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Collége de France. — Cours de philosophie grecque et latine

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Collége de France.

Cours de philosophie grecque et latine.

Le Collége de France a toujours tenu une haute place dans l’enseignement ; et bien qu’en ait dit M. Rœderer, il faut rendre à François Ier la gloire d’une fondation qu’il sut appuyer dès l’abord sur des hommes tels que Danès, Vatable, Ramus et Budée. La chaire de philosophie grecque et latine, que la démission de M. Jouffroy venait de rendre vacante, remonte par sa création à l’année 1543. M. Barthélemy Saint-Hilaire, désigné pour cette chaire, en a pris possession vendredi dernier. Son cours, qui sera consacré cette année à la logique d’Aristote, paraît destiné pour long-temps à l’exposition et à l’histoire du péripatétisme. Nous ne doutons pas que cet enseignement ne se distingue par une érudition saine et une philologie sûre. La traduction complète d’Aristote qu’a entreprise M. Saint-Hilaire indique à elle seule une persistance philosophique qui ne peut manquer de donner à ce cours des qualités vraiment solides. À cette heure que les grands recueils historiques sont devenus presque impossibles, et que le Collége de France n’a pas plus son Goujet, que l’université n’a son Du Boulay ou son Launoy, c’est à la presse de remplir ce but, autant du moins qu’il est en elle. Aussi la Revue a-t-elle inséré volontiers le discours d’ouverture de M. Saint-Hilaire. Tout ce qui touche à l’aristotélisme a acquis une valeur nouvelle par les travaux récens sur le Stagyrite. Le beau travail d’un concurrent de M. Saint-Hilaire, que son âge a écarté, M. Ravaisson, a eu, en ces derniers temps, assez de retentissement, et les sujets mis au concours par l’Académie des sciences morales ont assez ramené l’attention sur le péripatétisme, pour qu’on n’ait plus besoin, comme au xviiie siècle, de se justifier lorsqu’on parle d’Aristote.


Messieurs,

Le sentiment le plus vif que j’éprouve en paraissant pour la première fois dans cette enceinte, c’est le besoin de témoigner hautement ma gratitude pour le corps illustre qui a bien voulu m’y appeler par son choix ; c’est le besoin de faire remonter cet hommage jusqu’à notre cher pays lui-même, dont la générosité, admiration et exemple de l’Europe, assure de libres tribunes à tous les enseignemens, encourage tous les efforts, récompense tous les travaux utiles, et dont j’ai déjà moi-même, ailleurs qu’ici, reçu les bienfaits. Je suis heureux et fier de voir s’accroître la dette de ma reconnaissance ; et je m’efforcerai de l’acquitter en redoublant d’énergie et de persévérance dans la vaste et laborieuse carrière où m’ont soutenu tant d’honorables suffrages, où me soutiendra, je l’espère aussi, messieurs, votre bienveillance si nécessaire aux débuts de ce cours.

Je resterai fidèle au titre de cette chaire et aux devoirs qu’il m’impose. Je n’oublierai pas que vous venez chercher ici l’histoire entière de la philosophie grecque et celle de la philosophie latine ; je n’oublierai pas que je vous dois l’examen de toutes les écoles, de tous les systèmes, de toutes les questions, qui composent le trésor de l’antiquité philosophique. Mais dans cette période immense de deux mille ans qui s’étend depuis Thalès jusqu’à la prise de Constantinople, il faudra, chaque année, limiter nos investigations, en les variant, pour les rendre plus fructueuses ; il sera bon, après tant de recherches antérieures, de toujours diriger les nôtre sur les points les moins connus, ou les plus négligés de notre temps. Voilà pourquoi je compte, cette année, demander le sujet de nos leçons à la philosophie d’Aristote, source féconde où bien des siècles puisèrent avant nous, où notre siècle après eux ne dédaignera pas de puiser, quelque riche que soit son propre fonds.

Quels sont les motifs de la préférence que j’accorde cette année au péripatétisme ? Au milieu de quelles circonstances reparaît-il encore une fois ? De quelle utilité la rénovation de cette doctrine antique peut-elle être pour notre temps ? Telles sont, messieurs, les questions que je vais aujourd’hui examiner avec vous.

Il n’y a guère moins de trois cents ans que le grand nom d’Aristote n’a retenti sous ces voûtes ; on dirait que de lugubres souvenirs l’avaient exilé du Collége de France, on dirait que la mémoire sanglante de Ramus commandait ce pieux silence, qui, depuis la nuit de la Saint-Barthélemy, n’a point été rompu. C’est en effet dans cette chaire, accordée comme un refuge après bien des traverses, illustrée par d’utiles et audacieuses tentatives de réforme, que Ramus prépara sa gloire. C’est dans cette chaire, disputée contre les violences d’adversaires implacables, perdue malgré l’appui des plus grands personnages politiques de l’époque, puis de nouveau conquise, et enfin arrachée par la mort, qu’il prépara le triste dénouement de ses travaux. Dans un siècle où la philosophie put compter tant de victimes enlevées aux rangs des écoles les plus diverses, dans un siècle d’innovation ou l’innovation philosophique fut punie, comme toutes les autres, par le meurtre judiciaire et par l’assassinat, la mort de Ramus a excité plus de regrets qu’aucune autre. L’histoire et la postérité, à l’exemple de quelques amitiés infidèles, n’ont point eu assez de larmes pour la déplorer ; et nous-mêmes aujourd’hui, messieurs, ne sommes-nous pas saisis d’une bien douloureuse angoisse, en nous rappelant tant d’efforts et de courageuse indépendance, entravés pendant vingt années par des persécutions dont un roi, qui cependant fonda le Collége de France, eut le malheur de se faire l’instrument, et payés enfin par le martyre et les outrages des gémonies ? C’est que, parmi tous les défenseurs de l’esprit nouveau, dans le xvie siècle, Ramus, l’un des premiers, a compris et proclamé, au risque de son repos et de sa vie, ce besoin de liberté intellectuelle qui fait la gloire et le caractère des temps modernes ; c’est qu’à ce titre, du moins, si ce n’est à d’autres, il a été le véritable précurseur de Bacon et de Descartes. Avec un génie très inférieur sans doute, mais avec autant de foi et de courage, il a combattu pour cette grande cause de l’indépendance de l’esprit, qui n’a plus besoin de notre secours, depuis cinquante ans qu’elle est enfin victorieuse, mais qui dans les souvenirs de l’histoire reçoit encore nos sympathies les plus vives. C’est pour cette cause que Ramus a souffert ; c’est pour elle qu’il a péri.

Mais j’ai hâte de le dire, l’histoire, en flétrissant un forfait, n’en a point accusé la philosophie. Les témoignages contemporains sont partagés : il en est qui attestent que l’adversaire lui-même de Ramus a pleuré sur son cadavre mutilé par une jeunesse indisciplinée et féroce. Le fanatisme religieux et politique, qui conseillait un effroyable massacre, fut seul ici coupable ; si Ramus n’eût point été protestant, les inimitiés philosophiques qu’il avait soulevées et qu’il bravait avec trop d’imprudence, ne l’eussent jamais frappé de coups si cruels. C’est au nom d’Aristote que François Ier l’avait persécuté ; mais c’est au nom du catholicisme que des écoliers, devenus bourreaux, l’égorgèrent sans pitié.

Devant la tombe de Ramus, le péripatétisme a dû se taire. Vainqueur par une détestable catastrophe, il eût semblé y applaudir et en profiter, s’il eût repris aussitôt la parole. Depuis Ramus il n’a point reparu dans cette chaire, et ce n’est point faire une vaine métaphore que de dire que ce long silence, imposé d’ailleurs par tant d’autres causes, a été comme une funèbre expiation. C’était un devoir de respecter des accusations qui, si au fond elles étaient injustes, avaient du moins pour elles le préjugé des persécutions antérieures. L’école péripatéticienne n’a point eu depuis lors, parmi nous, l’intention de remonter sur la scène philosophique, et elle a dû se condamner doublement à l’obscurité quand, à de si tristes souvenirs, un parlement venait ajouter le scandale d’une protection encore plus aveugle et plus atroce. Sous Louis XIII, en 1629, le premier corps de magistrature du royaume osait défendre, sous peine de mort (hélas ! l’arrêt existe), d’attaquer la doctrine d’Aristote. Ainsi le catholicisme et les gouvernemens conspiraient à détruire cette doctrine par leur monstrueuse faveur, en même temps que l’esprit nouveau la ruinait par ses découvertes, bien plus encore que par ses sarcasmes.

Dans notre siècle heureux d’absolue tolérance, il nous serait permis, avec une égale sécurité, de combattre Aristote ou de le défendre, d’imiter Ramus en le continuant, ou de réfuter l’exagération de ses attaques. Grace à cette liberté sans limites qui protège les deux partis avec une impartialité profonde, grace à cet apaisement des inimitiés et des protections, le péripatétisme peut aujourd’hui renaître, soutenu par le souvenir seul des services qu’il a rendus à l’esprit humain. Il n’est point, vous le savez, de système qui présente à la vénération des siècles des titres supérieurs aux siens. Aujourd’hui même, en face de la science moderne, toute grande qu’elle est, et précisément parce qu’elle est aussi grande, le péripatétisme peut revendiquer sa place sans que personne la lui conteste.

Mais, je désire qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions et sur le sens de mes paroles. Si je viens, après tant d’autres, relever encore une fois le drapeau péripatéticien, ce n’est pas une restauration que je prétends faire : les restaurations sont aussi caduques en philosophie qu’en politique. Le passé ne se refait jamais qu’à la condition de la faiblesse et de l’instabilité. L’humanité marche sans cesse ; le moment écoulé n’appartient plus qu’à ses souvenirs et à ses regrets ; ce n’est que dans le présent et dans l’avenir qu’elle peut vivre réellement : dans le passé, elle ne vit pas, elle a vécu. Une restauration est donc toujours en soi une entreprise insensée, que la piété et les illusions de la reconnaissance peuvent désirer, tenter même, mais que la raison réprouve et que les faits condamnent. Pour ma part je n’en essaierai certainement pas une ; je connais trop l’esprit de mon siècle qui est aussi celui de tous les siècles antérieurs ; je connais trop les lois nécessaires du progrès qui a commencé avec le genre humain, et qui ne finira qu’avec lui ; je sens trop sincèrement les mérites réels du péripatétisme et les services qu’il peut encore nous rendre, pour aller le compromettre dans une tentative qui serait infructueuse pour lui comme pour nous. Mais si l’on ne refait le passé qu’avec la menace et sous les dangers d’une ruine imminente, on peut toujours l’étudier avec profit : son vaste enseignement a des leçons pour tous les âges, des lumières pour tous les esprits, des germes pour toutes les pensées et toutes les découvertes. Nous pouvons toujours lui emprunter les trésors de son expérience, les trésors des vérités qu’il a conquises, les trésors même des erreurs qui l’ont égaré et dont son exemple nous doit garantir à notre tour.

Tel est donc mon destin, il ne va pas au-delà d’une étude nouvelle et approfondie du péripatétisme. En réintégrant encore une fois cette étude dans une chaire publique, je crois rendre service à l’esprit de mon pays et de mon siècle, restituer parmi nous, à l’histoire de la philosophie, l’un de ses titres les plus illustres ; je crois exercer à la fois une grande justice envers une gloire obscurcie et méconnue, et un acte de reconnaissance pour l’un des génies qui ont été le plus utiles à l’humanité.

Ce n’est pas, au reste, vous le savez bien, ce n’est pas la première fois que, dans le cours des âges, le péripatétisme reprend un rôle quelque temps abdiqué, mais qu’il ne peut jamais perdre. Trois fois déjà, à trois grandes époques, il a soutenu l’esprit humain dans sa marche incertaine, il l’a guidé dans ses essais d’indépendance et de progrès ; et si notre siècle, dans sa virilité, n’a plus besoin d’appui comme ceux qui l’ont précédé, il a besoin encore de connaître un passé qui fut si grand, et dont moins que tout autre, il prétend contester la haute valeur. Rappelez-vous la décadence intellectuelle de l’antiquité ; rappelez-vous les premiers pas du moyen-âge, en Arabie et en Europe ; rappelez-vous aussi les puissantes innovations du xvie siècle dans les sciences et en philosophie ; songez à la domination que le péripatétisme a exercée dans ces trois périodes, et surtout dans la seconde ; et dites s’il est une doctrine qui mérite plus que celle-là notre attention et notre étude. Sans doute, elle n’a point été seule à servir en philosophie les développemens de l’intelligence humaine ; ce serait exagérer de beaucoup ses mérites, et les méconnaître en même temps, que de lui attribuer cette influence exclusive ; ce n’est pas moi qui nierai tout ce qu’a fait à côté d’elle, au-dessus d’elle, si vous voulez, la doctrine de Platon, à laquelle a tant emprunté le christianisme. Mais le platonisme n’a point pesé d’un poids égal dans les destinées de la science moderne. S’il a fourni d’impérissables élémens à la plus pure religion que jamais l’ame humaine ait conçue, il n’a point été, comme le péripatétisme, l’instituteur de l’esprit humain. Ce n’est pas lui qui l’a guidé dans cette pénible initiation de la science, qui devait peu à peu nous conquérir cet héritage dont notre siècle est si fier à bon droit. Ce ne serait point à moi de défendre ici le platonisme ; mais l’attaquer, en louant le péripatétisme, est encore plus loin de ma pensée. Le péripatétisme et le platonisme se sont, il est vrai, proscrits et persécutés tour à tour sous des bannières diverses, à des époques différentes, et l’on a pu dire que leur lutte avait rempli le monde. Mais est-ce de nos jours, messieurs, que ces combats se sont livrés ? Est-ce dans notre siècle qu’ils peuvent encore l’être ? Aujourd’hui, ces attaques, ces persécutions, ne seraient pas même odieuses, elles ne seraient que profondément ridicules. Aujourd’hui, à côté du platonisme spiritualiste, peut prendre place, en toute sécurité, le péripatétisme, sensualiste par ses conséquences et par ses disciples, s’il ne l’est pas réellement en lui-même. Qui peut sérieusement parmi nous à s’inquiéter de ce pacifique voisinage ? Malgré mon admiration pour le génie d’Aristote, je ne me crois pas plus obligé à l’attaque que je ne me crois exposé à la nécessité de la défense.

Je ne nie donc point l’influence du platonisme sur la pensée moderne ; mais je crois que le moment est venu où l’on peut produire au grand jour d’autres titres trop long-temps négligés. Depuis Bacon et Descartes, il avait été reçu comme une opinion de bon goût et une preuve d’originalité, de dédaigner profondément l’antiquité. Ce dédain appuyé sur l’autorité de ces deux grands exemples, fit fortune en France et en Angleterre. Aristote surtout en avait été l’objet ; et c’est à peine s’il y a quelques années que ce superbe mépris n’a plus de succès parmi nous. Les meilleurs esprits n’avaient pas su se défendre de ce préjugé et de cet aveuglement de l’égoïsme moderne. Reid, le chef de l’école écossaise, tout circonspect qu’il est, par les habitudes de son caractère et par l’esprit même de sa doctrine, Reid se croit encore tenu d’insulter Aristote, passez-moi le mot, car il est vrai, et il va jusqu’à dire qu’il ne sait si, dans le précepteur d’Alexandre, le sophiste ne l’emporte pas sur le philosophe. Chez nous, il y a vingt ans à peine, l’illustre M. de Tracy affirmait, sans réclamation contraire, que jamais doctrine n’avait autant nui que celle d’Aristote à l’esprit humain. Brucker, le grand historien de la philosophie, n’est pas plus équitable que Reid et M. de Tracy. Quand les philosophes eux-mêmes en étaient arrivés à ce point, on peut imaginer sans peine ce que devait être le sentiment de la foule qui, sur ces matières, recevait nécessairement ses opinions toutes faites, des juges compétens. Molière avait raillé Aristote sur la scène ; et les sarcasmes du poète, spirituels et vrais, quand il les faisait, parce qu’alors ils pouvaient être dangereux pour lui et utiles à la société, étaient seuls demeurés, dans un siècle où cependant ils n’avaient plus ni sel ni même de signification.

Vous ne me reprocherez pas, messieurs, de m’arrêter à ces détails qui, pour des yeux attentifs, ne sont pas aussi peu importans qu’on pourrait le croire. Ce n’est pas nous, hommes du xixe siècle, qui devons mépriser l’opinion des masses, en philosophie pas plus que dans tout le reste. Si dans la foule les juges sont peu éclairés, ils sont du moins fort nombreux ; et, à ce titre, ils sont fort importans. Si la philosophie tombait jamais dans le mépris des masses, c’en serait fait d’elle ; car, de ce jour, elle serait inutile. Au xviiie siècle, Aristote et l’antiquité toute entière avec lui pouvaient être dédaignés ; mais la philosophie ne l’était pas : la preuve, c’est que le xviiie siècle s’est proclamé lui-même le siècle de la philosophie, et la postérité ne lui contestera pas ce titre, tout orgueilleux qu’il est, parce qu’au fond il est parfaitement vrai. Ce dédain même du passé, bien qu’il allât jusqu’à l’ignorance la moins excusable, tenait cependant aux plus nobles qualités de ce siècle, et contribua, plus qu’on ne saurait le dire, à l’accomplissement de ses destinées. Croyez-vous, messieurs, que si le xviiie siècle avait compris et respecté le passé comme nous commençons à le comprendre et à le respecter nous-mêmes, il eût osé porter sur lui cette main impitoyable et irrésistible qui a fait, sur le sol de l’Europe, le grand nivellement de notre révolution ? Non, sans doute ; et si le xviiie siècle a rempli virilement son œuvre de destruction, c’est que son cœur comme son esprit détestait le passé ; c’est que son cœur n’était sensible qu’aux abus intolérables du présent, et au magnifique avenir que, sur leurs ruines, il rêvait pour l’humanité ; c’est que son esprit ne voulait s’éclairer que des lumières nécessaires à l’œuvre imminente de la régénération. Vertus et bienfaits du passé, il oubliait les uns et méconnaissait les autres. Et comme tout se tient dans l’humanité, ce mépris du passé que Bacon avait mis à la mode, que Descartes avait sanctionné philosophiquement en élevant la conscience individuelle à la souveraineté, ce mépris du passé, malgré l’enthousiasme factice de quelques imitateurs, s’étendit de la philosophie à la religion, à la politique, et facilita cette rénovation dont nos pères ont été les glorieux acteurs, et dont nous sommes les héritiers et les dépositaires.

Je ne me plaindrai donc pas, même dans cette chaire, que le péripatétisme avec l’antiquité ait été oublié par le xviiie siècle. Il devait l’être, lorsque tant d’autres choses, bien plus graves encore, étaient oubliées comme lui ; mais ce que je crois, c’est que cet oubli doit avoir un terme, c’est que ce qui fut bon et utile, un siècle ou deux avant nous, serait aujourd’hui mauvais et inique. Il me semblerait même, en insistant sur une assertion aussi évidente, faire une sorte d’injure à mon siècle. Aujourd’hui que les passions, nécessaires au combat, n’ont plus d’objet après la victoire, aujourd’hui que la lutte a cessé, par le plus juste triomphe, on a senti, de toutes parts, un besoin de conciliation et de tolérance, qui s’est satisfait d’abord dans la politique, mais qui doit aussi pacifier la philosophie. Dans la science, il ne s’agit plus de débris et de ruines ; mais il y a encore des proscriptions, des oublis, des injustices à réparer. Le péripatétisme en a long-temps souffert, mais il ne doit pas en souffrir plus long-temps encore, et tout m’annonce autour de moi, si je ne me trompe, que le moment de la réparation n’est pas éloigné.

Quand je parle de cet oubli du passé, il faut bien comprendre qu’il s’agit surtout de la France et de l’Angleterre, et des autres nations de l’Europe, qui, satellites dociles de ces deux-là, règlent sur elles les phases de leur pensée et de leur foi intellectuelle : mais l’Allemagne a toujours fait exception. Par suite d’une foule de causes très complexes, elle fut, au xviiie siècle, le pays qui ressentit le moins vivement l’influence des idées générales et dominantes. La philosophie sensualiste et, avec elle, l’abolition du passé, compte peu de partisans en Allemagne. La piété des souvenirs y était restée dans toute sa pureté, et le péripatétisme, à ce titre, y avait été respecté, entretenu, comme toutes les autres grandes manifestations du passé. D’ailleurs quelques motifs plus spéciaux le recommandaient encore à l’Allemagne. Lorsqu’au xvie siècle, la doctrine péripatéticienne, puisée par les études de quatre ou cinq siècles antérieurs, attaquée par l’esprit d’innovation et par les besoins les plus légitimes de progrès, embarrassée d’ailleurs et obscurcie par les subtilités de la scholastique, était près de succomber avec l’unité même de la foi chrétienne, le protestantisme était venu lui offrir un appui tout-à-fait inespéré. Des écoles catholiques où elle se mourait, cette doctrine était passée plus pure, plus dégagée, plus vivante, dans les écoles protestantes. Mélanchthon, ramenant les fougueuses inimitiés de Luther, avait réconcilié Aristote avec les principes et les études des novateurs. Sous le costume emprunté de la scholastique, il avait discerné le véritable péripatétisme, et avec cet esprit de douceur et de fermeté qui, politiquement, fut si utile à la réforme, Mélanchthon avait imposé l’étude du péripatétisme à ses disciples et à ses coreligionnaires. Ainsi la doctrine d’Aristote, au xvie siècle, était encore nécessaire aux progrès de l’esprit humain, que les novateurs les plus énergiques en furent aussi les plus énergiques soutiens. Certainement elle avait, parmi les catholiques, de fervens adeptes, à Bologne, à Padoue et dans l’université de Paris, qui, pour elle, persécutait Ramus ; mais le culte qu’on lui rendait en Italie et en France, pâlissait à côté de celui que lui vouèrent les écoles de l’église réformée.

Depuis Melanchthon, ce culte modifié par l’esprit du temps, et restreint dans les justes limites d’une étude sérieuse et constante, n’a jamais péri. Leibnitz le reçut des mains de ses maîtres, et l’entretint lui-même avec une ardeur qui ne se démentit pas. Il tenta même, et en cela il n’aurait fait, je l’espère, que devancer notre temps, il tenta même de prouver qu’Aristote et la science moderne n’étaient pas irréconciliables. Il était peut-être besoin de démontrer au reste de l’Europe la possibilité de cette union ; mais pour l’Allemagne, elle ne fit jamais un doute. Au milieu des préoccupations révolutionnaires du xviiie siècle, l’Allemagne protestante, illustrée d’ailleurs par tant de merveilles philologiques, poursuivit, sans distraction, l’étude du péripatétisme. Une si pieuse vénération ne resta pas sans récompense : c’est Kant, c’est Hégel, ce sont les Allemands eux-mêmes, qui nous ont dit tout ce que la prodigieuse fécondité philosophique de leur patrie, à la fin du xviiie siècle, avait reçu de germes et de puissance, dans son commerce séculaire avec le plus vigoureux dogmatisme qu’ait jamais enfanté la philosophie humaine. Hégel surtout a proclamé son admiration et sa reconnaissance, et sa loyale modestie a signalé tous les emprunts que son système avait faits à celui du Stagyrite. Il n’est pas de plus noble ni de plus précieux aveu.

Cet exemple de l’Allemagne n’a certainement point été perdu pour nous. On aurait tort d’en méconnaître l’influence, dans cette rénovation des études péripatéticiennes qui, depuis quelques années, signale notre pays, et qui s’accomplit sous le patronage d’une des classes de notre immortel Institut. Mais cet exemple ne nous était pas nécessaire. Sans lui, et par la force seule des choses, le péripatétisme aurait reparu parmi nous.

J’en ai pour garans tout ce qu’a fait la philosophie française depuis vingt-cinq années, et l’esprit même de notre temps, qu’elle a si bien compris et si bien secondé, après en avoir reçu toutes ses directions principales. Nous pouvions nous passer de l’Allemagne, mais elle nous aura servis puissamment, et, sans parler de secours plus récens qu’elle nous a fournis, je dois rappeler ici, chose d’ailleurs trop peu remarquée, que c’est à elle surtout et à l’inspiration de ses études que nous devons la première histoire régulière de la philosophie, qui ait été tentée parmi nous, et qui parut, il y a plus de trente ans. J’insiste à dessein sur ce fait, dont il me semble qu’on n’a pas assez tenu compte. Pour moi, je pense que l’Histoire comparée des systèmes de Philosophie, toute restreinte qu’elle était, a contribué certainement à la direction nouvelle que prit la philosophie française vers l’année 1811, et qu’elle dut aussi en grande partie aux travaux solitaires, mais si originaux et si profonds de M. de Biran. Il n’est rien comme une revue générale des idées et des systèmes antérieurs, pour montrer les vices et les lacunes des idées et des systèmes dominans. Qu’on ne l’oublie pas, la publication de l’ouvrage de M. de Gérando a précédé de plus de sept années le mouvement que M. Royer-Collard et M. Laromiguière donnèrent à la philosophie nationale, sous les dernières années de l’empire.

Vous savez tous, messieurs, ce que ces deux illustres professeurs ont fait pour elle : il ne m’appartient point d’en parler, à moi qui ai pu les entendre, quand leurs élèves, leurs disciples fidèles, pourraient vous dire, au besoin, tout ce que leurs leçons ont eu de puissance et de fécondité. Partis l’un et l’autre de doctrines toutes diverses, ils tendaient cependant au même but et conspirèrent à produire le même résultat, c’est-à-dire une réaction contre la philosophie du siècle précédent. L’attaque de M. Laromiguière, quoique moins directe, moins vaste et moins préméditée, eut presque autant d’effet que celle de M. Royer-Collard, plus franchement hostile, plus générale, et qui ne perdit rien de son énergie et de son éclat pour rester enfermée dans le cénacle de l’école. Leur enseignement fut de bien courte durée ; les points de discussion, débattus et mis en lumière, furent bien peu nombreux ; mais à dater de ce jour, déjà si loin de nous, un grand fait était acquis à la philosophie, et l’on doit ajouter à notre siècle : de ce jour, l’on put affirmer que le xixe siècle était entré dans une nouvelle voie philosophique. L’on put affirmer qu’il avait un caractère à lui, complètement distinct, et qui le sépare du siècle précédent. Il venait de s’accomplir une révolution réelle dans le sein de la philosophie, révolution toute pacifique dont ne s’alarma point la susceptibilité si ombrageuse du maître de l’empire ; révolution bien grave cependant, faite pour révéler dès-lors, aux hommes attentifs, l’esprit nouveau dont le xixe siècle était animé, et qui ne devait pourtant faire un décisif avènement que quelques années plus tard.

Ainsi, la philosophie de notre âge avait reçu l’empreinte qui lui est propre long-temps avant que la littérature, long-temps avant que l’ensemble même du siècle reçût définitivement la sienne. De 1811 à 1813, la philosophie française inspirée peut-être, je ne le nie pas, par les deux grands génies littéraires qui ouvrent avec tant de splendeur la carrière intellectuelle du xixe siècle, d’accord eux aussi, malgré leur opposition apparente, avec la pensée réorganisatrice du consulat, inspirée sans doute aussi par ce noble besoin de création qui travaille éternellement la pensée humaine, la philosophie française avait posé les bases d’un système nouveau. L’école de Condillac, par l’organe même de M. Laromiguière, avait reconnu, non pas son impuissance, comme on l’a dit à tort selon moi, mais ses lacunes et toutes ses imperfections, signalées déjà par la sagacité féconde de M. de Biran. Toutefois ce n’était encore là qu’une négation ; M. Royer-Collard eut la gloire d’énoncer le premier, dans une chaire, quelques-unes des affirmations du dogmatisme naissant. De ce moment c’en était fait de la philosophie du xviiie siècle, non pas dans ses résultats politiques et sociaux, à Dieu ne plaise que jamais un pareil blasphème sorte de ma bouche ! mais c’en était fait de l’école de Condillac. Bonne pour la lutte et le combat, bonne pour la destruction, qu’elle aussi servit admirablement, elle ne pouvait durer après la victoire ; parce qu’il lui était impossible de construire l’édifice nouveau. Elle ne pouvait pas même réparer ses propres ruines.

Sortie d’une réaction, la philosophie nouvelle dut, pour se faire sa place, et constater son existence, débuter par la polémique ; mais elle eut bientôt traversé ce stérile domaine. La polémique d’ailleurs était presque inutile, tant les convictions étaient préparées à délaisser les anciennes idées, tant elles se sentaient mal à l’aise, tant elles étaient à l’étroit dans le système de Condillac. Elles se hâtèrent en général de fuir cet abri insuffisant et malsain, et se donnèrent avec toute sécurité à des doctrines qui leur offraient un asile plus spacieux et plus salubre.

Quel était donc le dogmatisme de la philosophie nouvelle ? ce n’est point à moi de le dire, et ce ne serait point ici le lieu. C’est une question à laquelle il n’est point temps encore de répondre, et que l’avenir seul pourra résoudre ; mais ne croyez pas que je m’abstienne de répondre par une sorte de prudence cauteleuse, qui serait bien peu digne de l’auditoire auquel je m’adresse, de la chaire où je parle, de la noble science à laquelle j’ai dévoué ma vie. Si je garde le silence sur le dogmatisme de l’école nouvelle, c’est que ce dogmatisme n’est point achevé, c’est qu’il est une œuvre d’hier, une œuvre d’aujourd’hui, qui n’est point faite, et qu’il serait téméraire de juger, d’exposer même, à moins de s’en porter le défenseur ou le promoteur personnel. Tout ce qu’il convient de dire ici, c’est que le dogmatisme nouveau, qui chaque jour encore s’étend et s’élabore, est, avant tout, spiritualiste. C’est un mot bien grave que je viens de prononcer là, messieurs : si le dogmatisme de l’école nouvelle est spiritualiste, et qu’elle soit sortie, comme le fait est incontestable, d’une réaction, il s’ensuit que la philosophie antérieure n’était pas spiritualiste. Il s’ensuit que la philosophie antérieure a nié l’existence de l’esprit, et avec elle toutes les conséquences qu’elle entraîne invinciblement. C’était là du moins que la logique conduisait le sensualisme : mais heureusement que les lois inflexibles de la logique, si la raison de l’homme les découvre et les classe, ne règlent pas toujours ses actions. Heureusement que nous sommes inconséquens à notre propre pensée, parce qu’une pensée supérieure à la nôtre nous conduit et nous sauve à notre insu. Quoiqu’on l’ait souvent répété, le sensualisme proprement dit n’a pas nié les conséquences spiritualistes sans lesquelles l’humanité ne saurait vivre : le sensualisme n’a pas nié l’immortalité de l’ame et de l’existence de Dieu.

Mais, s’il n’a pas prétendu détruire cette idée suprême, cette idée impérissable, puisqu’elle a pu vivre et se produire au sein même de nos convulsions révolutionnaires, il l’a du moins ébranlée, il l’a du moins obscurcie, ne faisant encore en cela que suivre ces lois éternelles de notre développement qui, à certaines époques, à des temps donnés, et l’on pourrait presque dire périodiques, viennent voiler les antiques croyances pour les abolir et les renouveler. Le sensualisme a ébranlé la foi du genre humain. Il ne l’a pas voulu sans doute ; car sa devise constante, avouée, sincère, était le bien de l’humanité, et la philosophie du xviiie siècle n’en adopta jamais d’autre. Mais que chacun de nous s’interroge, et qu’il dise si, dans ce temps d’incertitude, de confusion et de doute, il n’a pas senti chanceler en lui ce fondement unique de toute existence, de toute pensée ; qu’il dise si, dans notre âge de transition et de scepticisme, il n’a pas souvent appelé à son aide l’appui d’une foi qu’il ne trouvait ni dans son propre cœur, où la tradition ne l’a point mise, ni dans la société, où les débris en sont aujourd’hui si rares et si dispersés. Eh bien ! le spiritualisme nouveau est venu rallier les ames inquiètes, apaiser les consciences éperdues, et, dans nos essais de réorganisation sociale, il est venu proclamer encore une fois, et dès les premières années de ce siècle, le seul principe inébranlable sur lequel les sociétés humaines se soient jamais solidement assises. Que ce soit là son premier et son plus beau titre de gloire.

À ce mérite vraiment social l’école nouvelle en a adjoint encore d’autres, et, pour n’en citer qu’un seul, rappelez-vous, messieurs, tout ce qu’elle a fait depuis vingt ans pour l’histoire de la philosophie, et en même temps pour cette autre étude, si grave, si féconde et si neuve encore, la philosophie de l’histoire. La philosophie de l’histoire, je le sais, n’appartient pas à l’école nouvelle ; elle est fille du xviiie siècle, et je ne crois pas commettre du moins une erreur, si je fais un paradoxe, en affirmant qu’elle appartient à Voltaire, dont l’Allemagne d’abord, et la France après elle, l’ont héritée. Ainsi, par une contradiction flagrante, mais bien précieuse, le siècle qui détruisait à jamais le passé fondait pourtant la science générale de l’histoire, c’est-à-dire la science même du passé. C’est qu’en effet cette passion immense, dévorante du xviiie siècle pour l’humanité, cette noble passion, dont aucun homme illustre de ce grand siècle n’a manqué, qui les a tous inspirés, jusque dans leurs écarts les plus désordonnés, cette inépuisable passion ne pouvait être à demi féconde. En transportant si vivement vers l’avenir tous les esprits généreux, elle ne leur montrait qu’une partie du tableau, la plus belle si l’on veut, parce que l’espérance dépasse toujours la réalité, quelque splendide que soit la réalité : mais l’avenir, tout comme le présent, a ses racines dans le passé. Le niveau de l’humanité s’élève à chaque siècle ; mais elle repose toujours sur le sol immuable des siècles écoulés. Ce n’est qu’au xviiie siècle que l’humanité a réellement commencé à comprendre tout ce qu’elle était ; c’est seulement alors qu’après bien des épreuves elle a eu pleine et absolue conscience de sa dignité, de son importance et de ses forces. De là, le caractère tout historique du siècle où nous vivons ; de là, cet intérêt sans égal dont le passé du genre humain est aujourd’hui l’objet, et que n’altèrent même pas des préoccupations trop souvent égoïstes pour le passé national. Les historiens, dont je reconnais d’ailleurs tous les mérites, n’ont pas fait la philosophie de l’histoire ; ils l’ont demandée aux philosophes : c’est de la main des philosophes qu’ils ont reçu les idées générales de la science, c’est-à-dire, l’essence même et l’explication de leurs propres travaux. À plus forte raison, était-ce aux philosophes de faire l’histoire de la philosophie, leur domaine spécial, et en quelque sorte exclusif.

Pour vous dire tout ce qu’a fait la philosophie nouvelle dans ce vaste champ, je n’ai qu’à vous rappeler des faits bien connus de vous, des faits que votre mémoire, j’en suis sûr, n’a pas oubliés : d’abord, cette Histoire comparée des systèmes, dont je vous ai déjà parlé ; puis, de 1813 jusqu’à nos jours, la publication des Œuvres inédites de Proclus et d’Abeilard, celle des Œuvres de Descartes, la publication du Globe, recueil célèbre où rayonnèrent, de 1825 à 1830, toutes les idées novatrices en philosophie, en littérature, en politique même, sous la main puissante et féconde d’un écrivain dont je m’honore d’être l’élève et l’ami ; puis la traduction de Reid, le chef de l’école écossaise, la traduction des principaux ouvrages de Dugald Stewart, celle de Herder, celle du Manuel de Tennemann, l’Histoire de la Philosophie contemporaine, l’Histoire de la Philosophie allemande depuis Leibnitz ; la traduction de l’Histoire de la Philosophie ancienne de Ritter, celle de quelques ouvrages de Kant ; puis, pour terminer par l’œuvre la plus laborieuse de toutes, la traduction de Platon, commencée l’une des premières, et que cette année sans doute verra finir. Dans cette énumération rapide et incomplète, où des omissions ne peuvent être prises pour des injustices, vous avez reconnu sans peine, et sans que je les nomme, les acteurs principaux de ce mouvement philosophique dont notre patrie peut être glorieuse ; vous avez reconnu celui qu’un choix récent de la Sorbonne vient d’appeler à seconder M. Royer-Collard, puis le professeur à qui la psychologie devra tant un jour, et à qui elle doit déjà tant d’observations neuves et profondes, le professeur qui, en se retirant, a bien voulu me désigner pour cette chaire ; enfin le plus illustre des élèves de M. Royer-Collard, celui dont l’infatigable activité dans la chaire, dans l’administration, dans l’Institut, a donné à toutes les branches de l’histoire de la philosophie une si vive et si salutaire impulsion ; qui, depuis plus de vingt ans, a porté presque seul tout le poids des études philosophiques de notre temps, et qui a su joindre à tous les devoirs de sa vie passée, les devoirs patriotiques qu’imposent les besoins de l’instruction populaire.

À côté de tous les travaux que j’ai cités, je pourrais ajouter les travaux de l’enseignement et de la presse ; puis ces autres travaux, tout actuels, qui ont signalé le réveil du péripatétisme, et dont je viens ici vous apporter pour ma part un faible écho.

Ainsi, l’école nouvelle a touché dans l’histoire de la philosophie à toutes les grandes époques, depuis les plus reculées jusqu’aux plus récentes : l’antiquité, la scholastique, la renaissance, et les temps modernes. Tout dernièrement, elle vient de citer à la barre de la clarté et de la précision françaises, les systèmes aventureux et trop souvent obscurs qui depuis soixante ans ont fait la gloire de la philosophie allemande. Elle a demandé à l’Écosse la prudence de sa méthode, la certitude de ses résultats : mais élargissant les vues des professeurs d’Édimbourg, elle a cherché dans leurs principes une régénération et une construction nouvelle des sciences philosophiques. Dans son impartiale équité, elle a remis en honneur tous les grands noms, les noms des hommes qui furent utiles aux progrès de l’esprit humain Elle a comblé bien des lacunes et réparé bien des injustices ou des erreurs. Dans ce vaste inventaire des trésors de la pensée, elle ne pouvait omettre le péripatétisme ; et par l’organe de cette classe nouvelle qu’avait créée notre révolution et qu’a rétablie la révolution de juillet, l’Institut de France évoque en quelque sorte du tombeau cette grande figure qui avait conduit et dominé tant de siècles. Il ne se pouvait, messieurs, une réparation ni plus éclatante ni plus décisive. Du reste, c’était bien à notre pays de la faire, et non point à un autre ; notre pays avait contracté envers Aristote une sorte de dette personnelle. Au moyen-âge, c’était la France, c’était l’université de Paris qui avait d’abord adopté Aristote, malgré l’église elle-même, et qui ensuite l’avait imposé à l’Europe entière, avec cet illustre enseignement, qui faisait dès lors, dans le monde occidental, cette fortune que nos armes et nos idées devaient avoir plus tard sous Louis XIV et sous le fils belliqueux de la république. Au moyen-âge, la France ne s’était pas trompée en se rangeant sous la bannière du Stagyrite ; c’était avec son aide que la pensée moderne, encore au berceau, avait creusé ce premier et bien pénible sillon où elle devait déposer les germes les plus précieux de son avenir et de son indépendance ; c’était avec l’aide d’Aristote qu’elle avait construit toutes ces sciences, qui peuvent aujourd’hui provoquer, par leur bizarre formalisme, le dédain et l’ironie, mais dont les nôtres sont cependant issues.

Je crois donc qu’au xixe siècle la France se devait à elle-même cette sorte de réhabilitation d’un génie dont elle reçut jadis tant de bienfaits, dont elle n’a jamais contesté la puissance, mais qu’elle ne peut pas encore, à l’heure qu’il est, lire dans une traduction française.

Tels sont donc les antécédens du péripatétisme parmi nous ; telles sont les circonstances où il reparaît, et les travaux parmi lesquels il vient reprendre sa place. L’étudier aujourd’hui de nouveau, c’est un acte de gratitude. Mais je crois que, de plus, notre siècle peut trouver dans cette étude une réelle utilité. Ce qui domine surtout dans Aristote, ce qui a donné à son style cette forme particulière et inimitable que vous lui connaissez, ce qui marque toutes ses paroles de cette gravité magistrale et axiomatique qui devait en faire le dominateur impérieux de l’école, c’est l’esprit de système ou, en d’autres termes, l’esprit de synthèse scientifique. Ce cachet spécial, vous le retrouverez partout le même, partout aussi vif, dans ses grandes conceptions, soit qu’elles embrassent la nature et ses innombrables phénomènes, soit qu’elles étudient l’homme et sa pensée ou les arts de sa pensée. Cette rigueur de dogmatisme a certainement contribué, non moins que ses autres qualités, à la prodigieuse fortune d’Aristote ; aujourd’hui, c’est elle encore peut-être qui nous sera la plus utile. De l’aveu même des savans, quel est de nos jours le desideratum le plus grave de la méthode scientifique ? N’est-ce pas la synthèse ? La plaie la plus dangereuse qui menace la science, n’est-ce pas cette analyse exagérée qui produit, si l’on veut, des spécialités fécondes, mais qui détruit, du moins pour le présent, l’unité de la science ? Cette direction exclusive est un fait dont tous les yeux sont aujourd’hui frappés ; je le constate, je ne le blâme point car il est possible que cette analyse, quelque disséminée qu’elle soit, quelque confuse qu’on la suppose, soit une nécessité pour ce moment et un bien pour l’avenir. Il est probable qu’elle est, même dans ses écarts, une des conditions essentielles de la future synthèse, qui ne manquera pas plus à notre siècle qu’elle n’a manqué à toutes les grandes époques de l’esprit humain. Mais, nécessaire, utile même, cette analyse ne peut point être le but de la science. L’analyse n’a de signification et de valeur réelle, qu’à la condition de la synthèse ultérieure dont elle est l’élément et le préliminaire. Je ne crois pas qu’il soit bon qu’à aucune époque, l’analyse toute seule marche sans le système ou du moins sans des essais de système général. Je sais également que la synthèse, quand elle ne s’appuie pas sur une division exacte et intelligente, est sujette à bien des erreurs, à bien des extravagances, que risque beaucoup moins la prudence un peu étroite de la méthode opposée. Je ne me porte donc point l’adversaire de l’analyse scientifique de notre époque, mais je pense qu’il est bon que dès aujourd’hui, les esprits philosophiques se préoccupent des élémens de cette nouvelle synthèse, déjà prédite par d’autres que moi, qu’amènera sans nul doute, et peut-être plus tôt qu’on ne le suppose, cette exubérance même de détails ; le xviiie siècle, qui est le siècle même de l’analyse, a bien eu son essai systématique, informe si l’on veut, mais d’une incomparable hardiesse, dans le chaos même de l’Encyclopédie. Le commerce d’Aristote aidera certainement la science contemporaine dans les tentatives qu’elle non plus ne manquera pas de faire. Le système aristotélique viendra, comme représentant de l’antiquité grecque, prendre une place incontestée auprès de ces grandes constructions cosmologiques, que notre émulation va ravir à l’Allemagne, et auprès de ces autres synthèses formidables, dont nous devrons bientôt la révélation aux labeurs de l’orientalisme, et devant lesquelles le génie occidental lui-même aura peut-être à s’incliner. La synthèse aristotélique, il est à peine besoin de le dire, est la plus vaste et la plus profonde que le monde grec, père du nôtre, ait transmise à nos études et à notre admiration.

Ne croyez point que pour elle, il s’agisse le moins du monde de ces hypothèses gigantesques, mais injustifiables, dont le bon sens de notre siècle aurait si vite raison, et qu’il dédaignerait même à si juste droit. Je ne vous demande point de m’en croire sur parole, moi qui, venant ici au nom même du péripatétisme, pourrais être suspect de partialité. Mais sans vous en rapporter ni à mon témoignage, ni même à celui des vingt-un siècles qui nous ont précédés, interrogez Linnée, interrogez Buffon, interrogez surtout Cuvier, ce grand naturaliste, dont la parole retentissait naguère dans l’enceinte du Collége de France, et dont la science n’a point encore réparé la perte prématurée ; ils vous diront, et vous en croirez des juges aussi compétens, dans des études qui ont fait la gloire impérissable et l’occupation constante de leur génie, ils vous diront que jamais une observation plus sage et plus patiente, une analyse plus laborieuse et plus sagace, n’a été au service d’un esprit plus synthétique.

Ainsi, Aristote ne sera pas seulement pour nous un modèle de synthèse ; la science moderne pourra encore, toute circonspecte qu’elle est, se fier à la certitude de ses observations. Elle pourra, en toute sécurité, recevoir son témoignage sur des faits qu’elle ne peut plus étudier, ni dans les mêmes circonstances ni sous les mêmes influences ; car, vous le savez, si la part d’Aristote est immense dans les sciences rationnelles, c’est-à-dire dans celles qui, comme la logique, sortent tout entières de la raison humaine, cette part n’est pas moindre dans les sciences naturelles, où la pensée de l’homme est bien toujours l’agent qui les crée, mais n’est plus le sujet même qui les fournit. Ce n’est donc pas la philosophie toute seule qui doit gagner à cette renaissance du péripatétisme, ce n’est même pas l’histoire de la philosophie, non plus que l’histoire générale de l’esprit humain, qui doivent toutes seules en faire leur profit ; c’est la science contemporaine toute entière. Dans sa méthode à la fois, et dans ses détails, dans ses besoins de synthèse et dans ses travaux d’analyse, elle peut consulter avec fruit celui qui fut l’oracle scientifique de tant de siècles, et qui peut encore être l’utile conseiller du nôtre.

Je ne pense pas que mon admiration, toute sincère qu’elle est, me fasse illusion ; je ne pense pas davantage que les éloges que je rends au péripatétisme, puissent blesser en rien la susceptibilité de notre âge. Le xixe siècle sait trop bien comment s’est formé l’héritage scientifique dont il jouit et qu’il accroît à son tour, pour s’étonner que le grand homme dont les travaux y contribuèrent si largement, reçoive encore une fois parmi nous l’hommage qui lui est dû ; le xixe siècle sait trop bien tout ce que méritaient de respect et de pieuse étude les enthousiasmes passés du genre humain, pour s’étonner de l’enthousiasme qu’excite encore de nos jours l’un des plus grands génies auxquels le genre humain ait dû ses directions intellectuelles. C’est précisément parce que je me fie aux lumières et à l’impartialité de mon siècle, que je parle ici d’Aristote et de sa juste gloire, avec une sécurité qui peut-être n’eût pas toujours été prudente, avec une franchise qu’un autre siècle aurait eu sans doute de la peine à comprendre.

Mais si ma conviction était moins ferme, si quelque doute pouvait s’élever dans mon esprit sur les dispositions que le péripatétisme doit rencontrer parmi nous, un grand fait, dont nous sommes tous les témoins, serait là pour rassurer mon incertitude. N’avons-nous pas vu de quels applaudissemens notre siècle a salué la renaissance du platonisme, d’abord dans la publication d’un de ses commentateurs alexandrins, et ensuite dans la traduction des œuvres entières du disciple de Socrate ? Je reconnais bien hautement, et avec une joie toute philosophique, où l’amitié même n’a point de part, le tribut de style éclatant et d’éloquente sagacité qu’un jeune professeur, devenu depuis un maître illustre, mit au service du platonisme, il y a déjà plus de vingt ans. Je reconnais bien hautement tout ce que le talent du traducteur fit alors pour ranimer encore une fois l’éclat d’une gloire qui, comme celle d’Aristote, avait pâli depuis quelques siècles ; mais je crois aussi que l’esprit même du temps préparait ce brillant succès, qui est de plus un grand service rendu à la philosophie et que l’histoire n’oubliera pas. La direction de l’école nouvelle, spiritualiste comme elle l’était, devait nécessairement avoir pour premier résultat, dans l’étude du passé, la réhabilitation du fondateur même du spiritualisme. Le christianisme, tout grand qu’il est, n’avait pas pu se passer de Platon ; il lui avait emprunté quelques-unes de ses croyances essentielles. Qui pourrait s’étonner que la philosophie du xixe siècle, née elle-même d’une réaction plus chrétienne encore que catholique, ait puisé à son tour à cette source auguste, où les pères de l’église avaient puisé sans crainte ? Je comprends donc sans peine que le platonisme ait dû recevoir les premiers et fervens hommages de la philosophie contemporaine ; elle est revenue au platonisme par un sentiment de piété filiale dont aucune école spiritualiste n’a jamais manqué. Mais certainement l’école nouvelle se serait fait défaut à elle-même, elle aurait mutilé ses propres destinées aussi bien qu’elle aurait mutilé l’histoire, si de la doctrine de Platon elle n’avait procédé à celle d’Aristote. C’est qu’en effet Platon et Aristote, apparus tous deux à l’époque la plus brillante du génie grec, sur cet étroit, mais étincelant théâtre de la gloire athénienne, sont depuis deux mille ans les phares inextinguibles dont l’humanité a suivi la lumière. Dans les siècles de ténèbres et d’obscure organisation, ils ont l’un et l’autre éclairé la marche religieuse et scientifique des générations incertaines. C’est que l’un et l’autre ils s’étaient partagés le monde de la pensée. C’est qu’Aristote, spiritualiste autant que Platon, avait cependant donné au spiritualisme de son maître le sage contrepoids de la réalité et de l’observation scientifique, dont plus tard d’autres écoles devaient faire exagération et abus. Une voix éloquente a pu dire qu’ils étaient l’un et l’autre comme « les deux pôles de l’intelligence humaine. » L’histoire de la philosophie est là pour attester que c’est entre ces deux limites extrêmes touchées par Aristote et Platon, que doivent osciller tous les systèmes qui aspirent à rendre compte de cette grande énigme du monde et de la pensée, de la nature et de l’homme, de la raison et de la sensibilité. À aucune époque, l’une de ces deux magnifiques synthèses n’a reparu sans que l’autre, par une sorte d’équilibre inévitable, ne reparût à son tour. L’esprit humain porte en lui ces deux solutions du problème ; mais la loi même de son unité fait, que du moment où l’une semble menacer de devenir exclusive, l’autre aussitôt se produit, pour tempérer ce que pourrait avoir d’excessif la prédominance de la solution opposée. Dans la réalité, dans l’essence même des choses, les deux solutions coexistent, ou pour mieux dire elles n’en forment qu’une. Comprendre cette grande unité, dans son infinie variété, s’en rendre compte dans ses genres essentiels, dans ses manifestations complexes, tel a été l’objet permanent, toujours nouveau, que les siècles ont cherché dans leurs incessantes méditations. Tel est l’objet des méditations du nôtre. Dans cette investigation à la fois si vieille et si jeune, et pour parler comme Aristote, toujours actuelle, appuyons-nous, messieurs, sur ces deux génies tutélaires qui peuvent encore aider notre âge, après en avoir aidé tant d’autres. Il n’en fut jamais de plus grands. Les vénérer pieusement, avouer tout ce que leur doit la pensée moderne, ne peut coûter ni à notre reconnaissance ni à notre impartialité historique. Les étudier, ne peut coûter davantage à notre amour-propre qui n’est après tout qu’une juste confiance aux forces que nous nous sentons.

Quant à moi, messieurs, je suis heureux que des travaux indépendans et solitaires m’aient amené à ces graves études, au moment où les efforts de la philosophie contemporaine, où l’impulsion régénératrice donnée aux études philosophiques, où les besoins mêmes de l’esprit de mon temps, manifestés par l’un des grands corps qui représentent la science nationale, semblent conspirer tous à la fois pour atteindre ce noble but. Ma destinée philosophique n’aura point été perdue, si je puis, en m’associant à eux, contribuer, pour ma part, à ce grand résultat.


Barthélemy Saint-Hilaire.