Chanson de table

La bibliothèque libre.
La Chanson française du XVe au XXe siècle, Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 189-192).


CHANSON DE TABLE

a la manière du bon temps d’autrefois
ou
PORTRAIT BURLESQUE D’UN MÉDECIN GOURMAND
Air du Bastringue.


Vive, vive monsieur Purgon !
        Comme il mange
        C’est étrange !
Vive, vive monsieur Purgon !
    C’est Gargantua second.

Au potage d’abord fidèle,
De riz il consomme une écuelle,
Disant qu’un succulent bouillon
À l’appétit sert d’aiguillon.
Vive, vive, etc.

Sautant, pour seconde manœuvre,
Tour à tour sur chaque hors-d’œuvre,
Rien que pour se donner du ton,
Il vide un plein bocal de thon.
Vive, vive, etc.

Ensuite il engloutit, sans honte,
Trente petits pâtés, à-compte
Du pâté chaud, bien gros, bien rond,
Qui tombe aussi dans son giron.
Vive, vive, etc.

Il avale, quoiqu’on le gausse,
Trois livres de bœuf à la sauce,
Avec six tranches de melon
Et six gousses de poivre long.
Vive, vive, etc.


Il se fait un dieu de son ventre
Et son estomac est un antre
Qu’il comble jusqu’à son menton,
De veau, de bœuf et de mouton.
Vive, vive, etc.

À droite il prend de la giblotte,
À gauche de la matelotte,
Et rafle, en expert compagnon,
Rognon, oignon et champignon.
Vive, vive, etc.

Dieu sait comme il pèle une éclanche !
Il racle un gigot jusqu’au manche ;
Et tel qu’un dogue furibond,
Jusqu’à l’os il ronge un jambon.
Vive, vive, etc.

Puis il faut voir comme il se rue
Sur le saumon, sur la morue,
Sur barbue et sur barbillon,
Et sur turbot en court-bouillon.
Vive, vive, etc.

Aucune arête ne l’arrête ;
Au fond de son gosier qui prête,
Il est prouvé qu’un esturgeon
Glisse et coule comme un goujon.
Vive, vive, etc.

Mais voulez-vous qu’il se régale
D’une manière sans égale ?
Brunet vous dit : Faites-lui don,
Pour rôti, d’un dodu dindon.
Vive, vive, etc.

N’oublions pas qu’il boit les truffes
Et qu’à la façon des tartuffes,
Il s’en fait, par distraction,
Toute la distribution.
Vive, vive, etc.


Quand on lui sert caille ou mauviette,
Il s’imagine être à la diète,
Et croque par compassion,
L’ortolan à prétention.
Vive, vive, etc.

À l’entremets, vous le dirai-je ?
De tous les plats il fait le siège,
Et plonge, en arlequin bouffon,
Dans le macaroni profond.
Vive, vive, etc.

Observez bien qu’une salade
Sans œufs durs le rendrait malade
Et qu’il y fait, dans la saison,
Verser de la crème à foison.
Vive, vive, etc.

Au dessert, comme il se dépêche
Poire, abricot, cerise et pêche,
Soit à cru, soit en carafon,
Tout est broyé, tout part, tout fond.
Vive, vive, etc.

Au reste, du vin qu’il peut boire,
Mon calcul est facile à croire :
Il est dans la proportion
De cette déglutition.
Vive, vive, etc.

Son abdomen des plus voraces,
Du café, des liqueurs, des glaces,
Pour dernière vocation
Réunit la libation.
Vive, vive, etc.

Sa rotondité respectable
Brille aussitôt qu’il sort de table :
Il est bourré comme un canon,
Il est enflé comme un ballon.
Vive, vive, etc.


Si, pour obtenir de la gloire,
On concourait par la mâchoire,
Purgon serait, de son canton,
Proclamé le plus fort glouton.
Vive, vive, etc.

Docteur, vous que rien n’indispose,
Et qui digérez toute chose,
Pour digérer cette chanson,
Serez-vous assez bon garçon !
Vive, vive, etc.

L’antiquité, fort peu bégueule,
Admettait les chansons de gueule ;
Du temps du curé de Meudon
On eût dit avec abandon :

Vive, vive monsieur Purgon !
        Comme il mange !
        C’est étrange !
Vive, vive monsieur Purgon !
    C’est Gargantua second !

De Piis.