Constance Verrier/7

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Michel Lévy frères (p. 81-94).



VII


— La Mozzelli est arrivée, n’importe comment, au scepticisme, répondit mademoiselle Verrier. Que ce soit sa faute ou celle des autres, nous ne sommes pas ici pour faire son procès. Elle a vécu dans un méchant monde, et peut-être y a-t-elle vécu aussi bonne et aussi sage que cela était possible, relativement.

— Ainsi, vous me donnez l’absolution ? dit la cantatrice à mademoiselle Verrier. Vous, le bel ange des cieux, vous ne me damnez pas ?

— Je ne damne personne, et je vous excuse particulièrement ; cependant je ne vous absous pas autant que vous le prétendez. Je crois au libre arbitre, et, tout en mettant les fautes et les égarements de votre vie en grande partie sur le compte d’une certaine fatalité, je regrette que vous ne soyez pas arrivée à une meilleure solution en terminant votre récit. J’espérais mieux de vous.

— Qu’espériez-vous d’elle ? demanda la duchesse.

— J’espérais, reprit Constance, ou son humble réconciliation avec le genre humain, qu’elle n’a peut-être pas le droit de tant mépriser, ou une sorte de soumission religieuse aux misères de ce monde.

— Bien ! je comprends. Voilà mon arrêt, dit la Mozzelli un peu blessée et fort triste. Vous êtes sévère comme la vertu. Mais savez-vous ce que je pourrais vous répondre ?

— Répondez, ma chère, ne vous gênez pas, dit Constance.

— Eh bien, je vous répondrai que la vertu n’est peut-être pas souvent autre chose que l’ignorance du mal, et que, si on vous eût jetée dès l’enfance dans le même milieu que le mien, vous ne vaudriez peut-être pas mieux que moi à l’heure qu’il est.

— Oh ! cela est fort possible ! répondit Constance avec bonté. Laissez-moi justement partir de là pour vous dire que vous n’êtes pas ce que vous pourriez être. Vous avez une très-grande intelligence et des forces réelles, des forces étonnantes pour opérer des révolutions dans votre existence. Tout ce que vous nous avez dit en est la preuve. Je ne sais pas si, dans les mêmes situations, j’eusse trouvé autant de ressources dans ma volonté et de courage dans mon caractère. Voilà pourquoi je ne veux pas que vous ayez le droit de rester en chemin et de vous arrêter à ce paradoxe, — car c’en est encore un, croyez-moi ! — qu’une moitié du genre humain a le monopole de l’amour vrai, tandis que l’autre sexe est relégué dans le cercle de la brute. Cette belle maxime me paraît dictée par l’amertume du cœur et par un reste de maladie de l’intelligence. Après des années de suicide moral, il est naturel que vous ayez encore de ces plaintes-là sur les lèvres, par habitude ! Mais vous devriez, je crois, vous raisonner encore et très-souvent, afin d’arriver à l’esprit de justice, sans lequel il n’y a ni raison ni bonté sérieuses. À mon tour, j’ai dit.

— Eh bien, mais ! c’est fort bien dit, s’écria la duchesse, qui écoutait Constance avec beaucoup d’attention, et qui avait eu les yeux fixés sur elle pendant presque tout le récit de la cantatrice. Je vois que nous sommes parfaitement d’accord toutes deux, parce que nous sommes logiques et calmes. Quant à cette chère exaltée, voilà qu’enfin je me l’explique : elle a le cerveau malade. Pardon, Sofia ; mais, vous voyant si charmante, je ne pouvais pas croire que vous fussiez folle ; vous l’êtes, tout est dit.

— Comment ! je suis folle ? Pourquoi ?

— Parce que vous demandez l’amour que vous n’êtes plus capable de ressentir. Vous voyez, je me répète.

— Vous croyez cela ? dit la Mozzelli piquée au vif.

— Oui, je le crois, dit la duchesse. Vous n’avez réellement aimé qu’une fois, à savoir, la première, quand vous sentiez l’amour sans le raisonner. Du moment que vous l’avez analysé et disséqué, votre imagination seule a été éprise de ses propres chimères, et aujourd’hui, n’ayant plus que de l’imagination à donner, vous exigez un cœur en échange. Ce n’est pas juste, et l’homme qui vous donnerait le sien serait fort à plaindre. N’est-ce pas ce que vous pensez aussi, Constance ?

— Peut-être avez-vous raison, répondit mademoiselle Verrier ; mais je n’ai pas été aussi loin. Je ne suis pas tout à fait compétente. C’est la première fois de ma vie qu’une situation de ce genre est offerte à mon examen. J’aurais besoin d’y réfléchir, et, en tout cas, je vous avoue que je ne suis jamais bien pressée de condamner les gens et de leur dire : Vous êtes perdus !

— Merci, Constance ! s’écria la Sofia, vous me laissez l’espoir de guérir, vous ! Je déclare que vous êtes bonne, et que madame la duchesse est très-dure.

— Non, mon enfant, reprit madame d’Évereux. Je crois que l’on guérit de tout, même de la folie. Écoutez beaucoup mademoiselle Verrier, questionnez-la sur ce qu’elle entend par l’amour vrai. Je suis certaine qu’elle vous donnera une de ces définitions que les grands esprits savent trouver, et qui nous frappent au point de faire époque et même révolution dans notre vie morale. Voulez-vous, Constance ? Voyons, j’ai peut-être besoin aussi d’une synthèse, moi qui parle. Si vous nous racontiez votre histoire ?

— Moi ! répondit Constance en rougissant ; mais je n’ai pas d’histoire, et ce que je pourrais raconter serait fort insipide. C’est vous, madame la duchesse, qui pourriez nous donner un sage enseignement, si vous ne nous trouviez pas indignes de l’entendre. Vous avez beaucoup réfléchi, beaucoup écrit, à ce qu’on assure, et pour vous seule, malheureusement, ou pour un petit nombre d’amis privilégiés.

— Si je vous raconte ma vie, dit la duchesse, me promettez-vous toutes deux, et vous surtout, Constance, de la juger franchement, et de ne me ménager la critique en aucune façon ?

— Si vous l’exigez… dit Constance.

— Oh ! quant à moi, dit la Mozzelli, je vous promets d’être fort sévère, et si je vous trouve… illogique, je ne me permettrais pas de dire folle, je déclare que je le dirai sans ambages.

— Soit ! dit la duchesse. Eh bien, je commence et je dis : Deuxième partie… de notre veillée : Histoire de la duchesse d’Êvereux.

« Vous savez d’où je sors ; je n’ai pas besoin de vous ennuyer de mes quartiers de noblesse. Je n’en ai jamais été plus infatuée que vous ne me voyez ; mais je dois vous dire que mes parents en étaient affolés, et que l’on m’apprit le blason avant de m’apprendre à lire.

« Ce que l’on m’apprit, du reste, ne fatigua pas la cervelle de ma gouvernante. Ma mère trouvait qu’une fille de qualité doit savoir rédiger des billets d’invitation, chanter une petite romance et monter à cheval pour suivre un jour, au besoin, les chasses de la cour ; de plus, avoir de grandes manières, c’est-à-dire une certaine façon de regarder, de remuer les bras, de s’asseoir et de tenir chacun à sa place ; abominer certaines locutions, comme la bonne société, battre les cartes, etc. ; juger les gens sur ces graves indices avant tout ; ne pas pardonner un manque de savoir-vivre ; enfin, parquer, dans un certain enclos de certaines convenances, la seule portion saine et intéressante du genre humain ; regarder tout le reste comme une tourbe, et ne dire mes semblables qu’à un point de vue religieux et chrétien, sans application réelle à la vie pratique.

« Ma mère avait été belle du temps de l’empereur, mais elle se vantait de ne l’avoir jamais vu, et même d’avoir quitté sa fenêtre, un jour qu’il passait. C’était en Allemagne ; ma famille avait émigré et ne rentra en France qu’avec les Bourbons.

« Mon père n’avait aucune initiative dans le caractère. C’était un homme d’esprit qui ne voyait pas par les yeux de sa femme, mais qui, par crainte d’une lutte quelconque, ne marchait que par son ordre ou avec sa permission. Il se vengeait de son esclavage par le sarcasme ; ma mère ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre. Pourvu qu’elle fut le chef actif de la famille, le plus ou moins d’adhésion ou de satisfaction personnelle du mari ou des enfants ne l’embarrassait guère.

« C’était, au demeurant, une excellente femme, charitable, juste et enjouée. Dès mes premiers ans, je vis l’ordre et l’union régner autour de moi ; mais je dois à la vérité de dire que la tendresse n’y était pour rien, et que le verbe aimer ne frappa jamais mes oreilles. Mes parents ne semblaient pas croire que l’affection fût nécessaire au bonheur. Ils avaient placé leur contentement dans des choses tout extérieures : la fortune, la considération, l’opinion, les relations, les alliances, que sais-je ? C’était une serre froide où je grandissais tranquillement, sans soleil et sans orages.

« J’avais à peine seize ans quand on me maria à ce charmant duc d’Évereux, le plus aimable, le moins aimant des beaux. C’était tout à fait l’homme qui convenait à ma famille. On ne me demanda pas s’il me convenait. Au reste, si on me l’eût demandé, j’eusse répondu affirmativement. Il était le plus élégant, le mieux mis et le mieux élevé des jeunes gens de notre monde. J’étais une grande niaise confiante, un peu opprimée par les puérilités systématiques de notre intérieur, avide de l’inconnu, ne doutant de rien, fière d’être appelée madame : une table rase, en un mot.

« Les chiffons, les voitures, les diamants, les armoiries remplirent ma cervelle et mes journées pendant deux mois. Après quoi, on me couvrit de perles et de guipures, et l’on m’ordonna de répondre oui à tout ce que me demanderaient M. le maire et M. le curé. Je répondis oui sans émotion ; je n’avais pas écouté les demandes.

« Ne croyez pas cependant que je fusse une créature stupide. J’avais ma petite critique intérieure sur toutes ces choses auxquelles j’appartenais, et je sentais bien qu’elles eussent plutôt dû m’appartenir ; que le cadre est fait pour le tableau et non le tableau pour le cadre ; mais, avec l’esprit de mon père, j’avais hérité de son horreur pour la lutte ; le seul précepte qu’il m’eût donné, — mais il me l’avait donné à propos de tout et dix fois par jour, — était : Tâchons d’avoir la paix ! — et quand il était un peu en colère, il disait cavalièrement, mais avec une grâce charmante : Tâchons qu’on nous flanque la paix ! — Il n’alla jamais plus loin dans son courroux, et la docilité extérieure, avec ou sans conviction, passa dans mon sang à l’état chronique.

« Huit jours après mon mariage, je fus fort étonnée de m’éveiller, un beau matin, avec je ne sais quelle flamme dans le cœur. Ma nonchalance en fut comme éblouie. J’étais ravie et troublée en même temps. J’éprouvais de la honte et de la joie. Le cher duc s’étonna de l’animation de ma physionomie, et, tout ce jour-là, il me regarda d’un air inquiet.

« — Qu’est-ce que vous avez donc ? me dit-il quand nous fûmes seuls.

« — Je ne sais pas, répondis-je.

« — Mais moi, je voudrais le savoir. Tâchez d’expliquer ça !

« — Expliquer quoi ?

« — Une gaucherie que je n’avais pas encore remarquée chez vous : des yeux humides, des frissons de fièvre, des éclats de rire forcés, et tout à coup une rêverie accablée. Êtes-vous souffrante ? vous ennuyez-vous ?

« — Laissez-moi chercher, lui répondis-je. Et quand j’eus un peu rêvé, les pieds allongés sur un coussin, les cheveux dénoués, et mes épaules de seize ans nues sous ses yeux tranquilles ; — je crois que j’ai trouvé, lui dis-je ; du moins, je ne trouve que ça : Je vous aime !

« Toute mon âme, tout mon être, toute ma vie étaient dans ce mot !…

« Le duc trouva le mot charmant. Il me baisa les mains en déclarant que j’étais une ravissante personne.

« — Et vous ? m’aimez-vous ? lui demandai-je avec un peu d’inquiétude.

« Il ne répondit pas ; cette fois, le mot lui paraissait dangereux ou ridicule. Il me fit de jolies phrases et de gracieuses caresses. L’effroi entra dans mon cœur, et je ne pus dormir.

« Quand il s’éveilla, il me surprit à genoux et tout en larmes. Il devint alors tout de glace.

« — Qu’est-ce que cela signifie ? me dit-il en me faisant asseoir ; vous allez être ainsi ? vous avez donc lu des romans ?

« — Jamais !

« — Eh bien, qu’est-ce que vous rêviez donc avant le mariage ?

« — Vous !

« — Cela n’est pas vrai, puisque je suis là et que vous avez l’air de pleurer un absent.

« — Je pleure peut-être un beau rêve, qui serait d’être aimée de vous.

« Et vous trouvez que je ne vous aime pas ?

« — Il me semble.

« — À quoi voyez-vous cela ?

« — À rien et à tout.

« — Vous rêvez : je vous aime beaucoup !

« — Beaucoup, voilà tout ?

« — Ah ! vous voulez que je dise éperdument, passionnément ?

« — Ces mots-là, dits comme vous les dites, me semblent un froid badinage ; mais si vous les disiez autrement, peut-être qu’ils me rendraient folle de joie : qui sait ?

« — Ma chère enfant, répondit le duc, je vois ce que c’est. Vous n’avez pas lu de romans, je veux bien vous croire, mais vous êtes romanesque. Peut-être que vous êtes venue au monde comme ça ! Eh bien ! il faut vous corriger d’une maladie qui ne sied pas à une femme mariée, et que je ne tolérerai jamais chez celle qui porte mon nom. Je vous prie de rester dans la mesure de l’affection que nous nous devons l’un à l’autre, et de ne pas exiger des extases de poëte et des simagrées de théâtre. Soyez naturelle, restez enfant et insouciante, ça vous allait si bien ! Je vous avertis que je ne vous ai épousée que pour avoir une vie tranquille. J’ai eu beaucoup de maîtresses. J’ai inspiré de belles passions. J’en avais par-dessus les yeux. Tout cela est affectation, mensonge ou fumée du cerveau. Je désire être aimé tout de bon, sincèrement, avec confiance, et je vous dirai comme votre père, qui est spirituel et raisonnable : Tâchons d’avoir la paix ! C’est là tout l’idéal du mariage, voyez-vous ! Il n’y en a pas d’autre. Certains transports n’ont pour but que le devoir de perpétuer la famille : votre beauté rend ce devoir très-agréable. Mais les grimaces et les tirades, les reproches et les pleurs sont les fléaux de l’hyménée et les assassins du repos domestique : n’oubliez pas l’avertissement !

« Tout cela fut dit avec douceur, mais avec tant de précision, que je me le tins pour bien dit, et promis de ne point m’en affecter.

« Me voilà donc, à seize ans, amoureuse d’un mari qui me défend de le faire paraître, d’être émue et attendrie dans ses bras, de rêver de lui en son absence, de m’affliger de son air distrait, et de pleurer quand il me raille.

« Je l’aimai pourtant plus d’une année, avec la certitude que j’aimais seule, et ce ne fut pas un petit martyre, croyez-le bien. J’étais si éprise que je craignais, avant tout, de déplaire à mon idole. Je veillais à mes regards, à mes paroles, à mon attitude. S’il me surprenait affaissée dans une rêverie douloureuse, je me levais, je courais au piano, et je jouais une valse ou une fanfare de chasse. Si, profitant de ce qu’il ne me voyait pas, je m’oubliais à le contempler, dès qu’il tournait les yeux vers moi, j’affectais d’admirer mon éventail ou d’arranger mes rubans. Quand, malgré moi, j’avais pleuré, je me cachais comme un enfant coupable. Enfin, je me défendais de trop penser à lui comme si c’eût été une infraction au devoir que d’adorer mon mari.

« Je le redoutais comme un tyran, bien qu’il fût d’un caractère égal et d’une parfaite politesse à tous les moments de la vie. Je ne pouvais me confier à personne ; ma mère m’eût grondée, mon père m’eût raillée. Mes frères et sœurs, tous établis et occupés de leur propre existence, m’eussent engagée à me contenter de la mienne, qui leur paraissait splendide ; mes sœurs m’enviaient mon titre. Je vivais donc dans la solitude de l’âme la plus effrayante, avec un secret dont l’aveu eût achevé d’éloigner et de refroidir l’objet de mon culte. »

— Eh bien ! dit la Mozzelli en interrompant la duchesse, je trouve votre histoire plus navrante et plus sombre que la mienne ! Est-il possible qu’après un pareil mariage, vous qui avez trouvé cela au faîte de la société, vous défendiez les hommes contre mes reproches ?

— Prenez patience, répondit la duchesse ; je vous prouverai peut-être que j’avais tort et que mon mari avait raison.

— Vraiment ? dit Constance d’un air de doute.

— Laissez-moi raconter, et vous conclurez. Mon duc n’était pas une âme de glace. Il aimait. Seulement, ce n’est pas moi qu’il aimait, et ceci ne dépendait pas de lui.

« Il aimait une danseuse de l’Opéra, une créature charmante, une déesse : vous voyez, Sofia, que toutes les grandes dames ne sont pas injustes envers leurs rivales, même quand elles sont au théâtre. La première fois que je vis danser cette péri, je l’admirai sans réserve et je me retournai instinctivement vers le duc. Il se retenait d’applaudir, mais il était horriblement ému ; un tremblement convulsif agitait ses mains gantées ; des larmes, de vraies larmes coulaient de ses beaux yeux noyés dans l’ivresse… Que voulez-vous ? cette divinité avait fait une si étonnante pirouette ! »

— Étiez-vous déjà philosophe à ce point-là ? dit mademoiselle Verrier.

— Non, à coup sûr, répondit la duchesse, mais j’étais douce et résignée, habituée d’ailleurs à me vaincre et parfaitement rangée au joug des convenances. Je ne fis paraître aucune surprise, aucun dépit, et le duc ne se douta pas de ma découverte.

« — Vous êtes-vous ennuyée à l’Opéra ? me dit-il quand nous fûmes en voiture.

« — Je ne m’ennuie jamais où vous êtes, lui répondis-je, et, d’ailleurs, c’est très-beau, l’opéra de ce soir. Mademoiselle *** est un type de grâce et de poésie, ne trouvez-vous pas ?

« — Je ne sais trop ; est-ce qu’elle a bien dansé aujourd’hui ?

« Cette dissimulation acheva de m’éclairer, et je n’eus pas besoin de chercher d’autres preuves.