Comment s’en vont les reines/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 42-67).

II

« CETTE CANAILLE D’AUBURGER »

Deux jours après le bal, Samuel Wartz, à sa table de travail, achevait un article pour le Nouvel Oldsburg, quand il reconnut, dans le coup frappé à sa porte, la main de la petite servante Hannah. Et lorsqu’il lui eut dit d’entrer, ses yeux s’éclairèrent de sympathie pour cette enfant, dont l’étroit corsage noir et le tablier blanc se montraient timidement contre le chambranle.

— Un monsieur Auburger demande Monsieur. Monsieur peut-il le recevoir ?

— Qu’il vienne ! dit Samuel, sans hésiter.

À quoi tient l’orientation de certaines destinées ! Il avait suffi, pour que cet individu équivoque vainquit la répugnance de Wartz, que le docteur le décriât dans une heure délicatement critique. Wartz avait beau dire, il gardait rancune au vieil ami. Ce n’était ni de la haine, ni de la jalousie, à peine un regret vague, une simple tristesse, corollaire de leur rivalité mystérieuse, comme sa fureur eût été celui de l’offense réelle. Mais c’était quand même une barrière entre eux. Saltzen n’était plus déjà l’arbitre qu’on écoute aveuglément.

« Si cet homme est besogneux et qu’il me demande de l’aider, songeait-il, je l’aiderai. Le vrai citoyen républicain doit agir de la sorte, sans trop juger. »

Pour lui, la République était une religion dont il adorait la morale maternelle, et que Saltzen ne suivait pas assez strictement à son gré. Au même instant, Auburger entrait : il s’avançait obséquieux, d’une main tenant son chapeau un peu en arrière, de l’autre lissant sa moustache. Wartz devina que cette moustache devait être pour l’homme son trait le plus précieux, tout son physique. Un rayon de soleil modelait son front, son crâne nu et rond de blond faisait cligner ses yeux.

— Monsieur le délégué, pouvez-vous m’accorder une heure ?

L’étrangeté du personnage était dans ce mélange d’humilité et d’autorité. Il y avait de la servilité dans son attitude, et il venait s’installer pour causer une heure avec un homme dont les instants étaient quelque chose de sacré. De même, l’autre soir, il avait mitigé de compliments de valet une sorte de camaraderie philosophique. On le sentait posséder également les deux forces qui conquièrent les hommes, la flatterie et l’ascendant moral, et il s’en servait simultanément avec une mesure incomparable.

— Asseyez-vous, monsieur, dit Wartz.

Quand on est enfant, la curiosité vous mène parfois en des excursions périlleuses où l’on ne se lance qu’en tremblant, sachant le danger, et le bravant pour la passion de voir. Samuel Wartz, à cette minute, agissait en enfant curieux. Trop intelligent pour ne point pressentir la force de cet être qu’il eût été prudent de mettre sur-le-champ hors de chez lui, il ne résista pas à ce désir d’excursion morale chez un spécimen humain si intéressant.

Auburger commença :

— Ainsi que je vous le disais l’autre jour, monsieur le délégué, j’ai réellement commencé à vous connaître durant la campagne qui a précédé votre élection. Je me suis attaché à votre caractère et j’ai conçu le dessein de me dévouer à votre œuvre. Nous manquons d’orateurs à la Délégation. Il y a bien monsieur Saltzen qui possède si parfaitement sa langue, car il possède sa langue comme personne ; mais justement, cette correction, cette impeccabilité… enfin, vous me comprenez, monsieur le délégué, ce n’est pas le tribun au sens vrai du mot. Vous me pardonnez ma franchise ? le tribun, c’est vous. Ah ! je vous ai vu, un soir que vous parliez aux tisseurs, dans la salle de l’ancien théâtre, au faubourg. Laissez-moi vous rappeler ce souvenir. Vous avez eu la plus tragique, la plus superbe des incorrections. Je vous vois encore debout à la petite table devant la scène, bien en lumière. J’étais dans un coin de la salle ; on y faisait un bruit assourdissant ; vous vous souvenez ? Le petit archiduc avait alors le croup, les journaux racontaient les veilles de nuit que faisait la Reine près de son enfant, ses crises de désespoir, tout le tralala sentimental, enfin. Cela avait créé un très fort mouvement dans l’opinion ; on en était venu à ne vous permettre plus d’énoncer jusqu’au bout vos idées républicaines. Que voulez-vous ! il y aura toujours. cela, l’emballement pour la femme ! Et je vous voyais remuer les lèvres, sans voix dans le vacarme. Vous étiez devenu très pâle, monsieur le délégué, et l’on sentait sourdre en vous la colère. Tout à coup, d’un cri d’orateur, vous avez dominé le bruit. De vos bras croisés, l’un a quitté l’autre, lentement, — ah ! ce geste du bras en avant, ce geste magnétiseur qui cueille les esprits ! — « Vous avez beau hurler et m’assourdir, disiez-vous, j’entends toujours vos cœurs aimer sourdement la République ! » On s’est tu. Vous aviez été prodigieux. Eh bien, votre talent est tout dans ce mot-là : « J’entends vos cœurs aimer… » On n’entend pas des cœurs aimer, n’est-ce pas, monsieur le délégué ? Entendre des cœurs ! qu’est-ce que cela signifie ? Voilà ce que monsieur Saltzen n’aurait jamais dit — et vous avez été magnifique. On vous aurait élu rien que pour ce met-là, et on aurait eu raison, car il montre votre tempérament ; et le bouleversement qui s’apprête, vous le tenez dans votre main.

Samuel n’avait jamais entendu de quémandeur parler de la sorte. Ce verbiage le stupéfiait. Il se tut, n’ayant pas encore trouvé sur quel ton il convenait de répondre à cet homme.

— J’ai eu l’idée de me vouer à vous, de me mettre tout à votre service. Je vous ai observé, je me suis informé, j’ai su que vous n’aviez personne.

— Personne ? demanda Wartz.

— Quelqu’un de confiance, expliqua-t-il. Monsieur Braun a quelqu’un. Monsieur de Nathée a quelqu’un — ayant été secrétaire chez lui, je vous le donne sous le sceau du secret ; — le duc de Hansegel a quelqu’un, il en a même plusieurs.

Il se mit à rire d’un air très camarade en regardant Wartz.

— Mais oui, tous ces gens-là ont quelqu’un. Strasberg, le délégué royaliste, Schwartz, Wallein, et ceux de la province donc ! Que voulez-vous, un délégué ne peut pas tout faire, et pourtant, vous détenez une puissance telle, le moindre de vos actes peut avoir une portée si profonde, si lointaine, qu’il vous faut tout savoir, vivre, si je puis dire, un doigt posé sur les frémissements de la nation, comme le médecin qui palpe l’artère du malade… Je serai, moi, ce doigt perdu dans la foule, qui la scrute invisiblement, et je vous transmettrai jour par jour ses fluctuations, ses émotions diverses. L’agent du délégué a aussi un autre rôle, un rôle actif et inverse du premier ; il insinue dans le peuple l’action du Maître, — il employait ce mot « Maître » pour la première fois, avec l’opportunité et l’habileté d’un être qui s’entend à prendre les autres — du Maître qui ne saurait travailler la masse de ses propres mains, qui ne possède que le noble, mais trop délicat instrument de la parole.

Wartz ne pouvait s’empêcher d’admirer l’art avec lequel était présentée cette fonction méprisée, mais il se ressaisit assez pour dire :

— Ce ministère secret, avec ce qu’il comporte de clandestin et d’inavoué, me déplaît, monsieur ; je vous remercie, je ferai de mon œuvre ce que j’en pourrai faire, mais seul.

En disant cela, il s’était levé pour congédier l’homme ; mais ce fut alors que celui-ci lui apparut sous sa figure véritable, car il restait immobile, souriant, souriant comme ceux qui connaissent leur force et qui dominent les autres, même d’en bas.

— Monsieur le délégué, je ne vous suis pas utile, je vous suis nécessaire. Vous reviendrez sur ce mot-là.

Wartz se tut. Il n’osait plus mettre à la porte cette intelligence.

— Vous désirez me voir partir, monsieur le délégué ; mais je ne suis pas, je ne puis pas être un homme qu’un geste froisse ; tout ce que je puis faire, c’est de comprendre. Apprenez d’aventure, par ceci, quels services au besoin je peux vous rendre.

— Je comprends, dit Wartz, vous êtes de ceux qui les rendent tous.

Il avait beau se montrer hautain, l’autre l’intimidait ; et il ne pouvait dire toute sa colère.

— Permettez-moi de vous parler simplement, reprit Auburger. Je ne joue pas la comédie devant vous, monsieur le délégué ; vous ne souffririez pas que je me donne à vous pour un homme d’honneur ; le métier pour lequel je me propose ne le comporterait pas ; tout le monde n’a pas le moyen de rester homme d’honneur. Je me suis marié à vingt ans, et j’ai sept enfants qui se nourrissent chaque jour d’autre chose que de l’honneur de leur père. Si nous avions dû conclure un engagement, je vous aurais même confié qu’à Hansen, j’ai subi, il y a cinq ans, une condamnation pour abus de confiance — cela, pour vous autoriser à ôter devant moi la clef de votre coffre-fort. Les scrupules et les délicatesses sont un luxe comme un autre ; combien de gens doivent se contenter de les apprécier chez leurs voisins ! Je vous sais bon ; si je vous racontais certaines histoires de ma vie, les larmes vous viendraient peut-être aux yeux. Vous êtes législateur, avant peu vous serez célèbre par votre loi…

— Ma loi ?

Auburger souriait toujours, implacablement.

— Vous savez bien que je n’ignore rien, monsieur le délégué. Eh bien ! si vous êtes législateur, vous n’êtes pas le code. Vous n’avez pas la rigueur d’un principe ; de ce que j’ai une fois volé — et dans quelles circonstances, mon Dieu ! — vous n’allez pas, avec une intransigeance enfantine, me tenir pour un monstre. Non, je ne suis pas un monstre, ce que je peux être seulement… et voilà !

Wartz s’applaudissait de s’être modéré tout à l’heure ; il savait gré à ce pauvre être d’exprimer et de développer l’évolution vers la pitié qu’il sentait précisément naître en lui-même. Il ouvrit. son portefeuille.

— Je n’ai le droit de juger personne, dit-il ; mais on a toujours celui d’aider tout le monde ; prenez. ceci, et que ce soit fini entre nous.

Cet Auburger, sur qui l’argent devait exercer une telle attirance, était bien puissant sur lui-même, car il tira de sa poche deux ou trois pièces d’or qu’il montra.

— Pas aujourd’hui, monsieur le délégué ; je n’en ai pas besoin. Peu de personnes m’ont parlé comme vous ; je vous remercie. Mes ressources peuvent encore durer quelques semaines. Après, je serai sans rien. C’est pourquoi j’étais venu vous trouver ; vous m’auriez appointé au chiffre que vous auriez voulu. On m’a bien proposé de me présenter chez Hansegel ; il aurait de l’ouvrage pour moi. Le duc possède une police près de laquelle la police nationale n’est qu’un jeu. Je crois que je lui servirais beaucoup, sans me flatter. Vous savez ce que je suis, monsieur le délégué, un homme de peu, certes ! et je ne vais pas poser devant vous pour l’individu désintéressé. Si le duc, qui est le pseudo-roi de Poméranie, m’offrait le moyen d’élever ma famille comme je le veux, je me louerais à lui sans trop hésiter ; mais, outre que nous touchons à la fin de la dynastie, et que Hansegel n’en a pas pour longtemps, j’aurais fait avec plus de goût le service de la République. Je vous demande pardon… je suis un triste adepte, et la conquête de mon opinion ne doit guère vous flatter, mais cela me fait plaisir de pouvoir être franc avec quelqu’un, par hasard. Aujourd’hui, je me suis montré à vous, tel que personne ne m’a jamais vu. Je sens pourtant le dégoût que je vous inspire.

Il souriait toujours. Wartz dit :

— Pas de dégoût ; seulement nous ne pouvons pas, nous ne pourrons jamais nous entendre, et tous ces discours sont inutiles ma décision est prise.

Il parlait ainsi, parce qu’il était passionnément attaché à la pureté de l’idée républicaine, et qu’il ne pouvait rien souffrir qui entachât son œuvre ; mais, au fond, il se sentait une indulgence extrême d’intellectuel pour celui dont tout le monde disait : « Cette canaille d’Auburger ». L’autre n’était pas homme à laisser passer cette faiblesse sans en tirer profit ; il ne parlait pas encore, il se taisait, et ses yeux, furtivement, faisaient un rapide et minutieux inventaire de ce cabinet de travail : le grand bureau à quatre pieds tordus dont il ne voyait que le dos, la bibliothèque vitrée, à grands pans de noyer uni, la table du fond, au-dessus de laquelle était installé le téléphone, les chaises tout en cuir bourré ; pas un objet de luxe, pas un bibelot. Et cette simplicité était touchante, voulue par ce jeune riche qui en faisait l’expression de sa foi philosophique.

— Monsieur le délégué, un jour viendra où il vous faudra vous rendre à ce que je vous propose, si vous désirez la communion absolue avec la nation dont vous dirigez la pensée, si vous voulez aussi vous défendre contre vos adversaires. Vous oubliez que vous êtes en pleine lutte. Ainsi je vais vous dire une chose qui vaudrait fort cher si vous me l’achetiez… Je ne veux pas me donner des airs de désintéressement, j’agis en cela comme le commerçant qui ullèche la clientèle par un spécimen.

Il souriait toujours, prenant à pleines mains sa moustache qu’il rectifiait à droite et à gauche.

— Votre loi…

— Ma loi, toujours, dit Wartz qui tressaillait chaque fois à ce mot.

C’était la chose de ses rêves, qui lui était chère comme un amour secret, la chose qu’il voulait garder mystérieuse, à laquelle les étrangers ne pouvaient toucher sans indélicatesse.

— L’instruction obligatoire ; eh bien ! quelqu’un vous a volé votre conception, quelqu’un du parti libéral ; voulez-vous que je le nomme ?… Wallein… Lui aussi a préparé son projet ; la chose va éclater d’ici quelques semaines. Ce sera un coup de théâtre. Vous le savez comme moi, monsieur le délégué, si la monarchie pouvait être sauvée, à l’heure où nous sommes, elle le serait par le parti libéral. Ces gens-là en ont pour tout le monde ; ils savent défendre la Reine tout en se rendant fort acceptables à la majorité des républicains Voyez-vous leur triomphe, s’ils vous devancent en créant cette loi qui est l’essence même de l’esprit démocratique. Vous ne me croyez pas, monsieur Wartz ? Vous imaginez que je vous fais là un conte ? Écoutez… Le président de Nathée en sait là-dessus plus long que nous. Il est actuellement onze heures ; monsieur de Nathée prend son déjeuner. Téléphonez chez lui, à brûle-pourpoint, demandez-lui si le délégué Wallein ne l’aurait pas pressenti au sujet de sa loi. Parlez comme un homme sûr de son fait, et vous me direz ensuite si je suis mal informé. Allons, monsieur le délégué, je vous en prie.

Wartz était atterré. Il ne pouvait douter de la catastrophe ainsi annoncée par Auburger. Il revoyait Wallein, comme à chaque séance de la Délégation, toujours agité au-dessus de son bureau, interrompant tout le monde. « Monsieur Wallein, suppliait à chaque instant l’aimable Nathée, laissez parler, je vous en prie. » C’était la phrase la plus accoutumée des séances. Un homme sympathique, à coup sûr, mais lui prendre sa loi !…

— Allons, monsieur le délégué, faisait Auburger qui le poussait doucement vers l’appareil téléphonique, assurez-vous, assurez-vous.

Wartz eut un haut-le-corps, et se dégagea.

— Eh ! pour qui me prenez-vous ? Tendre un tel piège ? J’irai voir Nathée.

Il tremblait de colère et d’émotion contenue. Mais Auburger, avec une familiarité tranquille, lui posant une main sur l’épaule et lui présentant de l’autre le récepteur de l’appareil :

— Il ne s’agit point présentement de procédés délicats. Comment ! tous ces gens s’entendent pour ruiner votre œuvre, et vous parlez de visite de politesse ! Si j’avais une parole d’honneur, je vous la donnerais : ce que j’avance est vrai ; et je veux pourtant que vous sachiez que je ne vous trompe pas. Un piège à Nathée ! Ah ! grands dieux ! la belle affaire ! Cet homme n’a pas fait tant de façons quand il s’est agi de vous laisser rouler par Wallein ! Appelez le président, monsieur le délégué.

Sa loi !… On dirait désormais la loi Wallein ! Samuel se sentit tout à coup si déprimé qu’il trouva bon de s’abandonner à ce repris de justice dont il sentait la puissance occulte. Il appela Nathée.

Alors, dans le bureau silencieux, s’engagea le dialogue avec celui qui n’était pas là. On n’entendait pas un souffle ; là-haut, seulement, ce petit oiseau de Madeleine qui chantait, la voix assourdie dans les soies de sa chambre. La tiédeur d’un soleil de janvier chauffait la mousseline des rideaux. Auburger, sans un mouvement, regardait l’appareil. Cet homme était capable d’une seule passion vraie, celle qui le brûlait invisiblement à cette minute, devant cette boîte minuscule, ce joujou qui parlait, et qui en parlant faisait sa destinée. Que le baron de Nathée eût la souplesse de se dérober aux questions de Wartz, qu’il niât les intentions du délégué Wallein, et l’autorité brutale qu’Auburger se sentait déjà prendre sur le jeune politique s’évanouissait.

Wartz demardait :

— Monsieur le président, quel jour monsieur le délégué Wallein doit-il déposer son projet de loi ? Et la petite chose merveilleuse, à l’oreille du jeune homme, répondait des mots qu’Auburger n’entendait pas.

Wartz reprenait :

— Je réclame seulement ceci de votre amitié : connaître le jour exact.

Et tout le trouble, le désarroi du malheureux Nathée, ce bel homme sans conscience bien ferme, qui ne demandait qu’à entretenir des amitiés partout, et qui devait présentement perdre la tête, vibrait dans cette petite machine parlante au creux de la main de Wartz.

Puis vinrent des phrases sans clarté pour Auburger, — ces phrases du téléphone, qui éclatent seules, veuves de leurs réponses, qui ont quelque chose de fou dans leur intonation sans écho : « Oui, monsieur le président… Absolument !… Croyez bien que je n’en puis douter… À votre cabinet, dès la séance de tantôt. »

Wartz replaça le récepteur et se tourna vers Auburger. Celui-ci continuait de sourire, à tout hasard. Les gens de son espèce peuvent avoir aussi des battements de cœur, mais ce sont là des accidents dont personne ne s’aperçoit.

— Monsieur Auburger, vous m’avez rendu un grand service.

Et, rien qu’à la façon dont Samuel dit ce mot, M. Bertrand Auburger, devenu soudain un personnage nouveau, comprit qu’il avait là un homme à lui, et qu’il pouvait maintenant s’en aller. Par dilettantisme, peut-être, il s’accorda le plaisir de mesurer la possession acquise.

— Ne parlons pas de cela ! monsieur le délégué. Dites-moi seulement ceci : désormais, quand j’aurai appris quelque nouvelle, devrai-je en apporter la primeur chez Hansegel ou chez vous ? Comment ! vous hésitez encore ? Toujours des scrupules de loyauté ! Mais, je ne, suis, moi, qu’un instrument, je suis le téléphone de la foule, je transmets au maître qui me loue…

— Cela suffit, monsieur, dit Samuel, vous reviendrez demain soir me renseigner sur ce qui se dit en ville, car on y parlera sans doute beaucoup. Combien vous dois-je ?

Il était écrit que, jusqu’au bout du colloque, ce génial cabotin trouverait à chaque opportunité le mot de la situation. Il sut, à ce moment, faire la plus belle sortie du monde :

— Non, monsieur le délégué, pas d’argent ; je n’étais pas dans l’exercice de mon métier ; demain, oui, je serai votre policier que vous paierez ; aujourd’hui, je suis votre obscur admirateur ; je vous ai rendu service, je suis tout récompensé. Excusez-moi, j’ai si peu l’occasion d’être désintéressé !

À cette superbe phrase, il perdit environ le quart des appointements secrets qu’il touchait chaque mois au service du duc de Hansegel, mais il y gagna de laisser Wartz sous une impression trouble à son sujet : une impression mitigée de défiance, d’admiration et de pitié.

Quand la porte du cabinet se fut refermée sur l’agent politique, qu’on entendit son pas se perdre sur la neige craquelante du jardin, et qu’il eut franchi la grille ouverte sur la grande rue du faubourg, Samuel vint retomber à son bureau, le front dans la main, absorbé et comme anéanti. Et, tout à coup, à son teint bilieux, le sang se mit à monter si vif, qu’il rougit : il rougit aux pommettes, au front, comme les femmes. Il avait honte. C’était la première fois que, dans sa vie, se mêlait à l’honorabilité extérieure quelque chose d’inavoué, ce qu’avec un sens de mépris on appelle « les dessous » des existences publiques. Jusqu’alors, il n’avait jamais manqué de se conformer dans le secret de sa conscience à l’idéal d’irréprochable dignité dont il faisait profession. Mais c’était fini de ce matin-là, les jours de rêve où il avait servi son idée dans un culte si pur, si délicieux. La période de l’action commençait ; la fatalité le prenait et l’armait de fougue, d’énergie, et surtout, triste mystère ! du désir féroce des luttes. On n’a jamais vu qu’un soldat fût un moraliste. Le mouvement national politique qui avait pétri son âme lui créait, à l’heure voulue, la sereine et monstrueuse implacabilité du conquérant. Désormais, quand une à une se dresseraient, en obstacles devant son œuvre, les sensibilités de sa conscience, il sabrerait tout, fatalement.

Madeleine entra, fraîche coiffée, en tunique du matin, des dentelles au col et aux bras, l’ossature frêle du visage toute mangée par ses longs yeux tendres, comme on en peint aux femmes de théâtre.

— Quoi de nouveau, Sam ?

Elle avait reconnu Auburger au passage, tout à l’heure.

— Rien de nouveau, fit le mari sans hésiter devant le mensonge.

Elle s’en fut attiser le feu :

— J’ai grondé Hannah ce matin ; j’en ai du remords ; vraiment cette petite fille nous sert bien, mais est-ce que j’ai mauvais cœur, Samuel ? — cela m’irrite de voir sa tristesse et ses larmes continuelles. Qu’a-t-elle, en somme ? Pourquoi pleurer toujours ?

D’un coup de la pincette, elle fit deux éclats de la búche et tout flamba.

— Elle mène chez nous la vie la plus heureuse qui soit. Ce qu’elle fait ici m’amuserait extrêmement. À dix-sept ans, ce n’est pas naturel d’être si peu gaie. Je n’aime pas les pleurnicheurs ; leur silence a toujours l’air de vous reprocher votre rire. Tu me trouves méchante, dis ? Je sais bien que la pauvre petite avait rêvé autre chose ; mais crois-tu qu’elle eût été plus heureuse d’enseigner l’alphabet aux petits enfants, dans une école perdue, au pays des mines ?

C’était de là que venait Hannah, du pays des mines où l’on avait cultivé son intelligence pour en faire une future maîtresse d’école, jusqu’au jour où sa santé délicate ayant brisé les beaux projets, elle avait dû rentrer par violence dans la condition subalterne de sa naissance. C’est ainsi qu’elle faisait chez les Wartz office de femme de chambre, l’esprit plein d’une foule de choses dont on était à cent lieues de la croire occupée.

À la minute même, elle ouvrit la porte, cachant dans la pénombre du vestibule ses yeux rougis, sous prétexte de laisser passer le docteur.

— Monsieur Saltzen ! cria Madeleine.

Le vieil ami arrivait en effet, ignorant et confiant, son pardessus ôté, pimpant comme un jeune homme dans son veston court, et si content du tour qu’il jouait au petit ménage !

— Si vous saviez ! mon cuisinier a brûlé le rôti ; j’abhorre cela ; je viens donc m’inviter à déjeuner chez vous. Êtes-vous bien fâchés ?

— Votre cuisinier a du génie, dit étourdiment Madeleine, il sait brûler les rôtis à point.

— Merci, monsieur Saltzen, fit Samuel fort sincèrement.

Il se sentait très aimé, presque comme un fils, par ce vieux garçon sentimental, et là, dans l’instant même, comme le docteur entrait et le regardait, il avait eu l’impression très vive de cette affection qui le tourmentait d’un rien de remords. Et pourtant il ne pouvait se retenir de l’observer, d’espionner jusque dans son cœur. Il le vit aller prendre sa place au feu, près de la jeune femme, tendre ses bottines à la chaleur, la tête au dossier du fauteuil, les mains croisées, silencieux un moment comme un homme qu’inonde un bien-être soudain. Puis Madeleine causa du bal, et le docteur, léger et rieur comme toujours, esquissait de ses mots d’esprit les silhouettes entrevues : le ministre de l’Intérieur au physique grotesque, une foule de délégués de la province, et Nathée qu’il ne nommait pas, mais qu’il figurait en simulant de sa longue main maigre un bonhomme, comme on en fait aux enfants, un bonhomme agité de courbettes et de saluts automatiques. Et les paupières de Saltzen, tout son visage, se ridaient de spirituelle ironie.

Autrefois, Samuel eût renvoyé Madeleine pour se décharger dans l’âme de son vieux collègue de tout ce qui l’oppressait depuis une heure, mais il n’était plus tout à fait le même être qu’autrefois. Ce qui le rendait si froid et si fermé devant l’une des personnes qu’il estimait le plus au monde, ce n’était pas seulement la rancune née de leur rivalité sentimentale. Il était devenu inconsciemment défiant, et une force intérieure nouvelle le rendait libre de dédaigner les collaborations étrangères. Il méditait quelque chose de très hardi à quoi il n’associerait aucun de ses amis.

Madeleine demanda tout à coup :

— Avez-vous vu Hannah ?

Cette jeune domestique était, pour son âme de maîtresse de maison, un sujet de scrupules continuels. Elle se reprochait de n’apprécier pas assez son service, sa vertu même, de s’agacer à sa vue sans compatir au chagrin délicat qui la minait. Cette animosité de deux jeunes femmes, si dissemblables de naissance et de nature, rivées l’une à l’autre par la commune vie d’intérieur, est quelque chose de très fréquent. Mais Samuel, avec sa belle poétique républicaine et ses idées générales, n’entendait rien à ces subtilités, tandis que l’oncle Wilhelm était fait pour écouter ces menues histoires de femmes ; il y prenait plaisir, il eût éprouvé, au besoin, ces minuscules passions féminines. Madeleine, pour ces problèmes de conscience, aimait cent fois mieux se confier à lui qu’à son mari.

— J’ai été un peu vive avec elle, ce matin, monsieur Saltzen, je l’ai fait pleurer.

— Comment donc vous y êtes-vous prise, madame ?

Madeleine regardait Wartz comme pour dire : « Vois si je suis peu coquette ! je vais dévoiler toute ma méchanceté. » Puis dévorée de ce besoin de confession, elle raconta tout.

— Voilà ; elle m’aidait à m’habiller, muette comme toujours ; et chaque fois qu’elle s’écartait de moi, c’étaient les mêmes soupirs de tristesse. Si vous saviez, docteur, comme c’est irritant ! J’aimerais mieux l’impertinence d’une servante quel ces gestes las, ces silences navrés, qui me disent très carrément : « Madame me martyrise, madame me fait mourir de chagrin ! » Est-ce ma faute, à moi, dites, docteur, si cette petite a manqué sa vie ? Je l’entoure de soins et d’égards, rien n’y fait, au contraire. Tout à coup, je n’ai pu me retenir, je me suis écriée : « Hannah, taisez-vous ; si vous voulez pleurer, allez dans votre chambre, et laissez-moi m’habiller seule. » Alors, elle a éclaté en sanglots. « On ne soupçonne pas ce que je souffre. m’a-t-elle dit ; mon esprit, mon pauvre esprit ! le sentir oublier tout comme cela ! Je ne sais plus une date de mon Histoire, et, quand monsieur parle d’une ville, à table, je ne saurais plus dire sur quel cours d’eau elle se trouve. » C’était bien mal, docteur, mais la voir effondrée sur un tabouret, les poings sur les yeux, toute convulsée, pour avoir senti la chronologie s’évanouir dans son esprit, c’était trop ; j’ai souri…

Saltzen redevint grave.

— Votre Hannah est une enfant, mais vous en êtes une autre. Moi, je ne ris pas ; l’histoire que vous me contez là est trop navrante ; c’est un petit drame qui s’est passé ce matin dans votre chambre, madame, et d’autant plus triste que le décor en était plus joyeux, plus joli. Cette petite plébéienne a raison ; vous ne soupçonniez pas, là-haut, dans votre sanctuaire de jeune femme épanouie selon tous ses désirs intellectuels, le brisement de ce pauvre cerveau. Vous raillez les dates, la nomenclature, et tout ce côté littéral et inerte, qui est la charpente de l’enseignement, parce que, créature plus complète, vous avez pris dans l’étude justement le contraire : l’esprit et cet affinement secret qui en est la mystérieuse résultante. Mais l’enfant du peuple n’a vu que le prestige de ces noms ignorés par ceux de sa classe ; elle a mis son ambition de supériorité dans la possession de la lettre ; elle a, des années durant, forcé au labeur sa seule mémoire. Maintenant que sa vie désorientée est retombée dans le travail manuel, et que la mémoire s’assombrit, rien ne reste, qu’un vide moral. Ah ! Wartz, quand je vous vois élaborer la loi nouvelle qui peuplera la Poméranie d’une foule de petites Hannahs douloureuses, je me demande si nous agissons vraiment en amis de ces pauvres gens dont nous allons révolutionner l’état mental ! Leur enfance sera enrégimentée par l’école, leur enfance seulement, vous entendez, l’âge où l’on creuse les âmes, mais où on ne les remplit pas ! Ils auront appris dans ces leçons incomplètes les inquiètes curiosités, les vues plus profondes, des sensibilités inconnues, des facultés de souffrance nouvelles, mais point la philosophie ou la force sereine. Je pense aux artisans illettrés, si paisibles, si dégagés de tout ce qu’ils ignorent. Je crains que vous ne nous fassiez une plèbe triste.

Wartz allait protester, mais la porte s’ouvrit. Hannah parut :

— Madame est servie.

Dans la salle à manger, on ne pouvait plus causer librement ; la jeune servante y était retenue par son service. C’était une figure fine et charmante, qu’ennoblissait encore, aux yeux des deux hommes, cette sorte de rôle symbolique qu’elle incarnait. Avec son chagrin, elle était pour Saltzen le type de l’artisane de demain, lucide et mélancolique, ayant payé de sa gaieté perdue le triomphe de la démocratie. Samuel voyait en elle l’idéal de la fille du peuple dignifiée ; il jouissait déjà de sa grâce délicate, comme s’il avait eu dès maintenant devant lui ces imaginaires plébéiennes futures, dont il serait l’artiste et le créateur.

Dans sa robe noire, serrée au dos, qui faisait saillir les omoplates, Hannah tournait autour de la table, d’un pas glissé et assourdi par des pantoufles de laine. Tous trois la suivaient de regards furtifs ; ils surveillaient leur conversation, leurs mots, se rappelant soudain à quel point elle les comprenait Samuel restait d’ailleurs taciturne ; il semblait penser beaucoup. Parfois, en levant les yeux, il surprenait le regard pâle de la petite servante posé sur lui.