Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1919

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Chronique n° 2104
14 décembre 1919
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le Conseil Suprême avait fixé au 1er décembre la date où le Traité de Versailles entrerait en vigueur : il avait compté sans l’Allemagne. La résolution qu’il avait prise était cependant sage et elle était nécessaire. Le régime provisoire d’armistice dure encore. Lorsqu’il cessera, l’application du traité entraînera une série d’actes d’ordre politique, économique et militaire, qui intéressent presque toutes les nations. C’est à ce résultat, attendu depuis longtemps, que les Alliés voulaient aboutir. Mais le 1er décembre a passé sans que le Conseil Suprême ait pu suivre jusqu’au bout le programme qu’il avait tracé. Au dernier moment, l’Allemagne volontairement a retardé la paix.

Pour que le traité entrât en vigueur, il y avait, avant l’échange des ratifications qui est une simple formalité, deux accords à conclure : il fallait signer un protocole final pour liquider la période d’armistice et pour fixer les obligations que l’Allemagne n’a pas remplies depuis le 11 novembre 1918 ; il fallait en outre arrêter les conventions relatives aux territoires de l’Est de l’Allemagne, afin d’assurer le fonctionnement des commissions qui auront charge d’organiser les plébiscites ou de surveiller le départ des troupes, allemandes, conformément aux décisions de la Conférence de la Paix. L’Allemagne a voulu ajourner la signature de ces deux accords. Ce n’est pourtant pas le temps de la réflexion qui lui a manqué. Dès le 1er novembre, elle avait été mise en possession des textes par le Conseil Suprême. C’est le 19 novembre seulement qu’une mission composée de M. Simson, plénipotentiaire, et de conseillers techniques est arrivée à Paris. L’œuvre qu’elle devait accomplir n’était ni longue ni compliquée ; M. Simson et ses collaborateurs avaient eu plus de quinze jours pour étudier les questions. Or quarante-huit heures après son arrivée, la mission allemande annonçait qu’elle repartait. M. de Lersner, chef de la délégation allemande qui réside à Paris, prévenait le Conseil Suprême que M. Simson était allé faire un rapport oral à Berlin et demandait que la séance annoncée fût retardée jusqu’au retour des experts. Dans les jours suivants, le gouvernement allemand envoyait deux noies aussi surprenantes par le contenu que par le ton.

Les prétextes invoqués par l’Allemagne pour prolonger la discussion touchent à l’affaire de Scapa-FIow et à la situation des prisonniers allemands retenus en France. Il n’est pas besoin d’en faire un examen détaillé pour connaître ce qu’ils valent. Le gouvernement de Berlin trouve que les sacrifices que le Conseil suprême lui demande en compensation des navires coulés à Scapa-FIow sont trop lourds et assure que sa navigation et son commerce seront ruinés, s’il est obligé de livrer tout le matériel qui lui est réclamé. Il se plaint ensuite, comme s’il était lésé, et parfois sur un ton d’accusateur, de ce que les prisonniers allemands qui sont encore en France y restent jusqu’à la mise en vigueur du traité. Mais pour régler ces deux questions, l’Allemagne avait un moyen simple : c’était de faire exposer par ses conseillers techniques les arguments qui concernent sa situation maritime, et c’était de faciliter la mise en vigueur du traité, qui aura pour conséquence immédiate le renvoi des prisonniers. Elle a fait exactement le contraire. Elle a retiré à ses experts toute occasion de s’expliquer en les rappelant, et elle a consciemment empêché l’application de la paix, qui lui aurait rendu les prisonniers qu’elle réclamait. On voit assez pourquoi. En affectant de prendre le rôle de victime, elle a essayé d’exciter l’opinion allemande contre les Alliés, en particulier contre la France. En dirigeant ses plaintes tantôt contre l’Angleterre, à propos de Scapa-FIow, et tantôt contre nous, à propos des prisonniers, elle a espéré jeter quelque trouble dans le Conseil suprême, el, selon une vieille méthode allemande, faire naître des divergences entre les Puissances qui l’ont battue.

Il y a autre chose dans la manœuvre allemande, et c’est peut-être le plus important. La mise en vigueur du traité de paix obligera le gouvernement de Berlin à livrer les Allemands qui se sont rendus coupables de crimes durant la guerre. Cette heure de l’expiation sera aussi l’heure de l’humiliation et de la déchéance pour le militarisme germanique. Le jour où les représentants les plus notoires du système pangermaniste seront extradés et jugés comme des criminels, le régime militaire de l’Empire qui a fait la guerre aura reçu un coup retentissant. S’il y a quelque chance pour que l’Allemagne se renouvelle un jour moralement, c’est par l’effet de l’application complète du traité de Versailles qu’elle y parviendra. C’est pour cette raison que les partis impérialistes, inquiets, se sont efforcés de gagner du temps. Et c’est pour cette raison aussi que les Alliés ne peuvent pus supporter ces procédures dilatoires. L’Allemagne subit l’influence de ses anciens dirigeants ; elle ne néglige rien pour s’armer ; elle cherche à éluder des causes essentielles du traité ; elle est encore assez peu informée de ses responsabilités pour ne pas réclamer d’elle-même la punition des coupables. Un énergique rappel à l’ordre était nécessaire, et il a été adressé à Berlin par le Conseil suprême. Mais sera-t-il suffisant ? Des paroles, même vigoureuses, pourront-elles persuader un gouvernement menacé d’une crise intérieure, et incliné vers le militarisme ? Une note, si elle n’est pas appuyée par des mesures de coercition, ramènera-t-elle l’Allemagne encore arrogante au sentiment de sa défaite ?


Les événements de Berlin rendent plus utile que jamais l’union des puissances alliées et associées. Ils expliqueraient à eux seuls avec quelle attention toute l’Europe a suivi en ces derniers temps la discussion engagée en Amérique autour du traité de paix. Il n’est pas impossible qu’à Berlin même les nouvelles venues de Washington aient encouragé le gouvernement à retarder la signature du traité et à attendre les circonstances qui pourraient se présenter. Le Sénat américain, après plusieurs semaines de discussion, n’est pas arrivé à conclure : il semble partagé en deux partis dont l’un est trop faible pour faire ratifier le traité, et dont l’autre n’est pas assez fort pour le faire modifier. Le débat a été interrompu sans qu’intervienne une solution qui paraît être, à première vue, à la fois impossible et nécessaire. On comprend que devant une situation aussi confuse, l’opinion européenne soit un peu déconcertée. Elle se rappelle le magnifique exemple donné au monde par les États-Unis, quand ils sont entrés dans la guerre pour défendre l’intérêt supérieur de la liberté et du droit et quand ils ont repris pour leur compte l’admirable parole de La Fayette à Silas Deane : « Il faut montrer de la confiance : c’est dans le danger que j’aime à partager votre fortune. » Elle a quelque peine à saisir pourquoi aujourd’hui ce même peuple paraît hésiter à achever son œuvre. Au moment de consacrer la victoire à laquelle elle a si puissamment contribué et de ratifier un traité qui a été élaboré sous l’inspiration de son représentant, l’Amérique lui semble incertaine. De là à imaginer qu’un changement s’est produit dans l’esprit américain, la transition serait facile, et elle risquerait de l’être trop pour un public simpliste ou insuffisamment informé. Ce malentendu, qui serait si sérieux, ne se produira pas, hâtons-nous de l’ajouter. Les faits finissent toujours par l’emporter sur les impressions et les raisonnements. La discussion du traité de paix aux États-Unis, malgré les difficultés et les obscurités de l’heure présente, aura un terme et, nous en gardons la conviction, une conclusion claire.

Dans le débat qui se poursuit à Washington, il existe deux éléments essentiels, qui sont d’ailleurs étroitement liés l’un à l’autre ; il y a, à propos du traité de paix, une question de politique intérieure, et une question de politique extérieure. Le président Wilson nous est apparu, ainsi que nos hommes d’Etat apparaissent sans doute aux États-Unis, comme le chef incontesté de la nation américaine. Nous ne nous sommes pas mêlés de savoir quelles étaient les forces respectives du parti qu’il représentait et de celui qui l’avait jadis combattu. Dans tous les pays, les hommes qui détiennent le pouvoir ont eu leurs amis et leurs adversaires ; mais dans tous les pays, ils représentent, quand ils sont au gouvernement, la nation tout entière. Or, M. Wilson, lorsqu’il a été élevé en 1942 à la Présidence des États Unis par le parti démocrate, s’est trouvé dans une situation toute particulière. C’était la première fois depuis vingt ans que le parti démocrate enlevait au parti républicain la première magistrature de l’Etat. Ces changements ne s’opèrent pas sans qu’il en reste bien des souvenirs et bien des oppositions. La guerre européenne a rendu plus délicate encore la position de M. Wilson. Il a été amené par les affaires internationales et par la nécessité de défendre la sécurité et l’honneur des États-Unis, à prendre des mesures que les républicains considéraient comme relevant de leur politique plus que de la sienne. Il leur a ainsi donné l’impression qu’il utilisait leurs idées et leurs forces sans reconnaître leur prévoyance. Lorsqu’enfin il a réussi, avec beaucoup de volonté, de suite et d’adresse dans les desseins, à faire comprendre à son propre parti le rôle, que l’Amérique devait jouer, lorsqu’il est entré en guerre, les États-Unis ont donné à leur représentant des pouvoirs illimités. La nation américaine s’est rappelé le mot profond du président Lincoln : « Il est douteux qu’une démocratie puisse conduire à bonne fin une grande guerre. » Faisant preuve d’une éducation politique très sûre, elle a tout remis dans les mains du chef de l’État. Le président Wilson s’est servi de sa toute-puissance : il a fait la guerre ; il a contribué à la gagner ; il a fait la paix. Il a agi seul, selon des idées généreuses sans doute, mais selon ses manières personnelles de penser, sans consulter les Chambras ni personne, enveloppé d’un certain mystère. Aujourd’hui les États-Unis sont invités à approuver son œuvre : ils examinent et discutent.

Il est arrivé quelque chose d’analogue dans les autres pays, avec toutes les différences que peuvent amener les usages et les lieux ; Si le public américain est quelque peu étonné, ou fait des réserves en constatant ce qui a été accompli en son nom, il passe par des sentiments qu’ont eus les autres peuples. La guerre et la paix ont posé à toutes les nations démocratiques un très grand problème : elles ont fait apparaître à la fois la difficulté qu’éprouvent les gouvernements à agir sur la place publique à certaines heures graves, et la difficulté qu’éprouvent les démocraties à remettre leur sort entre les mains d’un petit nombre d’hommes qui ne leur disent pas ce qu’ils font. Au cours de la guerre, on a vu des gouvernements s’efforcer de tenir compte de l’une et de l’autre en associant à leurs décisions quelques commissions parlementaires. Au cours de la Conférence de la paix, on n’a rien vu de pareil. M. le président Wilson aurait probablement évité certaines oppositions qu’il rencontre aujourd’hui si, lorsqu’il s’est absenté de Paris pour retourner en Amérique il avait indiqué les grandes lignes de son dessein, ou si à son retour il avait associé au travail de la délégation quelques représentants du parti républicain ; il les a systématiquement ignorés. Aujourd’hui les républicains lui font sentir son erreur ; ils n’étaient pas bien disposés pour lui, ils ne le sont pas davantage pour son œuvre. Ils prétendent n’y reconnaître ni la pensée ni la politique américaines. C’est peut-être d’ailleurs une volonté du destin qu’à certaines périodes historiques les nations soient représentées par des individualités si marquées et si puissantes qu’elles paraissent en relief sur le plan de ces nations mêmes. Ni M. Lloyd George, ni M. Sonnino, ni M. Clemenceau, malgré tant d’aspects si français de son caractère, n’ont une figure très répandue dans le peuple dont ils ont défendu et symbolisé les intérêts. Mais de quel poids peuvent peser ces considérations quand il s’agit d’un traité qui touche l’avenir de l’univers ? Le Parlement dans notre pays ne s’est pas privé d’user librement et largement du droit de critique ; il n’en a pas moins, après avoir dit son avis, ratifié le traité. Entre les combinaisons de la politique intérieure, si importantes soient-elles, et le sort d’un document qui est destiné à assurer la paix du monde, il n’est pas de commune mesure. C’est une vérité, qui est à la fois d’ordre pratique et d’ordre moral. Pas plus qu’aux peuples d’Europe, elle n’a dû assurément échapper à la raison et à la conscience des États-Unis.

Aussi ces affaires de parti expliquent-elles davantage les conditions et l’atmosphère dans lesquelles se déroule la discussion que la discussion elle-même. Le sujet essentiel du débat touche à la politique extérieure. Le traité de paix contient un article qui se heurte à la constitution américaine, et c’est sur ce point précis que porte principalement toute la controverse du Sénat. Aux termes de l’article 10 du Traité de Versailles, les États-Unis sont tenus de maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance de tout peuple membre de la Société des nations, qui ferait appel à cette Société et qui serait appuyé par elle. Or, d’après la Constitution américaine, le Congrès a seul le droit de déclarer la guerre. Tout l’effort des sénateurs républicains consiste à démontrer qu’en fait l’article 10 du traité de paix dépossède le Congrès du droit qui lui est reconnu par la Constitution et qu’il transfère à la Société des nations le pouvoir d’engager les États-Unis dans une guerre. On pourrait à cet égard remarquer que l’opposition signalée entre le texte du traité et le texte de la constitution a une importance théorique plutôt que réelle : il est évident qu’en pratique la Société des Nations, encore dans un état élémentaire et dépourvue de moyens d’action propres, ne risquera pas un vain appel à un peuple dont elle ne connaîtra pas avec certitude les dispositions. Mais à ne considérer que la lettre du traité, le parti républicain a beau jeu pour en tirer argument, élever l’objection constitutionnelle et réclamer une interprétation des conditions où le traité pourra fonctionner. Il tient d’autant plus à s’expliquer complètement que M. Wilson avait évité de le faire, et le silence même du Président sur un sujet si grave lui paraît énigmatique. Comment supposer, en effet, que M. Wilson n’a pas été le premier à prévoir les difficultés que soulèverait l’article 10 ? C’est un juriste renommé ; il a écrit jadis sur « le gouvernement par le Congrès » un ouvrage qui a fait autorité. On ne peut guère croire que l’objection formulée par les républicains lui ait échappé. On imagine plus volontiers que pour la surmonter, il a préféré recourir, non à une discussion préliminaire de théorie, mais à la force des faits accomplis. Dans son livre publié bien des années avant la guerre, M. Wilson a eu comme la prescience de la discussion qui se poursuit en Amérique. Il a examiné le cas où le Président, usant du pouvoir d’initiative dont il dispose dans les négociations, aboutirait à un résultat que le Sénat n’approuverait pas. Et il a remarqué qu’en pareilles conjonctures, le Sénat pourrait être amené à donner son consentement pour ne pas refuser de ratifier des engagements pris aux yeux du monde. A trente ans de distance, le Président s’est-il souvenu de l’hypothèse étudiée naguère par le professeur d’Université ?

C’est en tous cas dans une situation de ce genre que se trouve aujourd’hui l’Amérique. Le problème serait insoluble si les deux partis qui luttent à propos du traité de paix avaient des idées différentes sur l’objet à atteindre. Mais il n’en est pas ainsi : il n’y a pas un parti qui veut et un qui ne veut pas se désintéresser de la guerre, de la paix, de l’avenir de l’Europe et de la menace germanique. Rien ne serait plus inexact et plus injuste que de prêter au parti républicain un changement politique essentiel. On ne saurait oublier que le parti qui mène la campagne contre le texte du traité, a été dès la violation de la Belgique partisan de la guerre, que jusqu’en avril 1917, il a pris l’initiative des mesures de préparation qui ont dans la suite facilité l’effort américain, qu’il est sincèrement attaché à l’idée de l’alliance anglo-franco-américaine. Dans cette controverse les deux partis diffèrent seulement sur les méthodes à employer. C’est pourquoi nous demeurons persuadés qu’ils se mettront d’accord. Nous ne savons ni à quelle date, ni par quels moyens, et la maladie qui empêche M. Wilson d’exercer son action personnelle, ajoute à ces incertitudes. Mais nous serions bien étonnés si l’Amérique ne trouvait pas la voie à suivre pour aller jusqu’au bout de son œuvre. L’histoire de ces quinze dernières années nous montre que la doctrine de Monroë et la constitution n’ont pas détourné les États-Unis de suivre la loi inévitable qui ne laisse plus les nations vivre dans la solitude et ne les ont pas empêchés de mêler leur grande et jeune puissance aux affaires du monde. Ils étaient représentés à La Haye et ils ont collaboré à l’acte général d’Algésiras. Chaque fois ils ont exprimé formellement leur désir de ne pas se départir de la politique traditionnelle des États Unis à l’égard des questions européennes : ils n’en ont pas moins mis leur signature au bas des protocoles internationaux. C’est dans ces précédents qu’ils trouveront un moyen de lever les difficultés qui les arrêtent aujourd’hui. Ils seront maîtres d’accepter ou de ne pas accepter les mandats que la Société des Nations pourrait avoir le désir de leur confier. Mais ils ne compromettront pas par animosité contre le Président le traité qui consacre la victoire du droit. Il ne sera pas dit qu’après avoir travaillé à la victoire commune, ils puissent assister en témoins insensibles aux efforts qu’accomplira l’Europe pour maintenir en face d’une Allemagne non désarmée l’idée de la civilisation et de la vie internationale qu’ils ont contribué à sauver par les armes. Il y a quelques semaines, le Président de la Mission économique française, M. Eugène Schneider, dans le beau discours qu’il prononçait à la Conférence d’Atlantic City, rappelait que la victoire militaire n’est pas le terme de la guerre, et il citait ces mots que Turgot a écrits en 1776 : « L’Amérique est l’espérance du genre humain. » Près d’un siècle et demi plus tard, M. Clemenceau a formulé une maxime analogue qui résume la pensée de notre pays sur ce sujet : « Nous comptons sur l’Amérique, a dit le Président du Conseil : il n’y aurait pas de traité, j’y compterais tout de même. »


L’Italie se trouve depuis quelque temps dans une situation troublée que les récentes élections législatives n’ont pas améliorée. Le scrutin qui a eu lieu comme chez nous le 16 novembre, a eu pour résultat d’envoyer siéger à Montecitorio cent cinquante socialistes, qui composent presque le tiers de la nouvelle Chambre. Forts de ce succès, les socialistes n’ont pas perdu de temps pour révéler leurs sentiments. Dès l’ouverture du Parlement italien, ils avaient imaginé de faire paraître leur puissance et après quelques hésitations sur la conduite qu’ils tiendraient, ils avaient décidé d’assister au début de la première séance et de se retirer avant le moment où le Roi prononcerait le discours du trône. C’est ce qu’ils ont fait. Cette manifestation a paru d’autant plus pénible à l’opinion italienne que le Souverain a toujours observé avec le plus grand tact son rôle constitutionnel et qu’il a conquis à la fois le respect et la sympathie de la nation. La Chambre et la population ont témoigné avec empressement leurs sentiments à l’égard du roi et elles ont tenu à protester ainsi contre l’attitude des socialistes. Dans la journée du 1er décembre, quelques députés socialistes ont été à Rome l’objet de démonstrations hostiles ; il s’en est suivi des incidents et des grèves qui se sont étendues à Milan et à Turin. Tous ces événements montrent un certain état d’effervescence dans les milieux avancés qui commence de préoccuper les partis de gouvernement.

Le succès des socialistes aux. élections s’explique par les circonstances où elles ont été faites. L’Italie a souffert de la guerre et elle a été déçue par la paix. La plupart des nations ont connu les mêmes épreuves, mais beaucoup, au lendemain de la victoire y ont pu recevoir de leur gouvernement une direction qui a rapproché les partis et ont été animées d’un sentiment d’union-nationale qui a rassemblé les groupements jadis séparés. En Italie, la situation était bien différente. Le parti giolittien qui dominait dans l’ancienne Chambre et qui avait été opposé à la guerre, était mis hors de cause par la victoire, et il a été complètement écrasé aux élections. Les autres partis étaient en désarroi et n’offraient rien aux électeurs qui fût de nature à éveiller leur attention. Ce qui a caractérisé les élections du 16 novembre, c’est le nombre, considérable des abstentions ; la majorité des citoyens par lassitude ou désenchantement n’a pas pris la peine de voter. Les partis extrêmes ont bénéficié de ces dispositions. Tandis que les socialistes indépendants gardaient leurs 27 sièges, les socialistes les plus avancés passaient, de 52 qu’ils étaient dans l’ancienne Chambre, au chiffre de 155. Il n’y a que le nouveau parti populaire qui ait fait d’aussi brillants progrès. Composé de catholiques, dont les uns sont conservateurs, mais dont d’autres sont syndicalistes, ce groupe a eu cent élus, alors qu’il n’en avait eu précédemment que 29. Les autres partis se trouvent très diminués : les radicaux, qui comptaient plus de soixante-dix députés, n’en comptent même plus quarante, les démocrates constitutionnels et les libéraux qui formaient dans l’ancienne Chambre une masse de trois cents députés ne sont plus qu’au nombre de 179. Le gouvernement dans ces conditions deviendra très difficile. M. Tittoni a quitté le pouvoir, M. Nitti qui reste président du Conseil aura une lourde tâche. Les excès du socialisme et les tendances ouvertement bolchévistes que ses représentants les plus avancés ont avouées, sont de nature, il est vrai, à rapprocher les partis d’ordre. Les socialistes n’ont rien fait pour atténuer l’éclat de leur victoire et pour proclamer les espérances qu’elle a fait naître. Bien au contraire : ils ont insisté sur la défaite bourgeoise, sur l’union des ouvriers révolutionnaires et des classes rurales, sur le caractère international du parti ; ils sont allés jusqu’à écrire que le parti socialiste italien possédait désormais une armée rouge organique et complexe. La manifestation antidynastique à laquelle ils se sont livrés n’a même été qu’une expression bien atténuée de leur pensée. Leur projet primitif consistait à assister au discours du trône et faire du bruit pendant que le souverain parlerait. Le silence et l’exode ont représenté des concessions aux tendances opportunistes d’une fraction du parti. Les apologistes du vacarme se sont rattrapés à la séance où M. Nitti s’est expliqué sur les incidents de Rome et il a fallu tout le calme et toute la fermeté du Président du Conseil pour qu’il puisse se faire entendre. M. Nitti trouvera évidemment une majorité contre les socialistes parmi les partis constitutionnels, y compris les catholiques qui ne lui refuseront pas leur concours.

Mais ces partis d’ordre auront-ils une cohésion suffisante et le Gouvernement gardera-t-il leur appui dans toutes les circonstances ? M. Nitti assailli à sa gauche par les socialistes révolutionnaires doit encore se préserver à droite des attaques des impérialistes qui ont mis leur foi en M. d’Annunzio. C’est ce qui peut un jour rendre la situation du Gouvernement particulièrement grave. Il est rare qu’un Gouvernement résolu ne tienne pas tête aux partis révolutionnaires quand il a nettement avec lui toutes les autres forces du pays. Malheureusement, l’aventure de M. d’Annunzio a désorganisé des puissances morales et sociales qui sont d’habitude prêtes à défendre l’ordre. Quand M. d’Annunzio est allé à Fiume, il a commencé par avoir des admirateurs. La sensibilité et l’imagination agissent plus vite parmi les foules que la raison politique, et comment l’exploit très hardi du poète n’aurait-il pas soulevé toutes sortes d’émotions et d’espérances ? Si la tentative de M. d’Annunzio a été appréciée avec moins d’indulgence hors de l’Italie, c’est que, vue de loin, elle laissait beaucoup plus paraître les difficultés qu’elle préparait. Dépouillée de tout le prestige qui pare une audacieuse équipée, elle a semblé l’acte le plus contraire qu’on pût imaginer aux idées générales qui dirigeaient les négociations de paix. M. d’Annunzio, cédant à la véhémence de son désir, franchissait d’un coup toutes les règles formulées par les hommes d’État qui devaient lui paraître engourdis dans de trop sages préceptes : mais au fond, cette solution du problème par un acte énergique n’était qu’un appel à la force. Si elle ne donnait pas tout de suite de bons résultats, elle ne pouvait ensuite qu’en donner de mauvais. Le peuple italien ne s’y est pas trompé : invité à se prononcer au moment des élections sur la question de l’Adriatique, il s’est bien gardé d’en rien faire ; il a même paru éviter avec soin de manifester sur ce sujet. La nouvelle expédition de M. d’Annunzio à Zara a achevé d’éclairer l’opinion. Zara était occupée par des représentants de l’armée et de la marine italiennes, conformément aux décisions des Alliés. C’est dans cette Aille que d’Annunzio s’est rendu le 14 novembre avec ses troupes irrégulières. On ne s’est pas étonné de cette étrange initiative, puisque d’Annunzio ne croit pas que les lois soient faites pour lui. Ce qui a paru plus surprenant et plus déplorable, c’est que le vice-amiral Millo qui commandait la ville et qui avait toujours paru dans ses communications au Cabinet de Rome désapprouver l’action des troupes de Fiume a fait cause commune avec elles. La presse italienne presque tout entière a compris la gravité des événements et a pris position. Les journaux même qui avaient approuvé jadis l’expédition d’Annunzio à Fiume ont blâmé celle de Zara : ils ont tout de suite discerné que cette politique irrégulière pouvait conduire à un conflit avec les Yougo-Slaves et que d’autre part elle soumettait la discipline militaire à une épreuve qui risquait d’être fatale. Il est apparu à tous que ces aventures ne réglaient nullement la question de l’Adriatique, mais qu’en revanche elles développaient un état de rébellion et plaçaient le gouvernement dans la situation la plus délicate. M. Nitti qui combat les socialistes doit se demander parfois quelle sera leur attitude si les impérialistes amis de M. d’Annunzio continuent leurs entreprises, et dans quelle mesure, en pareilles circonstances, les révolutionnaires deviendraient les défenseurs de la légalité. La politique italienne, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, sera beaucoup moins compliquer le jour où elle sera libérée des affaires comme celles de Fiume et de Zara : tant que leur renouvellement sera possible, la situation du gouvernement de Rome sera bien malaisée. Tous les pays alliés, et particulièrement le nôtre, suivent avec attention ce qui se passe au delà des Alpes, à la fois à cause des sympathies sincères que nous éprouvons pour l’Italie, et en raison du besoin qu’ont les nations qui ont combattu et vaincu ensemble de travaillera la constitution de l’Europe nouvelle.


Nous ne dirons qu’un mot de la politique intérieure. La nouvelle Chambre vient à peine de se réunir : la session qui a commencé le 8 décembre sera nécessairement très courte et presque tout entière remplie par les validations et le vote des douzièmes provisoires. Les deux semaines où ils vont siéger permettront surtout aux élus de prendre contact et de préparer l’avenir. La Chambre sait que, si on attend beaucoup d’elle, on ne lui demande pas d’avoir tout de suite de trop vastes pensées. Au contraire le public lui sera reconnaissant de sérier les questions et de montrer son aptitude à un travail ordonné. Ce n’est guère qu’après le 1er janvier que commencera l’œuvre de l’Assemblée. Comment ne pas indiquer tout de suite, cependant, avec quelle émotion, quelle reconnaissance et quel enthousiasme a été accueillie par tous, au Parlement et dans le pays entier, la rentrée des représentants de l’Alsace et de la Lorraine ? Il y a presque un demi-siècle que le traité de Francfort les tenait douloureusement éloignés de la Chambre française. Le Traité de Versailles vient de leur en ouvrir les portes, et leur retour a été salué comme un de ces événements qui marquent dans le cœur d’un peuple une date historique. Déjà l’un des leurs aura sa place dans les conseils du gouvernement. Obéissant, à une heureuse inspiration, M. Clemenceau, qui était obligé, à la suite des élections, de désigner quelques ministres nouveaux, a fait appel, pour diriger le ministère du Travail, à un député récemment élu dans le Haut-Rhin. Ainsi les représentants de nos provinces, dès qu’ils sont présents au foyer commun, sont conviés à y jouer un rôle et à mettre au service de notre politique leurs connaissances et leurs méthodes. Nous nous félicitons en même temps d’une autre décision prise par M. Clemenceau. Nous attachons un prix particulier à la désignation d’un grande maître de l’Université dont les qualités personnelles soient en accord avec ces hautes fonctions. Tous les pays du monde veulent bien reconnaître la place que nous tenons dans la vie intellectuelle. Ils lisent nos livres ; ils envoient leurs étudiants dans nos universités, il ? nous demandent d’envoyer nos professeurs dans les leurs. C’est par le développement de son influence scientifique et par son rayonnement spirituel que notre pays, pendant la période où il se reconstituera et se réparera à l’intérieur, peut continuer d’exercer une grande action à l’extérieur. M. Léon Bérard ne manquera pas de donner toute son attention à l’organisation de nos universités, à l’installation des laboratoires, aux relations scientifiques de nos centres d’étude avec l’étranger. Nous connaissons aussi trop sa pensée pour ne pas avoir l’assurance qu’il sentira l’importance de notre enseignement secondaire et de cette tradition classique qui est l’héritage de notre histoire et qui a fait la force de notre culture.


ANDRÉ CHAUMEIX.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.