Correspondance 1812-1876, 2/1837/CLXIV

La bibliothèque libre.


CLXIV

À M. L’ABBÉ DE LAMENNAIS


Nohant, 28 février 1837.


Monsieur et excellent ami,

Vous m’avez entraînée, sans le savoir, sur un terrain difficile à tenir. En commençant ces Lettres à Marcie. Je me promettais de me renfermer dans un cadre moins sérieux que celui où je me trouve aujourd’hui, malgré moi, poussée par l’invincible vouloir de mes pauvres réflexions. J’en suis effrayée ; car, dans le peu d’heures que j’ai eu le bonheur de passer à vous écouter, avec le respect et la vénération dont mon cœur est rempli pour vous, je n’ai jamais songé à vous demander le résultat de votre examen sur les questions avec lesquelles je me trouve aux prises aujourd’hui.

Je ne sais même pas si le sort actuel des femmes vous a occupé au milieu de tant de préoccupations religieuses et politiques dont votre vie intellectuelle a été remplie. Ce qu’il y a de plus curieux en ceci, c’est que, moi-même qui ai écrit durant toute ma vie littéraire sur ce sujet, je sais à peine à quoi m’en tenir. Ne m’étant jamais résumée, n’ayant jamais rien conclu que de très vague, il m’arrive aujourd’hui de conclure d’inspiration, sans trop savoir d’où cela me vient, sans savoir, le moins du monde, si je me trompe ou non, sans pouvoir m’empêcher de conclure comme je fais et trouvant en moi je ne sais quelle certitude, qui est peut-être une voix de la vérité et peut-être une voix impertinente de l’orgueil.

Pourtant, me voilà lancée, et j’éprouve le désir d’étendre ce cadre des Lettres à Marcie, tant que je pourrai y faire entrer des questions relatives aux femmes. Je voudrais parler de tous les devoirs, du mariage, de la maternité, etc. En plusieurs endroits, je crains d’être emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez d’aller, si je pouvais vous consulter d’avance. Mais ai-je le temps de vous demander, à chaque page, de me tracer le chemin ? Avez-vous le temps de suffire à mon ignorance ? Non, le journal s’imprime, je suis accablée de mille autres soins, et, quand j’ai une heure le soir pour penser à Marcie, il faut produire et non chercher.

Après tout, je ne suis peut-être pas capable de réfléchir davantage à quoi que ce soit, et toutes les fois (je devrais dire plutôt le peu de fois) qu’une bonne idée m’est venue, elle m’est tombée des nues au moment où je m’y attendais le moins. Que faire donc ? Me livrerai-je à mon impulsion ? ou bien vous prierai-je de jeter les yeux sur les mauvaises pages que j’envoie au journal ? Ce dernier moyen a bien des inconvénients ; jamais une œuvre corrigée n’a d’unité. Elle perd son ensemble, sa logique générale. Souvent, en réparant un coin de mur, on fait tomber toute une maison qui serait sur pied si l’on n’y eût pas touché.

Je crois qu’il faudrait, pour obvier à tous ces inconvénients, convenir de deux choses : c’est que je vous confesserai ici les principales hardiesses qui me passent par l’esprit et que vous m’autoriserez à écrire dans ma liberté, sans trop vous soucier que je fasse quelque sottise de détail. Je ne sais pas bien jusqu’à quel point les gens du monde vous en rendraient responsable et je crois, d’ailleurs, que vous vous souciez fort peu des gens du monde. Mais j’ai pour vous tant d’affection profonde, je me sens recommandée par une telle confiance, que, lors même que je serais certaine de n’avoir pas tort, je me soumettrais encore pour mériter de vous une poignée de main.

Pour vous dire en un mot toutes mes hardiesses, elles tiendraient à réclamer le divorce dans le mariage. J’ai beau chercher le remède aux injustices sanglantes, aux misères sans fin, aux passions souvent sans remède qui troublent l’union des sexes, je n’y vois que la liberté de rompre et de reformer l’union conjugale. Je ne serais pas d’avis qu’on dût le faire à la légère et sans des raisons moindres que celles dont on appuie la séparation légale aujourd’hui en vigueur.

Bien que, pour ma part, j’aimasse mieux passer le reste de ma vie dans un cachot que de me remarier, je sais ailleurs des affections si durables, si impérieuses, que je ne vois rien dans l’ancienne loi civile et religieuse qui puisse y mettre un frein solide. Sans compter que ces affections deviennent plus fortes et plus dignes d’intérêt à mesure que l’intelligence humaine s’élève et s’épure.

Il est certain que, dans le passé, elles n’ont pu être enchaînées, et l’ordre social en a été troublé. Ce désordre n’a rien prouvé contre la loi, tant qu’il a été provoqué par le vice et la corruption. Mais des âmes fortes, de grands caractères, des cœurs pleins de foi et de bonté ont été dominés par des passions qui semblaient descendre du ciel même. Que répondre à cela ? Et comment écrire sur les femmes sans débattre une question qu’elles posent en première ligne et qui occupe, dans leur vie, la première place ?

Croyez-moi, je le sais mieux que vous, et qu’une seule fois le disciple ose dire :

« Maître, il y a par là des sentiers où vous n’avez point passé, des abîmes où mon œil a plongé. Vous avez vécu avec les anges ; moi, j’ai vécu avec les hommes et les femmes. Je sais combien on souffre, combien on pèche, combien on a besoin d’une règle qui rende la vertu possible. »

Fiez-vous à moi, personne ne chercherait avec plus de désir de la trouver, avec plus de respect pour la vertu, avec moins de personnalité ; car je n’essayerai jamais de pallier mes fautes passées, et mon âge me permet d’envisager avec calme les orages qui palpitent et meurent à mon horizon.

Répondez-moi un mot. Si vous me défendez d’aller plus avant, je terminerai les Lettres à Marcie où elles en sont, et je ferai toute autre chose que vous me commanderez. Je puis me taire sur bien des points et ne me crois pas appelée à rénover le monde.

Adieu, père et ami ; personne ne vous aime et ne vous respecte plus que moi.

G. SAND.