Chroniques (Marcel Proust)/Rayon de soleil sur le balcon

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ChroniquesNRF (p. 107-112).

RAYON DE SOLEIL SUR LE BALCON

Je viens d’écarter le rideau : sur le balcon, le soleil a étendu ses moelleux coussins. Je ne sortirai pas ; ces rayons ne me promettent aucun bonheur ; pourquoi leur vue m’a-t-elle caressé aussitôt comme une espérance une espérance de rien, une espérance désaffectée de tout objet, et pourtant, à l’état pur, une timide et tendre espérance ?

Quand j’avais douze ans je jouais aux Champs-Élysées avec une fillette que j’aimais, que je n’ai jamais revue, qui s’est mariée, qui est aujourd’hui mère de famille et dont j’ai lu le nom l’autre jour parmi les abonnés du Figaro. Mais comme je ne connaissais pas ses parents, je ne pouvais la voir que là et elle n’y venait pas tous les jours, à cause de cours, de catéchismes, de goûters, de matinées enfantines, de courses avec sa mère, toute une vie inconnue, pleine d’un charme douloureux, parce que c’était la sienne, et qu’elle la séparait de moi. Quand je savais qu’elle ne viendrait pas, j’entraînais mon institutrice en pèlerinage jusque devant la maison où ma petite amie habitait avec ses parents. Et j’étais si amoureux d’elle, que si je voyais sortir leur vieux maître d’hôtel promenant un chien, je pâlissais, j’essayais en vain de comprimer les battements de mon cœur. Ses parents produisaient sur moi une impression plus grande encore. Leur existence mettait du surnaturel dans le monde et quand j’appris qu’il y avait une rue de Paris où on pouvait parfois voir passer le père de mon amie, se rendant chez le dentiste, cette rue me parut aussi merveilleuse qu’à un paysan un chemin qu’on lui a dit être visité par les fées, et j’allai m’y poster pendant de longues heures.

À la maison, mon seul plaisir était d’arriver, à l’aide de subterfuges, à faire prononcer son prénom ou son nom, ou au moins celui de la rue qu’elle habitait ; certes je me les répétais mentalement sans cesse, mais j’avais aussi besoin d’entendre leur sonorité délicieuse et de me faire jouer cette musique dont la lecture muette ne me suffisait pas ; mais comme mes parents n’avaient point ce sens supplémentaire et momentané que donne l’amour et qui me permettait de percevoir dans tout ce qui environnait cette petite fille du mystère et de la volupté, ils trouvaient ma conversation inexplicablement monotone. Ils craignaient que plus tard je ne fusse bête et — comme j’essayais de me voûter les épaules pour ressembler au père de mon amie, — bossu, ce qui semblait encore pire.

Parfois l’heure de son arrivée habituelle aux Champs-Élysées était passée sans qu’elle fût encore là. Je me désespérais, quand, décochée d’entre le Guignol et les chevaux de bois, l’apparition tardive mais bienheureuse du plumet violet de son institutrice venait me frapper comme une balle en plein cœur. Nous jouions. Nous ne nous interrompions que pour aller chez la marchande, où mon amie achetait un sucre d’orge et des fruits. Comme elle aimait l’histoire naturelle, elle choisissait de préférence ceux qui avaient un ver. Je regardais avec admiration, lumineuses et captives, dans une sébille isolée, les billes d’agathe qui me semblaient précieuses parce qu’elles étaient souriantes et blondes comme des jeunes filles et parce qu’elles coûtaient cinquante centimes pièce.

L’institutrice de mon amie portait un caoutchouc. Hélas ! mes parents me refusèrent, malgré mes supplications, à en donner un à la mienne, non plus qu’un plumet violet. Malheureusement cette institutrice craignait fort l’humidité, — pour elle. Quand le temps, même au mois de janvier, était au beau fixe, je savais que je verrais mon amie ; et si, le matin, en entrant dire bonjour à ma mère, j’avais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de barbarie jouer sous la fenêtre : « En Revenant de la Revue », que l’hiver recevait jusqu’au soir la visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps ; si, tout le long de la rue, je voyais les balcons descellés par le soleil, flotter devant les maisons comme des nuages d’or, j’étais heureux ! Mais, d’autres jours, le temps était incertain, mes parents avaient dit qu’il pouvait encore se lever, qu’il suffirait pour cela d’un rayon de soleil, mais qu’il était plus probable qu’il pleuvrait. Et, s’il pleuvait, à quoi bon aller aux Champs-Élysées ? Aussi, depuis le déjeuner, j’interrogeais anxieusement le ciel incertain et nuageux de l’après-midi. Il restait sombre. Devant la fenêtre le balcon était gris.

Tout d’un coup, sur sa pierre maussade, je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d’un rayon hésitant qui voudrait libérer sa lumière. Un instant après le balcon était pâle et réfléchissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus s’y poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre s’était de nouveau assombrie, mais comme apprivoisés ils revenaient ; elle recommençait imperceptiblement à blanchir, et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, à la fin d’une ouverture, mènent une seule note jusqu’au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux jours, sur lequel l’ombre découpée de l’appui ouvragé de la balustrade se détachait en noir, comme une végétation capricieuse, avec une ténuité dans la délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscience appliquée, une satisfaction d’artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses, qu’en vérité ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu’ils étaient des gages de calme et de bonheur.

Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive ! la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup de celles qui peuvent ramper sur le mur ou décorer la croisée ; pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle était apparue sur le balcon, comme l’ombre même de la présence de ma petite amie qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et dès que j’y arriverais, me dirait : « Commençons de suite à jouer, vous êtes dans mon camp » ; — fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec l’heure, promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur de l’amour ; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse même ; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même au cœur de l’hiver, quand toute autre végétation a disparu, que le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché par la neige, et que sur celle qui couvre le balcon soudain le soleil apparu entrelace des fils d’or et brode des reflets noirs.

Puis un jour vient où la vie ne nous apporte plus de joies. Mais alors la lumière qui se les est assimilées nous les rend, la lumière solaire qu’à la longue nous avons su faire humaine, et qui n’est plus pour nous qu’une réminiscence du bonheur ; elle nous les fait goûter, à la fois dans l’instant présent où elle brille et dans l’instant passé qu’elle nous rappelle, ou plutôt entre les deux, hors du temps, elle en fait vraiment des joies de toujours. Si les poètes qui ont à peindre un lieu de délices nous le montrent habituellement si ennuyeux, c’est qu’au lieu de se rappeler à l’aide de leur propre vie, quelles choses très particulières y furent les délices, ils le baignent d’une lumière éclatante, y font circuler des parfums inconnus. Il n’est pour nous de rayons, ni de parfums, délicieux, que ceux que notre mémoire a autrefois enregistrés ; ils savent nous faire entendre la légère instrumentation que leur avait ajoutée notre façon de sentir d’alors, façon de sentir qui nous semble plus originale, maintenant que les modifications souvent indiscernables mais incessantes de notre pensée et de nos nerfs nous a conduits si loin d’elle. Il n’y a qu’eux, — et non pas des bêtes de rayons et de parfums nouveaux qui ne savent encore rien de la vie, — qui puissent nous rapporter un peu de l’air d’autrefois que nous ne respirons plus, qui puissent nous donner l’impression des seuls vrais paradis, les paradis perdus ! Et c’est peut-être à cause de la petite « Scène d’enfant » que je viens de rappeler, que j’ai trouvé tout à l’heure aux rayons qui s’étaient posés sur le balcon, et dans lesquels elle avait transfusé son âme, quelque chose de fantasque, de mélancolique et de caressant, comme à une phrase de Schumann.

Marcel Proust.
Le Figaro, 4 juin 1912.