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Correspondance 1812-1876, 2/1836/CLVII

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CLVII

À M. FRANZ LISZT, À PARIS


Nohant, 16 octobre 1836.


Que devenez-vous, mes enfants chéris ? Je reçois des lettres de tout Genève, excepté de vous. Fazy et Grast m’ont déjà écrit. Ils me disent que vous avez été donner un concert à Lausanne et que vous serez bientôt à Paris. Moi aussi, j’y serai et j’aurai besoin de vous y retrouver pour adoucir les jours de rentrée des Piffoels à leurs écoles respectives.

Ce moment-là est fort triste pour moi, tous les ans, et plus je vais, plus il le devient ; car je n’ai plus d’autre passion que celle de la progéniture. C’est une passion comme les autres, accompagnée d’orages, de bourrasques, de chagrins et de déceptions. Mais elle a sur toutes les autres l’avantage de durer toujours et de ne se rebuter de rien. En attendant la séparation, nous nous reposons ici.

Je me suis avisée, après avoir mis ma lettre à la poste de Lyon, qu’en raison du blocus, la convention postale était peut-être rompue et que j’aurais dû affranchir. Vous me direz si vous l’avez reçue.

Et vous, mes bons Fellows[1], nos chers projets tiennent-ils toujours ? Je fais approprier ma chambre le mieux possible pour y loger Marie. Jamais je n’ai eu tant le souci de la propriété. Je m’aperçois de mille inconvénients qui ne m’avaient jamais frappée. Je crains que les appartements ne soient froids et incommodes. Je fais faire des rideaux, chose inconnue dans ma chambre jusqu’à ce jour. Si j’avais le temps, je ferais bâtir une aile à mon castel. Je suis aussi grognon envers les ouvriers que le marquis de Morand. Enfin mes amis me demandent si j’ai attrapé quelque maladie en Suisse pour prendre tant de soins et de précautions.

Avec tout cela, j’ai une peur affreuse que ma belle comtesse ne se croie ici dans un champ de Cosaques. J’ai déjà essayé de l’y installer en peinture, et je regarde à chaque instant le portrait, pour voir s’il ne bâille pas et s’il ne s’enrhume pas. N’allez pas me donner tous ces tourments pour rien, mes bons amis ; que j’en sois au moins récompensée par votre présence. Je ne puis promettre à Marie qu’elle sera contente de mon domicile et de mon rustre entourage ; mais elle sera contente de mon zèle, de mon assiduité et du dévouement absolu de moi et de tous les miens.

Venez donc bientôt, Fellows ! Les Piffoels comptent sur vous.

Moi, je suis un peu spleenétique. Je ne sais pas trop pourquoi. C’est peut-être parce que je n’ai pas d’argent.

Adieu, mes enfants. Si vous ne venez pas tout de suite à Paris, écrivez-moi chez Didier, rue du Regard, 6. J’y serai du 20 au 25.

Aimez-vous un peu le solitaire marchand de cochons ? Il vous aime de toute son âme et vous bige mille fois.

  1. Sobriquet que se donnait Liszt et qu’il donnait aussi à son élève, Hermann Cohen.