte. Il vit Marguerite assise devant une table et faisant briller quelque chose d’étincelant à la lueur de sa petite lampe. La pauvre enfant n’avait pu dormir non plus, le feu des diamants brûlait son cerveau. Elle avait voulu savourer l’éclat de sa bague avant de s’en séparer, elle lui disait naïvement adieu, au moment de la renfermer dans l’écrin, quand Paul, qui était arrivé auprès d’elle sans qu’elle l’entendit, la lui arracha des mains pour la regarder. Elle jeta un cri d’épouvante.

— Tais-toi, lui dit Paul à voix basse, ne réveille pas l’enfant ! Suis-moi dans le cabinet ; s’il remue, nous l’entendrons. Écoute, lui dit-il quand il l’eut amenée, stupéfaite et glacée, dans la pièce voisine, je ne veux pas te gronder. Tu es aussi niaise qu’une petite fille de sept ans. Ne me réponds pas, n’élève pas la voix. Il faut avant tout que notre enfant dorme. Pourquoi es-tu si consternée ? Ce que tu as fait n’est pas si grave, je me charge de renvoyer ce bibelot à la personne qui te l’a donné. Tu savais fort bien que tu ne dois rien recevoir que de moi, et tu ne le feras plus, à moins que tu ne veuilles me quitter.

— Te quitter, moi ? dit-elle en sanglotant, jamais ! C’est donc toi qui veux me chasser ? Alors rends-moi ma bague ; tu ne veux pas que je meure de faim ?

— Marguerite, tu es folle. Je ne veux pas te quitter, mais je veux que tu fasses respecter la protection que je t’assure. Je ne veux pas que tu reçoives de présents ; je ne veux pas surtout que tu en ailles chercher.

— Je n’ai pas été chez lui, je te le jure ! s’écria Marguerite, qui avait perdu la tête et ne s’apercevait pas de la méprise de Paul.

Chez lui ? dit-il avec surprise ; qui, lui ?

— Mademoiselle Dietrich ! répondit-elle, s’avisant trop tard du mensonge qui pouvait la sauver.

— Pourquoi as-tu dit lui ? je veux le savoir.

— Je n’ai pas dit lui… ou c’est que tu me rends folle avec ton air fâché.

— Marguerite, tu ne sais pas mentir, tu n’as jamais menti ; une seule chose, une chose immense, m’a lié à toi pour la vie, ta sincérité. Ne joue pas avec cela, ou nous sommes perdus tous deux. Pourquoi as-tu dit lui au lieu d’elle ? réponds, je le veux.

Marguerite ne sut pas résister à cet appel suprême. Elle tomba aux pieds de Paul ; elle confessa tout, elle raconta tous les détails, elle montra la lettre du marquis, l’acte de vente simulée, c’est-à-dire de donation ; elle voulut le déchirer. Paul l’en empêcha. Il s’empara des papiers et de l’écrin, et, voyant qu’elle se tordait dans des convulsions de douleur, il la releva et lui parla doucement.

— Calme-toi, lui dit-il, et console-toi. Je te pardonne. Tu as mal raisonné l’amour maternel ; tu n’as pas compris l’injure que tu me faisais. C’est la première fois que j’ai un reproche à te faire ; ce sera la dernière, n’est-ce pas ?

— Oh oui ! par exemple, j’aimerais mieux mourir…

— Ne me parle pas de mourir, tu ne t’appartiens pas ; va dormir, demain nous causerons plus tranquillement.

Paul se remit à son bureau, et il m’écrivit la lettre suivante :

« Demain, quand tu recevras cette lettre, ma tante chérie, j’aurai tué le prétendu Jules Morin ou il m’aura tué, — tu sais qui il est et où Marguerite l’a rencontré ce matin ; mais ce que tu ignores, c’est qu’il avait fait accepter tantôt à Marguerite des moyens d’existence, avec la prévision, énoncée par écrit, que cette considération me déciderait à l’épouser. J’ignore si c’est une provocation ou une impertinence bête, et si mademoiselle Dietrich est pour quelque chose dans cette intrigue. Je croirais volontiers qu’elle a, je ne sais dans quel dessein, provoqué la rencontre de Marguerite avec son séducteur. Quoi qu’il en soit, si Dieu me vient en aide, car ma cause est juste, j’aurai bientôt privé mademoiselle Dietrich de son cavalier servant, et j’aurai lavé la tache qu’il a imprimée à ma pauvre compagne. Lui vivant, je ne pouvais l’adopter légalement sans te faire rougir devant lui ; mort, il te semblera, comme à moi, qu’il n’a jamais existé, et j’aurai purgé l’hypothèque qu’il avait prise sur mon honneur. Si la chance est contre moi, tu recevras cette lettre qui est mon testament Je te lègue et te confie mon fils ; remets-lui le peu que je possède. Laisse-le à sa mère sans permettre qu’elle s’éloigne de toi de manière à échapper à ta surveillance. Elle est bonne et dévouée, mais elle est faible. Quand il sera en âge de raison, mets-le au collège. Je n’ai pas dissipé le mince héritage de mon père. Je sais qu’il ne suffira pas ; mais toi, ma providence, tu feras pour lui ce que tu as fait pour moi. Tu vois, j’ai bien fait de refuser le superflu que tu voulais me procurer ; il sera le nécessaire pour mon enfant. — J’espérais faire une petite fortune avant cette époque et te rendre, au lieu de te prendre encore ; mais la vie a ses accidents qu’il faut toujours être prêt à recevoir. Je n’ai du reste aucun mauvais pressentiment, la vie est pour moi un devoir bien plutôt qu’un plaisir. Je vais avec confiance où je dois aller. Tu ne recevras cette lettre qu’en cas de malheur, sinon je te la remettrai moi-même pour te montrer qu’à l’heure du danger ma plus chère pensée a été pour toi. »

Il écrivit à Marguerite une lettre encore plus touchante pour lui pardonner sa faiblesse et la remercier du bonheur intime qu’elle lui avait donné.

« Un jour d’entraînement, lui disait-il, ne doit pas me faire oublier tant de jours de courage et de dévouement que tu as mis dans notre vie commune. Parle de moi à mon Pierre, conserve-toi pour lui. Ne t’accuse pas de ma mort, tu n’avais pas prévu les conséquences de ta faiblesse ; c’est pour les détourner que je vais me battre, c’est pour préserver à jamais mon fils et toi de l’outrage de certains bienfaits. Le père s’expose pour que la mère soit vengée et respectée. Je vous bénis tous deux. »

Il pensa aussi à la Féron et lui légua ce qu’il put. Il s’habilla, mit sur lui ces deux lettres et sortit avec le jour sans éveiller personne. Il alla prendre pour témoins son ami, le fils du libraire, et un autre jeune homme d’un esprit sérieux. À sept heures du matin, il faisait réveiller M. de Rivonnière et l’attendait dans son fumoir.

Il n’avait pas laissé soupçonner à ses deux compagnons qu’il s’agissait d’un duel immédiat. Il avait une explication à demander, il voulait qu’elle fût entendue et répétée au besoin par des personnes sûres.

Il s’était nommé en demandant audience. Le marquis se hâta de s’habiller et se présenta, presque joyeux de tenir enfin sa vengeance et de pouvoir dire à Césarine qu’il avait été provoqué. Il alla même au-devant de l’explication en disant à Paul :

— Vous venez ici avec vos témoins, monsieur, ce n’est pas l’usage ; mais vous ne connaissez pas les règles, et cela m’est tout à fait indifférent. Je sais pourquoi vous venez ; il n’est pas nécessaire d’initier à nos affaires les personnes que je vois ici. Vous croyez avoir à vous plaindre de moi. Je ne compte pas me justifier. Mon jour et mon heure seront les vôtres.

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit Paul ; je ne compte pas procéder selon les règles, et il faut que vous acceptiez ma manière. Je veux que mes amis sachent pourquoi j’expose ma vie ou la vôtre. Je ne suis pas dans une position à m’entourer de mystère. Les personnes qui veulent bien m’estimer savent que j’ai pris pour femme, pour maîtresse, je ne parlerai point à mots couverts, une jeune fille séduite à quinze ans par un homme qui n’avait nullement l’intention de l’épouser. Je m’abstiens de qualifier la conduite de cet homme. Je ne le connaissais pas, elle l’avait oublié. Je n’étais pas jaloux du passé, j’étais heureux, car j’étais père, et, quel que fût le lien qui devait nous unir pour toujours, fidélité jurée ou volontairement gardée, je considérais notre union comme mon bien, comme mon devoir, comme mon droit. Je suis pauvre, je vis de mon travail ; elle acceptait ma peine et ma pauvreté. Hier, cet homme a écrit à ma compagne la lettre que voici :

Et Paul lut tout haut la lettre du marquis à Marguerite ; puis il montra la bague et la posa, ainsi que l’acte de donation, sur la table, avec le plus grand calme, après quoi, et sans permettre au marquis de l’interrompre, il reprit :

— Cet homme qui m’a fait l’outrage de supposer, et d’écrire à ma maîtresse que ses présents me décideraient sans doute au mariage, c’est vous, monsieur le marquis de Rivonnière, j’imagine que vous reconnaissez votre signature ?

— Parfaitement, monsieur.

— Pour cette insulte gratuite, vous reconnaissez aussi que vous me devez une réparation ?

— Oui, monsieur, je le reconnais et suis prêt à vous la donner.

— Prêt ?

— Je ne vous demande qu’une heure pour avertir mes témoins.

— Faites, monsieur.

Le marquis sonna, demanda ses chevaux, acheva sa toilette, et revint dire à Paul qu’il le priait de fumer ses cigares avec ses amis en l’attendant. Il y avait tant de courtoisie et de dignité dans ses manières qu’aussitôt son départ le jeune Latour essaya de parler en sa faveur. Il trouvait très-justes le ressentiment et la démarche de Paul ; mais il pensait que les choses eussent pu se passer autrement. Si Paul eût engagé le marquis à expliquer le passage de sa lettre, peut-être celui-ci se fût-il défendu d’avoir eu une intention blessante contre lui. L’autre ami, plus réfléchi et plus sévère, jugea que la tentative de générosité envers Marguerite et l’appel à ses sentiments maternels étaient tout aussi blessants pour Paul que l’allusion maladroite et peut-être irréfléchie sur laquelle il motivait sa provocation.

— J’ai saisi cette allusion, répondit Paul, pour abréger et pour fixer les conditions du duel d’une manière précise. Je crois avoir fait comprendre à M. de Rivonnière que son action m’offensait autant que ses paroles.

Le jeune Latour se rendit, mais avec l’espérance que les témoins du marquis l’aideraient à provoquer un arrangement.

Ceux-ci ne se firent pas attendre. Il est à croire que le marquis les avait prévenus la veille qu’il comptait sur une affaire d’honneur au premier jour. L’heure n’était pas écoulée que ces six personnes se trouvèrent en présence.

M. de Rivonnière avait tout expliqué à ses deux amis. Ils connaissaient ses intentions. Il se retira dans son appartement, et Paul passa dans une autre pièce. Les quatre témoins s’entendirent en dix minutes. Ceux de Paul maintenaient son droit, qui ne fut pas discuté. Le vicomte de Valbonne, qui aimait le marquis autant que le point d’honneur, eut un instant l’air d’acquiescer au désir du jeune Latour en parlant d’engager l’auteur de la lettre à préciser la valeur d’une certaine phrase ; mais l’autre témoin, M. Campbel, lui fit observer avec une sorte de sécheresse que le marquis s’était prononcé devant eux très-énergiquement sur la volonté de ne rien expliquer et de ne pas retirer la valeur d’un seul mot écrit et signé de sa main.

Une heure après, les deux adversaires étaient en face l’un de l’autre. Une heure encore et Césarine recevait le billet suivant, de l’homme de confiance du marquis.

« M. le marquis est frappé à mort ; mademoiselle Dietrich et mademoiselle de Nermont refuseront-elles de recevoir son dernier soupir ? Il a encore la force de me donner l’ordre de leur exprimer ce dernier vœu.

» P.S. M. Paul Gilbert est près de lui, sain et sauf. « DUBOIS. »

Frappées comme de la foudre et ne comprenant rien, nous nous regardions sans pouvoir parler. Césarine courut à la sonnette, demanda sa voiture, et nous partîmes sans échanger une parole.

Le marquis était, quand nous arrivâmes, entre les mains du chirurgien, qui, assisté de Paul et du vicomte de Valbonne, opérait l’extraction de la balle. Dubois, qui nous attendait à la porte de l’hôtel, nous fit entrer dans un salon, où le jeune Latour me raconta tout ce qui avait amené et précédé le duel.

— J’étais fort inquiet, me dit-il, bien que Paul se fût exercé depuis longtemps à se servir du pistolet et de l’épée. Il m’avait dit souvent :

» — J’aurai probablement un homme à tuer dans ma vie, s’il n’est pas déjà mort.

» Je savais qu’il faisait allusion au premier amant de sa maîtresse, car j’avais été son confident dès le début de leur liaison. Je lui avais mainte fois conseillé de l’épouser quand même, à cause de l’enfant, qu’il aime avec passion. C’est du reste la seule passion que je lui aie jamais connue. Aussi c’est pour son fils, bien plus que pour la mère et pour lui-même, qu’il s’est battu. Il avait été réglé qu’il tirerait le premier. Il a visé vite et bien. Il ne prend jamais de demi-mesure quand il a résolu d’agir : mais, quand il a vu son adversaire étendu par terre et lui tendant la main, il est redevenu homme et s’est élancé vers lui les bras ouverts.

— » Vous m’avez tué, lui a dit le blessé, vous avez fait votre devoir. Vous êtes un galant homme, je suis le coupable, j’expie !

» Depuis ce moment, Paul ne l’a pas quitté. Il m’a défendu d’avertir Marguerite, qui ne se doute de rien et ne peut rien apprendre ; mais il m’avait remis conditionnellement une lettre d’adieux pour vous, écrite la nuit dernière. Comme il n’a même pas eu à essuyer le feu de son adversaire, cette lettre ne peut plus vous alarmer. Pendant que vous la lirez, je vais chercher des nouvelles du pauvre marquis. On n’espérait pas tout à l’heure, peut-être tout est-il fini !

— Je veux le voir, s’écria Césarine.

Dubois qui était debout, allant avec égarement d’une porte à l’autre, l’arrêta. M. Nélaton ne veut pas, lui dit-il ; c’est impossible à présent ! restez-la, ne vous en allez pas, mademoiselle Dietrich ! Il m’a dit tout bas :

— La voir et mourir !

— Pauvre homme ! pauvre ami ! dit Césarine, revenant étouffée par les sanglots. Il meurt de ma main, on peut dire ! Certes il n’a pas eu l’intention de provoquer ton neveu, il ne m’aurait pas manqué de parole. Il a été sincère en voulant réparer le tort qu’il avait fait à Marguerite… Il s’y est mal pris, voilà tout. C’est mon blâme qui l’aura poussé à cette réparation qu’il paye de sa vie…

— Dis-moi, Césarine, est-ce par l’effet du hasard qu’il a rencontré hier Marguerite chez toi ?

— Qu’est-ce que cela te fait ? Vas-tu me gronder ? ne suis-je pas assez malheureuse, assez punie ?

— Je veux tout savoir, repris-je avec fermeté. Mon neveu pourrait être le blessé, le mourant, à l’heure qu’il est, et j’ai le droit de t’interroger. Ta conscience te crie que tu as provoqué le désastre. Tu savais la vérité, avoue-le ; tu as voulu en tirer parti pour rompre le lien entre Paul et Marguerite.

— Pour empêcher ton neveu de l’épouser, oui, j’en conviens, pour le préserver d’une folie, pour te la faire juger inadmissible ; mais qui pouvait prévoir les conséquences de la rencontre d’hier ? N’étais-je pas d’avis de la cacher à M. Gilbert ? N’ai-je pas donné toutes les raisons qui nous commandaient le silence ? Pouvais-je admettre que le marquis ferait de si déplorables maladresses ?

— Ainsi tu as prémédité la rencontre, tu l’avoues ?

— Je ne savais vraiment rien, je me doutais seulement. Le marquis s’était confessé à moi, il y a longtemps, d’une mauvaise action. Le nom de Marguerite lui était échappé et n’était pas sorti de ma mémoire. J’ai voulu tenter l’aventure ;… mais lis donc la lettre qu’on vient de te donner ; tu sauras ce qu’il faut penser de ce désastre.

Je lus la lettre de Paul et la lui laissai lire, espérant que la dureté avec laquelle il s’exprimait sur son compte la refroidirait définitivement. Il n’en fut rien. Elle parut ne pas prendre garde à ce qui la concernait, et loua avec chaleur la forme, les idées et les sentiments de cette lettre.

— C’est un homme, celui-là, disait-elle à chaque phrase en essuyant ses yeux humides, c’est vraiment un grand cœur, un héros doublé d’un saint !

L’arrivée de Dubois mit fin à cet enthousiasme. Le blessé avait supporté l’opération. Nélaton était parti content de son succès ; mais le médecin ne répondait pas que le blessé vécût vingt-quatre heures. M. de Valbonne vint nous chercher un instant après.

— On doit consentir, nous dit-il, à ce qu’il vous voie toutes deux. Il s’agite parce que je n’obéis pas aux ordres qu’il m’avait donnés avant le duel. Il a toute sa tête, son médecin a compris qu’il ne fallait pas contrarier la volonté d’un homme qui, dans un instant peut-être, n’aura plus de volonté.

Nous suivîmes le vicomte dans la chambre du marquis. À travers la pâleur de la mort, il sourit faiblement à Césarine, et son regard éteint exprima la reconnaissance. Paul, qui était assis au chevet du moribond, s’en éloigna sans paraître voir Césarine.

Je compris que m’occuper de mon neveu en cet instant, c’eût été le féliciter d’avoir échappé au sort cruel que subissait son adversaire. Césarine s’approcha du lit et baisa le front glacé de son malheureux vassal. Le médecin, voyant qu’il s’agissait de choses intimes, passa dans une autre pièce, et M. de Valbonne fit entrer dans celle où nous étions l’autre témoin du marquis et les deux témoins de Paul, qu’il avait priés de rester. Alors, nous invitant à nous rapprocher du lit du blessé, M. de Valbonne nous parla ainsi à voix basse, mais distincte :

— Avant de me mettre, avec M. Campbel, en présence des témoins de M. Gilbert, Jacques de Rivonnière m’avait dit :

« Je ne veux pas d’arrangement, car je ne puis assurer que je n’aie pas eu d’intentions hostiles et malveillantes à l’égard de M. Gilbert. J’avais contre lui de fortes préventions et une sorte de haine personnelle. La démarche qu’il a faite en venant me demander raison et la manière dont il l’a faite m’ont prouvé qu’il était homme de cœur, homme d’honneur et même homme de bonne compagnie, car jamais on n’a repoussé une injure avec plus de fermeté et de modération. Aucune parole blessante n’a été échangée entre nous dans cette entrevue. J’ai senti qu’il ne méritait pas mon aversion et que j’avais tous les torts. Je ne sais pas si j’ai affaire à un homme qui sache tenir autre chose qu’une plume, mais j’ai le pressentiment qu’il aura la chance pour lui. Je serais donc un lâche si je reculais d’une semelle. Vous réglerez tout sans discussion, et, si le sort m’est sérieusement contraire, vous ferez mes excuses à M. Paul Gilbert. Vous lui direz qu’après avoir essuyé son feu, je ne l’aurais pas visé, ayant, pour respecter sa vie, des raisons particulières qu’il comprendra fort bien. Vous lui direz ces choses en mon nom, si je suis mort ou hors d’état de parler ; vous les lui direz en présence de ses témoins et de toutes les personnes amies qui se trouveraient autour de moi à mon heure dernière.

Espérons, ajouta M. de Valbonne, que cette heure n’est pas venue, et que Jacques de Rivonnière vivra ; mais j’ai cru devoir remplir ses intentions pour lui rendre la tranquillité, et je crois voir qu’il approuve l’exactitude des termes dont je me suis servi.

Tous les regards se tournèrent vers le marquis, dont les yeux étaient ouverts, et qui fit un faible mouvement pour approuver et remercier. Nous comprimes tous que nous devions lui laisser un repos absolu, et nous sortîmes de la chambre, où Paul resta avec M. de Valbonne et le médecin. Tel était le désir du marquis, qui s’exprimait par des signes imperceptibles.

Césarine ne voulait pas quitter la maison ; elle écrivit à son père pour lui annoncer cette malheureuse affaire et le prier de venir la rejoindre. Dès qu’il fût arrivé, je courus chez Marguerite afin de la préparer à ce qui venait de se passer. Paul m’avait fait dire par le jeune Latour de vouloir bien prendre ce soin moi-même et de remettre en même temps à Marguerite, lorsqu’elle serait bien rassurée sur son compte, la lettre de pardon et d’amitié qu’il lui avait écrite durant la nuit.

Pour la première fois, je vis Marguerite comprendre la grandeur du caractère de Paul et se rendre compte de toute sa conduite envers elle. La vérité entra dans son esprit en même temps que le repentir et la douleur s’exhalaient de son âme. Je lui dissimulai la gravité de la blessure du marquis. Je la trouvais bien assez punie, bien assez épouvantée. La lettre de Paul acheva cette initiation d’une nature d’enfant aux vrais devoirs de la femme. Elle me la fit lire trois ou quatre fois, puis elle la prit, et, à genoux contre mon fauteuil, elle la couvrit de baisers en l’arrosant de larmes. Je dus rester deux heures auprès d’elle pour l’apaiser, pour la confesser et aussi pour l’enseigner, car elle m’accablait de questions sur sa conduite future.

— Dites-moi bien tout, s’écriait-elle. Je ne dois plus recevoir de lettres, je ne dois plus voir personne sans que Paul le sache et y consente, même s’il s’agissait de mademoiselle Dietrich ?

— C’est surtout avec mademoiselle Dietrich que vous devez rompre dès aujourd’hui d’une manière absolue. Renvoyez-lui ses dentelles. Je me charge de vous procurer un ouvrage aussi important et aussi lucratif. D’ailleurs il faut que Paul sache que votre travail ne vous suffit pas. Pourquoi le lui cacher ?

— Pour qu’il ne se tue pas à force de travailler lui-même.

— Je ne le laisserai pas se tuer. Il reconnaîtra que, dans certaines circonstances comme celle-ci, il doit me laisser contribuer aux dépenses de son ménage.

— Non, il ne veut pas ; il a raison. Je ne veux pas non plus. C’est lâche à moi de vouloir être bien quand il se soucie si peu d’être mal. J’avais accepté sa pauvreté avec joie, mon honneur est de me trouver heureuse comme cela. Il m’a gâtée ; je suis cent fois mieux avec lui, même dans mes moments de gêne, que je ne l’aurais été sans lui, à moins de m’avilir. Je n’écouterai plus les plaintes de la Féron. Si elle ne se trouve plus heureuse avec nous, qu’elle s’en aille ! Je suffirai à tout. Qu’est-ce que de souffrir un peu quand on est ce que je suis ? Mais dites-moi donc pourquoi Paul est mécontent des bontés que mademoiselle Dietrich avait pour moi ? Voilà une chose que je ne comprends pas, et que je ne pouvais pas deviner, moi.

Je fus bien tentée d’éclairer Marguerite sur les dangers personnels que lui faisait courir la protection de Césarine ; cependant pouvait-on se fier à la discrétion et à la prudence d’une personne si spontanée et si sauvage encore ? Sa jalousie éveillée pouvait amener des complications imprévues. Elle haïssait en imagination les rivales que son imagination lui créait. En apprenant le nom de la seule qui songeât à lui disputer son amant, elle ne se fût peut-être pas défendue de lui exprimer sa colère. Il fallait se taire, et je me tus. Je lui rappelai que Paul ne voulait l’intervention de qui que ce soit dans ses moyens d’existence, puisqu’il refusait même la mienne. Mademoiselle Dietrich était une étrangère pour lui ; il ne pouvait souffrir qu’une étrangère pénétrât dans son intérieur et fit comparaître Marguerite dans le sien pour lui dicter ses ordres.

— Donnez-moi les guipures, ajoutai-je, et l’argent que vous avez reçu d’avance ; je me charge de les reporter. Demain vous aurez la commande que je vous ai promise, et qui passera par mes mains sans qu’on vienne chez vous.

Elle fit résolument le sacrifice que j’exigeais. Je dois dire que, pour le reste, elle était vraiment heureuse et comme soulagée de ne rien devoir au marquis ; elle approuvait la sévérité de Paul, et, si elle regrettait en secret quelque chose, car il fallait bien que l’enfant reparût en elle, c’était plutôt la vue de la bague que la propriété de la terre.

En redescendant l’escalier, je rencontrai Paul, qui rentrait pour voir un instant sa famille, se promettant de retourner vite auprès du marquis. Césarine était rentrée chez elle avec son père. M. de Rivonnière n’allait pas mieux. À chaque instant, on craignait de le voir s’éteindre. M. Dietrich ne voulait pas laisser sa fille assister à cette agonie.

Je retrouvai Césarine fort agitée. Opiniâtre dans ses desseins (parfois en dépit d’elle-même), elle s’était arrangé une nuit d’émotions avec Paul au chevet du mourant. Rien ne la détournait de son but, et cependant elle pleurait sincèrement le marquis. Elle lui devait ses soins, disait-elle, jusqu’à la dernière heure. Elle ne pouvait pas être compromise par cette sollicitude. Les amis et les parents qui à cette heure entouraient le blessé savaient tous la pureté de son amitié pour lui, et ne pouvaient trouver étrange qu’elle mit à leur service son activité, sa présence d’esprit, son habileté reconnue à soigner les malades.

— Et quand même on en gloserait, disait-elle, c’est en présence d’un devoir à remplir qu’il ne faut pas se soucier de l’opinion, à moins qu’on ne soit égoïste et lâche. Je ne comprends pas que mon père ne m’ait pas permis de rester, sauf à rester avec moi, ce qui eût écarté toute présomption malveillante. On sait bien qu’il chérissait M. de Rivonnière ; on n’a pas su leur différend de quelques jours. Je le guetterai, et si, comme je le pense, il y retourne, il faudra bien qu’il me laisse l’accompagner ou le rejoindre à quelque heure que ce soit.

Elle l’eût fait, si Dubois ne fût venu nous dire dans la soirée que le blessé avait éprouvé un mieux sensible. Il avait dormi, le pouls n’était plus si faible, et, s’il ne survenait pas un trop fort accès de fièvre, il pouvait être sauvé. Après avoir retenu M. de Valbonne et M. Gilbert jusqu’à huit heures, il les avait priés de le laisser seul avec son médecin et sa famille, qui se composait d’une tante, d’une sœur et d’un beau-frère, avertis par télégramme et arrivés aussitôt de la campagne. Le médecin avait quelque espoir, mais à la condition d’un repos long et absolu. Le marquis remerciait tous ceux qui l’avaient assisté et visité, mais il sentait le besoin de ne plus voir personne. Dubois nous promit des nouvelles trois fois par jour, et prit l’engagement de nous avertir, si quelque accident survenait durant la nuit.

Le mieux se soutint, mais tout annonçait que la guérison serait très-lente. Le poumon avait été lésé, et le malade devait rester immobile, absolument muet, préservé de la plus légère émotion durant plusieurs semaines, durant plusieurs mois peut-être.

Césarine, voyant que la destinée se chargeait d’écarter indéfiniment un des principaux obstacles à sa volonté, reprit son œuvre impitoyable, et tomba un jour à l’improviste dans le ménage de Paul. Il y était, elle le savait. Elle entra résolûment sans se faire pressentir.

— À présent que notre malade est presque sauvé, dit-elle en s’adressant à Paul sans autre préambule que celui de s’asseoir après avoir pressé la main de Marguerite, il m’est permis de songer à moi-même et de venir trouver mon ennemi personnel pour avoir raison de sa haine ou pour en savoir au moins la raison. Cet ennemi, c’est vous, monsieur Gilbert, et votre hostilité ne m’est pas nouvelle ; mais elle a pris dans ces derniers temps des proportions effrayantes, et si vous vous rappelez les termes d’une lettre écrite à votre tante la veille du duel, vous devez comprendre que je ne les accepte pas sans discussion.

— Si vous me permettez de placer un mot, répondit Paul avec une douceur ironique, vous m’accorderez aussi que je ne veuille pas réveiller devant ma compagne des souvenirs qui lui sont pénibles et des faits dont elle ne doit compte qu’à moi. Vous trouverez bon qu’elle aille bercer son enfant, et que je supporte seul le poids de votre courroux.

C’était tout ce que désirait Césarine, et Marguerite ne se méfiait pas ; au contraire, elle souhaitait que la belle Dietrich, comme elle l’appelait, dissipât les préventions de Paul, afin de pouvoir l’aimer et la voir sans désobéissance.

— Puisque vous rendez notre explication plus facile, dit Césarine dès qu’elle fut seule avec Paul, elle sera plus nette et plus courte. Je sais quelle inconcevable folie s’est emparée de l’esprit de ma chère Pauline, et il est probable qu’elle vous l’a inoculée.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, mademoiselle Dietrich.

— Si fait ! il est convenable que vous ne m’en fassiez pas l’aveu, mais moi je vous épargnerai cette confusion, car je ne puis supporter longtemps l’horrible méprise dont je suis la victime. Mademoiselle de Nermont, qui est un ange pour vous et pour moi, n’en est pas moins, — vous devez vous en être souvent aperçu, vous en avez peut-être quelquefois souffert, — une personne exaltée, inquiète, d’une sollicitude maladive pour ceux qu’elle aime, et plus elle les aime, plus elle les tourmente, ceci est dans l’ordre. Elle s’agite et se ronge autour de moi depuis bientôt sept ans, désespérée de voir que je n’aime personne et ne veux pas me marier. Il n’a pas tenu à elle que mon père ne partageât ses anxiétés à cet égard. Si je n’eusse eu plus d’ascendant qu’elle sur son esprit, j’aurais été véritablement persécutée. Comme il n’y a pas de perfections sans un léger inconvénient, j’ai aimé, j’aime ma Pauline avec son petit défaut, et jusqu’à ces derniers temps il n’avait point altéré ma quiétude ; mais, je vous l’ai dit, c’est un peu trop maintenant, et je commence à en être blessée, je l’ai même été tout à fait en découvrant qu’elle vous avait communiqué sa chimère. À présent me comprenez-vous ?

— Pas encore.

— Pardon, monsieur Gilbert, vous me comprenez, mais vous voulez que je vous dise avec audace le motif de mon déplaisir. Ce n’est pas généreux de votre part. Je vous le dirai donc, bien que cela paraisse une énormité dans la bouche d’une femme parlant à l’homme qui se méfie d’elle. Pourtant il est fort possible que, quand j’aurai parlé, je ne sois pas la plus confuse de nous deux. Monsieur Gilbert, votre tante croit que j’ai pour vous une passion malheureuse, et vous le croyez aussi. Ah ! je ne rougis pas, moi, en vous le disant, et vous, vous perdez contenance ! J’étais fort ridicule à vos yeux tout à l’heure : si j’étais méchante, je me permettrais peut-être en ce moment de vous trouver ridicule tout seul.

Paul s’attendait si peu à ce nouveau genre d’assaut qu’il fut réellement troublé ; mais il se remit très-vite et lui dit :

— Il me semble, mademoiselle Dietrich, que vous venez de plaider le faux pour savoir le vrai. Si ma tante avait commis l’erreur dont vous parlez et qu’elle me l’eût fait partager, je ne serais ridicule que dans le cas où j’en eusse tiré vanité. Si au contraire j’en avais été contrarié et mortifié, je ne serais que sage ; mais tranquillisez-vous, ni ma tante ni moi n’avons jamais cru que vous fussiez atteinte d’une passion autre que celle de railler et de dédaigner les hommes assez simples pour prétendre à votre attention.

— Ceci est déjà un aveu des commentaires auxquels vous vous livrez ici sur mon compte !

— Ici ? Mettez tout à fait Marguerite de côté dans cette supposition : vous l’avez fascinée. La pauvre enfant fait peut-être sa prière en ce moment pour que le ciel nous réconcilie. Quant à moi, je ne me défendrai en aucune façon d’avoir été fort irrité contre vous, et il n’est pas nécessaire de me supposer une fatuité stupide pour découvrir la cause de mon mécontentent. Je crois, d’après ma tante, que vous êtes serviable et libérale pour le plaisir de l’être ; mais ceci ne vous justifie pas à mes yeux d’un défaut que, pour ma part, je trouve insupportable : le besoin de servir les gens malgré eux et de leur imposer des obligations envers vous. Vous avez été élevée dans une atmosphère de bienfaisance facile et de bénédictions intéressées qui vous a enivrée. C’est peut-être l’erreur d’une âme portée au dévouement ; mais quand ce dévouement veut s’imposer, la bonté devient une offense. Depuis que ma tante vit près de vous, vous avez sans cesse tenté de m’amener à vous devoir de la reconnaissance, et mon refus vous a surprise comme un acte de révolte. Vous me l’avez fait sentir en me raillant très-amèrement la seule fois que je me suis présenté chez vous, et c’est dans cette entrevue que je vous ai connue et jugée beaucoup plus et beaucoup mieux que ma tante ne vous juge et ne vous connaît. Vous avez tenté de me persuader que ma fierté vous causait un grand chagrin, vous avez joué une petite comédie d’un goût douteux, et vous avez même un peu souffert dans votre orgueil en voyant que je ne la prenais pas au sérieux. Vous avez oublié cette légère contrariété à la première contredanse, j’en suis, bien certain ; mais vos caprices de reine ne vous quittent jamais tout à fait. Vous avez voulu me forcer à me prosterner comme les autres, et vous avez travaillé à vous emparer de ma pauvre compagne. Vous eussiez réussi, si de mon côté je n’eusse fait bonne garde, et maintenant je vous dis ceci, mademoiselle Dietrich :

« Je ne vous devrai jamais rien ; vous n’allégerez pas mon travail, vous ne donnerez pas à manger à mon enfant, vous ne serez pas son médecin, vous ne vous emparerez pas de mon domicile, de mes secrets, de ma confiance, de mes affections. Je ne cacherai pas mon nid sur une autre branche pour le préserver de vos aumônes ; je vous les renverrai avec persistance, et, quand vous les apporterez en personne, je vous dirai ce que je vous dis maintenant :

» Si vous ne respectez pas les autres, respectez-vous au moins vous-même, et ne revenez plus. »

Toute autre que Césarine eût été terrassée ; mais elle avait mis tout au pire dans ses prévisions. Elle était préparée au combat avec une vaillance extraordinaire. Au lieu de paraître humiliée, elle prit son air de surprise ingénue ; elle garda le silence un instant, sans faire mine de s’en aller.

— Vous venez de me parler bien sévèrement, dit-elle avec cette merveilleuse douceur d’accent et de regard qui était son arme la plus puissante ; mais je ne peux pas vous en vouloir, car vous m’avez rendu service. J’étais venue ici par dépit et très en colère. Je m’en irai très-rêveuse et très-troublée. Voyons, est-ce bien vrai, tout cela ? Suis-je une enfant gâtée par le bonheur de faire le bien ? Le dévouement peut-il être en nous un élément de corruption ? On a dit, il y a longtemps, que l’orgueil était la vertu des saints. Est-ce qu’en cherchant à sanctifier ma vie par la charité j’aurais perdu la modestie et la délicatesse ? Il faut qu’il y ait quelque chose comme cela, puisque je vous ai cruellement blessé. Entre l’orgueil qui offre et l’orgueil qui refuse, y a-t-il un milieu que ni vous ni moi n’avons su garder ? C’est possible, j’y songerai, monsieur Gilbert. Je vous sais gré de m’avoir fait cette lumière. Que voulez-vous ? on ne nous dit jamais la vérité à nous autres, les heureux du monde. Je comprends maintenant que j’ai dépassé mon droit en voulant m’intéresser au fils de mon amie malgré lui. J’ai cru que c’était par méfiance personnelle contre moi, et il est possible que j’aie pris ma vanité froissée pour un sentiment généreux. Soyez tranquille à présent sur mon compte, je n’agirai plus sans m’interroger sévèrement. Je n’aurai plus la coquetterie de ma vertu, je refoulerai mes sympathies, j’apprendrai la discrétion. Pardonnez-moi les soucis que je vous ai causés, monsieur Gilbert ; chargez-vous d’apaiser Pauline, qui m’en veut depuis qu’elle s’imagine… Oh ! sur ce dernier point, défendez-moi un peu, je vous prie ! Dites-lui de ne pas prendre ses songes pour des réalités. Dites à Marguerite que je désire sincèrement le succès de ses vœux les plus chers, car… vous m’avez donné une bonne et utile leçon, monsieur Paul ; mais vous devez reconnaître que vous pouvez aussi, à l’occasion, recevoir un bon conseil. Voici le mien : épousez Marguerite, légitimez votre enfant ; vous en avez conquis le droit les armes à la main, et tout droit implique un devoir.

— Et vous, mademoiselle Dietrich, répondit Paul, recevez aussi, pour que nous soyons quittes, un conseil qui vaut le vôtre. Je sais par les amis de M. de Rivonnière que vous l’avez rendu très-malheureux. Réparez tout en l’épousant, puisqu’on espère le sauver.

— J’y songerai ; merci encore, — répondit-elle avec grâce et cordialité.

Elle sortit et referma la porte sur elle, défendant à Paul de la reconduire, avec tant d’aisance et une si suave dignité qu’il resta frappé de surprise et d’hésitation. Il n’était pas vaincu, il était apprivoisé. Il croyait ne devoir plus la craindre et n’eût pas été fâché de l’observer davantage sous cette face nouvelle qu’elle venait de prendre.

Il parla d’elle avec douceur à Marguerite, et, sans lever la consigne qu’il lui avait imposée, il lui laissa espérer qu’elle reverrait dans l’occasion sa belle Dietrich. Il mit peut-être une certaine complaisance à prononcer ce mot, car pour la première fois Césarine, sage et douce, lui avait paru réellement belle.

Ce jour-là, Césarine avait frappé juste, elle s’était purgée du ridicule attaché à l’amour non partagé. Elle s’était relevée de cette humiliation qui donnait trop de force à la révolte de son antagoniste ; elle avait diminué sa confiance en moi. Gilbert avait maintenant des doutes sur la lucidité de mon jugement. Il m’en voulait peut-être un peu d’avoir essayé de le mettre en garde contre un péril imaginaire. Il se méfiait de ma sollicitude maternelle et croyait y reconnaître une certaine exagération qui n’était pas sans danger pour lui. Aussi défendit-il à Marguerite de me parler de la visite de Césarine, afin de ne pas m’alarmer de nouveau.

M. de Rivonnière semblait entrer en convalescence quand un grave accident se produisit et mit encore sa vie en danger. C’est alors que Césarine conçut un projet tout à fait inattendu, dont elle me fit part quand la chose fut à peu près résolue.

— Tu sauras, me dit-elle, qu’avant deux semaines je serai probablement marquise de Rivonnière. Allons, n’aie pas d’attaque de nerfs ! Ce n’est pas si surprenant que cela ! C’est très-logique au contraire. Apprends ce qui s’est passé il y a trois jours.

M. de Valbonne, qui est le meilleur ami du marquis, est venu me voir de sa part, et il m’a dit ceci :

« Il n’y a plus d’illusions à entretenir ; une consultation des premiers chirurgiens et des premiers médecins de France a décrété ce matin que le mal était incurable. Jacques peut vivre trois mois au plus. On a caché l’arrêt à sa famille, on ne l’a communiqué qu’à moi et à Dubois, en nous conseillant, si le malade avait des affaires à régler, de l’y décider avec précaution.

» Les précaution, étaient inutiles : Jacques s’est senti frappé à mort dès le premier jour, et il a dès lors envisagé sa fin prochaine avec un courage stoïque. Aux premiers mots que j’ai hasardés, il m’a pris la main et me l’a serrée d’une certaine manière qui signifiait : Oui, je suis prêt, car il faut dire que, sur des signes fort légers et un simple mouvement de ses lèvres ou de ses paupières. Je suis arrivé à deviner toutes ses volontés et même à lire clairement dans sa pensée. Je lui ai demandé s’il avait des intentions particulières : il a dit oui avec les doigts, appuyant sur les miens, et il a prononcé sans émission de voix ;

» — Héri… Césa…

» — Vous voulez, lui ai-je dit, instituer pour votre héritière Césarine Dietrich ?

» Signe affirmatif très-accusé.

» — Elle n’a pas besoin de votre fortune, elle n’acceptera pas.

» — Si ; mariage in extremis.

» Je lui ai fait préciser sa résolution en la traduisant ainsi :

» — Vous pensez qu’elle acceptera votre nom et votre titre à votre heure dernière ?

» — Oui.

» — Nulle science humaine ne peut affirmer que l’heure réputée la dernière pour un malade ne soit pas la première de son rétablissement. Mademoiselle Dietrich n’a pas voulu être votre compagne dans la vie : risquera-t-elle de s’engager à vous dans le cas éventuel d’une mort toujours incertaine ?

» Je parlais ainsi pour lui donner une espérance dont il ne voulait pas et que je n’ai pas. Il m’a montré des yeux mon chapeau et la porte.

» — Vous voulez que j’aille le lui demander tout de suite ?

» Il a fait de la main un oui impatient, et me voici ; mais, pour fixer votre esprit dans cette situation difficile, je vous ai apporté la consultation signée des autorités de la science. Vous voyez que le malheureux est condamné, et qu’en acceptant l’offre suprême du pauvre Jacques, vous ne risquez pas de devenir sa femme autrement que devant la Loi.

» J’ai demandé à M. de Valbonne pourquoi Jacques avait ce désir étrange de me donner son nom. Quant à sa fortune, ajoutai-je, je n’en voulais pas frustrer sa famille, étant bien assez riche par moi-même, et le titre de madame et de marquise n’avait aucun lustre à mes yeux de fille émancipée, de bourgeoise satisfaite de ses origines.

« — Vous avez tort de dédaigner les avantages que le monde prise au premier chef, a repris l’ami de Jacques, vous aimez l’indépendance, l’éclat et le pouvoir. Votre importance actuelle, qui est considérable, sera décuplée par la position qui vous est offerte.

» — Ce n’est pas de cela qu’il faut me parler ; c’est du bien que je peux faire à notre pauvre ami. Vous connaissez toutes ses pensées. Il prétendait devant moi n’être pas sensible au ridicule de sa position d’aspirant perpétuel ; il me trompait peut-être ?

» — Il y était cruellement sensible. La vivacité de sa souffrance vous montre la persistance de sa passion. J’ai la certitude que sa mort serait adoucie par la réparation qu’il est en votre pouvoir de lui donner devant le monde.

« — En ce cas, j’accepte.

» — Cela est beau et grand de votre part ! Irai-je trouver monsieur votre père ?

» — Allons-y ensemble, je suis sûre de son consentement.

» Nous avons parlé à mon père. Il a cédé pour d’autres motifs que les miens. Il croit que ma réputation a souffert des assiduités trop évidentes du marquis, et que ma complaisance à les supporter de préférence à celles de beaucoup d’autres a fait dire de moi que je voulais garder mon indépendance au prix de ma vertu. Ceci n’a rien de sérieux pour moi. Il n’est personne que la calomnie des bas-fonds ne veuille atteindre. Quand on est pure, on danse sur ces volcans de boue ; mais mon père s’en tourmente : raison de plus pour que je cède. Voilà, ma Pauline ; puisque c’est une bonne action à faire, il ne faut pas hésiter, n’est-ce pas ton avis ?

Ce n’était pas beaucoup mon avis. Je trouvais dans cette bonne action quelque chose de féroce, la nécessité pour Césarine de trembler au moindre mieux qui se manifesterait dans l’état de son mari. Si, contre toutes les prévisions, il guérissait, ne le haïrait-elle pas, et si, sans guérir, il languissait durant des années, ne regretterait-elle pas la tâche ingrate qui lui serait imposée ?

Elle s’offensa de mes doutes et me répondit avec hauteur que je ne l’avais jamais connue, jamais estimée.

— Ceci, me dit-elle, est la suite de certaines rêveries que j’ai eu le tort d’entretenir en toi pour le plaisir de discuter et de taquiner. Tu as fini par te persuader que je voulais épouser monsieur ton neveu et à présent tu crois que si j’en épouse un autre, mon cœur sera déchiré de regrets. Ma bonne Pauline, ce roman a pu t’exalter, tu aimes les romans ; mais celui-ci a trop duré, il m’ennuie. S’il te faut des faits pour te rassurer, je te permets d’admettre que j’ai toujours aimé M. de Rivonnière, et que j’ai eu le droit de le faire attendre.

Du moment qu’elle croyait annuler par une négation tranquillement audacieuse tout ce qu’elle avait dit à son père et à moi, je n’avais rien à répliquer. Les bans furent publiés. J’en informai Paul, qui ne montra aucune surprise. Il voyait souvent M. de Valbonne, qui s’était pris d’amitié pour lui et lui témoignait une entière confiance. Il était donc au courant et il approuvait Césarine. Il me raconta alors l’explication qu’elle était venue lui donner et me fit comprendre qu’il y avait eu un peu de ma faute dans le rôle ridicule qu’il avait failli jouer auprès d’elle. J’en fus mortifiée au point de m’en vouloir à moi-même, de me persuader que Césarine s’était moquée de mes terreurs, qu’elle n’avait eu pour Paul qu’une velléité de coquetterie en passant, et qu’au fond elle avait toujours aimé plus que tout, le marquisat de M. de Rivonnière.

Ainsi c’était pour elle victoire sur toute la ligne. Personne ne se méfiait plus d’elle, ni chez elle, ni chez Paul, ni dans le monde.

La faiblesse extrême du marquis s’était dissipée durant les délais obligatoires. Le mal avait changé de nature. Le poumon était guéri, on permettait au malade de parler un peu et de passer quelques heures dans un fauteuil. La maladie prenait un caractère mystérieux qui déroutait la science. Le sang se décomposait. La tête était parfaitement saine malgré une fièvre continue, mais l’hydropisie s’emparait du bas du corps, l’estomac ne fonctionnait presque plus, les nuits étaient sans sommeil. Il montrait beaucoup d’impatience et d’agitation. On ne songeait plus qu’à le deviner, à lui complaire, à satisfaire ses fantaisies. Sa famille avait perdu l’espérance et ne cherchait plus à le gouverner.

Le mariage déclaré, la sœur et le beau-frère, qui avaient compté sur l’héritage pour leurs enfants, furent très-mortifiés et dirent entre eux beaucoup de mal de Césarine. Elle s’en aperçut et les rassura en faisant stipuler au contrat de mariage qu’elle n’acceptait du marquis que son nom. Elle ne voulait être usufruitière que de son hôtel dans le cas où il lui plairait de l’occuper après sa mort. Dès lors la famille appartint corps et âme à mademoiselle Dietrich. Le monde se remplit en un instant du bruit de son mérite et de sa gloire.

La veille de la signature de ce contrat, c’était en juin 1863, il y eut un autre contrat secret entre Césarine et le marquis, en présence de M. de Valbonne, de M. Dietrich, de son frère Karl Dietrich, de M. Campbel et de moi, contrat bizarre, inouï, et qui ne pouvait être garanti que par l’honneur du marquis, son respect de la parole jurée. D’une part, le marquis, avec une générosité rare, exigeait que Césarine ne cessât pas d’habiter avec son père. Il ne voulait pas l’avoir pour témoin de ses souffrances et de son agonie. Il ne lui permettait qu’une courte visite journalière et un regard d’affection à l’heure de sa mort. D’autre part, dans le cas invraisemblable où il guérirait, il renonçait au droit de contraindre sa femme à vivre avec lui et même à la voir chez elle, si elle n’y consentait pas. Les deux clauses furent lues, approuvées et signées. On se sépara aussitôt après. Le marquis mettait sa dernière coquetterie à ne pas être vu longtemps dans l’état de dépérissement et d’infirmité où il se trouvait.

Comme il n’était pas transportable, il fut décidé que le mariage aurait lieu à son domicile ; le maire de l’arrondissement, avec qui l’on était en bonnes relations, promit de se rendre en personne à l’hôtel Rivonnière ; le pasteur de la paroisse fit la même promesse. Ce fut le seul déplaisir de la sœur et de la tante du marquis. On avait espéré que Césarine abjurerait le protestantisme. Le marquis s’était opposé avec toute l’énergie dont il était encore capable à ce qu’on lui en fit seulement la proposition. Il avait déclaré qu’il n’était ni protestant ni catholique, et qu’il acceptait le mariage qui répondrait le mieux aux idées religieuses de sa femme. À vrai dire, Césarine en était au même point que lui ; mais le mariage évangélique lui constituait un triomphe sur cette famille qu’elle voulait réduire par sa fermeté et dominer par son désintéressement.

On n’invita que les plus intimes amis et les plus proches parents des deux parties à la cérémonie. Le marquis voulut que Paul fût son témoin avec le vicomte de Valbonne.

Nous devions nous réunir à midi à l’hôtel Rivonnière. Césarine arriva un peu avant l’heure ; elle était belle à ravir dans une toilette aussi riche en réalité que simple en apparence ; elle s’était composé son maintien doux et charmant des grandes occasions. Elle n’avait pour bijoux qu’un rang de grosses perles fines. Son fiancé lui avait envoyé la veille un magnifique écrin qu’elle tenait à la main. Quant à lui, il ne paraissait pas encore. Pour ne pas le fatiguer, le médecin avait exigé qu’il ne sortit de sa chambre qu’au dernier moment.

Césarine alla droit à madame de Montherme, sa future belle-sœur, qui entrait en même temps qu’elle ; elle lui présenta l’écrin en lui disant :

— Prenez ceci pendant que nous sommes entre nous et cachez-le ; ce sont les diamants de votre famille que je vous restitue. Vous savez que je ne veux rien de plus que votre amitié.

Quand Paul entra avec M. de Valbonne, j’observai Césarine, et je surpris cette imperceptible contraction des narines qui, pour moi, trahissait ses émotions contenues. Elle était dans une embrasure de fenêtre, seule avec moi. Paul vint nous saluer.

— À présent, lui dit-elle en souriant, votre ennemie n’est plus. Vous n’avez pas de raison pour en vouloir à la marquise de Rivonnière. Voulez-vous que nous nous donnions la main ?

Et quand Paul eut touché cette main gantée de blanc, elle ajouta :

— Je vous donne le bon exemple, je me marie, moi ! J’épouse celui qui m’aime depuis longtemps. Je sais une personne à qui vous devez encore davantage…

Paul l’interrompit :

— Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes encore mademoiselle Dietrich, car voilà que vous recommencez à vouloir faire le bonheur des gens malgré eux.

— Ce serait donc malgré vous ? Je ne vous croyais pas si éloigné de prendre une bonne résolution.

— C’est encore, c’est toujours mademoiselle Dietrich qui parle ; mais l’heure de la transformation approche, la marquise de Rivonnière ne sera pas curieuse.

— Alors si elle reçoit les leçons qu’on lui donne avec autant de douceur que mademoiselle Dietrich, elle sera parfaite ?

— Elle sera parfaite ; personne n’en doute plus.

Il la salua et s’éloigna de nous. Ce court dialogue avait été débité d’un air de bienveillance et de bonne humeur. Paul semblait tout réconcilié ; il l’était, lui, ou ne demandait qu’à l’être. Quant à elle, on eût juré qu’elle n’avait rien dans le cœur de plus ou de moins pour lui que pour ses amis de la troisième ou quatrième catégorie.

Celles des personnes présentes qui n’avaient pas vu le marquis depuis quelque temps ne le croyaient pas si gravement malade. Quelques-unes disaient tout bas qu’il avait exagéré son mal en paroles pour apitoyer mademoiselle Dietrich et la faire consentir à un mariage sans lendemain, qui aurait au moins un surlendemain. On changea d’avis, et l’enjouement qui régnait dans les conversations particulières fit place à une sorte d’effroi quand le marquis parut sur une chaise longue que ses gens roulaient avec précaution. Il eût pu se tenir quelques instants sur ses jambes, mais il lui en coûtait de montrer qu’elles étaient enflées, et il s’était fait défendre de marcher. Bien rasé, bien vêtu et bien cravaté, il cachait la partie inférieure de son corps sous une riche draperie ; sa figure était belle encore et son buste avait grand air, mais sa pâleur était effrayante ; ses narines amincies et ses yeux creusés changeaient l’expression de sa physionomie, qui avait pris une sorte d’austérité menaçante. Césarine eut un mouvement d’épouvante en me serrant le bras ; elle l’avait vu plus intéressant dans sa tenue de malade ; cette toilette de cérémonie n’allait pas à un homme cloué sur son siége, et lui donnait un air de spectre. M. Dietrich conduisit sa fille auprès de lui, il lui baisa la main, mais avec effort pour la porter à ses lèvres ; ses mains, à lui, étaient lourdes et comme à demi paralysées.

Le maire prenait place et procédait aux formalités d’usage. Césarine semblait gouverner ses émotions avec un calme olympien ; mais, quand il fallut prononcer le oui fatal, elle se troubla, et fut prise de cette sorte de bégaiement auquel, dans l’émotion, elle était sujette. Le maire, qui avait fait tous les avertissements d’usage avec une sage lenteur, ne voulut point passer outre avant qu’elle ne fût remise. Il n’avait pas entendu le oui définitif ; il était forcé de l’entendre. La future semblait indisposée, on pouvait lui donner quelques instants pour se ravoir.

— Ce n’est pas nécessaire, répondit-elle avec fermeté, je ne suis pas indisposée, je suis émue. Je réponds oui, trois fois oui, s’il le faut.

Que s’était-il passé en elle ?

Pendant la courte allocution du magistrat, M. de Valbonne, debout derrière le fauteuil où Césarine s’était laissée retomber, lui avait dit rapidement un mot à l’oreille, et ce mot avait agi sur elle comme la pile voltaïque. Elle s’était relevée avec une sorte de colère, elle s’était liée irrévocablement comme par un coup de désespoir ; et puis, durant le reste de la formalité, elle avait retrouvé son maintien tranquille et son air doucement attendri.

Le pasteur procéda aussitôt au mariage religieux, auquel quelques femmes du noble faubourg ne voulurent assister qu’en se tenant au fond de l’appartement et en causant entre elles à demi-voix. Césarine fut blessée de cette résistance puérile et pria le pasteur de réclamer le silence, ce qu’il fit avec onction et mesure. On se tut, et cette fois on entendit le oui de Césarine bien spontané et bien sonore.

Que lui avait donc dit M. de Valbonne ? Ces trois mots : Paul est marié ! Il l’était en effet. Pendant que les nouveaux époux recevaient les compliments de l’assistance, mon neveu s’approcha de moi et me dit :

— Ma bonne tante, tu as encore à me pardonner. J’ai épousé Marguerite hier soir à la municipalité. Je te dirai pourquoi.

Il ne put s’expliquer davantage ; Césarine venait à nous souriante et presque radieuse.

— Encore une poignée de main, dit-elle à Paul. La marquise de Rivonnière vous approuve et vous estime. Voulez-vous être son ami, et permettrez-vous maintenant qu’elle voie votre femme ?

— Avec reconnaissance, répondit Paul en lui baisant la main.

— Eh bien ! me dit-il quand elle se fut tournée vers d’autres interlocuteurs, tu t’étais trompée, ma tante, et j’étais, moi, fort injuste. C’est une personne excellente et une femme de cœur.

— Parle-moi de ton mariage.

— Non, pas ici. J’irai vous voir ce soir.

— À l’hôtel Dietrich ?

— Pourquoi non ? Serez-vous dans votre appartement ?

— Oui, à neuf heures.

Les invités, avertis d’avance par le médecin, se retiraient. Le marquis semblait si fatigué que M. Dietrich et sa fille lui témoignèrent quelque inquiétude de le quitter.

— Non, leur dit-il tout bas, il faut que vous partiez à la vue de tout le monde, les convenances le veulent. Je vous rappellerai peut-être dans une heure pour mourir. — Et comme Césarine tressaillait d’effroi :

— Ne me plaignez pas, lui dit-il de manière à n’être entendu que d’elle, je vais mourir heureux et fier, mais bien convaincu que ce qui pourrait m’arriver de pire serait de vivre.

— Voici une parole plus cruelle que la mort, reprit Césarine, vous me soupçonnez toujours…

Et lui, parlant plus bas encore :

— Vous serez libre demain, Césarine, ne mentez pas aujourd’hui.

C’est ainsi qu’ils se quittèrent, et, le soir venu, il ne mourut pas ; il dormit, et Dubois vint nous dire de ne pas nous déranger encore, parce qu’il n’était pas plus mal que le matin.

— Seulement, ajouta Dubois, il a voulu faire plaisir à sa sœur, il a reçu les sacrements de l’Église.

— Que me dites-vous là ? s’écria Césarine, vous vous trompez, Dubois !

— Non, madame la marquise, mon maître est philosophe, il ne croit à rien ; mais il y a des devoirs de position. Il n’aurait pas voulu qu’à cause de son mariage on le crût protestant ; il a fait promettre à M. de Valbonne de mettre dans les journaux qu’il avait satisfait aux convenances religieuses.

— C’est bien, Dubois, vous lui direz qu’il a bien fait.

— Quel homme décousu et sans règle ! me dit-elle dès que Dubois fut sorti. Cette capucinerie athée me remplirait de mépris pour lui, s’il n’avait droit en ce moment à l’absolution de ses amis encore plus qu’à celle du prêtre. Il ne sait plus ce qu’il fait.

— Mon Dieu, tu le hais, ma pauvre enfant, il fera bien de mourir vite !

— Pourquoi ? il peut vivre maintenant tant qu’il lui plaira. Je ne suis plus capable de haine ni d’amour, tout m’est indifférent. Ne crois pas que je regrette le lien que j’ai contracté ; tu sais très-bien qu’il n’engage ni mon cœur ni ma personne. Si, contre toute prévision, le marquis revenait à la santé, je ne lui appartiendrais pas plus que par le passé.

— Aurait-il assez d’empire sur ses passions pour te tenir parole ?

— La promesse qu’il a signée a plus de valeur que tu ne penses, elle me serait très-favorable pour obtenir une séparation.

— Tu avais consulté d’avance ?

— Certainement.

Nous n’échangeâmes pas un mot sur le compte de Paul. Elle reçut des visites de famille, et j’allai passer dans mon appartement le reste de la soirée avec mon neveu, qui m’y attendait déjà.

— Voici, me dit-il, ce qui s’est passé, ce que je te cache depuis une quinzaine. Il est bon de résumer ici dans quels termes j’étais avec M. de Rivonnière au lendemain du duel. Il m’avait accusé en lui-même, et auprès de ses amis probablement, d’aspirer à la main de mademoiselle Dietrich. En me voyant défendre mon honneur au nom de ma maîtresse et de mon enfant, il s’était repenti de son injustice, et il m’estimait d’autant plus qu’il ne voyait plus en moi un rival. Pourtant il lui restait un peu d’inquiétude pour l’avenir, car il a pensé à l’avenir durant les quelques jours où son état s’est amélioré. Il m’a envoyé M. de Valbonne qui m’a dit :

« — Vous m’avez presque tué mon meilleur ami, vous en avez du chagrin, je le sais, vous voudriez lui rendre la vie. Vous le pouvez peut-être. La femme qu’il aime passionnément aime un autre que lui. À tort ou à raison, il s’imagine que c’est vous. Si vous étiez marié, elle vous oublierait. Ne comptez-vous pas épouser celle pour qui vous avez si loyalement et si énergiquement pris fait et cause ?

« J’ai répondu que cette fantaisie de mademoiselle Dietrich pour moi m’avait toujours paru une mauvaise plaisanterie, répétée de bonne foi peut-être par les personnes que le marquis avait eu le tort de mettre dans sa confidence.

« — Mais si ces personnes ne s’étaient pas trompées ? reprit M. de Valbonne.

« — Je n’aurais qu’un mot à répondre : je ne suis pas épris de mademoiselle Dietrich, et je ne suis pas ambitieux.

» — Cette simple réponse, venant de vous, nous suffit, reprit le vicomte. À présent nous permettez-vous de vous exprimer quelque sollicitude à l’endroit de Marguerite ?

» — À présent que les fautes sont si cruellement expiées, je permets toutes les questions. J’ai toujours eu l’intention d’épouser Marguerite le jour où je l’aurais vengée. Je compte donc l’épouser dès que j’aurai amené mademoiselle de Nermont, qui est ma tante et ma mère adoptive, à consentir à cette union. Elle y est un peu préparée, mais pas assez encore. Dans quelques jours probablement, elle me donnera son autorisation.

» — Le marquis croit savoir qu’elle ne cédera pas facilement, à cause de la famille de Marguerite.

» — Oui, à cause de sa mère, qui était une infâme créature ; mais cette mère est morte, j’en ai reçu ce matin la nouvelle, et le principal motif de répugnance n’existe plus pour ma tante ni pour moi.

» — Alors, reprit le vicomte, faites ce que votre conscience vous dictera. Vous voici en présence d’un homme que vous avez mis entre la mort et la vie, que le chagrin et l’inquiétude rongent encore plus que sa blessure, et qui aurait chance de vivre, s’il était assuré de deux choses qui ne dépendent que de vous : la réparation donnée et le bonheur assuré à la femme qui lui a laissé un profond remords ; la liberté, la raison rendues à l’esprit troublé de la femme qu’il aime toujours malgré le mal qu’elle lui a fait. Ne répondez pas, réfléchissez. »

J’ai réfléchi en effet. Je me suis dit que je ne devais consulter personne, pas même toi ; pour faire mon devoir. J’ai écrit le lendemain à M. de Valbonne que mon premier ban était affiché à la mairie de mon arrondissement. Il est accouru à mon bureau, m’a embrassé et m’a supplié de laisser ignorer le fait à Césarine. Pour cela, il fallait vous en faire un secret, ma bonne tante, car mademoiselle Dietrich est curieuse et vous prend par surprise. Maintenant, pardonnez-moi, approuvez-moi et dites que vous m’estimez, car ce n’est pas un coup de tête que j’ai fait : c’est un sacrifice au repos et à la dignité des autres, à commencer par mon enfant. Vous savez que je ne me suis pas laissé gouverner par la passion, et que je n’ai point de passion pour Marguerite. C’est aussi un sacrifice fait à un homme que j’ai eu raison de tuer, mais que je n’en suis pas moins malheureux d’avoir tué, car il n’en reviendra pas, j’en suis certain, et sa femme sera bientôt veuve. Enfin c’est aussi un peu un sacrifice à la dignité de mademoiselle Dietrich. Sa prétendue inclination pour moi, dont j’ai toujours ri, était pourtant un fait acquis dans l’intimité de M. de Rivonnière, grâce à l’imprudence qu’il avait eue de confier sa jalousie à d’autres que M. de Valbonne. Si je n’étais pas marié, on ne manquerait pas de dire que la belle marquise attend son veuvage pour m’épouser. Le faux se répand vite, et le vrai surnage lentement. J’ai été très-cruel envers cette pauvre personne, à qui j’aurais dû pardonner un instant de coquetterie suivi de puérils efforts pour dissiper mes préoccupations. Tout cela est à jamais effacé par notre double mariage. J’ai reconnu que votre élève avait des qualités réelles qui font contrepoids à ses défauts ; j’imagine qu’elle a renoncé pour toujours à me faire du bien. Elle en trouvera tant d’autres qui s’y prêteront de bonne grâce ! D’ailleurs je ne suis plus intéressant. Mon patron vient de m’associer à une affaire qui ne valait rien et que j’ai rendue bonne. Mes ressources sont donc en parfait équilibre avec les besoins de ma petite famille. Marguerite est heureuse, la Féron est repentante et pardonnée, Petit-Pierre a recouvré l’appétit ; il a deux dents de plus. Embrasse-moi, marraine, dis que tu es contente de moi, puisque je suis content de moi-même.

Je l’embrassai, je l’approuvai, je lui cachai le secret chagrin que me causait son mariage avec une fille si peu faite pour lui, quelque dévouée qu’elle pût être. Je lui cachai également le plaisir que j’éprouvais de le voir délivré du malheur de plaire à Césarine. Il ne voulait plus croire à ce danger dans le passé. Je l’en croyais préservé dans l’avenir : nous nous trompions tous deux.

Dès le lendemain, un mieux très-marqué se manifesta chez le marquis, et sa sœur ne manqua pas d’attribuer ce miracle à la vertu du confesseur. Césarine et son père le virent un instant, comme il était convenu. Il refusa de les laisser prolonger cette courte entrevue, après quoi il prit à part M. de Valbonne et lui exposa la situation de son esprit.

— Je crois sentir que je vivrai, lui dit-il ; mais ma guérison sera longue, et je ne veux pas être un objet d’effroi et de dégoût pour ma femme. Je voudrais ne la revoir que quand j’aurai recouvré tout à fait la santé. Pour cela il faudrait obtenir qu’elle passât l’été à la campagne.

— Êtes-vous encore jaloux ?

— Non, c’est fini. Césarine est trop fière pour songer à un homme marié, et cet homme est trop honnête pour me trahir. Je suis certain qu’elle m’aimerait si je n’étais pas un fantôme dont la vue l’épouvante quelque soin qu’elle prenne pour me le cacher. Elle voudra ne pas quitter Paris, si j’y reste ; elle serait blâmée. Il faut donc que je m’en aille, moi, que je disparaisse pour un an au moins ; il faut qu’on me fasse voyager. Dites à mon médecin que je le veux. Il vous objectera que je suis encore trop faible. Répondez-lui que je suis résolu à risquer le tout pour le tout.

Le médecin jugea que l’idée de son client était bonne ; la vue de sa femme le jetait dans une agitation fatale, et l’absence, le changement d’air et d’idées fixes pouvaient seuls le sauver ; mais le déplacement semblait impossible. Si on l’opérait tout de suite, il ne répondait de rien.

M. de Valbonne était énergique et regardait l’irrésolution comme la cause unique de tous les insuccès de la vie. Il insista ; le départ fut résolu. On l’annonça bientôt à Césarine, qui offrit d’accompagner son mari, il refusa et le pauvre Rivonnière, emballé avec son lit dans un wagon, partit pour Aix-les-Bains aux premiers jours de juillet. De là, il devait, en cas de mieux, aller plus loin ; voyager jusqu’à la guérison ou à la mort, telle était sa pensée. M. de Valbonne l’accompagnait avec un médecin particulier.

Césarine passa encore quelques jours à Paris. Son père était impatient de retourner à Mireval ; elle le fit attendre. Avant de quitter le monde pour six mois, il lui importait de dire à chacun quelques mots justes sur sa situation, qui semblait étrange et faisait beaucoup parler. Au fond, elle éprouvait, au milieu de ses secrètes amertumes, un petit plaisir d’enfant à se voir posée en marquise et à montrer à l’aristocratie de naissance qu’elle l’honorait au lieu de la déparer. Elle s’était composé un rôle de veuve résignée et vaillante qu’elle jouait fort bien. Elle n’avait, disait-elle, que très-peu d’espoir de conserver son mari ; elle avait fait tout ce qu’elle pouvait faire pour lui sauver la vie. Ce n’était point un caprice de générosité, un moment de compassion. Elle l’avait toujours considéré et traité comme son meilleur ami. Elle s’était toujours dit que, si elle se décidait au mariage, ce serait en faveur de lui seul. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle eût accepté son nom ; mais elle n’avait accepté que cela, elle tenait à le faire savoir. Elle répéta ce thème sous toutes les formes à trois cents personnes au moins dans l’espace d’une semaine, et quand elle se trouva suffisamment bien posée, elle me dit :

— En voilà assez, je n’en puis plus. Toute l’Europe sait maintenant pourquoi je suis marquise de Rivonnière. Il n’y a que moi qui ne le sache plus.

Je la comprenais à demi-mot, mais je feignais de ne plus la comprendre. Je savais bien pourquoi elle avait consenti à ce mariage. Elle ne comptait pas sur celui de Paul, elle voulait le rassurer, le ramener par la confiance et l’amitié. Elle avait calculé que six mois au plus suffiraient à lui rendre sa liberté et à lui faire conquérir l’amour. Elle avait tout préparé pour éloigner Paul de Marguerite en feignant de vouloir l’unir à elle. Paul avait haï la femme qui s’offrait ; il s’éprendrait de celle qui se refusait jusqu’à lui en vanter une autre. Elle avait réussi à détruire sa méfiance, mais non à empêcher son mariage, et elle n’avait plus d’autre partie à jouer que de paraître charmée du prix auquel elle avait obtenu ce résultat. Mais que ce prix était cruel, et comme elle le maudissait sous son air royalement ferme ! J’admirai sa force, car moi seule pus surprendre ses moments de désespoir et ses larmes cachées. Son père ne se douta de rien. Il ne pouvait rien empêcher, rien racheter ; il était désormais inutile de rien lui dire. Le reste de la famille se réjouissait de la haute position acquise par Césarine, et Helmina donnait vingt ordres inutiles par jour pour avoir la joie de dire : — Prévenez madame la marquise. Ses jeunes cousines Dietrich partageaient un peu cette vanité. L’aînée était mariée, la cadette fiancée ; la petite Irma disait :

— Mes sœurs épousent des bourgeois. Elles sont furieuses ! Moi, je veux un noble ou je ne me marierai pas.

Bertrand ne disait absolument rien. Il savait trop son monde ; mais quand Césarine, après avoir annoncé qu’elle avait faim, repoussait son assiette sans y toucher, ou quand, après avoir commandé gaiement une promenade, elle donnait d’un air abattu l’ordre de dételer, il me regardait, et ses yeux froids me disaient :

— Vous auriez dû faire sa volonté ; elle mourra pour avoir fait celle des autres.