Correspondance 1812-1876, 2/1839/CXCV

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CXCV

À LA MÊME


Nohant, 3 juin 1839.


Oui, chère amie, je suis chez moi, bien enchantée de pouvoir enfin me reposer, une bonne fois, de cette vie de paquets et d’auberges que je traîne depuis six mois sur les chemins et sur les mers. Nous sommes arrivés sains et saufs, et Maurice a fait la stupéfaction du Berry par la métamorphose qui s’est opérée en lui. C’est presque un jeune homme à présent, et je crois que le voilà entré à pleines voiles dans la vie. Ces pauvres enfants sont si heureux d’être à la campagne, que cela fait plaisir à voir.

Que me dites-vous donc, chère amie, d’efforts à tenter, et d’étendard à lever ? Mon Dieu, j’ai la conviction que ni les hommes ni les femmes n’ont la maturité convenable pour proclamer une loi nouvelle. La seule expression complète du progrès de notre siècle est dans l’Encyclopédie, n’en doutez pas. M. de Lamennais est un vaillant champion qui combat en attendant, pour ouvrir la route, par de grands sentiments et de généreuses idées, à ce corps d’idées qui ne peut pas encore se répandre, vu qu’il n’est pas encore complètement formulé. Avant que les disciples se mettent à prêcher, il faut que les maîtres aient achevé d’enseigner. Autrement, ces efforts disséminés et indisciplinés ne feraient que retarder le bon effet de la doctrine. Moi, je ne puis aller plus vite que ceux de qui j’attends la lumière. Ma conscience ne peut même embrasser leur croyance qu’avec une certaine lenteur ; car, je l’avoue à ma honte, je n’ai guère été jusqu’ici qu’un artiste, et je suis encore à bien des égards et malgré moi un grand enfant.

Ayez patience, cher grand cœur. Calmez votre tête ardente, ou du moins nourrissez-la d’espoir et de confiance. De meilleurs jours viendront ; c’est déjà une consolation de les pressentir et de les attendre avec foi.

Au milieu de tout cela, j’ai eu hier une journée de larmes, en recevant votre lettre. La mort de Gaubert[1] ne m’affecte pas pour lui. Il croyait fermement comme moi à une existence meilleure que celle-ci. Il l’a méritée, il la possède à l’heure qu’il est. Mais j’ai pleuré pour moi, sur cette longue séparation qui s’est faite entre nous. Il est si utile pour l’âme et si bienfaisant pour le cœur de vivre sous l’égide de vrais amis ! Et celui-là était un des meilleurs, un de ceux que j’estimais le plus haut et sur lequel je pouvais le plus compter ! Je le retrouverai, voilà ce qui me soutient ; je me suis endormie hier soir tout en pleurs et m’entretenant avec lui aussi intimement que s’il était là.

Vous viendrez me voir, n’est-ce pas, ma chérie ? Il va faire si beau à Nohant. Nos provinces du Nord sont réellement si belles après qu’on a vu cette aride et poudreuse Provence, que je me figure à présent que j’habite un Éden, et je vous y convie comme si vous deviez en être aussi enchantée que moi. Mais, au fond, je sais bien que vous y viendrez pour moi, et pour vivre avec un être qui vous aime, et qui, en fait de femmes, n’estime et n’aime complètement que vous.

Je vous fâche peut-être ; car vous croyez à la grandeur des femmes et vous les tenez pour meilleures que les hommes. Moi, ce n’est pas mon avis. Ayant été dégradées, il est impossible qu’elles n’aient pas pris les mœurs des esclaves, et il faudra encore plus de temps pour les en relever, qu’il n’en faudra aux hommes pour se relever eux-mêmes. Quand j’y songe, moi aussi, j’ai le spleen ; mais je ne veux pas trop vivre dans le temps présent. Dieu a mis autour de nous, en attendant que nous ne fassions tous qu’une seule famille, des familles partielles, bien imparfaites et bien mal organisées encore, mais dont les douceurs sont telles, qu’elles nous donnent tout le courage nécessaire pour attendre et pour espérer. Ne nous laissons donc pas trop abattre par le mal général. N’avons-nous pas des affections profondes, certaines, durables ? n’est-ce pas une source immense de consolations ? n’y puiserons-nous pas la force de supporter les folies et les turpitudes du genre humain ? Vous avez votre Manoël, cet homme que vous aimez par-dessus tout et qui vous aime avec toute l’ardeur d’un premier amour ? Ne vous plaignez pas trop ; c’est une âme admirable, plus je l’ai vu, plus j’ai compris combien vous deviez vous chérir l’un l’autre, et cette charmante gaieté qui vous sauve de tout, ne vient pas, comme vous le prétendez quelquefois, d’un fond de légèreté qui serait en vous. Je crois, au contraire, que vous avez l’esprit fort sérieux ; mais vous possédez dans votre intérieur un fond de bonheur inaltérable, et c’est là le secret de votre grande philosophie à beaucoup d’égards.

Bonjour, chère bonne ; écrivez-moi souvent. Aimez-moi toujours. Grondez Emmanuel de ce qu’il ne m’écrit jamais. Embrassez tendrement pour moi votre bon Manoël et parlez de moi à tous nos vrais amis.

Je vous envoie une lettre pour le frère de Gaubert ; vous aurez la bonté de la lui faire remettre.

  1. Le docteur Gaubert aîné.