Comment s’en vont les reines/13

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 336-359).

XIII

COMMENT S’EN VONT LES REINES

On l’avait adjurée de signer l’acte tout écrit d’abdication qu’on lui avait présenté. Le cabinet entier, réuni dans la chambre de l’hôtel de ville en un Conseil suprême, l’avait, une heure durant, circonvenue et martyrisée pour lui arracher ce trait de plume. Sept ministres, acharnés après cette femme affaiblie et désespérée, n’eurent pas le pouvoir de l’ébranler une seule minute. Elle voulait livrer le dernier combat : et le dernier combat, c’était pour elle la séance du nouveau parlement, avec son cérémonial du serment de fidélité. Elle reçut, sans broncher, l’assaut des arguments, elle résista à celui des prières, elle prit en dérision les menaces ; ils en étaient confondus. Sa force d’âme les avait tous démontés, et les discours qu’ils avaient préparés d’avance vinrent se heurter à son inflexibilité.

Elle était redevenue le roi, le roi mâle, sans faiblesse de sexe, sans figure, le Vouloir anonyme qu’on n’atteint pas, Elle les effraya. Tant de fierté et tant de puissance issues de cette pauvre créature, incapable désormais d’écrire même une lettre sans leur aveu, témoignaient d’une source secrète qu’ils n’avaient point tarie. Cette force rendrait jusqu’au bout la partie incertaine.

La séance s’ouvrit. Elle était dans sa tribune avec l’escorte usuelle que lui avait concédée la générosité de Wartz. Les trois cents délégués, — pour la plupart nouveaux visages, — étaient présents. Les ministres avaient pris leur place : au milieu d’eux, se tenait l’homme du jour, le héros de la fête, le grand vainqueur.

Le bruit de son duel le matin, avec le due, avait couru la population de la ville, triplée ce jour-là par les provinciaux. Sa grande amoureuse, la foule, s’était pâmée d’angoisse à la pensée de son péril. Le trottoir du quai avoisinant le Ministère, avait été noir de monde, dès huit heures du matin, On attendait son retour, alors qu’il était revenu depuis de longs moments déjà. Des nouvelles avaient été imprimées, qu’on vendait par les rues sous forme de journaux.

Soudain, vers neuf heures, un soupir de douleur sembla monter de la ville ; il était blessé ! Hansegel indemne, et lui, lui le Pasteur, le Sauveur, le Maître, blessé ! Hélas ! ne l’avait-on connu que pour le perdre ! Et tous, hommes et femmes, venaient errer autour de la demeure officielle ; et l’on cherchait aux fenêtres laquelle pouvait être la sienne, et l’on se lamentait, et la suave rumeur, cette grisante inquiétude passionnée, s’élevait, montait jusqu’au lit où il reposait dans un demi-sommeil.

Blessé par Hansegel ! À deux pas de la mort, peut-être ! Ce qui frémissait dans la ville à cette pensée était indicible. Qu’allait-on devenir s’il s’en allait ? Qui le remplacerait ? Et la radieuse et jeune République dont on voyait l’étoile poindre à l’horizon s’assombrissait déjà. Les bureaux du Nouvel Oldsburg étaient assiégés. De belles élégantes inconnues se mettaient au premier rang, intriguaient, faisaient passer leur carte à monsieur Furth. De temps en temps, pour les apaiser, il en recevait une, et, debout dans l’embrasure de la porte, des liasses de lettres dans la main, la plume aux doigts, il disait invariablement cette phrase : « Toute ma reconnaissance, madame, pour votre intérêt ; la blessure de monsieur Wartz est légère, l’éraflure d’une balle au bras gauche, dans le plan du cœur. »

Dans le plan du cœur ! Hansegel avait donc voulu le tuer !

À la vérité, rien n’était moins douteux. Le tuer, le mettre à mal en tout cas, l’empêcher d’être présent à la séance, délivrer la Reine de cette rivalité. Mais ces calculs étaient déjoués maintenant. Wartz était venu quand même ; on l’avait vu entrer, avec cette simplicité froide qui seyait tant à son rôle, son bras souffrant serré au corps par un pansement noir discret. Il se dérobait aux regards, repoussait toute ostentation de mauvais aloi. On avait deviné, plus qu’on n’avait vu, cette blessure ; il en ressortait plus de mystère, plus de stoïcisme ; on s’était extasié, et des milliers de tendres yeux s’étaient mouillés.

On regardait aussi curieusement la Reine. Ce n’était plus guère qu’une grande dame attristée, affligeante à voir, l’image d’un sombre passé dont il fallait se dégager. On lui en voulait d’être l’ennemie du Maître. La rancune étouffait la pitié.

Une indicible solennité planait sur l’Assemblée où régnait le silence. On sentait dès maintenant que tout serait calme, que l’acte s’accomplirait froidement, religieusement. La Nation résidait ici, malade, exténuée, à la dernière période de la crise. L’heure était venue de l’opération suprême : on se recueillait. La Révolution s’achevait, sans trouble.

Le règlement voulait qu’en pareil cas on élût d’abord le président de la Délégation. Les divers groupes avaient presque tous mis en avant, selon la pensée du Maître, le nom de Saltzen. Il fut élu. Sa seule présence au fauteuil., en cette dramatique journée, accentua l’impression de gravité profonde qui dominait ici déjà. Salongue vie politique, connue de tous les Oldsburgeois, son charme de parole, sa prestance, la noblesse de tout son être sans âge, exerçaient déjà une autorité sur l’Assemblée. En plus de l’élégance du baron de Nathée, il possédait un autre avantage : la Force.

Mais on ne pouvait savoir dans quelle amertume il était venu s’asseoir à ce fauteuil, prendre ce rôle qui se présentait aujourd’hui lourd d’un si pénible devoir. On traitait autrefois Nathée de « maître de cérémonie ». Aujourd’hui Saltzen allait être le maître, le metteur en scène, de la grande cérémonie nationale. De tous ses collègues, il était peut-être celui sur qui l’influence royale de Béatrix agissait le plus fort. Nul n’avait comme lui le sens de sa grandeur occulte de reine, de cette magnification d’elle-même dans l’ascendance des rois, le sens de la Dynastie ; nul n’avait plus éprouvé son charme, nul n’avait si justement mesuré le malheur qui l’écrasait. Et c’était précisément à lui qu’il incombait de porter contre elle, au nom de l’Assemblée, les paroles de répudiation ! Sa douleur éclata dans ses mots quand il parla :

— Je n’ai pas lu dans l’Histoire, dit-il, qu’il y ait eu jamais une tâche comparable à la mienne pour la pénible obligation qu’elle m’impose. Président d’une assemblée que les élections ont faite républicaine, je dois m’associer à son programme de rénovation constitutionnelle. Nous sommes les mandataires de la Nation… que dis je ! nous sommes la Nation démocratique elle-même qui demande le régime de la liberté, qui réclame la République poméranienne. La République ! Mais n’est-elle pas installée déjà partout ? Elle est assise dans les esprits, — dans les cœurs, si fortement que, lorsqu’il s’est agi de détacher du peuple ce symbole vivant que nous sommes, on a vu se former simplement cette Délégation républicaine. Le passé s’évanouit ; l’ère nouvelle commence, elle est commencée, elle date déjà. Nous sommes affranchis, nous sommes libres !… Hélas ! et voici que je trouve ici, sous ma main, la formule ancienne du serment qui me rappelle à la réalité, la formule qui, jurée, doit nous asservir au régime fini, dans un engagement de fidélité à la Souveraine… Et je dois vous le présenter, messieurs, ce serment, et je dois vous le proposer… Quel est celui d’entre vous qui le prononcera ?… Ah ! madame, vous qui fûtes la meilleure des Reines, et qui nous écoutez, Votre Majesté est le témoin de ce qui se passe dans nos cœurs. Nous nous émancipons ; la Nation, vieille de dix siècles, veut enfin se guider elle-même. Vous fûtes aimée comme une mère, mais nous sommes le peuple majeur !…

Le bon Saltzen n’en put dire davantage. Quand, en tournant les yeux vers la tribune royale, sous le lambrequin du dais en pâle tapisserie héraldique, il voyait cette rigide figure de Béatrix, si morne, si éteinte, dans sa robe magnifique de moire brodée, il se sentait mourir de confusion. Abreuver de chagrin une femme, et celle-là ! prononcer contre elle ce réquisitoire, alors qu’elle ne pouvait plus se défendre, à la minute qu’elle devait sentir ce qu’est l’abandon de tout un peuple ! Tout craquait autour d’elle. L’autorité s’était éteinte entre ses mains, sans violence, sans formalité légale, comme s’éteint un flambeau. Elle aurait pu appeler la Force. La Force, que représentait la Garde, était acquise au nom de Wartz, et contre Wartz elle serait demeurée inerte. C’était une agonie terrible à voir. La souveraine était irrémédiablement perdue, elle le comprit.

Elle fit un signe. On la vit tendre à son chambellan de droite une enveloppe cachetée de cire. Il ne fut pas fait comme pour une vulgaire communication. Les huissiers parlementaires n’intervinrent point. Le chambellan descendit les degrés de la tribune royale et vint lui-même remettre le pli sur le bureau de Saltzen, auquel il adressa quelques mots.

L’enveloppe portait :

« À Monsieur le Président de la Délégation. »

Saltzen demeura une minute dans l’impossibilité de reprendre la parole. Debout, penché à son bureau, les deux mains appuyées sur l’enveloppe aux cachets de cire, il garda tout un instant l’Assemblée suspendue à l’émotion qu’on le sentait endurer.

— La Reine, dit-il enfin, par mon entremise, demande à la Délégation que la séance soit suspendue, ses forces ne lui permettant pas de demeurer davantage.

Le document qu’il tenait sous sa main, c’était l’acte de renonciation au trône. Elle l’avait signé d’avance, elle l’avait apporté clandestinement, à bout d’efforts, sentant bien désormais que son endurance physique même était épuisée. Elle l’avait caché pour être libre de le lacérer si le miraculeux hasard qu’elle ne se lassait pas d’attendre la sauvait. Mais il n’y a pas de miracles pour les reines que la destinée poursuit, et, dès qu’elle était entrée, l’attitude de la salle l’avait avertie de la fin de tout. Ainsi elle ne faisait plus obstacle à son ennemi, elle livrait son abdication, elle remettait l’héréditaire pouvoir aux intrus, elle s’en allait, elle s’en allait silencieusement, n’ayant plus dans le cœur qu’un tumulte de sanglots.

Sa Majesté, cette adorable Majesté, dont huit, millions d’êtres s’éprenaient autrefois dès qu’elle apparaissait. Sa Majesté se leva, dans le sourd bruissement de la moire froissée. Sa traîne se déroula en flots noirs derrière elle. Tout le monde était debout, dans une espèce d’angoisse ; on la regardait ; n’allait-elle pas mourir ?

On la regardait une dernière fois ; elle s’en allait lentement. La plénitude et l’éclat de sa maturité étaient encore une des causes de sa grandeur ; on vit ses épaules, ses nobles flancs, tout son corps de statue fait pour tant de puissance. C’était la fille de Conrad et de Wenceslas, d’Othon et de Wilhelm le Boiteux., la fille de Bertrand le Croisé, et la fille de cet aïeul lointain, au nom tellement magique et troublant qu’une goutte de son sang parfume de poétique gloire toute une race : Charlemagne. C’était aussi l’allégorie vivante de la Patrie, et elle s’en allait. Elle faisait un pas, deux pas, on n’entendait que le bruit de sa traîne de moire dure sur le tapis de la loge royale. Les deux gardes blancs de l’escorte présentèrent les armes. Elle disparut dans l’ombre du fond.

Alors avec un bruit de tempête, l’Assemblée se précipita vers les portes. Il y eut deux courants en tourbillon : l’un enclosait les ministres pour atteindre Wartz, l’autre cherchait Saltzen. La contrainte de tout à l’heure se transformait en folie maintenant, et quand la nouvelle de l’abdication eut commencé de courir la masse, le délire n’eut plüs de mesure. L’étrange sentiment que leur inspirait encore leur souveraine n’avait fait de tous ces hommes que des êtres impressionnés et plus vibrants, plus aptes, elle partie, à l’enthousiasme du régime nouveau. L’impatience les prit déposséder enfin la loi républicaine ; ils ne causaient plus, ils discouraient ; ils se haranguaient les uns les autres avec exaltation. L’heure présente avait fait trois cents rhéteurs de ces trois cents hommes d’affaires publiques. C’était un rajeunissement national dont ils participaient, une griserie. Ils devinrent bons. Ils s’aimèrent dans la loi d’amour que serait le nouveau régime ; ils se dignifièrent dans la pensée de la liberté. Ce fut un baptême de grandeur qui les rénova pour entrer dans le lumineux futur du pays. L’horizon de l’histoire leur apparaissait comme un âge idéal de vertu et de bonheur. Ils parlaient avec une éloquence naïve de ces vertus civiques et de ce bonheur social.

La suspension de la séance fut longue. Presque tous les délégués cherchèrent à voir Samuel Wartz et n’y parvinrent pas. Il s’était éclipsé. On l’avait pressenti pour un projet de gouvernement provisoire dont il devait être le chef. Mais il s’était récusé pour cette dictature dont le principe blessait dans son berceau la jeune Liberté. On supposa qu’il avait fui pour se soustraire à de nouvelles sollicitations.

L’office de l’Intérieur, même dans une République, a bien des semblances de dictature, semblances discrètes, inconnues et réelles, qui peuvent, du ministre, faire un homme redoutable d’autorité ; mais on a toujours le sentiment que cette autorité tire sa genèse du peuple, et cela suffit à calmer l’opinion alarmée. Saltzen l’avait dit : les opinions sont des sentiments.

Quand Wartz fut revenu après sa mystérieuse absence, la séance reprit. Il se fit, une fois la salle pleine, un tel calme, qu’on aurait cru ces hommes politiques prêts à voter, dans la somnolence, quelques centimes additionnels sur la circulation d’une denrée alimentaire ; mais leurs paumes posaient à leurs pupitres, et si l’on avait prêté l’oreille attentivement, on aurait entendu les pupitres trembler sur toute la courbe de leur ligne.

Le papier grinça là-haut, sous la main du président Saltzen ; il décachetait le pli royal. Son flegme parut à tous parfait. On n’ignorait pas qu’il était à demi mort d’émotion et de religieux trouble, mais on lui sut gré de cette impassibilité si conforme à son rôle. Nathée fût retombé à son fauteuil, sans voix et sans force ; pour Saltzen rien ne parut de l’angoisse qui lui glaçait le sang dans les veines. Sans que sa voix fût altérée, il lut l’acte de Béatrix ; le dernier acte : « Moi, Béatrix de Hansen, reine de Poméranie… (chacun de ces mots, un à un, tombait comme une chose d’or dans ce reliquaire géant qu’est l’histoire) je déclare… » Elle n’avait pas absolument copié la formule prescrite ; son incomparable personnalité reparaissant jusqu’au bout, elle avait changé les mots, voulant, dans son humiliation, non pas obéir, mais agir en maîtresse d’État ; elle ne disait pas : « Je déclare me soumettre », mais ceci : « Je déclare, pour épargner à mon peuple les horreurs d’une lutte civile et d’une révolution, abandonner de ma propre volonté, et dans la plénitude de ma raison, mes droits au trône poméranien, avec ceux de mes descendants. »

— À la tribune, Wartz ! dit une voix dans les bancs.

— À la tribune ! en répétèrent cent autres.

L’ancienne idole tombée, on voulait acclamer l’autre.

Et l’autre apparut, identifié à cette minute avec l’idéal d’État qu’il avait créé. L’hémorragie de sa blessure, le matin, l’avait affaibli visiblement ; il n’y fît pas allusion ; il parla d’une voix creuse, abrégeant les discours de feu qui lui montaient aux lèvres. Il semblait s’attachera faire disparaître sous l’Idée, sa personne extérieure. Le bras serré au corps par le bandage de soie noire, la pâleur et les ombres de fièvre sur son visage étaient les seuls indices de sa souffrance. Il parut même laisser inaperçues les marques d’enthousiasme dont il était l’objet.

— La délibération de l’Assemblée dans ses bureaux, pendant la suspension de séance, dit-il, a donné comme résultat cette unanime résolution de constituer un gouvernement démocratique. Interprète de la Délégation, et en son nom, au nom du peuple poméranien, au nom de ce gouvernement dont on a voulu que je préside les travaux, je proclame la République.

Ce mot prononcé, la contrainte devint impossible : dans les loges, sur les bancs, de grands cris, hourras prolongés d’enthousiasme, éclatèrent ; les bras se levèrent, se tendirent d’instinct vers le ministre ; certains délégués, transportés, escaladèrent leurs pupitres et vociférèrent des idées sublimes sur la liberté, la patrie, la souveraineté du peuple. Des chants, des éclats de voix, des choses incohérentes partaient des loges ; on entendait le nom de Wartz lancé sans interruption par de douces et pénétrantes voix de femmes.

À la tribune, toujours rigide, la tête penchant un peu en arrière, la main large, les lèvres entrouvertes, les yeux dans l’inconnu, le tribun goûtait la saveur de ce qui venait à lui sous cette ivresse. Il sentait battre à ses tempes le halètement du travail accompli : il revoyait le chemin parcouru depuis quinze jours, avec tout ce qui gisait de son cœur sur la route, et il en fut orgueilleux.

— Messieurs, reprit la voix de Saltzen, je pardonne votre démence à la puissance de votre émotion, mais laissez-moi vous le dire, ce qui doit accueillir le plus noblement ce début d’un âge nouveau, c’est le silence et le recueillement.

On se tut, et l’on se recueillit. Même le public indiscipliné des loges auquel il s’était adressé en parlant, public fait de femmes et d’hommes triés parmi les plus exaltés en politique dans tout Oldsburg, obéit aux paroles fermes du président. L’émotion avait rendu les consciences molles et pieuses, prêtes à toutes les docilités envers la religion nouvelle.

— Je propose âmes confrères et à l’Assemblée, dit encore Wartz, de communiquer sur-le-champ au peuple d’Oldsburg et de la Poméranie la grande nouvelle qui le concerne, qui l’élève au pouvoir, qui le fait souverain. Le gouvernement pourrait se rendre à l’hôtel de ville pour proclamer, dans îa maison du peuple, la naissance de la démocratie.

— À l’hôtel de ville ! À l’hôtel de ville !

— Demain, continua le jeune ministre, les travaux de l’Assemblée commenceront ; un projet de « constitution sera porté à la connaissance de la Délégation ; mais, aujourd’hui, rien ne doit être dit que des mots de fête et d’allégresse.

— Vive la république ! hurla la salle. Vive Wartz !

Samuel descendit. Au pied des marches, Wallein venait au-devant de lui, Wallein qui l’avait combattu, Wallein qui, déloyalement, avait voulu lui prendre ses armes, et qui représentait si bien l’incertaine Poméranie d’autrefois, fixée maintenant dans son opinion passionnée. Il tendait les deux mains ; Wartz s’approcha ; ils s’embrassèrent. Dans les loges, une foule de petits mouchoirs tremblaient, lourds de larmes, et, parmi les délégués les plus graves, il s’en trouva qui détournèrent la tête pour ne pas laisser voir ce qu’ils ressentaient.

Aussitôt, les sept membres du gouvernement, le président Saltzen et les délégués de la ville sortirent pour se rendre à la mairie. Le ministre Moser désirait que le détachement des gardes qui se trouvait ici de faction les escortât. Mais Wartz repoussa cette idée. Il ne voulait pas d’escorte.

— Nous sommes du peuple, dit-il, et sous la garde du peuple, qui nous fera de lui-même passage.

Quand ils approchèrent des portes de sortie sur la rue aux Juifs, ils commencèrent d’entendre la grande rumeur du dehors. La foule, qui n’avait pu trouver place dans les tribunes, attendait ici l’issue de la séance, et le bruit venait d’être répandu dans la masse que la République était proclamée. La vue de Wartz, nu-tète, le chapeau à la main, précédé de deux huissiers, et que suivaient les autres membres du gouvernement, produisit un effet tout autre que celui auquel on aurait pu s’attendre. La rumeur s’éteignit lentement et mourut ; il n’y eut plus que le sourd murmure de tant de souffles haletants, une sorte d’extase.

Les huissiers firent un seul geste : celui d’écarter leurs deux bras rapprochés, et la foule comprit ; elle se rétracta de droite et de gauche vers les trottoirs ; le mouvement se propagea tout le long de la rue, et il y eut dans l’instant, entre les deux haies noires bougeantes où palpitaient des mains levées, des chapeaux, des écharpes de femmes, une route large et libre où le cortège chemina.

Au tournant de la rue aux Moines, il y avait encore foule : un mouvement analogue s’accomplit. Mais, à présent, une houle venait derrière ; les deux flots humains suspendus reprenaient leur cours, dans une masse unique, un processionnement en marche vers l’hôtel de ville. Il faisait beau ; le soleil, qui se couchait, ne dorait plus que le haut des pignons et les toits, mais il y avait, au-dessus de cette grandeur sereine d’un peuple en rêve, l’autre grande sérénité du ciel bleu.

Et Wartz buvait ces choses mystérieuses, ces regards chargés d’amour qui par milliers le dévoraient, cette pensée ardente dardée vers lui. C’était une sensation sans mesure, surhumaine, confusément mêlée à la corrosion de sa blessure qui semblait s’étendre, gagner jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle de son bras souffrant, mêlée aussi à la fièvre qui aurait dû, à cette heure, l’étendre inerte sur son lit.

Ils prirent la spacieuse rue de l’Hôtel-de-Ville. Les fenêtres s’ouvraient aux façades des maisons, et l’on pressentait, à voir le cortège, la grande métamorphose politique accomplie.

Depuis le matin, Oldsburg était sur pied, dans la rue. Les membres du gouvernement n’avaient pas pénétré depuis un quart d’heure dans l’intérieur de l’hôtel de ville, que la place s’était comblée. La statue du roi Conrad soutenait des grappes d’êtres vivants. De toutes les rues aboutissant ici, remontait une masse à chaque minute plus compacte, un mouvement foulant. Le calme de tout à l’heure n’avait pu durer : des chants et des querelles, des cris et des murmures éclataient de toutes parts. Des groupes d’artisans se frayaient un passage dans la masse, brandissant en trophées les plaques indicatrices de la rue Royale qu’ils avaient arrachées du haut en bas de la grande voie, comme un outrage à l’allégresse d’un tel jour. D’autres agitaient des cercles de métal tordus : c’était le monogramme de la Reine, qui faisait médaillon aux grilles de la rue aux Juifs ; et l’on vit venir enfin, porté au-dessus de la foule, dans le balancement cahoté de la marche, une large toile peinte déclouée, flasque, dressée sur des piques. C’était un portrait de Béatrix dans son costume du sacre, un ornement du musée royal, un poème. La figure était mutilée et outragée, le diadème coupé, les yeux crevés, la bouche tailladée. Cet acte dut paraître au peuple une des grandes choses de la journée, car on se pâma devant ce fait d’armes.

Au bout d’une heure d’attente, Wartz et ses collègues parurent à la tribune de pierre qui s’avançait, dans le style grec, au-dessus du péristyle. Le faîte de cette tribune était soutenu par trois colonnes doriques aux rondeurs desquelles vinrent s’adosser les sept ministres, sur l’extrême rebord de l’avancée. Wartz, de sa main valide, tenait un papier. Il lut :

« Peuple poméranien… »

Mais, dès ce moment, le tonnerre de la foule couvrit tout. Le fourmillement noir s’étendait rue de l’Hôtel-de-Ville et dans les deux tronçons de celle de la Nation, comme les trois bras d’une croix formidable de vies, dont la place eût été le centre ; et, de la gorge de tous ces êtres qu’on ne nombra jamais, sortit un cri qui ne finit point. Les mots de Wartz s’envolaient dans le néant. Il proclama, dans la froide formule constitutionnelle, le gouvernement nouveau ; on ne l’entendit pas, mais on fit mieux, on le comprit, et la même émotion républicaine tordit tous ces milliers de cœurs avec le sien.

Derrière lui, les derniers rayons du soleil finissant nacraient les vitres des grandes baies de l’édifice ; c’était, à la tribune, un fond miroitant et irisé d’apothéose. Quand, d’en bas, les acclamations commencèrent de monter vers le jeune meneur, ses collègues s’écartèrent, en vains comparses qu’ils étaient. Il ne resta que lui, sa forme noire, rigide et silencieuse, — sur le bord de la tribune. Il entendit longuement ce grand cri d’amour qui semblait venir de plus loin, des provinces distantes, des charbonnages du Sud, des côtes maritimes, des petites cités, des campagnes. La ville frémissait des extrémités de ses rues à ce centre vital. Mais Oldsburg n’était rien, ces cent mille êtres grisés ne comptaient pas pour lui ; ce qu’écoutait, en cette minute, sa pensée distraite, ce n’étaient pas ces vivats tapageurs, mais le murmure lointain et suave de la Nation chantant l’avènement de la liberté, c’était la musique de sa création qui vivait, c’était son œuvre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la nuit, une douce lueur monta des rues. On illuminait. Aux façades, les fenêtres se dessinaient en petits verres de lumière. Des cordons de feu couraient, des girandoles, de frêles lampes de papier, aériennes, bousculées au moindre vent, suspendues à d’invisibles fils dans le noir. Tant de petites flammes pâles, flammes fumeuses, flammes jaunes des chandelles, flammes minimes des mèches buvant l’huile, donnaient à la ville une couleur d’incendie. Des chants, le chant nouveau de la nation, traversaient l’atmosphère. Oldsburg vibrait toute, sans une ruelle, sans un coin qui se tût. Et par-dessus le tumulte bourdonnaient les cloches des églises, qui ne cessaient point de secouer dans l’air la joie angoissante de leurs ondes sonores.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la gare de Hansen, dans le brouhaha des trains arrivants, trois femmes en deuil descendaient de voiture avec un enfant. Nul ne les vit, pas plus que le baron de Nathée qui les escortait. Sa longue silhouette enfouie dans le pardessus long, il se tenait à distance, tête nue, et le visage dissimulé dans la fourrure du vêtement. Quelqu’un vint à leur rencontre et les guida vers un bureau dont Samuel Wartz lui-même leur ouvrit la porte. Il était le maître partout. Les trois tristes créatures, incertaines, affolées, avec ces regards furtifs qu’ont les gens traqués, le suivaient sans rien dire, et le baron, livide, suivait les trois formes noires. Le chef de gare aussi était là, muet comme les autres, les guidant vers une voie obscure, vers un train minuscule à une seule voiture. Le fonctionnaire portait une lanterne qui tournait au bout de son bras, et qui faisait tourner aussi des ombres géantes, par terre. Celle des trois femmes qui tenait l’enfant par la main trébuchait sur l’acier des rails. Quand elles eurent atteint le petit train minuscule, Wartz ouvrit une portière ; il salua très bas. La dame en noir qui monta la première passa sans le regarder. Elle s’en fut se cacher dans l’ombre du coin. On ne la revit plus.

C’est ainsi que s’en vont les Reines.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Samuel Wartz revint chez lui par des chemins détournés, pour échapper à la foule.

Madeleine l’attendait, anxieuse, son sourire éteint, guérie de sa gaieté, irrémédiablement grave désormais. Elle lui tendit son front, froidement.

— Comment vas-tu ? Souffres-tu bien ? Vas-tu te mettre enfin au lit ?

Elle ne pouvait pas faire allusion aux scènes de la journée. L’effort était au-dessus de son courage. Samuel répondait distraitement :

— Non… Oui…

— Sais-tu ce qui nous arrive ? dit-elle encore, Hannah est partie. Ce qu’elle a fait est indigne ; sans me prévenir, sans un mot de reconnaissance, elle a fermé sa malle, elle s’est enfuie, je ne l’ai pas vue.

Le visage de Samuel prit une expression de triomphe inexplicable. Cet acte d’Hannah, si plein de sens pour lui, couronnait dans son esprit une longue suite de pensées, une théorie aimée, sa théorie, sa Loi ! Mais pour Madeleine, il demeurait inconcevable et révoltant, c’était un désenchantement nouveau ; elle avait envie de pleurer en y songeant.

— C’est une ingrate, dit-elle très amère.

Samuel l’appela d’un geste de malade, le bras tendu :

— Viens, Madeleine, berce-moi ; je suis las !

FIN