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Conklin l’ancien

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 118 (p. 621-668).
CONKLIN L’ANCIEN


I.

Silencieusement, comme s’il n’avait pas entendu ce que lui disait sa femme, Conklin l’Ancien acheva ses pêches à la crème, puis il se leva et quitta la chambre pour aller endosser ses habits du dimanche. Bientôt après sa femme le suivit en disant à la négresse qui les servait de veiller à ce que leur fils Jake se couchât de bonne heure. Aussitôt que l’Ancien eut disparu, les deux jeunes gens, d’un commun accord, sortirent sur le stoop, l’espèce de vérandah qui entourait la maison construite en bois. C’était vers la fin de septembre, dans le Kansas méridional. La journée avait été chaude, mais la fraîcheur du soir indiquait que la saison qu’on nomme l’été indien était proche. La maison se trouvait située sur la crête de ce qui avait été une vague (roll) de la prairie et, en s’appuyant à la balustrade du stoop, le couple découvrait, par-dessus un petit verger de pêches, une rivière, Cottonwood-Creek, qui court au bas de la butte, à deux cents mètres de là, frangée sur chaque bord par les cotonniers auxquels sans doute elle doit son nom. À l’horizon, derrière les lances dorées du maïs, le soleil s’enfonçait, tel qu’une balle d’un rouge orange, appliquée contre le bleu pâle du ciel.

Comme la jeune fille se tournait vers lui, peut-être pour éviter les rayons dardés au niveau de ses yeux, George Bancroft exprima l’espoir qu’ils iraient ensemble pendre la crémaillère chez les Morris. À quoi miss Conklin répondit avec quelque raideur qu’elle ne demanderait pas mieux, mais que…

— Voyons, miss Lou, qu’ai-je fait pour vous offenser ? interrompit le maître d’école d’un ton de reproche.

— Rien, répondit-elle apparemment surprise de sa question.

— Quand je suis arrivé, vous avez commencé par vous montrer bonne et accueillante ; mais voilà que depuis deux ou trois jours vous devenez froide, moqueuse, comme si vous m’en vouliez. En supposant que cela soit, j’aurais du chagrin,.. beaucoup de chagrin !

— N’avez-vous pas demandé à Jessie Stevens d’aller avec elle ? riposta miss Conklin.

— Non, certes, déclara chaleureusement Mr Bancroft.

— Alors Seth a menti ! Mais je gage qu’il ne recommencera pas ces manières-là… Seth Stevens, je veux dire. Il m’a demandé d’aller avec lui ce soir et je ne lui ai pas donné la mitaine comme je l’aurais fait si j’avais su !..

— Qu’appelez-vous ne pas donner la mitaine ?

— Dame ! ça veut dire refuser, bien sûr. J’ai seulement dit que j’avais peur d’être obligée d’aller avec vous, parce que vous êtes étranger… J’ai dit que j’avais peur,.. répéta-t-elle, comme si le mot l’eût blessée. Mais il ne perdra rien pour attendre, non, rien ! Soyez-en sûr.

Et les yeux de miss Lou étincelèrent. Tandis qu’elle se redressait sous le coup de l’indignation, Bancroft songea qu’il n’avait jamais vu une aussi belle créature : — Une vraie Hébé ! se dit-il à lui-même ; et il tressaillit dans la crainte d’avoir parlé tout haut. La comparaison était juste. Quoique miss Lou Conklin n’eût que dix-sept ans, sa taille était déjà parfaitement formée : dépassant bien de deux pouces en hauteur la moyenne des femmes, elle devait à cette stature imposante de paraître plus âgée. Son visage était mieux que joli ; il avait toutes les séductions que peuvent prêter la fleur de la jeunesse, des traits réguliers, et un teint admirable ; la finesse de la peau et l’éclat des couleurs ne laissaient rien à désirer ; les masses de cheveux châtains semblaient presque trop lourdes pour la petite tête, d’une forme parfaite ; les grands yeux bleus avec leurs cils noirs étaient si beaux qu’un jeune homme ne pouvait les accuser de manquer d’expression ; si la lèvre inférieure méritait le reproche d’être un peu forte, si la mâchoire tournait un peu trop court, si le menton péchait par quelque lourdeur, rendant ainsi l’ovale de la figure trop rond, ce ne sont pas là des tares chez une Hébé. En tout cas, elle devait paraître sans défaut à son interlocuteur, car il s’efforçait en vain de contenir l’admiration qui éclatait dans des regards dont miss Conklin ne se montrait, d’ailleurs, ni embarrassée, ni flattée. C’était son dû, voilà tout. Après quelques instans de silence, elle dit :

— Je crois qu’il faut que j’aille m’astiquer.

Au moment même, l’Ancien parut sur le stoop : — Si vous sortez, dit-il, tandis que sa fille passait près de lui pour rentrer dans la maison, vous ferez mieux d’atteler Peter au buggy.

— Merci, répliqua le maître d’école. Puis, pour ajouter quelque chose, il continua : — Quelle belle vue ! — Mais Conklin ne répondit rien, non pas par malhonnêteté, mais apparemment parce qu’il n’avait rien à dire.

L’humeur étrangement taciturne de cet homme n’était qu’une des nombreuses particularités qui conduisaient Bancroft, avec son éducation de Bostonien, à considérer les gens de l’Ouest presque comme des êtres d’une espèce à part, depuis une quinzaine de jours qu’il était pensionnaire dans la maison. George Bancroft pouvait passer pour un honorable échantillon de la classe moyenne à Boston. Il avait suivi la filière de l’Université avec quelque chose de plus qu’un succès ordinaire. L’estime de soi, néanmoins, ne reposait pas seulement chez lui, sur sa valeur cérébrale, mais sur l’aisance avec laquelle il savait se conformer à certaines règles de conduite. Il se proposait l’idéal conventionnel, peut-être entaché de provincialisme, qui a cours à Boston et dont l’étroitesse, les certitudes dogmatiques lui faisaient l’effet d’autant de mérites. Son caractère ne laissait pas de se révéler dans son apparence extérieure. De taille moyenne, il était fortement bâti, quoique mince, le visage d’un ovale fin, les traits aigus, le teint, les cheveux, la moustache foncés, les yeux bruns assez grands, mais froids et trop rapprochés l’un de l’autre. Leur juxtaposition indiquait un penchant à la méfiance (Bancroft se vantait d’être prudent), de même que ses vêtemens tirés à quatre épingles et une certaine suffisance dans le port de tête, dans la démarche trahissaient une fatuité qui, chez un homme moins jeune, eût été ridicule. À l’âge qu’il avait, toute nature plus riche ou plus exubérante que la sienne se serait efforcée d’entrer en sympathie avec un entourage nouveau et singulier ; mais Bancroft considérait comme inférieurs ceux qui différaient de lui au point de vue de la conduite ou des manières, et cette présomption, en ce qui concernait les Conklin, était fortifiée par une supériorité manifeste au point de vue des études classiques dont on lui avait appris à estimer démesurément l’importance.

Chemin faisant, tandis que le buggy s’éloignait de la maison, miss Conklin fit causer son compagnon sur les villes de l’Est. Elle voulait savoir à quoi ressemblait Chicago et ce que faisaient les gens de New-York. Amusé par sa curiosité avide, Bancroft lui esquissa la physionomie de ces deux villes, puis raconta ce que la lecture et la conversation lui avaient appris sur Paris, et sur Rome, et sur Londres. Mais il était clair que la jeune fille ne s’intéressait nullement à ce qu’il admirait pour sa part dans les capitales européennes : beaux-arts, souvenirs historiques. Elle interrompit ses descriptions en disant :

— Eh bien, regardez un peu ! Quand je vous ai vu pour la première fois et quand j’ai su que vous aviez été élevé à Boston, que vous aviez fréquenté New-York, j’ai cru que vous n’étiez qu’un pas grand’chose pour être venu dans ce trou perdu. Qu’est-ce qui vous a poussé ? À quoi bon ? Je pense bien que vous n’allez pas toujours faire l’école comme ça !

Le jeune homme rougit sous la franchise de son regard et de ses questions, sous l’espèce de mépris que semblaient impliquer ses dernières paroles. Une fois de plus il eut la conscience pénible d’une différence sociale, tout au moins, entre lui et miss Conklin. Il avait été accoutumé à plus de réticences, et cette façon directe d’interroger le choquait comme impertinente. Mais il subissait si complètement le prestige de sa beauté qu’il répondit presque sans hésitation visible :

— Je suis venu, parce que je compte étudier le droit et que je n’étais pas assez riche pour suivre mes projets dans l’Est. J’ai pris cette école, parce que c’était la première situation qui s’offrait ; mais je me propose, au bout d’un an ou deux, de chercher une place de clerc dans quelque étude d’avoué en ville et d’apprendre ainsi la loi. Si j’avais eu quinze cents dollars, j’aurais fait la même chose à Boston ou à New-York ; tout s’arrangera sans doute avec le temps,

— Moi, à votre place, je serais restée à New-York. — Puis croisant ses mains sur son genou gauche et fixant sur la prairie un regard intense, elle ajouta : — Quand j’irai à New-York, — et ça ne tardera pas, — parions que j’y resterai ! J’ai idée que New-York est mon affaire. C’est là qu’on doit avoir du genre !

En parlant, elle hochait la tête d’un air résolu.

Chez les Morris, miss Lou et Bancroft arrivèrent presque derniers. Elle se tint auprès de lui tandis qu’il attachait Peter à l’un des poteaux de la barrière parmi une foule d’autres chevaux ; puis ils entrèrent ensemble dans la maison. Miss Conklin présenta son compagnon à Mr et Mrs Morris et produisit en souriant trois nappes de toile en guise de contribution à la cérémonie de la crémaillère. Bien entendu, le cadeau fut accepté avec une profusion de remercîmens et d’éloges, puis Mrs Morris les conduisit de l’autre côté de l’entrée, vers la plus belle chambre, que la jeunesse des deux sexes s’était appropriée déjà, laissant la belle chambre n° 2 aux vieilles gens. Il y avait, réunis dans cette petite pièce carrée, une vingtaine de garçons et de filles entre seize et vingt-deux ans. Les garçons étaient debout à part, tandis qu’à l’autre extrémité les filles, assises, babillaient et s’amusaient entre elles. Naturellement, Mr Bancroft ne se joignit pas au groupe masculin dans lequel il ne connaissait personne et qui lui sembla composé de butors. Les traditions de l’Est lui firent trouver plus agréable de se tenir devant le cercle des jeunes filles et de causer. En agissant ainsi, il offensait gravement les hommes ; mais de cela il ne fut averti que plus tard. Soudain un grand gaillard se détacha du mur et dit d’un ton rogue :

— Je suppose que nous ferons mieux de jouer à quelque chose.

— Aux gages, Mr Stevens ! répliqua vivement une de ces demoiselles ; — et on se mit à jouer aux gages d’une curieuse façon pédagogique.

D’abord, Mr Stevens sortit, apparemment pour se recueillir. Quand il rentra, il se dirigea vers miss Conklin et lui demanda d’épeler le mot « pardonner, » ce qu’elle fit sans faute, après un moment de réflexion. De nouveau Stevens disparut et, à son retour, interpella encore miss Conklin en lui proposant « réconciliation. » Elle subit victorieusement l’épreuve. Vexé, semblait-il, de la peine qu’elle se donnait, Stevens marcha droit à une jolie fille tranquille et réservée du nom de miss Black et lui donna le mot « étranger » avec un coup d’œil à Bancroft qui fit rire les hommes. Miss Black se trompa d’une lettre et n’eut pas la permission d’aller plus loin, car aussitôt Stevens lui offrit son bras et l’emmena dehors.

— Qu’est-ce qui se passe par là ? demanda confidentiellement Bancroft à sa plus proche voisine, qui se trouvait être miss Jessie Stevens.

Elle répondit d’un air abasourdi :

— Mais bien sûr ils s’embrassent.

— Ah ! je comprends maintenant, se dit Bancroft à lui-même.

Dès ce moment il accorda plus d’attention au jeu. Il eut bientôt découvert que des couples successifs s’invitaient, chacun à son tour, plusieurs fois de suite, et il commençait à se lasser de ce manège quand miss Jessie Stevens, qui avait été appelée dehors par un garçon solide et carré d’épaules, revint pour s’arrêter devant lui en disant : « Amitié. » On devine que Mr Bancroft épela fort mal et qu’il obtint le droit de passer avec la jeune fille de l’autre côté de la porte. Comme il appuyait ses lèvres sur sa joue, elle lui dit en détournant la tête précipitamment :

— Je ne vous ai appelé que pour vous donner la chance de prendre Lou Conklin.

À cela, Bancroft jugea plus sage de ne pas répondre ; il se contenta de la remercier en rentrant dans la chambre. Puis il marcha vers miss Conklin et lui dit : «Lourdaud, » ajoutant en manière d’explication : « un paysan grossier.» Elle épela d’un air gai, se trompa sans dessein et, quand on lui eut expliqué son erreur, ce qui prit quelque temps, accepta le bras de Bancroft. Arrivé dans le couloir, celui-ci mit un baiser sur sa joue fraîche en murmurant : — Enfin, miss Lou !

Mais elle lui répondit très sérieusement :

— Écoutez ! Vous allez vous brouiller avec Seth Stevens en m’appelant trop souvent. Il est le plus fort d’eux tous. Vous ne le craignez pas ?.. Oh ! bien, donc nous allons lui apprendre à mentir !

Au retour, Bancroft eut le sentiment vague d’un antagonisme fort peu voilé de la part des garçons. Mais à peine avait-il eu le temps de le remarquer que miss Lou vint lui dire d’un air espiègle : — Lou !

Tranquillement il épela : — Vous !

De grands éclats de rire du côté des jeunes filles accueillirent cette innocente plaisanterie. Et le jeu continua, ponctué de baisers, jusqu’à ce que miss Conklin étant rentrée une quatrième fois pour s’arrêter toujours devant Mr Bancroft, Seth Stevens sortit de la foule de ses camarades et dit :

— Miss Lou Conklin ! Vous savez qu’après trois fois, la règle est de changer.

Aussitôt elle alla trouver le jeune homme carré, qui répondait au nom de Richards, et qui s’était avancé pour soutenir son ami, en s’écriant : « Menteur ! » avec un regard irrité à Seth Stevens.

Richards n’ayant aucune notion de l’orthographe, le couple se retira. Bancroft alla se placer alors parmi les hommes. Ce faisant, il mesurait du regard, très attentivement, Seth Stevens. Stevens avait six pieds de haut et, quoiqu’il fût quelque peu efflanqué, il avait les jambes arquées, les épaules arrondies, qui souvent accompagnent la force.

Profitant de l’approche de Bancroft, il se tourna vers un camarade et lui dit, avec des inflexions dédaigneusement traînantes :

— Les maîtres d’école, ça cause et ça épèle, mais savent-ils se battre ?

Bancroft prit sur lui de répondre avec calme :

— Quelquefois !

— Vous savez, vous ? demanda Stevens lui faisant face brusquement.

— Pas mal !

— Eh bien ! nous verrons demain. Je serai dans le lot de terre derrière le moulin de Richards, à quatre heures.

— J’y serai aussi, répondit Bancroft en se détournant avec négligence pour rejoindre le cercle des demoiselles.

Le jeu dura, comme si rien ne fût arrivé, jusqu’à ce que les vieilles gens eussent fait leur apparition, ce qui mit fin à la fête. En reconduisant miss Conklin, Bancroft lui dit :

— Comment puis-je vous remercier assez de votre bonté pour moi ? Vous m’avez appelé presque aussi souvent que je vous ai demandée moi-même.

— Je l’ai fait pour ennuyer Seth Stevens.

— Pas du tout pour me faire plaisir ?

— Peut-être un peu, dit-elle. — Et tous les deux se turent. Bancroft n’aurait pu prononcer un mot. Ce silence lui semblait tout frémissant de doutes ; l’importance d’une parole décisive l’effrayait et une habituelle circonspection l’aidait à réprimer ses désirs. Tout à coup, miss Conklin parla, plus bas qu’à l’ordinaire, mais en mettant un accent de triomphe coquet dans sa question :

— Ainsi, après tout, vous m’aimez ? vous m’aimez vraiment ?

— En doutez-vous ? répondit-il d’un ton de vif reproche. Mais pourquoi dire après tout ?

— C’est que vous ne m’aviez pas embrassée en revenant de l’église dimanche dernier, quand je vous montrais l’école et le reste…

— Aurais-je donc pu vous embrasser alors ? J’aurais eu peur de vous offenser.

— M’offenser !.. Mais comment donc. Toutes les filles s’attendent à être embrassées quand elles sortent avec un homme.

— Réparons le temps perdu, Lou. Vais-je vous appeler Lou ?

Tout en parlant, Bancroft avait glissé un bras autour de sa taille et il l’embrassait coup sur coup, tandis qu’elle répondait :

— C’est mon nom. Mais là ! j’ai idée que vous avez assez réparé comme ça !

En même temps, miss Conklin se dégageait ; toutefois, arrivée à la maison, elle tendit ses lèvres, de la façon la plus naturelle, avant de se séparer de son compagnon.

Quand il fut en sûreté dans sa chambre, Bancroft réfléchit. Dressé aux strictes bienséances bostoniennes, il s’était trouvé pris au dépourvu par la liberté des façons de l’Ouest. Il était jaloux aussi de la persistance avec laquelle Stevens s’attaquait à Lou. Il lui semblait clair que ce Stevens avait été encouragé par elle dans le passé. Ceci le conduisit à supposer que sa hardiesse et son abandon étaient particuliers, sinon à elle, du moins à la classe dont elle faisait partie. Et il la condamna avec un sentiment de respectabilité outragée. En outre, il se sentait, comme homme, quelque peu humilié ; une jeune fille ne doit pas faire les premières avances. Elle avait eu parfaitement tort de lui demander s’il l’aimait. Et cependant, à mesure que le souvenir de sa beauté s’emparait de ses sens, il devenait moins sévère et il résolut de suivre le mouvement, d’en profiter même… Il se laisserait aller. Pourquoi non, en somme ? Ce n’était pas lui qui avait commencé. Et, si elle voulait bien, il ne pouvait moins faire. Mais tout le temps, au fond de son cœur, il y avait de l’amertume. Il eût donné beaucoup pour croire qu’une âme délicate habitait ce corps ravissant. Bancroft s’efforça d’étouffer son désappointement jusqu’à ce qu’il fût éveillé derechef par une pensée nouvelle qui faisait tort à la pauvre fille presque autant que la première. Elle lui avait attiré une querelle avec Seth Stevens, cela était sûr. Il ne s’en souciait guère, ayant assez de confiance dans sa vigueur et dans les avantages que procure la gymnastique, pratiquée depuis l’enfance, pour attendre l’épreuve avec tranquillité. N’importe, les jeunes filles qu’il avait connues dans l’Est n’auraient jamais poussé deux hommes l’un contre l’autre… Les femmes, les bonnes femmes, sont par nature des conciliatrices… Non, il avait vraiment peur que celle-ci manquât des meilleures qualités de la femme… Pour atténuer sa désillusion, il s’appliqua exclusivement à se remémorer la beauté de Lou et, en y pensant, il s’endormit.


Le lendemain, Bancroft alla comme de coutume à son école. Les filles furent moins absorbantes qu’elles ne l’avaient été auparavant. Miss Jessie Stevens ne le dérangea pas en venant toutes les cinq minutes voir ce qu’il pensait de sa dictée comme elle le faisait d’ordinaire. Il était évident que ces demoiselles le considéraient comme accaparé par miss Conklin et lui appartenant. Il n’en fut pas fâché ; cela lui épargnait des œillades et des paroles importunes, sans parler de contacts directs qui le gênaient davantage encore ; cependant il lui était désagréable qu’on l’eût adjugé à Lou qui avait pris possession de lui.

La matinée se tondit tranquillement dans l’après-midi, quoiqu’il y eût des indices d’agitation insolite sur le banc du petit Jake Conklin ; mais le maître d’école n’y fit pas grande attention ; il était tout aux souvenirs de la veille, se rappelant chaque mot, chaque regard de Lou. Sa beauté était en guerre avec la jalousie qu’il ressentait. Enfin, la classe se termina. — Comme il montait dans le buggy qu’il avait amené avec intention, il s’aperçut, toujours sans beaucoup y prendre garde, que son élève Jake Conklin n’était pas là pour détacher la bride et lui marquer de plusieurs autres façons son désir d’aller en voiture avec lui. Puis il partit pour le moulin de Richards où, bien entendu, Jake et une demi-douzaine de galopins, ses amis, l’avaient précédé aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter.

Le maître d’école sentit que son affaire était connue de tout le monde et ceci le vexa singulièrement. Cette rixe inconvenante, cette rencontre stupide avait été amenée par Lou Conklin, dont la beauté le tenait en esclavage. Eh bien, il se battrait, il serait le plus fort, et puis il en aurait fini avec cette fille dont les lèvres s’étaient certainement données à Stevens aussi souvent et aussi facilement qu’à lui-même ! Cette conviction achevait de l’exaspérer ; la seule idée de se battre contre un Seth Stevens le couvrait d’humiliation. Il se sentait dans la situation de quelque chevalier d’autrefois forcé d’en venir aux mains contre un simple homme d’armes ; une lutte quelconque avec ce rustre était pour lui dégradante ; c’était la faute de Lou ! Non, il ne lui pardonnerait jamais. Il ne lui pardonnerait ni le défi de sa question : — « Vous m’aimez ?.. Vous m’aimez vraiment ? » — ni cette querelle absurde. — En concluant ainsi, il tourna sur la droite et vit le moulin devant lui.

Inutile de dire qu’il se trompait dans son appréciation méprisante du caractère de miss Conklin. Sur les limites extrêmes de la civilisation à cette époque, s’embrasser n’avait pas plus d’importance entre garçon et fille que l’échange d’une poignée de mains ailleurs. Les filles étaient cotées très haut et mariées d’ordinaire à seize ou dix-sept ans. Que miss Conklin n’eût pas encore accepté le joug, cela lui faisait honneur, ou peut-être était-ce seulement une preuve d’orgueil. Mais du moment qu’elle cédait, elle avait le droit de compter que le mariage serait pressé avec emportement par Bancroft, de sorte qu’en le confessant comme elle l’avait fait et en subissant son accès de tendresse passager, la malheureuse s’était préparé une série de déceptions qui ne pouvaient manquer de blesser cruellement la vanité opiniâtre, trait principal de son caractère.

En revenant de pendre la crémaillère, et après s’être entendue, elle le croyait du moins, avec Bancroft, miss Lou s’abandonna sans réserve à sa félicité naissante. Lorsqu’elle fut couchée, sa première pensée alla chercher son amoureux : il était splendide, pensa-t-elle, comprenant sous ce mot l’agrément, la fascination, etc. Elle s’étonnait avec de gros remords de l’avoir trouvé laid, ordinaire, quand d’abord elle l’avait vu. En réalité, il était à cent piques au-dessus de tous ceux qu’elle avait pu rencontrer jusque-là, non pas peut-être de figure, mais par le savoir, les manières, le pouvoir de se rendre aimable et, pour ce qui était de parler, il ne restait pas dans le coin d’une chambre comme les autres, à dévisager les filles jusqu’à les gêner ! Qu’importait la figure après tout ? Et d’ailleurs il n’était pas mal ! Il était beau ! Oui, il l’était. Ses yeux étaient très bien ; elle avait toujours préféré les yeux noirs, — et sa moustache aussi était noire, — elle aimait cela. Sans doute cette moustache n’était pas encore très longue, mais elle pousserait. Là-dessus Lou soupira de contentement. Quelques-uns trouveraient peut-être fâcheux qu’il ne fût pas plus grand, mais elle ne se souciait pas des très grands hommes ; ils avaient toujours l’air de vous regarder de haut. En outre, il était fort. — Et ici une peur la saisit qu’il pût être blessé le lendemain par cette brute de Seth Stevens. Mais non, c’était impossible. Il devait être brave… elle en était sûre. Pourtant elle eût voulu que le combat n’eût pas lieu et sentait, avec quelque malaise, qu’elle en était cause jusqu’à un certain point. Là !.. on n’y pouvait rien. Les hommes étaient toujours à se battre d’une manière ou d’une autre.

Mr Crew, le ministre, n’avait-il pas dit que George Bancroft ferait son chemin dans le monde ? Et sa mère était du même avis. C’était ce qu’il fallait ! Elle aurait détesté un imbécile, un garçon commun. Épouser par exemple Seth Stevens ! — Elle en frémit. — Seth Stevens était cependant mieux que les autres ; elle l’avait trouvé beau dans un temps. Fi donc !

Puis le visage de Bancroft lui apparut de nouveau et, en se rappelant ses baisers, elle rougit. Ils seraient bientôt mariés, tout de suite. Si George n’avait pas d’argent, son père à elle donnerait ce qu’il pourrait, et ils s’en iraient dans l’Est. Son père ne refuserait pas, bien qu’il dût en être contrarié peut-être ; il ne lui refusait jamais rien. Si quinze cents dollars suffisaient pour George tout seul, trois mille seraient assez pour eux deux. Une fois lancé dans la pratique de la loi, George se ferait une place ; il était si habile, si laborieux ! Elle se réjouissait de lui fournir l’occasion qu’il souhaitait de gagner une fortune et une position. Mais il fallait commencer à New-York. Là il s’enrichirait vite et elle verrait New-York, et toutes les boutiques, et le beau monde, et elle aurait des robes de soie ; ils vivraient dans un hôtel et deviendraient de plus en plus riches, et elle se promènerait en voiture avec… (Ici elle rougit plus que jamais.) La vision cependant était trop ensorcelante pour qu’on la repoussât et elle se reconnut distinctement dans une voiture découverte avec une nourrice noire tenant le baby tout en dentelles par devant et malin comme pas un, et George à ses côtés ; tout le monde dans la Cinquième Avenue les dévisageait !

Le sommeil embrouilla bientôt ses folles espérances, mais le lendemain, à son réveil, la sécurité sans nuages de la nuit avait cédé la place à des craintes intolérables. En déjeunant, ce fut à peine si elle prononça un mot ou si elle leva les yeux ; Bancroft voyait dans cette préoccupation muette une preuve d’insouciance égoïste. Toute la matinée, elle erra par la maison, nerveuse, incapable de tenir en place, et à dîner, son père remarqua qu’elle était, contre son habitude, pâle, abattue. Pour l’Ancien, les heures des repas étaient en général la source d’un plaisir intense, car il pouvait alors voir Lou à son aise et l’écouter avec un épanouissement d’orgueil et de joie d’autant plus difficile à concevoir que jamais ses sentimens intimes ne semblaient altérer l’impassibilité de sa physionomie. Il n’avait qu’à un faible degré la faculté d’exprimer ses pensées ou ses émotions. Il semblait aussi dur, aussi peu impressionnable qu’il était maître de lui et plein de réticences. L’Ancien était un homme de cinq pieds dix pouces environ, maigre et osseux, les épaules larges et carrées. Ses traits étaient forts et bien dessinés, sa bouche ferme avec la lèvre supérieure un peu longue, ses yeux gris. Les cheveux argentés, courts et rudes, se dressaient sur sa tête par un hardi contraste avec son teint couleur de cuir, sans une ride. Il était rasé de près et paraissait avoir moins que ses cinquante-huit ans.

Durant tout le dîner, il se demanda anxieusement ce qui pouvait ainsi affecter sa fille, et comment il parviendrait à le découvrir sans paraître forcer ses confidences. Car sa grande tendresse pour cette enfant avait développé chez l’Ancien d’étranges délicatesses de sentiment qui sont le parfum même de l’humilité de l’amour. Après dîner, cependant, Lou vint à lui, habillée comme pour une promenade et d’elle-même entama la conversation.

— Père, je voudrais vous parler.

L’Ancien posa par terre avec calme le seau d’eau qu’il portait à l’écurie et abaissa ses manches de chemise sur ses bras brunis et musculeux. Que ce fût par modestie inconsciente ou par sentiment des convenances, la chose eût été impossible à déterminer.

— Je voudrais savoir… Croyez-vous que Mr Bancroft soit fort… plus fort,.. — ici elle fit une pause soudaine, — plus fort que Seth Stevens ?

Aussitôt, l’Ancien parut concentrer toutes ses pensées sur ce problème.

— Peut-être, dit-il, après un silence pendant lequel il avait vainement cherché quelle réponse pouvait bien souhaiter sa fille, — peut-être ; il est plus âgé et mieux établi. Il n’y a pourtant pas beaucoup de différence. Je parie que dans cinq ans Seth sera joliment plus fort que le maître d’école, mais maintenant… — Il acheva vite, ayant lu sur la physionomie de sa fille. — Mais maintenant, il n’est pas assez homme…

La flamme gaie qui s’alluma dans les yeux de Lou fut une récompense suffisante pour l’Ancien.

— Père, j’ai encore quelque chose à vous demander. Vous savez ce que vous m’avez dit,.. que vous me donneriez ce que je voudrais pour mon jour de naissance ? Eh bien, je voudrais ce mois-ci, pas l’autre, tout de suite, un piano. Je trouve que le salon aurait meilleur air avec ça et je veux apprendre à jouer. Toutes les filles jouent dans l’Est, ajouta-t-elle en faisant une petite moue.

— Oui, répliqua l’Ancien très sérieusement, vous devez avoir raison. (Il hésitait encore à suivre ses tendances vers l’Est). Je verrai, je verrai, j’aurais dû y penser plus tôt ; mais j’y penserai tout de suite, dès à présent, tout de suite, répéta-t-il en lui posant sa large main sur l’épaule, d’un air de négligence, car l’Ancien craignait qu’une caresse volontaire ne parût inopportune.

— Toutes les sœurs de Mr Bancroft jouent du piano, tandis que moi… — La jeune fille baissa les yeux un moment, très nerveuse, puis résolument, quoiqu’elle rougit jusqu’aux oreilles, continua : — Il est intelligent ; n’est-ce pas, père ? Il fera un fameux avocat[1], hein ?

— J’en réponds, répliqua l’Ancien.

— Oh ! tant mieux, poursuivit Lou précipitamment, comme si elle avait peur de se laisser le temps de penser à ce qu’elle allait dire, car il veut étudier dans une étude de l’Est, et il n’a pas assez d’argent pour ça et, oh ! père !.. — Elle lui jeta les bras autour du cou et cacha son visage sur l’épaule paternelle… Je voudrais aller avec lui.

En l’écoutant, le cœur de l’Ancien cessa de battre, mais il ne pouvait à la fois tenir sa fille entre ses bras et se sentir malheureux. Doucement il caressa la tête inclinée, puis, après une pause :

— Il devrait étudier, dit-il, chez l’avocat Barkman, à Wichita, et alors vous seriez près de chez nous. Non ?.. Bien ! Comme tu voudras… — Et il se fit un nouveau silence. — Vous saviez de toute façon que je vous aiderais. Vous le saviez bien, dites ?

Comme Lou se dérobait à son étreinte, il reprit, ramené ainsi à la question :

— A-t-il dit combien il lui faudrait d’argent ?

— Deux ou trois mille dollars, je crois, — elle leva les yeux vers les siens avec anxiété, — pour étudier et avoir un bureau, et tout à New-York.

— Eh bien, je crois que nous pourrons y arriver en nous serrant. C’est à peu près tout ce que je suis en état de faire, ça et le piano. Mais je n’ai à penser qu’à vous, Lou, rien qu’à vous. C’est pour vous lancer convenablement que j’ai travaillé. S’il achevait ses études tout seul auparavant, j’aimerais mieux ça. Non ?.. Eh bien, ça ne fait peut-être pas grande différence, car c’est un travailleur, et Mr Crew lui croit assez d’éducation pour entrer même dans le ministère, et ça c’est beaucoup dire. Je crois qu’il fera son chemin, continua le père ravi d’avoir éveillé tant de joie dans les yeux de sa fille. — Il est encore jeune, on ne peut pas s’attendre à ce qu’il ait déjà achevé ses études, son droit et le reste. Soyez sûre que le vieux fera de son mieux pour vous lancer… de son mieux… Si vous êtes décidée… C’est assez pour moi, voyez-vous, si vous êtes vraiment décidée, et que vous ne croyiez pas qu’il vaille mieux attendre encore un peu. Il aurait pu étudier ici un an d’abord, sans perdre de temps… Non ?.. Bien, comme tu voudras. Je serai là quand vous aurez besoin de moi. Je vais me mettre à travailler pour faire ce qui est possible. Peut-être bien que nous pourrons vendre et nous en aller dans l’Est aussi. La ferme vaut de l’argent, maintenant que tout est colonisé là autour. Et la mère, et Jake et moi nous pourrions nous tirer d’affaire, je pense, à l’Est comme à l’Ouest. J’en sais plus long que je n’en savais quand je me suis établi ici. Je suis content que vous m’ayez parlé. Je pense du bien de lui cent fois plus qu’auparavant. Il faut qu’il vaille beaucoup, celui que vous aimez, Lou. De toute manière, il a de la chance.

Et il caressait la robe chiffonnée de la jeune fille gauchement, mais avec une tendresse infinie.

— Il faut que je m’en aille maintenant, père, s’écria-t-elle, se rappelant l’heure, tout à coup. Mais tenez ! — Elle l’embrassa encore. — Vous m’avez rendue bien heureuse. Il faut que je m’en aille, et puis vous avez toute votre besogne à faire, de sorte que je ne vous retiendrai pas davantage.

En parlant, elle se dirigeait vers la route par laquelle Jake devait revenir avec des nouvelles du combat. Quand elle atteignit le haut de la butte, d’où le chemin descend rapidement jusqu’au creek, personne n’était en vue. Elle s’assit et s’abandonna à une douce rêverie.

— Il aura tout ce qu’il lui faut et il l’aura par moi, — Tel était le thème de ses pensées, interrompues de temps à autre par un coup d’œil rapide qu’elle jetait au bas de la route. Enfin, à quelque cent mètres au-dessous, elle vit accourir son frère.

Il avait retiré ses chaussures et ses bas, qui étaient passés autour de son cou ; ses pieds nus battaient la poussière épaisse et blanche du chemin tracé à travers la prairie. La précipitation de Jake provoqua, elle ne sut pas bien pourquoi, chez Lou, une palpitation violente et angoissée. Descendant la colline, elle se hâta de gagner le creek et rencontra son frère sur le pont.

— Eh bien ? demanda-t-elle tranquillement.

Mais la couleur montait à ses joues et s’en effaçait aussitôt ; Jake n’était pas un gars à se laisser tromper.

— Eh bien, quoi ? demanda-t-il effrontément, tout en reprenant haleine. Je n’ai rien dit.

— Prenez garde, polisson ! répliqua sa sœur. Je ne viendrai plus jamais à votre secours quand papa voudra vous fouetter, jamais ! Dites-moi tout de suite ce qui est arrivé. A-t-il du mal ?

— Qui ? demanda le gamin s’enorgueillissant de la supériorité que lui donnait son savoir, et tout au plaisir de taquiner.

— Dépêchez-vous ! dit la sœur en le prenant au collet, dans son exaspération, parlez, ou bien…

— Je ne dirai rien jusqu’à ce que vous m’ayez lâché, répondit Jake d’un ton boudeur. — Mais il ne put résister davantage au torrent qui ne demandait qu’à sortir, et avec volubilité :

— Oh ! Lou ! j’ai tout vu ! Ç’a été une rude bataille. Ils étaient tous là, Seth Stevens, Richards, Bill le singe, tous, quand le maître d’école est arrivé en voiture. Il était tranquille, il avait l’air qu’il a quand il veut qu’on récite en classe. Il a attaché Peler, et il est venu à eux, en levant son chapeau. Oh ! c’était fièrement chic, je vous en réponds ! Et puis, ils ont ôté leurs habits. Stevens avait déjà flanqué les siens par terre, mais le maître d’école se tenait à part, et il a plié ses affaires comme maman me fait plier les miennes pour la nuit. Alors ils se sont rapprochés, et Seth Stevens tâchait de lui flanquer un coup, un bon, mais le maître d’école s’est dérobé et l’a frappé sur le nez, et il fallait voir Seth assis par terre avec le sang qui lui coulait… Et… et… ma foi, c’est tout. Chaque fois que Seth Stevens essayait de cogner, le maître d’école arrivait avant lui. Ce que c’était drôle ! Et puis voilà ! Et j’ai tout vu. Parions que j’ai tout vu !.. Et puis, quand Richards et les autres sont venus lui dire que Stevens se trouvait mal, le maître d’école a couru à la rivière et il a rapporté de l’eau pour en jeter sur lui. Et j’ai couru vous dire tout ça. Il est fort, le maître d’école, va, plus fort que papa même. Je l’ai vu mettre sa veste, et Stevens était assis, la figure tout en sang et en eau qui ruisselaient. Il avait une fichue mine. Mais, Lou,.. dis donc, Lou, pourquoi donc que le maître d’école, quand il l’a eu mis à bas la première fois, ne lui a pas sauté sur la figure à coups de talons ? Il avait des bottes. Et c’est comme ça que Seth Stevens a cassé la mâchoire à Tom Crocker quand ils se sont battus.

Lou était blanche et tremblait des pieds à la tête, tandis que le gamin achevait son récit en la regardant d’un air interrogateur. Elle ne pouvait répondre. À peine avait-elle entendu sa question. L’idée de ce qui aurait pu arriver à Bancroft l’accablait ; la terreur et le remords lui tenaillaient le cœur. Oh ! quand ils se rencontreraient… et des larmes brûlantes lui montaient aux yeux, — elle lui dirait combien elle avait de chagrin, combien elle sentait qu’elle avait été mauvaise, mais c’était sans le vouloir. Non ! elle avait agi sottement ; elle se haïssait pour cela ! Elle ferait plus attention dans l’avenir, bien plus attention. Comme il était brave et bon ! Comme cela lui ressemblait d’être allé chercher de l’eau ! Ah ! s’il pouvait seulement revenir !

Tout le temps Jake l’épiait sournoisement. À la fin il dit :

— Dis, Lou, qu’est-ce que tu aurais fait, s’il avait eu un œil arraché ?

— Allez-vous-en, allez ! s’écria sa sœur en colère. Je crois que vous autres, gamins, vous aimez à vous battre ni plus ni moins que les chiens.

Et Jake s’enfuit pour aller dire et redire son histoire à tous ceux qui voulaient l’entendre. Une demi-heure après, Lou, qui avait gravi jusqu’en haut de la butte pour voir de plus loin, entendit le bruit du sabot de Peter sur le pont de bois, et bientôt le buggy s’arrêta auprès d’elle, Bancroft parlant sans apparence d’émotion dans la voix :

— Ne voulez-vous pas monter pour que je vous reconduise, Lou ?

Sa victoire l’avait mis de bonne humeur, mais ne changeait rien à l’estimation critique qu’il avait faite de la jeune fille. Ce ton calme et contenu la glaça ; cependant ses émotions étaient trop récentes et trop vives pour se laisser refouler.

— Oh ! George, dit-elle, appuyée au buggy et en se penchant pour mieux scruter son visage. Vous n’avez pas de mal, dites ?

— Pas du tout ! répondit-il légèrement. Vous ne vous attendiez pas à ce que j’en eusse, je suppose ?

Le ton était froid, même un peu sarcastique. De nouveau elle fut blessée, sans bien savoir pourquoi ; l’ironie était tirée de trop loin pour qu’elle pût la sentir. Gravement elle répondit : — Allez mettre le cheval à l’écurie, et puis vous reviendrez me parler. Je vous attends ici.

Le maître d’école fit ce qu’on lui demandait, et dix minutes plus tard se retrouva près d’elle. Au bout d’un long silence, Lou dit timidement en s’arrêtant plus d’une fois :

— George, je suis bien fâchée… si fâchée ! Tout a été de ma faute… Mais je ne savais pas… (étouffant un sanglot), je ne pensais pas… Expliquez-moi comment se conduisent vos sœurs, et ce qu’elles portent et ce qu’elles font. Je tâcherai d’agir comme elles. Et alors je serai bien, n’est-ce pas ?.. Elles jouent du piano, dites ?

George fut forcé de reconnaître que l’une d’elles en jouait.

— Et elles causent comme vous ?

— Oui.

— Et elles sont toujours bonnes ! Oh ! George, j’ai trop de chagrin, et maintenant… maintenant, oh ! je suis si contente !

La jeune fille fondit en larmes. De son mieux George la consola. Il comprenait aussi peu cette nouvelle manière d’être qu’il avait compris sa provocation d’amour ; il n’était point en sympathie avec elle. Elle lui semblait appartenir à une race différente. Quelque soupçon de cet éloignement effleura sans doute la jeune fille, ou bien peut-être fut-elle irritée par son acquiescement silencieux à ses diverses phases d’humilité, car tout à coup elle chassa les larmes de ses yeux et, glissant hors des bras qui la retenaient, dit d’un air de défi :

— Écoutez bien, George Bancroft ! J’apprendrai tout ce qu’elles savent, le piano et le reste. Je le peux et je le ferai ! Je commencerai tout de suite, vous verrez !

Et les yeux bleus étincelaient avec l’éclat de l’acier, et le buste était rejeté en arrière avec une orgueilleuse assurance.

Bancroft la regardait curieusement ; ces brusques voltes d’humeur l’étonnaient. Les jugemens sévères qu’il avait portés sur elle, la résolution prise une bonne fois de ne plus se laisser entraîner par sa beauté, pesaient sur lui ; il remarqua la dureté perçante du regard et sentit qu’elle lui déplaisait, peut-être par esprit d’antagonisme.

Après quelques phrases de nature à l’apaiser et qui, bien qu’elles eussent jailli de l’esprit plutôt que du cœur, semblèrent atteindre leur but, Bancroft, pour changer de sujet, demanda, en indiquant un champ de l’autre côté de la rivière :

— À qui appartient ce maïs ?

— À mon père !

— Je me figurais que c’était là le territoire indien.

— Et ça l’est aussi !

— Est-ce qu’on a le droit d’y semer du maïs et de palissader le champ ? Les Indiens n’y font-ils pas d’opposition ?

— Il ne ferait pas bon pour les Indiens par ici, répondit Lou négligemment. Je n’en ai jamais vu un seul. Ça doit être permis. De toute façon le maïs y est, et mon père va le couper bientôt.

Entre eux pas une pensée en commun ! Cette fille ne se souciait même pas des vilenies commises par les siens. Bancroft se dirigea, sans plus causer, vers la maison, et elle le suivit, déçue et humiliée, toujours sans comprendre pourquoi. De cet état d’esprit elle passa bientôt à une révolte orgueilleuse. Elle savait bien que d’autres hommes faisaient cas d’elle, et avec cette certitude Lou tâcha de se consoler.


II.

Huit ou dix jours après, Bancroft descendit un matin de bonne heure et trouva le sol couvert de frimas : l’été indien s’était établi. Comme il descendait le perron de derrière, l’Ancien Conklin lui apparut en manches de chemise, occupé à nettoyer ses bottes du dimanche, près du bûcher.

Quand il en eut fini avec sa besogne, mais pas une seconde plus tôt, l’Ancien déposa la brosse. Son accueil, un simple signe de tête, n’avait pas préparé le maître d’école à la conversation qui suivit :

— Savez-vous conduire les vaches ?

— Je le crois. J’en ai conduit quand j’étais gamin.

— Eh bien, c’est aujourd’hui samedi. Il n’y a pas d’école, et j’ai du bétail à conduire au marché d’Eureka. Il est là-bas dans le buisson. Si vous voulez m’aider… C’est-à-dire en supposant que vous n’ayez rien à faire…

— Non, je n’ai rien de mieux à faire et je serai bien aise de vous aider, si je puis.

Après déjeuner, ils partirent tous les deux. Miss Lou bouda un peu en apprenant que Bancroft serait absent la plus grande partie de la journée, mais elle était contente d’autre part que l’Ancien lui eût demandé de l’aider ; elle se résigna donc, stipulant seulement qu’il reviendrait d’Eureka tout droit et tout de suite. Leur chemin courait le long du coteau d’où l’on dominait le creek. Après un silence prolongé, l’Ancien demanda :

— Vous n’êtes pas membre de l’église, dites ? Vous n’êtes pas en communion avec elle ?

— Non.

— Tant pis… Je m’en étais un peu douté dimanche… Si vous n’êtes pas sûr de votre vocation, je crois que Mme Crew devrait vous parler.

Ces phrases étaient lancées l’une après l’autre, avec de longues pauses dans l’intervalle ; puis, l’Ancien garda un silence de mauvais augure. De différentes manières, Bancroft tâchait d’engager la conversation, toujours en vain ; l’Ancien répondait par monosyllabes. Était-il plongé dans ses pensées, ou bien ruminait-il simplement comme ses vaches, Bancroft ne pouvait le deviner. Tout à coup l’Ancien tourna dans les bois à gauche, et bientôt fit halte devant l’entrée d’un corral rustiquement construit.

— Les vaches sont là-bas, dit-il, si vous voulez les amener, je les compterai à mesure qu’elles entreront.

Bancroft poussa son cheval du côté qu’on lui indiquait. Il avança dans le bois durant quelques minutes sans apercevoir aucune bête. Cela aurait dû le surprendre grandement, mais il était absorbé dans des réflexions sur l’Ancien et ses bizarreries, s’étonnant de la taciturnité qu’il montrait et en cherchant les causes. — N’a-t-il rien à dire ? Ou bien pense-t-il beaucoup et ne peut-il trouver de mots pour exprimer sa pensée ? — L’énigme, somme toute, ne pouvait être résolue qu’avec le temps. Soudain un beuglement de bétail en détresse frappa son oreille. Il se laissa guider par le bruit : devant la snake-fence[2], qui formait une clôture à jour le long du creek, se pressait le bétail. Il continua jusqu’à ce qu’il eût atteint le bornage tracé à angle droit avec la rivière et, se retournant alors, entreprit de ramener les bêtes au corral ; mais il rencontra des difficultés imprévues. Il avait apporté son fouet et s’en servait avec quelque habileté : vainement ; bœufs et vaches esquivaient les coups, puis, à peine avaient-ils fait dix mètres vers le corral, qu’ils se précipitaient derechef du côté de l’eau. D’abord cette manœuvre amusa Bancroft. — L’Ancien, se dit-il, m’a emmené pour faire ce dont il ne pouvait venir à bout tout seul. Je lui prouverai que je sais conduire. — Malgré tous ses efforts cependant, le bétail n’obéissait pas. Alors il entra en colère et se mit sérieusement à l’œuvre. En un quart d’heure son cheval fut blanc d’écume et son fouet eut écorché la peau de plus d’un bœuf. Mais les animaux se tenaient tous, quand même, serrés les uns contre les autres, en s’évertuant de la tête contre la palissade qui les séparait de l’eau, avec des mugissemens douloureux. Il n’y comprenait rien. À regret il regagna le corral pour avertir l’Ancien de ce fait inexplicable. Il n’avait pas franchi deux cents mètres quand son cheval essoufflé buta sur quelque chose. Le retenant, Bancroft vit qu’il avait heurté un tas de poussière blanche ; une idée lui vint tout à coup. Se jetant vite à bas du cheval, il goûta cette poussière ; c’était bien cela, il ne s’était pas trompé, c’était du sel ! Rien d’étonnant à ce qu’il ne pût conduire les bœufs, et les mugissemens de souffrance étaient aussi tout naturels ; la terre avait été salée ; ils étaient enragés de soif. Aussitôt Bancroft se remit en selle et retourna au contai où il trouva l’Ancien à cheval, près de l’entrée dont il avait tiré les barres.

— Je ne peux pas conduire ce bétail.

— Je croyais que vous saviez !

— Et je sais, en effet, mais vos bêtes meurent de soif, personne ne peut les mener en cet état ; d’ailleurs, par le soleil qu’il fait, elles tomberaient sur la route comme les mouches en hiver.

— Hum ! fit l’Ancien pour toute réponse.

— Laissez-les boire. Après j’en viendrai à bout.

— Hum ! — L’Ancien garda le silence pendant quelques secondes, puis il reprit, comme s’il eût pensé tout haut : — Il y a huit milles jusqu’à Eurêka ; elles auront encore soif avant d’arriver en ville ?

Bancroft, qui avait réfléchi de son côté, répondit à la pensée de l’autre : — Bien sûr. Si vous leur permettez maintenant une gorgée ou deux, elles se laisseront faire, et, longtemps avant d’atteindre Eurêka, auront soif autant que jamais.

Sans un mot de plus, l’Ancien galopa jusqu’au creek, suivi par Bancroft. En dix minutes, les deux hommes eurent renversé la make-fence sur une distance de quelque cinquante mètres le long de l’eau ; vaches et bœufs, s’élançant par cette brèche, se mirent à boire avec avidité. Aussitôt que Bancroft vit qu’ils en avaient avalé un bon coup, il fit entrer son cheval dans la rivière et commença de les ramener vers le corral. Ils obéissaient sans peine maintenant, et en tête chevauchait l’Ancien, les pans de son long habit de toile d’un brun blanchâtre voltigeant derrière lui. En une demi-heure, Bancroft eut introduit le troupeau de trois cent soixante-deux bêtes dans le corral ; à mesure qu’elles défilaient, l’Ancien les comptait lentement et avec soin. Du corral elles furent dirigées par la prairie sur Eurêka. Mais ce chemin longeait le creek, quelquefois très près du courant et sans qu’il existât aucune barrière. Par la poussière et la chaleur, les bœufs furent bientôt altérés de nouveau, et il fallut toute l’énergie de Bancroft pour les empêcher de se jeter dans la rivière. Une fois ou deux, il crut, tant fut grande la bousculade, qu’ils l’y précipiteraient en même temps, ainsi que son cheval. Ce fut pour lui un soulagement quand, après environ quatre heures de marche, on aperçut la petite ville. Avec le consentement de l’Ancien, il permit alors aux malheureux bœufs de se désaltérer à leur guise, tandis qu’il attendait, toujours en selle, pantelant, le visage inondé de sueur. Pas un mot ne fut échangé jusqu’à la fin de cette opération, après laquelle Bancroft poussa de nouveau son cheval dans le creek et ramena les bœufs sur la route, la bouche et les flancs tout ruisselans. On leur fit remonter le coteau et suivre les rues jusqu’à la cour où se trouvait le pesage. L’Ancien rencontra là son acheteur ; mais, aussitôt que ce dernier eût regardé les bœufs, il partit d’un éclat de rire.

— Allons, s’écria-t-il, je vois que vous les avez laissés boire tout leur soûl, mais je n’achète pas de l’eau pour de la viande. Non, monsieur, je vous garantis que non.

— Je m’en doute bien, répondit gravement l’Ancien, mais la route était longue et poussiéreuse, de sorte qu’ils se sont désaltérés dans le creek.

— Très bien ! dit le marchand de bestiaux, désarmé à demi par cette confession, qui servait le but de Conklin plus habilement que ne l’eût fait aucun mensonge. Vous retirerez cinquante livres par tête pour cette eau-là.

— Je ne crois pas ; vingt livres d’eau c’est à peu près ce que peut boire une vache.

Et le marchandage continua, au profond dégoût de Bancroft, pendant plus d’une demi-heure. À la fin, il fut décidé qu’un poids de trente livres serait accordé sur chaque bête pour l’eau qu’elle avait avalée. Cette conclusion une fois posée, il ne fallut plus que quelques minutes pour peser les bœufs et payer le prix convenu. Après quoi, l’Ancien se déclara prêt à rentrer manger un morceau. Bancroft tourna son cheval vers la ferme et le suivit. Il était indigné de toute cette transaction et un certain air de complaisance qu’avait pris la figure de l’Ancien l’irritait tout particulièrement. À mesure qu’il passait devant les endroits où le bétail torturé lui avait donné le plus de peine pendant cette fâcheuse matinée, sa colère croissait encore et finalement elle se fit jour.

— Écoutez, Conklin l’Ancien ! Je suppose que vous vous appelez un chrétien. Vous me regardez de haut parce que je ne suis pas membre de l’église. Cependant vous êtes capable premièrement de saler votre pré pendant des jours jusqu’à ce que les bœufs y deviennent affolés de soif ; puis, après leur avoir imposé le supplice de marcher longtemps sur cette route côte à côte avec l’eau défendue, vous mentez à l’homme qui les achète et vous trichez avec lui. Vous savez aussi bien que moi, n’est-ce pas, que chacune de ces bêtes avait bien bu soixante-cinq livres d’eau pour le moins ; de sorte que vous avez attrapé, — il ne put, même en colère, se résoudre à dire volé, avec les yeux de l’Ancien fixés sur lui, — vous avez pris près d’un dollar de trop par tête. Voilà l’espèce de chrétien que vous êtes. Je ne me soucie pas de ces chrétiens-là. Aussi quitterai-je votre maison dès que je le pourrai. J’ai honte de n’avoir pas dit à ce marchand que vous le trompiez ; il me semble avoir été complice de votre tripotage.

Pendant que parlait le jeune homme, l’Ancien le couvrait d’un regard intense. Plusieurs fois son visage se contracta, mais il ne fit aucune réponse. Une heure après, tous les deux atteignirent le verger et le traversèrent pour pénétrer dans l’écurie. Dès qu’il eut bouchonné son cheval et qu’il l’eut réconforté avec un peu de maïs, Bancroft rentra dans sa chambre. Sur les marches de la maison il avait rencontré miss Conklin et s’était excusé rapidement :

— Je ne peux causer maintenant, Lou, je suis rendu de fatigue et j’ai la tête à l’envers. Il faut que je me repose. Je vous parlerai après souper ; de grâce, ne me retenez pas.

Le souper, ce soir-là, fut silencieux. L’Ancien ne prononça pas une seule parole, les deux jeunes gens étaient absorbés dans leurs propres réflexions et les efforts variés de Mrs Conklin pour engager l’entretien ne furent couronnés de succès que lorsqu’elle s’adressait à Jake. Mrs Concklin, au demeurant, était rarement heureuse dans ce qu’elle entreprenait. C’était une femme de cinquante ans à peu près, et son visage portait encore des traces de la beauté d’autrefois, mais depuis longtemps la lumière s’était éteinte dans ses yeux bleus et la couleur sur ses joues ; avec les années, elle était devenue douloureusement maigre. Quant à son caractère, il offrait un mélange d’agitation et de faiblesse. Elle était de ces nombreuses personnes qui se délectent à mettre des étrangers dans leur confidence. Peu appréciées par ceux qui les connaissent, elles cherchent un semblant de sympathie dans l’indifférence polie ou la simple curiosité. Avant d’avoir passé une journée entière dans la maison, Bancroft connaissait par le menu toute la vie passée de Mrs Conklin ; comment son père était un grand fermier d’Amherst County, Massachusetts ; combien son enfance et sa jeunesse avaient été heureuses : « Nous gardions toujours l’hiver un domestique loué ; l’été, nous en avions souvent jusqu’à huit ou dix ; et puis, quoique vous puissiez ne pas vous en douter maintenant, j’étais la plus belle de toutes les réunions. » Et comment Dave (son mari) était venu travailler chez son père, et comment elle s’était mise à l’aimer, « si déréglé qu’il fût. » Elle raconta la conversion de Dave : un ministre revivaliste[3], qui était aussi un abolitionniste, avait proclamé le devoir d’émigrer au Kansas pour empêcher ce pays de devenir un État à esclaves, et Dave, pris par cette idée, l’avait décidée, elle, à l’accompagner. L’histoire devenait pathétique, malgré ses apitoiemens sur elle-même, quand elle disait les difficultés de leur établissement dans les bois, décrivant la solitude où elle s’était trouvée, ses terreurs, tandis que son mari abattait des arbres pour construire leur première cabane et que le bruit lui parvenait de certaines attaques tentées par les trafiquans d’esclaves du Missouri contre les abolitionnistes du Kansas. Évidemment, la pauvre femme n’était pas faite pour une si rude transplantation. Elle insistait sur ceci, que l’Ancien n’avait jamais compris ni partagé ses sentimens ; sans cela, tout lui eût été encore égal ! Le mariage n’est point ce que pensent les filles, — jamais plus elle n’avait été aussi heureuse que dans la maison de son père… Sa larmoyante timidité frappait Bancroft comme quelque chose d’inexplicable. Il ne voyait pas que de même qu’un arbrisseau s’alanguit et meurt à l’ombre sous les branches d’un grand chêne, de même une nature faible ne peut guère manquer de s’étioler dans la continuelle association avec un caractère énergique et contenu. Durant ces jours d’isolement et de danger, la force d’âme de l’Ancien l’avait empêché d’accorder à sa femme la sympathie qui l’eût aidée à surmonter ses épouvantes.

« L’Ancien ne causait jamais de rien avec moi. » Tel était le refrain des plaintes éternelles de Mrs Conklin, et l’isolement avait tué en elle à peu près tout, sauf la vanité. La forme que prenait cette vanité irritait tout particulièrement son mari et un peu aussi sa fille, incapables tous les deux de fonder l’estime de soi sur des privilèges d’éducation première ; de sorte que Mrs Concklin n’était rien de plus qu’une ombre incommode dans sa propre maison. Ce soir-là, ses tentatives répétées pour amener un semblant de conversation ne faisaient que rendre plus péniblement évidente la silencieuse préoccupation des autres.

Dès que le couvert fut enlevé, miss Lou fit signe à Bancroft de la rejoindre dehors sur le stoop, où elle lui demanda ce qui était arrivé.

— J’ai insulté l’Ancien, dit-il, et je lui ai dit que je quitterais sa maison dès que je le pourrais.

— Vous ne ferez pas cela ! s’écria la jeune fille. Il faut retirer ce que vous avez dit, George. Je parlerai à papa…

— Non ! continua Bancroft avec fermeté. Parler ne servirait à rien. Je suis décidé. Il m’est impossible de rester ici davantage.

— Alors, vous ne m’aimez pas. Mais c’est impossible,.. dites que vous resterez, George, et ce soir, après que les vieux seront couchés, je descendrai vous tenir compagnie. Là !

Bien entendu, Bancroft céda jusqu’à un certain point, le visage suppliant, tourné vers le sien, étant trop beau pour qu’on pût rien lui refuser ; mais il s’engagea uniquement à lui tout raconter le soir et à prendre conseil avec elle.

Vers neuf heures, comme de coutume, l’Ancien et Mrs Conklin se retirèrent. Une demi-heure après, Bancroft et Lou étaient assis, l’un près de l’autre, dans un coin du stoop de derrière, assis comme des amoureux, le bras du jeune homme autour de la taille de Lou. Il lui avait dit ce qui s’était passé, et elle paraissait soulagée, ayant craint quelque chose de pire.

Tout ce qu’il devait faire, à l’en croire, était de déclarer qu’il n’avait pas eu de mauvaise intention, et elle promettait d’amener l’Ancien à pardonner, à oublier. Mais Bancroft ne voulut en aucune façon y consentir. Il avait dit ce qu’il pensait et ne retirerait pas un seul mot. Cependant, quand la jeune fille fît un suprême appel à son affection pour elle, il répondit qu’il réfléchirait.

— Vous savez que je vous aime, Lou ! mais il ne faut pas me demander l’impossible. C’est malheureux, peut-être ; mais ce qui est fait est fait !

Puis, ennuyé d’être pressé à ce point, il proposa de rentrer, car il faisait très froid ; elle prendrait un frisson si elle restait là davantage ; c’était absurde.

Lou, voyant que ses prières n’obtenaient rien, s’emporta ; oui, vraiment, il pouvait parler de son affection pour elle ! Belle affection, qui lui refusait un si petit effort ! Du reste, il importait peu, elle s’en moquait après tout… Et elle continua ainsi de suite, — jusqu’à ce qu’ils fussent inquiétés par le bruit d’une porte qui grinçait. Vite Lou tourna l’angle du stoop et se glissa dans l’obscurité. Son compagnon n’eut que le temps de l’imiter ; la porte de derrière s’était ouverte, et des pas retentissaient sur les marches. Bancroft ne put s’empêcher de regarder la personne qui s’avisait d’être debout à une heure aussi indue. À sa grande surprise, il vit l’Ancien en chemise de nuit, marcher pieds nus vers l’écurie, à travers les longues herbes déjà raidies par la gelée. Avant qu’il eut disparu, Bancroft constata que Lou avait regagné sa chambre par l’entrée principale. La curiosité fut plus forte que sa première impulsion qui avait été d’en faire autant, et, sans trop réfléchir, il suivit l’Ancien. Ayant dépassé les écuries et gagné le sommet du monticule qui domine le creek, il fut stupéfait de voir le vieillard à vingt mètres au-dessous de lui, tout près de la rivière. Avec une muette surprise, il l’observa tandis qu’il attachait sa chemise de nuit, relevée jusque sous les aisselles et qu’il entrait dans l’eau glacée où il s’agenouilla. Puis il entendit l’Ancien commencer ce qui était évidemment une prière. D’abord les phrases dont il se servait furent toutes de convention, mais peu à peu la ferveur et l’émotion l’emportèrent, et il se mit à entretenir Dieu de ce qui lui tenait au cœur, simplement, en phrases décousues.

« Ce jeune homme d’aujourd’hui m’a joliment arrangé ! Il m’a dit que j’avais à moitié tué mes bêtes, et que j’avais menti pour gagner sur Ramsdell trois cents dollars. C’était vrai… il n’y a pas à le nier. Je suppose que j’ai tourmenté les bœufs, quoique j’aie souvent eu aussi soif après avoir mangé du porc salé et travaillé toute la journée au soleil. Je ne pensais pas à cela quand j’ai salé la terre. Mais j’ai bien fait exprès de tromper Ramsdell, et je crois que je l’ai filouté en effet pour trois cents dollars dans le marché. C’était mal, mais écoute, ô Seigneur, — et ici la voix du vieillard s’éleva inconsciemment, — Tu connais ma vie, tu sais tout. Tu sais que je n’ai jamais menti ni volé à mon bénéfice ; tu sais que j’ai travaillé dur et honnêtement pendant plus de quarante ans et que j’ai toujours été pauvre. Je ne m’en faisais pas de souci et je n’y tiendrais pas encore, si ce n’était pas pour Lou. Elle est si jolie et si jeune ! Comme une fleur a besoin de soleil, elle a besoin de plaisir, et quand elle n’en a pas, elle souffre ; elle est si jeune et si douce ! Maintenant il lui faut beaucoup d’argent, un piano ; et je ne peux pas lui donner tout ça autrement. J’ai dû tricher.

« O Seigneur ! si je pouvais m’agenouiller ici et dire que je me repens avec un grand remords du péché, la détermination de ne plus jamais recommencer, je le ferais tout de suite et je te demanderais pardon pour l’amour de Jésus. Mais je ne peux pas me repentir, je ne le peux pas ! Voyez mon cœur, ô Dieu ! et que je continuerai à frauder si cela peut procurer à Lou tout ce qu’elle demande. Aussi je suis descendu te dire que Lou n’est pas avec moi dans cette tromperie ; le péché est tout entier le mien. Je sais que tu punis le péché. Je sais que tu puniras le pécheur endurci. J’accepterai le châtiment. Qu’il retombe droit sur moi seul. Je suis le pécheur, c’est justice, mais, ô Seigneur ! épargne Lou ; elle n’en sait rien ! Je suis le pécheur, j’endurerai la punition, c’est juste ; voilà pourquoi je suis descendu ici dans l’eau pour montrer que je suis prêt à supporter ce que tu m’enverras. Amen ô Seigneur Dieu ! Au nom de Jésus, Amen. »

Et l’Ancien se releva tranquillement, sortit du creek, essuya ses membres ruisselans avec sa main, le mieux qu’il put, puis laissa retomber sa chemise de nuit et se prépara à remonter le coteau. Bancroft s’était déjà enfui par les écuries et avait regagné la maison.

Tandis qu’assis dans sa chambre, il réfléchissait, une honte profonde le prit, la honte de lui-même. Il n’y avait pas à douter de la sincérité de l’Ancien, et il l’avait insulté ! L’Ancien qui renonçait à ses principes, qui faisait violence aux habitudes de sa vie entière, qui trahissait sa foi, tout cela pour que sa fille eût un piano ! La prononciation grotesque qu’il avait donnée à ce mot, la rusticité de son jargon appliqué à de telles choses, amenaient les larmes aux yeux de Bancroft. Certes, il irait sans effort lui demander pardon le lendemain. Faire le mal de cette manière, c’était mieux peut-être que de faire le bien, Bancroft le sentait. Quel chrétien au fond de l’âme ! Et quel homme ! Mais la fille qui avait demandé pareil sacrifice, qu’était-elle ?

Toute la jalousie, toute l’humiliation qu’il avait souffertes par sa faute lui revinrent en mémoire ; et, maintenant, elle voudrait que son père volât pour avoir un piano ! Quelle vanité cruelle et stupide était en elle ! Non, elle ne valait pas grand’chose, malgré sa beauté. Il serait plus que fou de lui donner sa vie. Si l’égoïsme de Lou avait pu conduire au mal son père, et un tel père, où entraînerait-il son mari ? Non, non, il était éclairé à temps ; il ne commettrait pas une irréparable sottise ; il opposerait à cet égoïsme une égale prudence. Et qui oserait le blâmer ? Voilà donc ce que promettait cette lueur d’acier scintillante dans ses yeux bleus ?.. Lui qui avait pensé à elle comme à une Hébé ! Une Hébé capable de verser du vin empoisonné à tous ceux qui l’aimeraient. Il était averti et sauvé de ce péril fort heureusement !

Puis ses pensées l’évoquèrent de nouveau, et la beauté de son visage, la perfection de ses formes, passèrent sur ses sens étonnés comme une chaude brise, saturée de parfums. Tandis que, ce même soir, elle se blottissait contre lui et qu’il la tenait enlacée, il avait senti les courbes souples et pleines de sa taille et, en y songeant, tout son sang s’échauffait. Et puis… qu’elle était belle ! Ce regard suppliant la rendait irrésistible, et même en colère… Ah ! quel dommage que cette adorable créature manquât de cœur ! Car, de cela, il n’y avait pas de doute : vaine, elle l’était, et bornée, et sans cœur. Égoïste surtout et si impérieuse !


III.

Le lendemain, on reçut la visite de Mr Morris. C’était le type même du jeune fermier de l’Ouest, rude, mais obligeant, peu ou point élevé, mais plein de bon sens. Quand son appétit fut satisfait, il demanda si l’on savait les nouvelles.

— Non, répondit Mrs Conklin, nous n’avons entendu parler de rien ; à moins que l’Ancien, à Euréka…

Mais l’Ancien secoua la tête., de sorte que Morris poursuivit :

— Les gens disent que le gouvernement de Washington a envoyé le général Custer de ce côté-ci pour rétablir la limite indienne. Dans l’Est, on croit que les colons volent la réserve des Indiens ; c’est pourquoi des troupes sont envoyées avec les arpenteurs pour tracer de nouveau la ligne.

Après un silence : — Cela semble juste, prononça l’Ancien, cela semble juste !

— Mais vous avez labouré et semé des moissons sur le territoire indien, au-delà du creek, fit observer Morris. Nous avons tous fait ça. Faudra-t-il y renoncer ?

L’Ancien ne répondit rien.

— En attendant, continua Morris, Custer est arrivé à Wichita. Il sera ici, à ce qu’on raconte, dans un jour ou deux, et nous avons convoqué un meeting ce soir à l’école. Nous espérons que vous y viendrez. Il ne se peut pas que nous nous croisions les bras pour regarder détruire nos récoltes ! Il faut serrer les rangs, tenir ferme, comme disent les camarades, et tout ira bien.

— C’est vrai, répliqua l’Ancien, cela paraît juste.

— Alors, reprit Morris en se levant, je peux donc dire que vous viendrez ? Nous tous, les jeunes, nous serons avec vous, et ce que vous direz de faire, nous le ferons.

— Eh bien, répondit lentement l’Ancien, je ne sais pas. Je ne vois pas grande raison pour y aller. J’ai toujours tout fait pour moi-même, à moi tout seul, et je compte continuer jusqu’au bout. Mais le meeting n’est pas une mauvaise idée. Je ne vais pas contre. Ça me paraît fort. Seulement je ne fréquente pas beaucoup les meetings. Ils ne m’ont jamais porté secours. Mais un meeting est une bonne chose pour ceux qui aiment ça !

Morris, forcé de se contenter de cette assurance, s’en retourna.

Le colloque auquel il venait d’assister pénétra Bancroft de sentimens nouveaux. Préparé désormais à considérer tout ce que faisait, tout ce que disait l’Ancien avec admiration, il comprit aisément la véritable signification de ses phrases confuses et torturées ; car il était attiré vers Conklin par la sympathie morale, et cette force de son éducation tendait à s’affirmer. Il était juste que l’Ancien suivît son chemin sans crainte des hommes.

Le soir, il rencontra Lou. Elle parut supposer à son air d’indifférence qu’il allait boucler ses malles.

— Non, répondit gravement Bancroft, j’ai réfléchi. Je compte demander pardon à l’Ancien et retirer tout ce que j’ai dit.

— Oh ! s’écria-t-elle avec enthousiasme, vous m’aimez donc, George ! Que je suis contente ! j’ai été malheureuse pour de bon depuis hier soir. Je me suis endormie en pleurant ; c’est comme je vous le dis. Mais maintenant que je sais que vous m’aimez, je ferai tout… J’apprendrai le piano,.. vous verrez si je ne l’apprends pas !

— Peut-être, répondit froidement Bancroft, l’ancienne colère se réveillant en lui au seul nom du piano, peut-être feriez-vous mieux de renoncer à cette idée. Cela coûte très cher, un piano. Si vous lisiez, si vous tâchiez de vivre dans l’esprit de votre temps, ce serait préférable. La sagesse, ajouta-t-il d’un ton sentencieux, peut être gagnée par tous à bon marché ; mais le succès dans un art quelconque dépend des dons naturels.

— Je comprends, riposta miss Lou avec un de ses airs de défi. Vous croyez que je ne peux pas apprendre à jouer comme vos sœurs, et que je suis très ignorante, et que je ferais mieux de chercher dans des livres tout ce qu’ont dit les autres ; vous appelez ça la sagesse. Moi, non. La mémoire n’est pas du bon sens, je parie, et causer comme vous le faites, ce n’est pas tout !

— Non, répliqua Bancroft, la mémoire n’est pas du bon sens, mais cependant il faut savoir ce qui a été dit et pensé de meilleur en ce monde. Il est plus aisé de monter à l’échelle quand d’autres nous en ont appris le moyen, et vous avouerez que mieux vaut parler correctement qu’en faisant des fautes.

— Ça ne signifie pas grand’chose, ma foi, pourvu que les gens comprennent ce que vous voulez dire et, quant à grimper l’échelle, un singe peut le faire.

Bancroft fut déconcerté. Un perpétuel malentendu impose le silence. Vaguement il sentit que Lou avait tort d’un bout à l’autre comme de coutume, mais pourquoi se donner la peine de la redresser ? Blessée au cœur, la jeune fille attendait de son côté qu’il parlât. Elle sentait qu’il ne se souciait pas d’elle et cherchait à découvrir en quoi elle avait pu l’offenser. Comme il persistait à se taire, son orgueil lui vint en aide : d’autres l’aimeraient s’il ne l’aimait pas, elle le lui ferait bien voir !

Avec une apparente négligence elle ajouta donc :

— Je suis invitée ce soir. Bonne nuit, George Bancroft !

— Bonne nuit, miss Lou ! répondit le jeune homme avec calme, quoiqu’une souffrance intime lui prouvât que la jalousie peut survivre à l’amour. Mais il était trop fier pour montrer son chagrin. — Je crois que j’irai ce soir au meeting de l’école.

Et ils se séparèrent. Lou remonta dans sa chambre, fondre en larmes sur la froideur de George en regrettant de n’avoir pas été mieux instruite, de n’avoir pas appris ses leçons à l’école avec plus de soin ; mais sa conclusion fut toujours que, s’il ne l’aimait pas, elle en trouverait d’autres, et qu’elle saisirait la première occasion de le lui faire voir.

Bancroft alla, comme il l’avait dit, à l’assemblée, qui se montra unanime dans son appréciation des événemens. Un jeune fermier du comté le plus proche était présent. Il dit qu’un officier des États-Unis avec douze soldats et un arpenteur était venu tracer la limite en arrachant ses palissades, en foulant aux pieds le maïs qui était, disait-il, planté sur la réserve indienne. Là-dessus, le meeting prit la résolution suivante : « Considérant le fait que la terre cultivée par des citoyens américains sur la réserve indienne n’a jamais été défrichée par les Indiens, qui se tiennent dans les bois, et que la volonté de Dieu est que la terre produise des fruits pour la subsistance de l’homme, nous sommes décidés à maintenir nos droits de citoyens et à les défendre contre tout agresseur. »

Il fut convenu que des copies de cette résolution seraient envoyées au général Custer et aussi à Washington, au président, au sénat et au congrès. Après quoi l’assemblée se dispersa, mais non pas avant que tous les hommes présens ne se fussent promis de prêter main-forte à quiconque d’entre eux pourrait être victime d’une agression de la part des troupes américaines.

Quand Bancroft rentra au logis, l’Ancien et Mrs Conklin étaient encore debout, et il leur fit le récit de ce qui s’était passé, puis il demanda la permission de parler en particulier à l’Ancien, et dès qu’ils furent seuls :

— Mr Conklin, lui dit-il, je vous ai insulté hier ; j’en suis fâché. J’espère que vous voudrez bien l’oublier et me pardonner.

— Oui, répondit l’Ancien d’un ton méditatif en prenant la main qu’on lui offrait, oui, cela est chrétien, il me semble. Mais la vérité est la vérité… Cependant, — et il se détourna brusquement comme pour quitter la chambre, — le maïs est presque mûr pour être coupé, et… — son regard ferme rencontra celui de Bancroft, — si les troupes des États-Unis ne le mangent pas, l’année sera belle. Bonne nuit.

Un jour ou deux plus tard, les Conklin et Bancroft étant à table, on frappa dehors à la porte.

— Entrez, dit Mrs Conklin.

Un jeune homme se présenta, portant l’uniforme d’un officier de cavalerie. Il leva sa casquette avec des excuses.

— Conklin l’Ancien, je crois ?

L’Ancien fit un signe de tête et continua de manger.

— Ma mission est désagréable, j’en ai peur ; mais ce ne sera pas long. Je suis envoyé par le général Custer pour tirer la ligne de démarcation entre l’État de Kansas et la réserve indienne, pour abattre toutes les palissades élevées sur cette réserve par les citoyens des États-Unis et pour détruire les récoltes qui peuvent avoir été plantées dans la réserve par lesdits citoyens. Notre arpenteur me dit que la limite ici est Cottonwood-Creek ; par conséquent, j’ai le regret de vous notifier que demain vers midi, je viendrai m’acquitter des ordres que j’ai reçus, c’est-à-dire détruire les récoltes et les clôtures que je trouverai de l’autre côté de l’eau.

De nouveau, le jeune homme s’excusa de l’indiscrétion de sa visite et du bref délai qu’il était forcé d’accorder, ceci par égard, sans doute, pour la beauté de miss Conklin, puis il disparut,

— Oh ! papa ! s’écria Lou, pourquoi ne lui avez-vous pas demandé de dîner avec nous ? Il est splendide et cet uniforme est trop joli !

L’Ancien ne répondit pas un mot. Ni la menace courtoise qu’il venait de recevoir, ni le reproche de sa fille ne semblaient avoir produit d’effet. Gravement, il continuait de dîner. Que l’Ancien n’eût pas fait attention à ce que disait sa fille, il y eut là de quoi étonner Bancroft, mais l’admiration ouverte de Lou pour le jeune officier ne le chagrina pas, comme la coquette s’y était attendue ; elle confirma simplement ses pires soupçons. Il en fut irrité et jaloux ; or la jalousie n’augmente pas toujours l’amour. Sa nature n’était ni très profonde, ni très passionnée ; il avait toujours vécu au milieu de conventions que cette jeune fille outrageait sans relâche, et maintenant ces conventions exerçaient sur lui leur influence. En outre, il restait assez maître de lui pour voir parfaitement que Lou s’était proposée de le vexer. Bref, Bancroft se sentait beaucoup plus impatient de savoir ce que l’Ancien comptait faire que de scruter les pensées ou les impressions de Lou.

Quelques heures plus tard, il fut mis sur la voie par Jake, qui, avant souper, vint annoncer, comme une grande nouvelle, que le fusil de papa n’était plus dans sa chambre. Était-il donc allé chasser ? Bancroft ne put s’empêcher de penser que cette disparition était significative, et le soir, ses soupçons se confirmèrent ; il remarqua que les yeux du père couvaient Lou d’un regard plus intense que d’habitude.

Au déjeuner du lendemain, rien d’intéressant n’arriva ; mais, en revenant de l’école, trois heures après, Bancroft vit un groupe de cavaliers qui remontait la vallée à un mille environ de distance, et ses yeux saisirent le scintillement de l’acier. Sur le seuil de la maison, il trouva l’Ancien.

— Les voici qui viennent, dit-il en désignant la vallée.

— Hum ! fit Conklin. — Et il quitta le stoop pour se diriger vers les dépendances de la maison.

Bancroft entrait dans la salle quand Mrs Conklin l’y rejoignit ; elle semblait mécontente, plutôt qu’excitée comme il l’aurait cru.

— Je suppose que vous avez rencontré l’Ancien ?

— Oui, dit Bancroft. Il est allé du côté de l’écurie. J’ai bien songé à l’accompagner, mais j’ai craint que cela ne lui déplût.

— Cela aurait pu lui déplaire, acquiesça Mrs Concklin, puis elle reprit : — Je crois qu’il est inquiet à propos de ce maïs. Quand il a défriché le terrain, je l’ai averti que cela lui rapporterait de l’ennui, mais il ne tient jamais compte de ce qu’on lui dit. Il ferait pourtant bien quelquefois, n’est-ce pas, d’écouter sa femme ? Mais peut-être que vous prenez son parti. Tout de même, c’est arrivé comme je m’y attendais. Et qu’est-ce qu’il va faire maintenant ? je voudrais savoir… Tout ce maïs perdu et son travail pour les palissades ! Il s’est tué à tailler du bois. Voilà que tout est perdu. Nous serons pauvres encore une fois. C’est trop dur ! D’ailleurs, je n’ai jamais eu d’argent depuis que je suis sortie de chez nous. — Ici, le visage de Mrs Conklin se plissa comme si elle allait pleurer, mais elle se contint : — L’Ancien a eu tort, grand tort. S’il demandait seulement à cet officier de lui laisser couper le maïs, je suis sûre qu’il obtiendrait… Mais il ne prend jamais mon avis, il ne me répond même pas. C’est trop vexant quand je sais que j’ai raison.

Il était clair que cette femme ne comprenait rien à la situation, ni au caractère de son mari. Bancroft répondit d’un ton léger :

— J’espère que tout s’arrangera. — Puis, pour changer de sujet : — Je n’ai pas vu miss Lou, et Jake n’était pas à l’école ce matin.

— Oh ! Mr Bancroft, si quelque chose était arrivé à Jake ! — Et Mrs Conklin s’affaissa sur une chaise. — Mais on ne nage pas, on ne patine pas de ce temps-ci… Quand il rentrera, je lui ferai peur, je menacerai de le dénoncer à l’Ancien. Il ne faut pas qu’il manque l’école, car il a beaucoup de moyens, n’est-ce pas ? Vous demandiez Lou ? Son père l’a envoyée chez les Morris faire je ne sais quoi.

Quand Bancroft redescendit, après s’être muni d’un petit revolver, la seule arme qu’il possédât, l’Ancien ne se trouvait plus ni dans les communs, ni dans l’écurie, de sorte qu’il fut réduit à deviner où il pouvait bien être. Tout à coup, l’idée le frappa que les soldats n’atteindraient le champ de maïs qu’en traversant le pont jeté à quelques centaines de mètres plus haut sur le creek. De ce côté, Bancroft fît diligence. Lorsqu’il atteignit le sommet de la montée d’où l’on domine le pont, il vit, en effet, l’Ancien qui arpentait tranquillement les planches dans son inévitable habit à longs pans, d’un brun blanchâtre. En une minute, il fut à ses côtés. L’Ancien paraissant résolu à ne pas parler, à ne pas remarquer sa présence, il commença :

— Je me suis dit que j’irais avec vous. Ancien. Je ne sais si je puis être bon à quelque chose, mais vous avez mes sympathies, et je souhaiterais de pouvoir vous aider.

— Oui, répondit l’Ancien avec lenteur, comme pour reconnaître ainsi le secours qui lui était offert ; mais je crois que vous ne pouvez rien.

En silence, ils marchèrent vers le point où les arbres, qui frangeaient la rivière, cédaient la place au vaste champ de maïs. Là, devant la palissade, l’Ancien s’arrêta, et, après une longue pause, dit, comme s’il se fut parlé à lui-même :

— Soixante-quinze boisseaux l’acre, et il y a deux cents acres.

Après un nouveau silence il poursuivit : — Ça fait près de quatre mille dollars. Je dois avoir dépensé trois cents dollars cette année, en gages de laboureurs sur ce terrain-là, et la moitié n’est pas moissonnée encore.

Quelques minutes de silence s’ensuivirent. Bancroft ne savait que dire, car le calme imperturbable de l’Ancien semblait repousser la sympathie ; mais, en se tournant avec agitation, il vit apparaître sur le coteau, de l’autre côté du creek, la petite troupe de cavaliers, le lieutenant et un civil, probablement l’arpenteur, marchant en tête. Bancroft s’aperçut alors que son compagnon l’avait quitté ; il venait de disparaître dans le maïs. Aussitôt il le suivit, mais comme il franchissait l’échalier, Conklin, se montrant de nouveau, un fusil de chasse bien fourbi dans la main droite, lui dit d’un ton décidé :

— N’entrez pas ici. Ce n’est pas votre maïs. Vous ne devez pas vous mêler à l’affaire.

Et machinalement Bancroft obéit, les yeux fixés sur cette figure droite en long habit de toile et en pantalon de coutil rentré dans les hautes bottes non cirées. Tandis que les soldats approchaient, le jeune lieutenant mit lestement pied à terre, jetant sa bride à un troupier ; puis il vint, tout près de la barrière, interpeller l’Ancien, après avoir touché sa casquette d’un air négligent :

— Eh bien. Mr Concklin, nous voici, et je regrette d’avoir l’ordre d’abattre vos palissades, de détruire votre moisson, mais il n’y a pas autre chose à faire.

— Oui, répondit gravement l’Ancien, je suppose que vous connaissez votre besogne. Mais,.. — Et en parlant il plantait son fusil devant lui, les deux mains appuyées sur le canon, — quant à faire tomber mes palissades et à détruire cette moisson, je ne vous le conseille pas !

Et la longue lèvre supérieure descendit sur celle de dessous, donnant une expression de résolution opiniâtre au dur visage tanné.

— Vous ne paraissez pas comprendre, répliqua le lieutenant avec impatience. Cette terre appartient aux Indiens, elle leur a été assurée par le gouvernement des États-Unis ; vous n’avez le droit ni de l’enclore, ni de la planter.

— Ça c’est juste, répondit Conklin du même ton ferme et tranquille. Ça n’a rien à voir à la chose, mais les Indiens ne se servaient pas de la terre ; ils se tenaient dans les bois. J’ai défriché cette prairie il y a dix ans, et il m’a fallu huit chevaux pour cela ; je l’ai ensemencée depuis jusqu’à ce que les récoltes soient devenues bonnes ; maintenant vous me dites que vous viendrez détruire mon maïs. Non, monsieur, vous ne ferez pas cela, ceci n’est pas juste.

— Juste ou injuste, repartit le jeune officier, j’ai mes ordres et il n’y a pas à discuter. Allons, sergent, que trois hommes tiennent les chevaux et que l’on renverse cette palissade.

Comme le sergent posait la main sur la lourde clôture, l’Ancien le mit en joue et dit : — Si cette barre tombe, je fais feu.

Involontairement, le sergent retira sa main et se tourna vers l’officier dans l’attente de nouvelles instructions.

— Mr Concklin, dit le lieutenant, en s’avançant, ceci est absurde. Nous sommes douze contre un et des soldats doivent exécuter leur consigne. J’en suis fâché, mais je remplirai mon devoir.

— Très bien, dit l’Ancien, en abaissant son arme d’un geste délibéré. Vous avez votre devoir, j’ai peut-être le mien. Ce n’est pas mon affaire de vous apprendre votre besogne ; je vais veiller à la mienne.

Un instant l’officier parut indécis, puis il se tourna vers la troupe :

— Qu’une demi-douzaine d’entre vous approchent : en joue ! Mr Conklin, je dois vous avertir que la résistance en ce cas constitue un cas de rébellion contre le gouvernement des États-Unis, et la rébellion entraîne vous savez quoi. Allons, sergent ; que cette barre tombe !

L’Ancien restait debout, comme s’il n’eût pas entendu ; mais dès que le sergent fut prêt à obéir, son fusil se releva brusquement et il dit d’un ton bref : — Si vous faites tomber cette barre, je vous tue.

De nouveau, le sergent s’arrêta, interrogeant des yeux son officier. Évidemment il n’aimait pas la position.

Sur ces entrefaites, Bancroft ne put s’empêcher d’intervenir. L’attitude de l’Ancien avait soulevé en lui quelque chose de plus que la simple admiration : il était émerveillé, pénétré de respect, son sang bouillonnait à la pensée que le vieillard paierait peut-être cet entêtement de sa vie. S’adressant à l’officier, il commença :

— Monsieur, vous ne devez pas le faire fusiller. — Puis la réflexion lui venant en aide : — Vous ameuteriez contre vous tout le pays. Ce cas doit être décidé par la loi et non par la violence. Il me semble que de pareilles résolutions ne doivent pas être prises à la légère et sans des ordres exprès.

— Ces ordres, je les ai, répondit le lieutenant, et je dois les exécuter ; tant pis, ajouta-t-il entre ses dents.

Un commandement décisif allait être prononcé, lorsque descendit du coteau et se répandit à grand fracas sur le pont une bande de fermiers à cheval, tous armés, les plus jeunes brandissant des fusils ou des revolvers. Au premier rang se tenaient Morris et Stevens et, entre eux deux, chevauchait le petit Conklin sur Peter, En atteignant le coin de la clôture, cette foule fit halte, et Morris cria :

— L’Ancien, nous arrivons à temps, je parie ! — Puis il ajouta avec violence : — Nous ne payons pas les soldats des États-Unis pour détruire nos récoltes. Ça va finir, et tout de suite.

— J’ai mes ordres, répétait l’officier. Si vous résistez, vous en subirez les conséquences.

Mais, tout en parlant, il jugeait la situation désespérée, car des renforts de fermiers continuaient à descendre le pont, et déjà les soldats avaient devant eux deux adversaires pour un.

Au moment où Seth Stevens s’écriait : — Que le diable emporte les conséquences !.. L’Ancien parla :

— Jeune homme, dit-il au lieutenant, vous ferez mieux de retourner à Wichita. Je suppose que le général Custer ne vous a pas envoyé déclarer la guerre à toute la circonscription. — Et, s’adressant à Stevens : — Il n’y a pas lieu de jurer, que je sache.

Il franchit tranquillement l’échalier, puis de la même voix calme : — Jake, emmenez ce cheval à l’écurie et lavez-le. Dites à votre mère que je vais rentrer manger.

Sans plus de bruit, il se dirigea vers le pont, et le lieutenant lui-même comprit que son départ mettait fin à l’affaire pour le moment. Cinq minutes après, la troupe retournait au camp, proche de Wichita, tandis que Morris et quelques-uns des plus anciens colons se consultaient brièvement. Il fut convenu qu’ils se rassembleraient au même endroit le lendemain à six heures, et les jeunes déclarèrent qu’ils battraient la campagne autour de Wichita pour informer leurs aînés de ce qui se passait dans ce quartier.

Quand Bancroft rentra en compagnie de Morris (ni Stevens ni aucun des autres n’eût osé mettre à contribution l’hospitalité de l’Ancien, sans y être invité), le repas attendait. Lou n’était pas revenue, s’étant décidée à passer la journée avec la femme de Morris ; mais Jake était présent et intarissable ; il brûlait de raconter tout ce qu’il avait fait pour assurer la victoire. À peine eut-il commencé cependant que l’Ancien lui coupa la parole en lui enjoignant de dîner, car il aurait à courir ensuite droit à l’école. Aucun sentiment de triomphe n’existait chez l’Ancien. Il ne parla guère et, quand Morris lui apprit ce qui avait été résolu, il se borna laconiquement à un signe de tête, sans se prononcer sur les préparatifs dans un sens ou dans un autre. De son attitude on aurait pu conclure que toute l’affaire ne le regardait pas, et qu’il n’y prenait que fort peu d’intérêt. La seule chose qui le préoccupât était l’absence de Lou, la crainte qu’elle ne se fût tourmentée ; mais quand Morris déclara que ni elle ni sa femme n’étaient instruites de rien, et quand Bancroft eut annoncé son intention d’aller la chercher en voiture, le père parut satisfait ; il dit seulement :

— Peter en a, je crois, sa suffisance. Vous ferez mieux d’atteler la jument blanche ; elle est tranquille.

Tandis qu’ils revenaient dans le buggy, le maître d’école apprit à Lou comment son père avait défié les troupes des États-Unis et avec quelle placidité il prenait sa victoire. Bancroft déclarait admirer l’Ancien plus qu’aucun homme qu’il eût jamais connu, et termina en disant avec emphase : — C’est à mon avis un héros ! S’il avait vécu dans d’autres temps et en un autre pays, les poètes auraient chanté son courage.

— Vraiment ? répondit la jeune fille.

Mais il n’y avait pas d’enthousiasme dans son accent, quoique au fond elle se réjouît de ce que George paraissait content : peut-être, après tout, tenait-il à elle.

— À quoi pensez-vous ? demanda Bancroft, étonné de son silence.

— Je me demandais, répliqua Lou, arrachée à sa rêverie, comment papa est parvenu à se faire aimer de vous. On dirait que je ne sais pas m’y prendre, George.

Et elle tourna vers lui, tout en parlant, des yeux inquiets qui cherchaient à lire dans les siens. Sans doute elle était de bonne foi, car sa voix tremblait, et il y avait dans sa manière une soumission, une humilité qui touchèrent profondément Bancroft. Tous les bons instincts de ce dernier avaient été mis en jeu par l’admiration que lui inspirait Conklin. Il passa donc celui de ses bras qui restait libre autour de Lou et l’attira vers lui :

— Embrassez-moi, ma chérie, et tâchons de nous entendre mieux dans l’avenir. Il n’y a aucune raison pour que cela ne soit pas, ajouta-t-il, sans qu’il fût facile de déterminer si c’était là une question ou une affirmation.

Le tempérament vain et facile de la jeune fille ne demandait que peu d’encouragement pour s’abandonner en toute confiance. Au fond du cœur elle croyait être sûre que nul n’échappait à sa séduction ; le long du chemin elle babilla, débordante d’entrain. De fait, la bonne humeur de Lou, son contentement d’elle-même rendirent la soirée très gaie. Tout ce que disait ou faisait sa fille plaisait à l’Ancien, c’était facile à voir. Soit qu’elle rît, qu’elle causât, qu’elle taquinât Jake ou qu’elle interrogeât Bancroft, l’œil de Conklin la suivait, ravi. Lorsqu’il se leva pour aller se coucher, il dit simplement : — Aujourd’hui a été une bonne journée.., une bonne journée, répéta-t-il avec conviction en serrant sa fille entre ses bras.

Le lendemain, Bancroft fut sur pied de grand matin. Peu après le lever du soleil, il descendit au fameux champ de maïs et trouva deux jeunes gens en train de monter la garde. Ils étaient là depuis une heure environ, dirent-ils, et en même temps Seth Stevens avec Richards faisait des reconnaissances du côté de Wichita.

— Tout va bien pour le coin de Conklin.

D’un cœur léger, Bancroft rapporta cette assurance au déjeuner ; puis, en sortant de table, il retourna surveiller le fameux coin. L’Ancien vaquait à son travail ; Mrs Conklin se montrait aussi indifférente qu’à l’ordinaire. Lou restait parfaitement sans souci, mais Bancroft, élevé dans l’Est, sentait bien que le général Custer n’accepterait pas si aisément sa délaite.

Dans le champ quelque deux cents jeunes gens étaient assemblés déjà, tous armés ; l’opinion générale cependant était que Custer n’agirait pas. Un vieux fermier résuma la situation d’un mot : — Il n’a rien à faire que se tenir tranquille.

Vers huit heures, néanmoins. Richards arriva sur un cheval couvert de sueur pour annoncer que Custer, avec trois cents hommes, était, deux heures auparavant, parti de Wichita.

— Il sera ici dans une demi-heure, ajouta-t-il.

On tint conseil en conséquence. Cinquante hommes se cachèrent dans le maïs, le reste garnit les bois voisins. Quand tout fut en ordre, Morris pria Bancroft d’aller chercher l’Ancien. Comme le maître d’école posait le pied sur le perron, il se tourna machinalement pour plonger un regard dans la vallée. À moins d’un mille de distance, un nuage de poussière s’élevait et, à travers la poussière, on voyait briller des armes. L’Ancien n’était pas au logis, mais Bancroft le trouva dans le bûcher occupé à scier et à fendre du bois de chauffage.

— Dépêchez-vous, lui dit-il, Morris vous demande, il n’y a pas de temps à perdre. Custer, avec trois cents hommes, a quitté Wichita dès six heures ce matin,.. ils sont en vue déjà.

À contre-cœur, semblait-il, l’Ancien s’arrêta, et appuyé sur sa cognée : — Morris est-il seul ? demanda-t-il.

— Non, répondit Bancroft surpris qu’il eût oublié les arrangemens dont on était convenu la veille. Il y a deux cents hommes épars dans le champ et dans les bois. — Et il esquissa rapidement la situation.

— En ce cas, dit l’Ancien d’un air méditatif, je suppose que tout ira bien ; ils s’en tireront sans moi. Dites à Morris que je suis à mes bûches. Il ajouta : j’ai quelque chose à faire ici. — Là-dessus, il reprit son travail.

Bancroft, voyant qu’il n’obtiendrait rien de lui, rejoignit Morris, qui attendait dans le champ, en-deçà de la clôture :

— Je le pensais bien, fut le seul commentaire de Morris après l’avoir écouté. Restons ici à découvert, vous et moi. Nous ne voulons pas tirer, s’il est possible de faire autrement.

Dix minutes plus tard, les cavaliers défilèrent deux par deux sur le pont et se dirigèrent vers le champ en une ligne ondoyante. À leur tête, marchait le général Custer, accompagné d’une demi-douzaine d’officiers parmi lesquels le jeune lieutenant. En apercevant Morris, le général demanda : — Mr Concklin ?

— Il n’est pas ici, répondit tranquillement Morris, mais j’y suis pour lui et il y en a aussi deux cents autres et davantage, si je ne suffis pas, ajouta-t-il sèchement en indiquant les bois du geste.

Avec un demi-tour sur sa selle et en jetant un regard rapide vers les bois qui s’étendaient à son côté, le général embrassa la situation. Évidemment, il n’y avait qu’à battre en retraite le plus dignement possible.

— Où trouverai-je Mr Conklin ? J’ai à lui parler.

— Je vous conduirai, dit Morris, si vous voulez venir seul. Il n’aimerait peut-être pas recevoir tant de monde à la fois.

Tandis que Morris et Bancroft franchissaient l’échalier et que le général s’apprêtait à les suivre, les colons armés se montrèrent négligemment parmi les arbres sur le bord de la rivière.

L’Ancien fut informé que le général Custer était devant sa porte et voulait lui parler. Il déposa sa hache et, en manches de chemise, alla se planter devant son visiteur à cheval.

— Mr Concklin, je crois ?

— C’est mon nom, général, fut la tranquille réponse.

— Vous avez fait une résistance armée aux troupes des États-Unis et maintenant il semble que vous ayez soulevé une révolte.

— Je ne pense pas, général, dit gravement l’Ancien. J’ai été avec l’Union tout le temps de la guerre ; je suis venu ici comme abolitioniste ; je ne demande rien ; je ne veux que laisser mes palissades debout tant qu’elles voudront durer et couper mon maïs en paix.

— Eh bien ! répliqua le général après une pause, il faut que j’envoie prendre des ordres à Washington ; mais si les cours fédérales se prononcent contre vous, comme je n’en doute pas, je serai forcé de faire prévaloir la loi, et la résistance n’amènera rien que du sang versé en pure perte.

— C’est ça, répondit simplement l’Ancien, c’est bien ça. — Mais le sens de cette phrase ne fut clair que pour Morris et Bancroft, qui comprirent que l’Ancien comptait faire face aux événemens à mesure qu’ils se produiraient.

Avec un mouvement bref de la main vers sa casquette, le général Custer aller trouver ses hommes qui, bientôt après, repassèrent le pont pour s’en retourner à Wichita.

Quand le pays fut débarrassé des soldats, quelques-uns des plus vieux colons vinrent chez Conklin prendre conseil ensemble. Sur la représentation de Morris, il fut convenu que chacun des intéressés contribuerait pour deux dollars par tête aux frais judiciaires, et que l’on ferait demander sans retard l’avocat Barkman de Wichita, lequel donnerait son avis sur le cas. On décida, en outre, que Morris amènerait Barkman le lendemain vers midi, chez Conklin, car si l’on eût choisi tout autre endroit, il eût été impossible de compter sur la présence de l’Ancien ; il était retourné à son bûcher. Après quoi, les insurgés, sans plus de paroles, se dispersèrent pour regagner chacun son logis.

En rentrant dîner, le lendemain, Bancroft vit un joli buggy arrêté devant l’écurie et un nègre qui s’évertuait à panser deux chevaux étrangers. L’avocat Barkman venait d’arriver avec Morris. C’était un homme de quarante ans environ, d’une taille au-dessus de la moyenne et très gros, mais encore actif. Le visage était lourd, ses lignes se perdaient dans la graisse, mais le nez restait fin cependant et se retroussait d’un air inquisiteur, tandis que les yeux, si petits qu’ils fussent, brillaient d’intelligence et de vivacité. L’avocat était trop bien mis, en habit noir trop neuf ; le diamant qui brillait au milieu d’un vaste plastron de linge avait presque la dimension d’une pièce d’un son ; son aspect remplit Bancroft de dédain. Néanmoins, il paraissait connaître son métier. Aussitôt qu’on lui eut exposé les faits, il exprima l’avis qu’une action intentée contre l’Ancien par les cours fédérales entraînerait de gros dommages. Pourtant il y avait peut-être quelque chose à tenter. Alléguer un fait de guerre ne serait pas aisé, pensait-il ; bref, il n’y avait qu’à voir venir, à attendre.

En ce moment, Mr Concklin, suivie de Lou, vint annoncer que le dîner était servi. Barkman fut présenté par la mère à la fille, et la beauté de cette dernière produisit évidemment sur lui une très forte impression. Avant qu’elle ne parût, il avait eu l’air de considérer la situation comme à peu près désespérée, mais maintenant il était prêt à revenir sur cet arrêt ou du moins à le modifier. Son esprit vif semblait s’aiguiser, tandis qu’il changeait d’argumens et signalait l’importance de faire approfondir le cas à Washington.

— Il me faut la déclaration sous serment de chacun des colons, dit-il, et puis nous saurons bien montrer aux autorités de Washington que ce n’est pas là une question où elles puissent mettre le doigt. Mais si je vous sauve, ajouta-t-il avec un rire qui simulait une franche bonhomie, je suppose que je pourrai compter sur vos votes quand je poserai ma candidature de membre du congrès.

Tout de suite on comprit que Barkman avait saisi le meilleur moyen de défense ou plutôt le seul qui fût possible, et Morris par la pour toute la section : — Si vous prenez cette peine-là, nous assurerons votre élection.

— Peu importe l’élection, répliqua Barkman avec la même rondeur ; elle marchera toute seule et, quant à la peine, si miss Conklin, — et avec déférence il se tourna vers la jeune fille, — si miss Conklin veut bien monter dans mon buggy et me montrer où demeurent les principaux colons, je crois que j’aurai en trois ou quatre jours étudié l’affaire.

Tous les yeux se fixèrent sur Lou. Ce fut peut-être la jalousie qui fît sourire Bancroft d’un air méprisant. En ce cas, son sourire fui intempestif, car, rougissant un peu, la jeune fille répondit :

— Je ferai volontiers ce que je pourrai.

Et, en parlant, elle jetait à Bancroft un regard de défi.


IV.

Avec l’entrée en scène de Barkman, commença pour Bancroft une nouvelle série d’expériences. Jusque-là, il avait craint seulement que la beauté de Lou pût lui faire perdre la tête jusqu’à le conduire au mariage Mais maintenant, bien qu’il fût résolu à ne jamais commettre cette erreur, il lui paraissait impossible de céder Lou à un autre. Elle ne lui convenait nullement, elle avait certes fait des choses inexcusables ; cependant l’idée qu’un Barkman pût la lui prendre suffisait à l’exaspérer ; de sorte que toutes les fois qu’ils se revirent ensuite, surtout quand l’avocat était présent, il s’exerça tantôt presque à son insu, et tantôt malgré les conseils de son jugement, à traduire cette colère en suprême dédain. Il était décidé à la sauver d’elle-même, ou tout au moins à lui montrer le sort qui l’attendait, car enfin elle méritait mieux que d’appartenir à un tel homme. Elle était vaine, oui, elle manquait de cette sensibilité délicate, de ces instincts moraux subtils et frémissans qui sont la gloire et comme la couronne de la femme, mais ce n’était pas sa faute, si son éducation avait été insuffisante, si elle avait vécu dans un milieu grossier, et après tout, sa beauté était merveilleuse. Malgré ce qu’on pouvait lui reprocher, elle valait mieux que de devenir la femme de Barkman. Ainsi la jalousie qui survit à l’amour rongeait le cœur de Bancroft, tantôt le poussant à mettre en œuvre tous ses moyens de plaire, tantôt le forçant à traiter celle qu’il craignait d’aimer avec une froideur contre laquelle sans cesse elle se révoltait.

Un jour, en revenant de l’école, il vit Barkman et Lou se promener ensemble dans le verger. La jeune fille l’appela et courut à sa rencontre ; tandis qu’elle passait sous les arbres, Bancroft fut frappé de sa beauté ; le soleil, se jouant parmi les branches, tombait en flaques d’or sur sa tête et sur sa robe : tous ses mouvemens étaient gracieux et l’arrière-plan immédiat du vert feuillage encadrait, pour le mettre en relief, son visage pareil à une fleur. Mais dès qu’elle parla, l’enchantement s’évanouit, et le démon du mépris le posséda de nouveau.

— Je crois que vous alliez rentrer sans me rien dire, s’écria-t-elle d’un ton de tendre remontrance.

— Vous avez avec vous quelqu’un dont le métier est de parler. Je serais de trop, riposta brièvement Bancroft.

Irritée à demi, et à demi flattée de son exclamation passionnée, elle se détourna, tandis que Barkman, s’avançant, disait à son tour : — Bonjour, Mr Bancroft, bonjour. J’essayais de persuader à miss Conklin de m’accorder encore une promenade ce soir, pour en finir avec notre affaire.

— Encore une promenade, se répéta Bancroft à lui-même. — Puis, affermissant sa voix : — Vous n’aurez pas de peine à réussir. Justement je disais à miss Conklin que vous parliez à merveille,

— Effet d’une longue pratique, sans doute.

— C’est cela, monsieur, répondit gravement l’avocat ; ce n’est qu’une question de pratique, ajoutée à des dons naturels.

Mais ici la fatuité de Barkman s’éteignit, car il avait saisi un geste impatient de miss Conklin, et il continua, très tranquille, avec cet empire sur soi-même que donne l’expérience.

— De toute façon, je suis aise que nous soyons d’accord, car miss Conklin pourra bien prendre votre avis après avoir repoussé le mien.

Bancroft vit clairement le piège, mais sa rage jalouse ne se laissa pas réprimer. Se tournant vers Lou avec un sourire ironique : — Mon avis n’est pas nécessaire. Miss Conklin est déjà décidée à vous être agréable. Elle aime à montrer le pays aux étrangers, ajouta-t-il avec amertume.

Ces froides et dénigrantes paroles amenèrent une rougeur aux joues de la jeune fille ; toutefois elle tint ferme, sa coquetterie lui porta secours : — Eh bien, Mr Barkman, dit-elle à l’avocat, en lui décochant une œillade souriante, je vois bien qu’il faut que je cède, puisque Mr Bancroft me le conseille. Je n’ai plus rien à dire. Soit ! — Et ses yeux bleus envoyaient à l’ingrat un flamboyant cartel. De sorte que cette promenade en voiture, qui était odieuse à Bancroft, eut lieu avec sa permission.

À quelques soirs de là, Barkman étant allé à Wichita, Bancroft, subjugué par la beauté de la nuit, pria Lou de sortir avec lui sur le stoop. Plusieurs minutes s’écoulèrent en silence ; puis il parla comme à lui-même :

— Qu’est-ce que ce paysage et sa magique beauté peuvent avoir de commun avec les soucis et l’agitation de l’homme ? Regardez, Lou, voyez comme la lumière d’argent baigne la prairie et brille sur cette mer dorée du maïs, en jetant parmi les arbres des petites flammes bleuâtres, et en faisant du creek un ruban d’émail ! Pourtant, je me figure que vous préférez un gros diamant sur un large plastron de chemise, un visage vulgaire noyé dans la graisse et un courant de plat bavardage. Vous, dont la beauté est comme celle de la nature elle-même, parfaite, ineffable ! Quand ma pensée vous associera à cette brute grossière, je me rappellerai toujours ce clair de lune, la barrière en zigzags, ce morceau de prairie brune et desséchée et la prostitution d’une divine beauté à l’usage vulgaire de la vie.

La jeune fille ne comprit rien à son inconséquente rapsodie, sauf qu’il faisait grand cas d’elle, et se sentit fière de cet éloge extravagant dont sa beauté était l’objet.

— Mais, George, dit-elle timidement, parce que, toute charmée qu’elle fût, elle n’osait se fier à sa joie, — je ne pense pas plus à l’avocat Barkman que la lune ne pense à la prairie, et m’est avis qu’elle n’en pense pas grand’chose, ajouta Lou avec un petit rire de complète satisfaction.

Hélas ! le son de sa voix et les fautes de langage qui trahissaient chez elle l’absence d’éducation avaient rompu le charme. Bancroft ne par la pas davantage, et bientôt après tous les deux rentrèrent dans la maison.

Inutile de dire que des incidens tels que celui-ci n’étaient point agréables à Lou. De temps à autre, elle s’apercevait que Bancroft se moquait de l’avocat, le faisant poser et lui lançant des épigrammes. Cela lui semblait assez juste ; mais souvent aussi cette habitude de dénigrement était dirigée contre elle, et ceci elle ne pouvait le supporter. Qu’avait-elle fait, que faisait-elle encore pour mériter ses railleries ? Elle ne souhaitait qu’une chose, qu’il l’aimât, et elle sentait avec indignation que chaque fois qu’elle cherchait à le piquer en accompagnant Barkman, il se montrait sans pitié, de même que chaque fois qu’elle revenait vers lui, il reculait d’un pas. Comment expliquer pareille chose ? Elle l’aimait, oui ; personne, elle en était sûre, ne serait pour lui une aussi bonne femme. Il n’y avait rien qu’elle ne fût prête à faire pour lui ; elle veillerait à ce qu’il eût toutes ses aises. Elle rangerait ses papiers, tiendrait ses affaires en ordre. Et, si jamais il était malade, elle le soignerait jour et nuit. Oh ! pourquoi ne pouvait-il être toujours bon pour elle qui ne demandait que cela : sentir qu’il l’aimait ! Elle saurait si bien le rendre heureux… heureux, heureux tant que la journée serait longue. Comme les hommes sont stupides ! ils ne voient rien de ce qu’ils ont sous le nez !

— Il m’aime pourtant, se répétait-elle à elle-même, il m’a dit l’autre soir de si belles choses ! Il ne parle pas à tout le monde comme ça. Mais il ne se laisse pas aller, il ne se décide pas à être heureux tout à fait, une bonne fois ! c’est leur orgueil qui fait le mal, leur orgueil imbécile. Ah ! oui, les hommes sont bêtes ! Moi, je n’ai pas d’orgueil quand je pense à lui ; seulement je sais que personne ne saurait aussi bien que moi le rendre heureux. Oh ! mon Dieu ! — Et elle soupira avec un vague sentiment du fardeau mystérieux que fait peser sur nous ce monde incompréhensible. — Et il continue d’être en colère contre l’avocat. Quelle idée ! ce gros vieux bonhomme ! Il n’était pas jaloux de Seth Stevens ni de l’officier, non, mais il l’est de Barkman. C’est absurde ! Barkman ne compte pas. Il parle bien sans doute et il se rend toujours agréable, toujours,.. N’importe, il n’existe pas. Les hommes sont bien sots.

Et le soliloque de Lou se termina ainsi. Mais Barkman, avec ses quarante ans et sa connaissance de la vie, voyait autrement clair dans le jeu que Bancroft et Lou réunis. Il avait appris par expérience que des petits soins et des attentions constantes comptent beaucoup auprès des femmes et, comme il avait étudié cette femme-là en particulier, il devinait que la flatterie persistante irait loin avec elle.

— J’ai gagné des procès plus difficiles en observant bien mon jury, pensait-il, et je la gagnerai parce que je la connais. Ce maître d’école l’irrite ; il lui dit des choses désagréables, je lui en dirai de charmantes. Elle veut des robes, des diamans, elle a soif d’admiration. Elle aura tout cela, elle l’aura par moi. Je gagnerai le procès ; il n’y aura pas de juge ici pour en appeler. Tout ira bien. Elle est la femme qu’il me faut, si jolie que tous les jeunes gens s’émerveilleront de ma bonne chance. La chance ! comme si cela comptait ! La mère est un zéro, c’est clair, et le père fera tout ce que voudra sa fille. S’il n’a pas d’argent, que m’importe ? Je n’en ai pas besoin. — Et Barkman se gonfla d’orgueil en constatant son propre désintéressement. — En outre, qu’est-ce que ce maître d’école ferait d’une pareille femme ? Il ne pourrait l’entretenir convenablement, même s’il s’y appliquait ; c’est un devoir que d’empêcher cette enfant de se gaspiller. — De nouveau, il lui sembla que sa vertu lui prêterait secours dans la lutte. — Quelle taille superbe ! ses épaules sont admirables et… Délicieuse, voilà ce qu’elle est ! Elle sera ma femme, j’en réponds. Ma première n’était pas mal, mais elle n’aurait pu lui être comparée. Qui se serait jamais attendu à rencontrer une aussi belle personne dans ce trou perdu ? Quel heureux gaillard je fais ! Oui, heureux, parce que je sais ce que je veux et que je vais droit à mon but en commençant… C’est là le secret de ce qu’on appelle la chance.

Il résolut donc, dans les profondeurs de sa pensée, de jouer la partie carrément, avec précaution, mais aussi avec hardiesse, car l’audace réussit souvent au poker et dans la vie. Il guetta l’occasion et la saisit à la fin. En montant, une après-midi, dans le buggy, il vit que la jeune fille était de mauvaise humeur. — Le maître d’école l’a fâchée, se dit-il, l’imbécile ! — Et il se mit à l’apaiser. La tâche était difficile. Lou d’abord lui témoigna de la froideur, elle fut même maussade ; elle se moquait de ce qu’il disait, de ce qu’il promettait, et s’emportait contre ses prétentions. Sa bonhomie naturelle lui rendit service ; tranquillement il persista ; avec la souplesse d’un excellent caractère, il la courtisait à sa façon et, avant d’avoir atteint la première maison du voisinage, celle des Crafton, il réussit à la dérider. Pendant leur visite aux Crafton, il compléta sa victoire. À chaque question, il réclamait son avis ; il supposait que miss Conklin devait savoir… il s’en remettait à elle pour l’exposé des faits ; parlait-elle, il déclarait la chose réglée ; il n’en demandait pas davantage, son opinion lui suffisait. La jeune fille, blessée au cœur par le dédain persistant de Bancroft, sentit qu’enfin elle avait rencontré quelqu’un qui savait l’apprécier ; inconsciemment elle s’abandonna au charme de la flatterie adroite et consolante. L’expression de ses yeux, quand ils remontèrent dans le buggy, avertit Bancroft que les atouts étaient entre ses mains, et le résultat fut qu’il alla un peu trop vite.

Pour commencer, il lui témoigna cette même déférence qui avait précédemment si bien réussi : elle ne ressemblait à personne… quel avocat elle aurait fait ! Comme elle avait su prendre la femme et forcer aussi le mari à signer la pétition ! c’était merveilleux ! Il n’aurait jamais cru qu’aucune femme pût être de cette force. Il n’avait jamais rencontré d’homme qui l’égalât. Et la petite but tous ces complimens comme la prairie boit l’eau du ciel ; il pensait ce qu’il disait, c’était clair ; il le lui avait montré par ses paroles, ses regards, et devant les Crafton. Elle avait toujours senti qu’elle ne manquait pas de moyens. Certainement, elle ne connaissait à peu près rien aux livres, elle ne pouvait pas faire de belles phrases sur le clair de lune, mais elle comprenait bien les gens de son entourage ; de cela elle était sûre. Tout de même, il était agréable de se l’entendre dire. Il devait l’aimer pour apprécier ainsi ce qu’elle valait, et c’était un homme de mérite, le meilleur avocat de la province ; tout le monde était d’accord là-dessus. Ah ! si Bancroft avait seulement… mais il était bien trop plein de lui-même, et pourtant qu’était-il de si merveilleux après tout ?.. N’importe, s’il avait seulement…

À ce point de ses rêveries, l’avocat, lui voyant les joues en feu, le regard adouci, pensa que le moment était venu.

— Miss Conklin, lui dit-il sérieusement, si vous vouliez vous joindre à moi, il n’y a rien dont à nous deux nous ne soyons capables, rien ! j’ai une certaine réputation dans l’État, je suis sûr d’aller bientôt à Washington, et, avec vous pour me prêter mainforte, j’y serais avant la fin de cette année-ci. Comme femme d’un député au congrès, vous tiendriez, j’en réponds, le haut du pavé. Je suis déjà riche, c’est-à-dire que je peux satisfaire tous vos désirs ; c’est une honte qu’une intelligence et une beauté telles que les vôtres soient cachées ici parmi des gens incapables d’en faire cas. Vous brilleriez à New-York et à Washington.

Comme, au seul nom de New-York, elle le regardait avec attention, il ajouta, mû par le pressentiment d’un triomphe prochain : — Miss Lou, je vous aime, vous l’avez compris, car vous comprenez tout. Vous savez que je ne suis plus jeune, mais je peux être plus dévoué, plus fidèle qu’un jeune homme et (ici il glissa un bras autour de sa taille) toutes les femmes ont besoin d’être aimées. Voulez-vous me laisser vous aimer, Lou, comme ma femme ?

Nerveusement la jeune fille lui échappa ; peut-être cette promenade en buggy lui rappelait-elle une autre promenade avec George ; peut-être cette caresse lui faisait-elle sentir l’énorme différence entre aujourd’hui et ce temps-là. Quoi qu’il en fût, lorsqu’elle répondit, ce fut avec une complète présence d’esprit :

— Je vous crois, et j’ai de l’amitié pour vous. Mais je n’ai pas envie de me marier, — pas encore, dans tous les cas. Assurément cela me plairait de vous aider, et je voudrais vivre à New-York, mais… mais je ne peux pas me décider tout de suite. Attendez. Si vous m’aimez vraiment, ça ne sera pas bien dur !

— Si fait, répondit Barkman, c’est dur, très dur, de rester dans l’incertitude… Mais, ajouta-t-il après une pause, je ne veux pas vous presser, j’ai confiance en vous, je ferai tout ce que vous me direz de faire.

Sa pénétration de la nature de Lou se montra dans cette dernière phrase ; elle le conduisit à cacher l’amer désappointement que lui causait une résistance imprévue.

— Eh bien donc, poursuivit miss Conklin, attendrie par son humilité, vous retournerez ce soir à Wichita, et quand vous reviendrez après-demain, je dirai : oui ou non. Cela vous va-t-il ?

Le regardant de bas en haut, elle sourit.

— Oui, répondit Barkman, c’est mieux que ce que j’avais le droit d’attendre. Une espérance donnée par vous est plus qu’une certitude venant de toute autre femme.

Dans cette disposition, ils atteignirent la maison des Conklin. Lou descendit devant la porte, elle ne voulut pas même permettre à Barkman d’entrer ; il devait repartir tout de suite, mais, quand il reviendrait, elle irait à sa rencontre. Avec un sourire soumis, il leva son chapeau et tourna l’attelage vers Wichita, en donnant juste le temps à son domestique de monter dans le buggy. Somme toute, Bancroft avait raison d’être fier de sa diplomatie, il avait raison de croire la partie gagnée ; cependant, si perçant que fût son coup d’œil, il ne découvrait pas encore tous les facteurs de la lutte.

Le lendemain matin, Lou se mit à considérer sa position ; il ne lui entra pas dans l’esprit qu’elle se fût quelque peu compromise avec Barkman en l’autorisant, en l’encourageant même à compter sur une réponse favorable. Elle avait une telle habitude de ne rien voir qu’au point de vue de son intérêt personnel et de sa propre satisfaction qu’une telle pensée ne pouvait lui venir ; la fidélité à des obligations délicates qui ne s’imposent pas est la preuve d’une noblesse morale assez rare. Lou voulait seulement décider ce qui vaudrait le mieux pour elle, et elle considérait la question sous toutes les faces, sans arriver à conclure. Barkman était aimable et bon, soit, mais elle ne se souciait pas de lui et elle aimait George. Pourquoi n’était-il pas comme Barkman ?.. Et elle se plongeait dans ses réflexions, sentant au fond du cœur qu’elle ne pouvait renoncer à George, qu’elle ne pouvait prendre son parti de le perdre ; et pourquoi s’y résoudre, puisqu’en somme ils s’aimaient, elle et lui ? Tout à coup une idée la frappa, une idée lumineuse. Elle se rappela comment, trois mois auparavant, elle avait été invitée au bal, à Eurêka. Son amie, miss Jennie Blood, chez qui elle logeait, lui avait conseillé de se décolleter et, avec son aide, elle avait, pour la première fois, porté un corsage qui lui découvrait les épaules. D’abord, elle s’était sentie mal à son aise, très mal à son aise, mais les hommes, évidemment, avaient aimé cela, tous les hommes. Elle avait lu leur admiration dans leurs yeux, et Jennie Blood lui avait dit qu’elle tournait toutes les têtes. Si seulement George pouvait la voir décolletée, — cette pensée la faisait rougir, — elle gagnerait peut être la bataille. Mais c’est qu’il n’y avait ni bals, ni rien dans ce pays mort. L’idée cependant la hantait ; comment faire ?.. Et elle pensait, repensait. La solution lui vint sous forme d’inspiration soudaine. Au milieu du jour il faisait encore chaud ; pourquoi ne s’habillerait-elle pas comme pour le bal, ou à peu près ? Et puis elle irait ranger la chambre de Bancroft avant qu’il ne rentrât de l’école. Son cœur battait très vite, tandis qu’elle complotait ce grand coup. Au fond, quel mal y aurait-il ? Ne lui avait-on pas dit que, dans le sud, toutes les jeunes filles portaient, l’été, des robes décolletées, et puis elle aimait George, elle était sûre d’être aimée de lui. N’importe qui en ferait autant. Cependant elle hésitait, troublée. Bah ! elle essaierait cette toilette de bal pour juger de l’effet. — Mais quand elle eut placé son petit miroir sur une chaise afin de se mieux voir, elle fut épouvantée : non, elle ne pouvait porter cela en plein jour ; elle aurait l’air, elle aurait l’air… et elle devint cramoisie. En outre, le tulle était tout fané, tout éraillé, non, elle ne pouvait porter cela. Oh ! — Et la jeune fille fondit en larmes d’envie et de vexation, — si elle était riche seulement, comme tant d’autres, elle aurait alors toute sorte de robes. C’était injuste… trop injuste ! Et elle arrivait au désespoir ; puis, de nouveau, elle se mit l’esprit à la torture. Elle avait du temps devant elle, George ne rentrerait pas avant midi. Il lui fallait choisir une robe qu’il n’eût jamais vue encore, afin de lui faire accroire qu’elle la portait souvent ainsi. À la hâte, elle arrangea une robe de cotonnade blanche, l’épinglant sur ses épaules devant la glace, la drapant sur son buste, plus haut que la robe de bal, mais beaucoup plus bas cependant qu’aucune de celles qu’elle mettait le jour. Instinctivement, elle déploya dans ce travail un sentiment de la forme qu’aurait pu envier une modiste parisienne ; ses doigts agiles coupaient et garnissaient dans le style qu’elle s’était proposé ; puis elle essaya la robe, et la certitude de ses charmes s’imposa aussitôt à elle de la manière la plus convaincante. Elle avait passé un ruban bleu, qu’elle possédait par hasard, autour des manches et du corsage ; quand elle vit comme ce fil de couleur accompagnait bien le contour de sa gorge et la blanche rondeur de ses bras, elle aurait embrassé son image dans le miroir. Oui, elle était belle ; George serait forcé de le reconnaître, et il aimait la beauté. N’en avait-il pas parlé à satiété à propos du paysage ? Il serait content. Elle chercha encore quelque autre moyen de s’embellir ; n’en trouvant pas, après avoir fouillé en vain ses tiroirs, elle descendit et emprunta un châle de laine légère à sa mère, sous le fallacieux prétexte qu’elle en aimait le contact.

Ce châle floconneux fut jeté sur ses épaules, puis elle étudia tous les mouvemens qui pouvaient lui permettre de le rejeter en arrière ou de le ramener autour d’elle à volonté. Un instinct lui disait que son charme y gagnait encore. Enfin, avec un soupir de contentement, elle se sentit armée pour la lutte finale. Si George ne l’aimait pas ainsi, — et elle se regardait avec approbation, sous tous les aspects, dans la petite glace ternie, — ma foi, elle n’y pourrait rien, mais s’il l’aimait, et il fallait qu’il l’aimât, eh bien ! tout était sauvé, ils seraient heureux. Au fond du cœur elle tremblait. George était si extraordinaire, si différent des autres ! Il serait capable de rester froid et, sur cette seule supposition, elle était prête à pleurer. Ses révoltes la reprirent… Bah ! s’il ne l’aimait pas, tant pis, elle aurait fait de son mieux et bien assez pour satisfaire l’homme le plus exigeant !

Une demi-heure après, Bancroft rentra et monta droit à sa chambre. Comme il ouvrait la porte, Lou, debout près de la table du milieu, se tourna vers lui avec un petit cri de surprise, ramenant en même temps les deux bouts de la neigeuse étoffe sur sa poitrine.

— Oh ! George, comme vous m’avez fait peur ! Je rangeais justement vos affaires. — Et elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, tout en cherchant à lire ses impressions sur son visage.

— Merci, répondit-il négligemment. — Puis, s’apercevant qu’elle attendait, il la regarda avec plus d’attention, en ajoutant : — Comme vous voilà belle ! J’aime cette toilette, elle vous va bien.

Il fit un mouvement vers elle. La jeune fille tendit ses deux mains comme pour rencontrer les siennes, mais ce geste rejeta l’écharpe en arrière et sa beauté fut dévoilée du coup. Une fois de plus, Bancroft demeura ébloui par ses perfections purement physiques ; quelque chose pourtant dans l’expression de sa physionomie le fit réfléchir soudain ; une jalousie hautaine prit possession de lui et, la regardant impassible : — Je suppose, dit-il, que cette robe a été mise en l’honneur de Mr Barkman.

— Oh ! George, s’écria Lou déconcertée, il n’est pas venu aujourd’hui.

Comme Bancroft ne se départait pas de sa froideur, elle ajouta précipitamment : — Je l’ai mise pour vous, George, croyez-moi.

Mais il ne se laissait pas toucher. C’en était trop. Elle eut la conscience subite d’avoir trahi son secret et des larmes amères jaillirent de ses yeux. Alors Bancroft la prit dans ses bras, essaya de la consoler, et elle s’abandonna si bien à son étreinte que, quelques instans après, il la caressait tout de bon. Mais ses sanglots ne s’apaisaient pas. Elle avait fait tout ce qui était possible, tout, et cela ne servait à rien ! À la fin, Bancroft, voyant qu’il ne pouvait arrêter ce déluge de pleurs, s’impatienta ; le piège lui paraissait grossier ; quelle impudeur ! Comme à la lueur d’un éclair, il vit sans masque cette vanité enfantine, pitoyable. Et il n’en eut pas compassion ; pour cela il était trop jeune. Le mépris fut chez lui le plus fort ; il retira d’elle l’étreinte de ses bras, et, avec un long soupir, un soupir déchirant, Lou gagna la porte, puis disparut. Traversant le corridor, elle courut jusqu’à sa chambre et là, se jetant sur le lit, pleura comme si son cœur allait se briser. À cet orage succéda l’accablement d’une misère absolue. Elle avait tout perdu ; George ne l’aimait pas, elle aurait à passer sans lui sa vie entière ; et de nouveau tombaient les grosses larmes lourdes et brûlantes.

Soudain, la pensée d’être obligée de descendre à table où elle le retrouverait et le souvenir de ce qu’elle avait fait, de ce qu’elle avait avoué la plongèrent dans une honte mortelle. Non, elle ne pouvait s’y résoudre, elle ne pouvait s’exposer à rencontrer ses yeux ; elle resterait là, elle dirait à sa mère qu’elle avait un mal de tête… Le revoir était impossible ; elle le haïssait, elle se haïssait elle-même en se rappelant son humiliation. La maison tout entière lui devenait insupportable à mesure qu’elle songeait. Il fallait s’éloigner de lui, s’éloigner de tout, coûte que coûte, le plus vite possible. On la regretterait quand elle serait partie. — Et elle pleura encore un peu, mais ces larmes-là lui faisaient du bien, la soulageaient.

Alors elle envisagea l’avenir avec fermeté. Barkman l’emmènerait à New-York. L’épouser,.. non, à aucun prix, mais elle s’en irait avec lui s’il voulait être pour elle un ami véritable, seulement il ne fallait plus qu’il mît son bras autour d’elle. S’il voulait être son ami, fort bien. Sinon, elle irait seule ; il s’agissait de lui taire bien comprendre cela. Une fois à New-York, elle réussirait, elle trouverait des amis, elle vivrait à son gré, elle verrait tout. Ah !

Elle était toute seule, personne au monde ne se souciait d’elle. Sa mère préférait Jake, et puis, si elle lui avait parlé de quelque chose, la pauvre femme n’aurait su que pleurer. Elle écrirait, elle donnerait de ses nouvelles. Et son père… il prendrait le dessus. Il était bon, mais ne sentait pas grand’chose, pensait-elle, ou du moins il n’en montrait rien. Et quand elle écrirait, tout irait au mieux. C’était là ce qu’elle ferait. Et ce parti une fois pris, le visage brûlant de fièvre, ses petits poings fermés, elle laissa travailler son imagination.

……………….

À quelques matins de là, Bancroft descendit de bonne heure. Il avait mal dormi, étant nerveux et troublé par de jalouses appréhensions qu’il ne dominait qu’avec effort. À peine était-il depuis une minute ou deux dans la salle que l’Ancien entra :

— Bonjour, dit Bancroft.

L’Ancien s’approcha de lui avec une curieuse hésitation ; il avait l’air de ne pas vouloir le regarder et cependant, si marquée que fût la contrainte de ses manières, il s’efforçait de parler avec indifférence : — Avez-vous déjà vu Lou ?

— Non, répondit Bancroft, un peu surpris. Est-elle descendue ?

— Je pensais que vous sauriez si elle avait quelque chose de particulier à faire aujourd’hui.

— Elle ne m’a rien dit, répliqua Bancroft troublé par les allures de l’Ancien. Mais peut-être n’est-elle pas encore levée ?

— Lou n’est point dans sa chambre.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’avez pas entendu les roues d’un buggy la nuit dernière, sur les deux heures ?

— Non… mais comment ?.. Vous ne supposez pas… L’avocat Barkman…

Et le jeune homme se dressa, l’horreur peinte dans les yeux. Conklin le regardait fixement avec un visage dur. Pénétré peu à peu de la sincérité de son trouble, il se détourna et sortit, sans un mot de plus.

Dans sa chambre, l’Ancien s’enferma et alors seulement il s’abandonna à ses émotions. Ce jeune homme ne savait rien, c’était clair, et pourtant ce devait être de sa faute… En y songeant, l’Ancien fermait le poing involontairement. S’il pouvait seulement être sûr… Barkman avait plus de bon sens ; il était moins jeune, moins absorbé en lui-même, il ferait un meilleur mari, — peut être la ramènerait-il bientôt, — il se pouvait que ce fût pour le mieux. Mais soudain, en pensant à la nature opiniâtre de sa fille, à son impatience de toute direction, une crainte mortelle le fit trembler. Il se rappelait aussi sa propre friponnerie envers Ramsdell, et tout à coup cette parole le frappa : « Les péchés des pères seront poursuivis sur les enfans. » Son visage tanné blanchit, tandis que cette terrible possibilité s’imposait à sa pensée. Pendant longtemps aucun mot ne lui vint ; les mains jointes, la tête basse, le vieillard restait agenouillé en silence. Enfin des exclamations entrecoupées tombèrent lourdement de ses lèvres, inconscientes à demi :

— Seigneur ! Seigneur ! Il n’est pas juste de la punir ! Elle n’y est pour rien. Elle est si jeune. J’ai fait le mal, mais je ne puis pas supporter de la voir punie. Peut-être m’avez-vous envoyé cette épreuve pour me faire sentir ma faiblesse. Je suis faible et insensé, ô Seigneur, tu me tiens dans le creux de ta main, mais tu la sauveras. Seigneur, pour l’amour de Jésus. Tu me vois tout brisé… Je ne peux pas prier, j’ai peur. Seigneur Christ, secourez-la ; levez-vous auprès d’elle, soyez avec elle. O Dieu, pardonne ! ô Seigneur Jésus, venez à notre secours !


Après que l’Ancien l’eut quitté, Bancroft alla trouver Mrs Concklin. En quelques mots précipités, il la mit au courant de ce qui venait de se passer entre lui et son mari. Dès que Mrs Concklin eut appris la fuite de Lou, elle se laissa choir sur une chaise, en larmoyant. Tandis qu’elle déplorait son sort, Bancroft rentra chez lui. Une fois seul, il trouva sa situation intolérable. L’Ancien, il le sentait, l’avait condamné et congédié. Quelques heures plus tard, ayant donné sa démission, il prit la diligence d’Euréka pour la station de chemin de fer la plus proche.


FRANK HARRIS.

  1. En Amérique, les avocats (lawyers) remplissent en même temps l’office d’avoué.
  2. Palissade croisée en zigzags.
  3. Prédicateur ambulant qui se fait entendre dans les campemens religieux appelés revivals.