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Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1908

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Chronique n° 1831
31 juillet 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous n’exprimons pas un sentiment banal, un sentiment protocolaire, en disant que la France entière suit avec un intérêt qui n’est pas exempt de quelque émotion les détails du voyage de M. le président de la République dans les pays du Nord. Partout, M. Fallières est reçu avec une cordialité évidente, et ce n’est pas à l’homme lui-même, bien qu’il en soit digne, que s’adressent ces manifestations, mais à la France. Plusieurs de nos présidens s’étaient déjà rendus en Russie par la Baltique et avaient fait quelques arrêts en route ; mais c’est la première fois que la tournée, qu’on nous passe le mot, est aussi complète, et que le vaisseau présidentiel fait successivement escale à Copenhague, à Stockholm, à Reval et enfin à Christiania.

La situation générale actuelle, avec tous les intérêts et tous les sentimens qui s’y rattachent, suffit, certes, pour donner une haute portée au voyage de notre président, et il ne’ saurait nous être indifférent de recueillir les sympathies des gouvernemens et des peuples ; mais que de souvenirs M. Fallières ne rencontre-t-il pas sur son chemin ! Le Danemark et la Suède ont été très étroitement mêlés à notre propre histoire. Le Danemark a même payé assez cher la fidélité qu’il nous a témoignée pour avoir droit à toute notre reconnaissance ; et la communauté des malheurs que nous avons éprouvés, lui et nous, par la suite, semble nous avoir unis par un lien nouveau. Quant à la Suède, elle a été maintes fois notre amie ou notre alliée depuis Gustave-Adolphe. Chacun des deux pays a suivi plus tard ses destinées distinctes, mais, depuis longtemps, aucun dissentiment ne les a séparés. Nous ne parlons pas de la Norvège, qui a partagé le sort, tantôt de la Suède, tantôt du Danemark, et qui a finalement revendiqué son indépendance ; elle est à ses débuts comme nation et comme gouvernement autonomes ; mais ses débuts sont entourés d’une bienveillance universelle. On a fait, il y a quelques mois, des arrangemens pour consacrer la situation de tous ces pays du Nord les uns à l’égard des autres, ainsi que la liberté des mers qui les baignent, et pour leur donner des garanties nouvelles. Nous ne nous demanderons pas s’ils en avaient vraiment besoin, ni ce que vaudraient ces garanties si on les mettait sérieusement à l’épreuve. Mais fort heureusement, il n’y a pas de paix mieux assurée que celle des pays septentrionaux. Quant à la Russie, elle occupe une place à part dans nos pensées, non seulement parce qu’elle est une très grande puissance et que l’équilibre du monde repose en partie sur elle, mais parce qu’elle a rompu la première l’isolement où nous étions tenus, et qu’elle nous a tendu une main amicale. Ce sont des souvenirs qui ne s’effacent pas. Le rapprochement qui s’est opéré entre elle et nous a pris bientôt la forme d’une alliance formelle. A partir de ce moment, la physionomie de l’Europe a été modifiée. Il n’y a pas un seul groupement de puissances, mais deux, et le second s’est singulièrement développé, ordonné, consolidé depuis quelque temps. Alors le maintien de la paix a cessé de dépendre d’une volonté unilatérale, à laquelle nous rendons d’ailleurs la justice qu’elle a toujours été pacifique ; mais elle a été parfois inquiète et agitée, et la sécurité générale ne pouvait que gagner à ce qu’elle eût un contrepoids. L’alliance franco-russe, complétée depuis par l’entente cordiale qui, de Paris, s’est étendue à Saint-Pétersbourg, est devenue un des plus importans facteurs de la politique mondiale. Aussi était-il naturel que M. le président de la République, à l’exemple de ses devanciers, fît une visite à l’empereur de Russie, auprès duquel il trouve le même accueil amical. Au moment où nous écrivons, le voyage de M. Fallières n’est pas encore terminé, mais le caractère qu’il a eu dès le premier jour se maintiendra certainement jusqu’au dernier : on peut en escompter les effets avec confiance. Nous ne nous arrêterons pas aux discours qui ont été prononcés dans ces diverses rencontres ; ils ont été ce qu’ils devaient être : pleins de mesure, de tact et de cordialité.


Pouvons-nous donc jeter sur le monde un coup d’œil absolument satisfait ? N’y a-t-il aucun point noir, aucun nuage floconneux à l’horizon ? Si la disposition des gouvernemens est pacifique, celle des choses l’est-elle également ? Enfin n’avons-nous d’aucun côté rien à craindre, et pouvons-nous envisager le présent et l’avenir en toute sécurité ? Il est rare dans l’histoire qu’un pays ait le droit de s’abandonner à une pareille confiance, et ceux qui l’ont fait ont eu parfois des réveils terribles. Aujourd’hui, pas plus qu’à aucun autre moment, nous ne conseillerions un optimisme qui, poussé aussi loin, serait dangereux ; mais un pessimisme excessif ne le serait pas moins. Il nous semble que, dans le discours qu’il a prononcé devant la colonie française à Berlin, le 14 juillet, M. Jules Cambon a su garder la juste mesure entre l’un et l’autre. Ses paroles, reproduites par la presse, ont eu le plus heureux effet : elles ont opéré comme un sédatif. « Des bruits courent en Europe, a-t-il dit, qui semblent destinés à inquiéter l’opinion et à troubler le calme des esprits : il ne faut pas s’en effrayer. Tous les gouvernemens sont attachés à la paix : il ne faut pas se laisser aller à un pessimisme qui stérilise tout effort, mais avoir dans l’avenir une confiance qui seule permet de venir à bout de difficultés passagères. » Ce son de cloche, discret mais opportun, a eu du retentissement. Oui, tous les gouvernemens veulent la paix et font effort pour la maintenir. Ils s’appliquent à dissiper entre eux les malentendus aussitôt qu’ils apparaissent et se forment, sans attendre comme autrefois que le temps les ait aggravés. Et tout cela est fort bien, tout cela est rassurant, tout cela permet de dire qu’il n’y a aucun danger immédiat : toutefois, si les gouvernemens n’y veillaient pas sans cesse, ces dangers ne tarderaient pas à se montrer.

Ils ne viendraient plus actuellement du côté du Maroc. La question marocaine n’a peut-être pas épuisé tout son venin ; l’avenir reste obscur ; mais, pour le moment, il est hors de doute que la situation s’est détendue, soit localement, soit internationalement. Le gouvernement de la République a donné une marque décisive de la sincérité de ses intentions et de ses promesses en rappelant quelques-unes des troupes de la Chaouïa. Il en a jusqu’ici rappelé bien peu, quelques bataillons à peine ; cela a suffi comme indication, et tout le monde a compris que la marche en avant était terminée ; il n’était pas inutile de donner cette impression après l’incident d’Azemmour. Les dépêches de ces derniers jours présentent la Chaouïa comme vraiment pacifiée. Les moissons y sont, paraît-il, magnifiques et les habitans, rentrés dans leur fermes, ne demandent qu’à en faire la récolte. Les relations commerciales de la province avec Casablanca sont rétablies. Cette malheureuse ville ne vivait plus depuis quelque temps que d’un commerce d’importation qui se faisait par la mer en vue de l’entretien du corps d’occupation ; mais le commerce qu’elle faisait autrefois avec la Chaouïa, et qui était sa vraie richesse, normale et permanente, avait complètement cessé. Il commence à reprendre son ancienne activité. Les dépêches disent que le général d’Amade n’a plus rien à faire dans la Chaouïa, convertie en Arcadie. Si cela est vrai, tant mieux. Notre résolution de ne pas nous immiscer dans les affaires intérieures du pays, et de laisser les deux frères ennemis vider seuls leur querelle, a pris, elle aussi, un caractère plus consistant et plus apparent, et de cela encore nous dirons que c’est tant mieux. On sait que le Sultan a quitté Rabat pour se rendre à Marakech. Y arrivera-t-il ? — J’en jurerais bien, disait quelqu’un dans une circonstance analogue, mais je ne parierais pas. — Restons spectateurs de cette guerre, à laquelle il est d’ailleurs si difficile de rien comprendre. Abd-el-Aziz a certainement bien fait de quitter Rabat où il moisissait sur place et de s’acheminer vers Marakech ; mais, au train dont il marche, on a toujours peur qu’il ne reste en route. Quant à Moulaï-Hafid, un simple caporal européen, s’il était à sa place, réunirait toutes ses forces et irait barrer la route au Sultan. Mais, lui, ne bouge pas. Certaines dépêches disent pourtant qu’il a quelque tentation d’aller à Rabat prendre la place de son frère, qui s’est si bien trouvé de l’occuper ! Cette guerre pourra durer longtemps, puisque les deux champions qui la soutiennent font des efforts héroïques et multiplient les plus ingénieux chasses-croisés pour ne pas se rencontrer. L’important pour nous est de ne pas les rencontrer non plus.

Si nous persistons sagement dans cette attitude, il sera difficile, même aux journaux allemands, les plus exaltés, de nous chercher querelle. En tout cas, toute l’Europe, et nous n’en séparons pas le gouvernement allemand, nous rendra la justice que nous avons rempli nos engagemens. Des complications internationales ne sauraient donc venir désormais du côté du Maroc. Malheureusement, il peut en venir d’un autre.


L’Orient est en pleine révolution. Cette révolution peut être bienfaisante, et nous souhaitons qu’elle le soit ; nous espérons même très fermement que ses dernières conséquences seront heureuses et que la régénération de l’Empire ottoman en sortira. Mais que d’étapes à parcourir avant d’arriver au but que tout le monde désire atteindre ! Pour le moment, on est en pleine féerie. Le Sultan donne une constitution à son peuple, et le peuple s’abandonne à des élans d’enthousiasme : il ne doute pas que son bonheur ne soit assuré désormais par la pratique des institutions représentatives et par la liberté. C’est à coup sûr un des événemens les plus extraordinaires auxquels il nous ait été donné d’assister ; et rien, la veille encore du jour où il s’est produit, ne le faisait prévoir. Il est tout aussi difficile d’en prévoir les suites. Nous devons donc nous borner, pour le moment, au rôle de narrateur. On assistait depuis quelques mois à une nouvelle crise de ce mal balkanique avec lequel l’Europe vit depuis longtemps, et dont le caractère ressemble un peu à celui des torrens, des montagnes, qui s’enflent parfois en quelques minutes et deviennent un fleuve impétueux, puis se désenflent et se vident en non moins de temps. Mais il semblait bien, cette fois, que le torrent ne s’écoulerait pas si vite. La crise balkanique se compliquait, en effet, de quelques élémens nouveaux, qui étaient de nature à la rendre plus grave, plus longue, plus inextricable. Nous disons la crise balkanique plutôt que la crise macédonienne, parce que la Macédoine, en ce moment surtout, ne peut pas être détachée des pays voisins qui agissent habituellement sur elle beaucoup plus qu’elle n’agit sur eux.

La situation de la malheureuse péninsule est connue de nos lecteurs : ils n’ont pas oublié le tableau qu’en a tracé M. René Pinon. Le malheur de la Macédoine est qu’il n’y a pas de nationalité macédonienne. Il y a une nationalité hellénique, avec laquelle on a pu constituer le royaume de Grèce. Il y a une nationalité bulgare, avec laquelle on a pu constituer la principauté de Bulgarie. Il y a une nationalité serbe, avec laquelle on a constitué le royaume de Serbie. Nous négligeons pour le moment les fractions. Mais la nationalité macédonienne n’existe pas. Le Macédonien, en tant qu’être spécifique, n’a jamais été vu par personne. Montrez un habitant de la Macédoine à un Grec, il vous dira tout de suite : c’est un Grec. Montrez-le même à un Bulgare, il vous dira non moins affirmativement : c’est un Bulgare. Et enfin, si vous le montrez à un Serbe, le Serbe reconnaîtra en lui un compatriote et le proclamera bien haut. Et, en effet, le Macédonien sera, ou un Grec, ou un Bulgare, ou un Serbe, à moins toutefois qu’il ne soit un Turc, car les Turcs comptent aussi, et pour beaucoup, dans la nomenclature des populations macédoniennes. De ce mélange il n’est jamais sorti une combinaison, comme disent les chimistes, c’est-à-dire un être nouveau, différent de ses élémens primitifs, ayant conquis une personnalité politique et une nationalité propres. De tout cela, les Grecs concluent que la Macédoine n’étant, à peu de chose près, peuplée que de Grecs, doit faire retour à la Grèce. Les Bulgares, qui n’y voient que des Bulgares, prétendent aussi qu’elle doit leur appartenir. Et les Serbes, ayant fait non moins scrupuleusement une constatation du même genre, ne sauraient souffrir qu’elle leur échappât. On demandera peut-être ce qu’en pensent les habitans de la province. L’empereur Napoléon III, dans son rêve plein de bonnes intentions, aurait dit : c’est bien simple, il n’y a qu’à consulter les populations. Mais ce n’est pas aussi simple que cela. On ne sait trop ce qu’en pensent les populations ; elles se gardent bien de le dire, parce que les Grecs leur envoient des bandes armées pour leur persuader qu’elles sont grecques, et que ces bandes massacrent tout ce qui parait en douter ; que les Bulgares envoient, de leur côté, des bandes qui massacrent tout ce qui ne veut pas être Bulgare ; enfin que les Serbes, moins forts, mais non moins ambitieux, se livrent eux aussi, dans la mesure où ils le peuvent, à des exercices de nationalisation de même genre. Les Turcs, eux, ne demandent pas aux habitans de la Macédoine d’être Turcs, mais Ottomans, et, de temps en temps, ils massacrent aussi tout ce qui ne veut pas l’être. Et il y a toujours des Macédoniens, tant les races humaines s’obstinent à vivre, en dépit des coupes sombres qu’on y opère ! Mais les Macédoniens sont bien malheureux. Si on ajoute, en effet, à ce qui précède, qu’ils ont le plus mauvais gouvernement, ou plutôt la plus détestable administration connue en Europe ; que tout le monde les piétine et les pressure ; qu’ils paient deux ou trois fois, entre des mains successives, les impôts auxquels ils sont condamnés ; enfin qu’il n’y a pour eux aucune justice assurée, on aura une idée qui commencera à être complète du lot que la politique leur a décerné dans la distribution des conditions humaines.

L’Europe y fait ce qu’elle peut, mais elle n’y peut pas grand’chose. De temps en temps, les divers gouvernemens échangent des vues à ce sujet, dressent des programmes de réformes qu’ils soumettent au Sultan, et essaient de les lui faire accepter en exerçant sur lui ce qu’on appelle une pression ; mais le Sultan laisse la pression s’exercer, étudie minutieusement ; le programme, fait des objections, et les choses en restent là. Le Sultan sait, en effet, que les divers gouvernemens ont des cliens divers parmi les nationalités balkaniques, cliens dont ils ne peuvent abandonner les intérêts et dont ils doivent même un peu servir les passions ; il y a même un gouvernement dont il est personnellement le client ; de sorte que, si les choses étaient poussées à l’extrême, une guerre générale ne manquerait pas d’éclater. Heureusement personne n’en veut. Cela permet au Sultan d’en prendre à son aise avec les revendications et les réformes qui lui sont présentées. Toutefois, dans ces dernières années, quelques atténuations encore peu sensibles, mais cependant effectives, ont été apportées à la triste situation de la Macédoine. On a nommé un haut commissaire, qui s’est trouvé être un homme intelligent et animé de bonnes intentions : il a fait de son mieux pour établir un peu d’ordre et de justice en Macédoine et y a partiellement, mais très partiellement réussi. On a organisé une gendarmerie, qui a fait œuvre utile, mais j très incomplète aussi. Chacune des principales nations européennes a une zone d’action soumise à sa surveillance. Les résultats ont été appréciables, mais fort insuffisans, et les traits principaux du tableau sont toujours ceux que nous avons brièvement rappelés.

Les choses en étaient là lorsque la situation politique de l’Europe, en ce qui concerne les Balkans, s’est modifiée. Depuis une dizaine d’années, les autres puissances, reconnaissant que la Russie et l’Autriche-Hongrie avaient des intérêts plus directs et plus immédiats dans les affaires balkaniques, s’en étaient remises à elles du soin de préparer les projets à appliquer, avec le consentement du Sultan, à une province particulièrement déshéritée. La Russie et l’Autriche avaient conclu entre elles un arrangement qui, en ce qui concerne la Macédoine, tendait à l’amélioration du statu quo dont les bases poétiques étaient maintenues, et qui, en ce qui concerne les deux puissances elles-mêmes, ressemblait un peu à ce qu’on appelle un protocole de désintéressement. C’est de l’entente de l’Autriche et de la Russie que sont sorties les quelques réformes dont nous avons parlé plus haut. Nul ne songeait en Europe à leur enlever l’espèce de mandat qu’elles remplissaient ; elles auraient pu sans doute le conserver longtemps ; mais, un dissentiment s’étant produit entre elles de la manière la plus inopinée, la Russie s’est détachée de l’Autriche et a cessé de combiner avec elle les solutions à apporter aux affaires macédoniennes. Elle a préféré se tourner du côté de l’Angleterre, qu’elle jugeait sans doute plus désintéressée, et c’est, dans ces derniers temps, avec Londres qu’on s’est entendu à Saint-Pétersbourg. Personne assurément n’aurait accordé le moindre crédit à celui qui, il y a un an, aurait annoncé cette nouvelle orientation de la Russie dans les questions orientales ; mais tout arrive : il suffit d’attendre et de profiter des circonstances ; c’est ce qu’on a fait à Londres avec beaucoup d’habileté. Comment ne pas admirer, en passant, la bonne fortune de l’Angleterre qui, par l’effet de contre-coups qu’elle n’avait ni préparés, ni prévus, a vu se grouper solidement autour d’elle des gouvernemens qui, il n’y a pas longtemps encore, en étaient plutôt éloignés ? Nous n’avons d’ailleurs, pour notre compte, qu’à nous en féliciter.

Ce rapprochement de l’Angleterre et de la Russie a fait naître deux notes dont la première a déjà été communiquée aux Puissances : la seconde le sera-t-elle jamais ? Les deux Puissances se sont partagé le travail. L’Angleterre s’est surtout préoccupée des conditions préalables à réaliser en Macédoine pour y préparer le terrain aux réformes futures, et la Russie s’est chargée de rédiger, une fois de plus, le programme des réformes indispensables. Le gouvernement anglais, sentant bien qu’on ne ferait rien de sérieux en Macédoine si on n’arrivait pas à la suppression radicale des bandes qui l’infestent, a proposé l’organisation d’une force militaire mobile, qui serait commandée par des officiers ottomans, et qui poursuivrait cet objet particulier. Nous ne pouvons rien dire de l’organisation de cette force, puisque la note anglaise n’a pas encore été livrée à la publicité, si ce n’est qu’on reconnaît dans la proposition elle-même le bon sens habituel du gouvernement britannique. Il faut commencer par le commencement : c’est par là que le gouvernement britannique a voulu commencer. Si l’on s’en rapporte aux demi-confidences faites aux journaux, l’impression produite a été bonne. Mais ! .. Rarement cette conjonction n’a mieux indiqué un point suspensif dans les hypothèses qu’il est permis de faire. Tout, en effet, a été mis en suspens. Des événemens imprévus ont eu lieu en Macédoine. L’ordre ou le désordre de choses auquel on était habitué y a fait place à une situation toute nouvelle.

C’est comme un lever de rideau sur une scène inconnue. Tout le monde a entendu parler de la Jeune-Turquie, qu’on pourrait appeler le parti de la régénération du vieil Empire ottoman par des institutions libérales. On savait que ses adhérens, surveillés par la police, poursuivis, traqués, et qu’on croyait tous dispersés dans les diverses capitales de l’Europe, travaillaient néanmoins avec activité à leur propagande ; mais on était loin de connaître les résultats qu’ils avaient atteints, ni de savoir sur quel point particulier ils avaient tourné leur effort. Ils l’avaient tourné sur l’armée. Comprenant que tout l’édifice ottoman reposait sur la force, et que, le jour où cette force manquerait, la catastrophe se produirait, ils ont cherché à convertir à leurs idées le plus grand nombre d’officiers possible, ce à quoi ils ont réussi au-delà de toute espérance. Et cependant, si on y avait bien réfléchi, ne pouvait-on pas pressentir qu’ils trouveraient dans l’armée comme ailleurs, mieux qu’ailleurs même, un terrain propice à leur action ? L’armée ottomane, qui a des qualités admirables d’endurance, de patience, de courage, de dévouement, est une des premières victimes des vices invétérés de l’administration impériale : le paiement de sa solde n’est jamais assuré, et ce qu’on appelle ailleurs les droits acquis y est subordonné et sacrifié au plus capricieux favoritisme. Aussi le mécontentement y est-il général. Il paraît avoir augmenté, depuis quelque temps, par suite des intrusions policières, c’est-à-dire du régime de surveillance individuelle et de délation dont le corps des officiers a été l’objet ; et ce fait prouve que le gouvernement connaissait le danger, ou du moins qu’il s’efforçait de le bien connaître ; mais les moyens dont il s’est servi pour en diagnostiquer le caractère l’ont encore aggravé. Donc, la situation se gâtait en Macédoine ; les bandes commençaient à circuler ; l’Europe présentait un front assombri derrière lequel quelque chose se préparait, probablement de vieux remèdes à ce qu’on regardait comme un vieux mal. Tout d’un coup la révolte militaire a éclaté. Au moment où le gouvernement ottoman avait le plus grand besoin de son concours, l’armée a laissé apparaître les ravages profonds que la propagande jeune-turque avait faits dans ses rangs. En quelques jours, la Macédoine tout entière a appartenu à l’insurrection. La consternation a été grande à Constantinople. La première idée du Sultan a été de mobiliser les troupes d’Asie pour les transporter en Europe ; mais on s’est aperçu tout de suite qu’elles étaient prêtes à passer à l’insurrection. De quelque côté qu’il se tournât, le Sultan constatait que tout lui manquait à la fois.

Nous ne raconterons pas les faits en détail : les journaux en ont été remplis. Il suffit de citer le premier et le dernier incidens qui se sont produits à Monastir, point sur lequel les insurgés ont fait converger leur principal effort. Le général Chemsi pacha venait d’y prendre le commandement de la place ; il avait réuni ses troupes pour leur donner lecture d’un ordre du Sultan, lorsqu’une vive fusillade a éclaté, et le général est tombé percé de coups. Ce cas n’est malheureusement pas isolé. Il commence à devenir difficile de compter les cadavres. Les assassinats et les tentatives d’assassinat se multiplient. La vie de tous les officiers fidèles au régime établi est menacée, et plusieurs ont déjà succombé. Ceux qu’on accuse d’avoir surveillé et dénoncé leurs collègues sont l’objet de vengeances encore plus nombreuses. On ne sait, on ne veut pas savoir d’où partent les balles qui les atteignent, tantôt, en plein jour, à la tête de leurs troupes, tantôt, le soir au coin d’une rue. On assiste à un renouvellement de l’histoire des anciennes conspirations. Celle d’aujourd’hui a-t-elle un chef ? On ne le sait pas encore d’une façon certaine. Le nom qu’on entend prononcer le plus souvent est celui du major Niazi effendi, qui semble avoir levé le premier l’étendard de la révolte et s’est réfugié à Okrida, où il a établi le centre de son gouvernement. C’est un gouvernement, en effet. Le major Niazi ne se contente pas de distribuer des places ; il perçoit les impôts ; il envoie des proclamations ; il menace de pendre les chefs des municipalités qui ne marcheront pas avec lui. Qui ne plaindrait ces malheureux ? Sils ne sont pas pendus par le major Niazi, ils le seront, où ils risquent de l’être par d’autres, chaque parti étant assez fort pour pendre ses adversaires, mais pas assez pour empêcher ses partisans d’être pendus. Jusqu’ici le sort de la Macédoine n’est donc pas amélioré. Le dernier coup de main des insurgés a mis complètement Monastir à leur discrétion. Le maréchal Osman Ismaïl pacha y avait remplacé l’infortuné général Chemsi pacha. Heureusement pour lui, on ne l’a pas tué, mais on l’a enlevé pendant la nuit et on l’a transporté à Okhrida, où le major Niazi le tient prisonnier. Rien ne réussit comme l’audace au milieu d’une décomposition anarchique. Les succès de l’insurrection ont été foudroyans : elle a été partout maîtresse, mais que veulent les Jeunes-Turcs ?

Nous devons faire les réserves les plus formelles sur les procédés qu’ils emploient : l’assassinat est toujours un crime, et, pour ceux qui ont quelque souci du lendemain, un pronunciamiento militaire est toujours une introduction infiniment suspecte à des réformes libérales. Une révolution qui use de pareils moyens ou qui en sort, aura, si elle réussit, beaucoup de choses à se faire pardonner. Ceci dit, nous reconnaissons volontiers que le programme des Jeunes-Turcs mérite les sympathies et que son succès est désirable. Les Jeunes-Turcs se déclarent avant tout patriotes. Ils ont remarqué que, toutes les fois que l’Europe s’est occupée des affaires d’Orient, il en est résulté une diminution territoriale pour l’Empire ottoman, et une diminution d’autorité pour le Sultan. Aussi veulent-ils se passer de l’Europe et faire eux-mêmes les réformes qu’ils sont les premiers à juger nécessaires. Ils tiennent à l’intégrité territoriale de l’Empire ; ils tiennent à l’autorité, au prestige, à l’indépendance du Sultan ; ils n’en veulent pas à Abdul-Hamid et le disent bien haut, ce qui est de leur part un trait d’intelligence ; enfin ils réclament impérieusement la remise en vigueur de la Constitution de 1876, constitution qui n’a jamais été abrogée et qu’ils considèrent comme endormie. C’est au cri de : Vive la Constitution ! qu’a lieu le mouvement actuel. La Constitution de 1876, œuvre de Midhat pacha, donnait à la Turquie le régime parlementaire et une somme notable de libertés. En conséquence, on avait élu une Chambre, qui n’a duré que quelques jours, après quoi, elle a été dissoute, et toute la Constitution a été reléguée jusqu’à nouvel ordre au magasin des accessoires. Mais rien ne meurt tout à fait. Les germes jetés au vent finissent par trouver un terrain favorable. Aucune force humaine n’empêchera la Turquie d’avoir, elle aussi, un parlement un jour ou l’autre. La question est de savoir si les temps sont mûrs.

Aux dernières nouvelles, le Sultan, impressionné et effrayé par les événemens de Macédoine, avait compris la nécessité, devons-nous dire de céder ? ou de temporiser ? ou de louvoyer ? Quoi qu’il en soit, il a fait savoir qu’il accordait une constitution à son peuple et nous avons dit qu’on lui a répondu par une explosion d’enthousiasme. Pour le moment, tout l’empire est dans la joie. Le sultan Abdul-Hamid est un homme d’une intelligence supérieure, et il vient de montrer qu’il avait la décision prompte. Il a commencé par congédier son grand vizir Ferid pacha, auquel il n’avait, semble-t-il, à reprocher que d’être Albanais, et les Albanais, qu’il croyait fidèles, se sont jetés éperdument dans le mouvement jeune-turc. Il a nommé à sa place le vieux Saïd pacha, le petit Saïd, comme on l’appelle à Constantinople, homme de mérite, mais dont la situation n’est pas enviable : Saïd aura de la peine à en dominer les difficultés. Si le Sultan fait vraiment un essai loyal de la Constitution et s’il accepte avec sincérité, au moins dans ses grandes lignes, le programme des Jeunes-Turcs, il pourra en tirer un grand parti pour assurer son indépendance à l’égard de l’Europe ; mais, à son âge, avec ses antécédens, avec le caractère qu’il a manifesté jusqu’ici, peut-on croire qu’il entrera dans des voies aussi nouvelles sans aucune pensée de rebrousser chemin ? Qui vivra verra.

Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que toutes les puissances, grandes et petites, se prêteront d’un cœur bénévole au succès d’une pareille entreprise. Un des points essentiels du programme jeune-turc est la substitution du principe politique de l’unité ottomane au principe ethnique des races diverses qui occupent le territoire de l’Empire avec des droits différens. Les Jeunes-Turcs ne reconnaissent en Macédoine ni Grecs, ni Bulgares, ni Serbes : il n’y a là pour eux que des Ottomans, et le bienfait de la Constitution sera de fondre toutes ces races dans un même bloc, en leur accordant une représentation égale dans le Parlement et des droits égaux dans le pays. C’est une belle conception. Mais qu’en penseront les Grecs, les Bulgares, les Serbes, et les Puissances auxquelles ils se ramifient ? La réalisation du programme jeune-turc signifierait pour les voisins de la Turquie qu’ils doivent renoncer à l’espérance de mordre sur la Macédoine et de s’en attribuer un morceau : croit-on qu’ils s’y prêteront volontiers. Une des proclamations du major Niazi invite les bandes étrangères à marcher d’accord avec lui, faute de quoi, dit-il, il les exterminera. Il n’obtiendra jamais qu’elles marchent d’accord avec lui ; mais, s’il en débarrassait le pays, ce serait au mieux : il aurait rendu la proposition anglaise inutile, puisqu’il en aurait réalisé l’objet. Mais le major Niazi a-t-il assez de forces pour cela ? Les bandes continueront de traverser et d’agiter la Macédoine. Qui sait même si une situation aussi dangereuse pour leurs ambitions communes ne déterminera pas quelque puissance balkanique, la Bulgarie par exemple, à jeter son épée dans la balance, car elle en a une et ne demande qu’à s’en servir ? Et c’est même une des principales préoccupations qu’on éprouvait à Constantinople à la veille de l’insurrection.

On le voit, l’horizon balkanique est très trouble. C’est pourquoi la question du Maroc passe, comme nous le disions en commençant, au second plan, où elle restera si nous avons le bon sens de l’y laisser. De toutes les grandes puissances européennes, nous sommes peut-être celle qui a actuellement, le moins d’intérêts directs engagés dans les Balkans, ce qui nous permet de remplir, sans être suspects, un rôle de conciliation entre les autres. Nous avons déjà commencé à remplir ce rôle, et on nous en a su gré ; mais la situation s’est depuis profondément modifiée, et le travail de la diplomatie est tout à recommencer. Au milieu des difficultés qu’on peut prévoir, il importe de garder la pleine disposition de ses forces et, par conséquent, toute sa liberté. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet, c’est la question d’Orient qui menace de se poser à nouveau, et nous savons, par les soucis qu’elle a causés à nos pères, quels sont ceux qu’elle peut encore nous infliger à nous-mêmes.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.