Correspondance 1812-1876, 2/1844/CCXLV

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CCXLV

À M. LOUIS BLANC, À PARIS


Nohant, novembre 1844.


Mon cher monsieur Blanc,

Mes vives et profondes sympathies pour l’œuvre de la Réforme et pour les personnes qui lui ont imprimé une direction à la fois sociale et politique, ne datent pas d’aujourd’hui. Peut-être que l’art m’a manqué pour l’exprimer et le loisir pour le prouver. Mais ce n’est ni l’intention ni le dévouement.

Il y a deux parties dans la lettre si flatteuse que vous avez bien voulu m’écrire. Il y a un appel à ma collaboration littéraire : par ma volonté, elle est assurée à la Réforme autant que les nécessités réelles et inévitables de ma vie me permettront de lui consacrer ses heures. Il y a aussi un appel plus intime à ma confiance et à mon zèle. Je répondrai franchement ; je vous estime trop pour n’être que polie ; j’ai assez de conviction pour risquer de voir rompre un lien dont mon cœur serait pourtant si heureux.

Je n’ai pas besoin de vous dire que votre probité politique et votre générosité personnelle à tous me sont aussi bien prouvées que ce que je sens dans ma propre conscience. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je reconnais vos talents et que je voudrais les avoir pour mon propre compte et pour l’expression de mes croyances. Et, malgré tout cela, je ne suis pas certaine encore que ma collaboration, même purement littéraire, puisse vous convenir sans examen. Attendez donc encore un peu pour me la faire promettre ; car je ne suis que trop disposée à m’engager.

L’Éclaireur publie dans ce moment une série de pauvres réflexions qui me sont venues, il y a quelque temps, après avoir causé avec un homme politique, M. Garnier-Pagès[1], homme qui m’a paru excellent et que je n’ai pas quitté sans lui serrer la main de bon cœur, mais avec lequel je n’étais pas du tout d’accord. Je destinais ces réflexions à moisir avec bien d’autres dans le fond de mon tiroir. Mes amis de l’Éclaireur, à qui je disais que M. Garnier-Pagès m’avait battue à plat, mais que je lui avais répondu après qu’il avait été parti, ont voulu lire et publier cette réponse, qui s’adresse à eux aussi bien qu’à lui. J’y ai changé quelques mots, et c’est tout. C’est peu de chose et je ne vous en recommande pas la lecture ; mais, si vous voulez savoir l’état de mon esprit, il faut pourtant que vous ayez la patience de jeter les yeux sur le troisième article. Mon cerveau n’en est que là, et je crains que vous ne trouviez mon éducation politique bien incomplète et mes curiosités religieuses un peu indiscrètes. Il ne me déplairait point d’être mieux endoctrinée. Je ne suis pas obstinée pour le plaisir de l’être, et, si vous me dites ce qu’il y a derrière les mots socialisme, philosophie et religion, que la Réforme emploie souvent, je vous dirai franchement si cela me saisit tout à fait ou seulement un peu.

Je ne vous demande pas un dogme, ni un traité de métaphysique : je ne le comprendrais peut-être pas plus que ma mère, la fille du peuple, ne comprit le compliment politique qu’elle débita à Bailly et à Lafayette à l’hôtel de ville, en leur offrant une couronne au nom de son district. Mais je vous ferai deux ou trois questions bien bêtes, et, si vous n’en riez pas trop, vous pouvez compter sur le peu que je sais faire. Je suis trop vieille pour que le seul éclat du génie, du courage et de la renommée m’entraînent ; mais je suis encore femme par l’esprit, c’est-à-dire qu’il faut que j’aie la foi pour avoir le courage.

Je trouve votre appel aux pétitions excellent et j’y travaillerai ici de tout mon pouvoir en poussant mes paresseux d’amis. Si je puis faire autre chose, indiquez-le-moi.

Ne dites pas à ces messieurs combien je suis absurde dans ma réponse : remerciez-les pour moi et dites-leur combien je désire faire ce qu’ils me demandent. J’attends impatiemment le dernier volume de votre histoire[2] que votre oublieux de frère m’avait promis. Je lis dans l’Éclaireur un fragment admirable. Ce jeune homme dont vous racontez si bien les coups de tête, Louis-Napoléon Bonaparte, m’a envoyé une brochure de sa façon qui complète le portrait que vous faites de lui. Personne ne peint comme vous. Il faut que vous nous donniez une histoire de l’Empire, ou, ce que j’aimerais encore mieux, une histoire de la Révolution. Cette histoire n’a pas été faite ; pas plus que celle de Jésus-Christ.

Dans quinze jours, je serai à Paris et je veux que vous me parliez de la Réforme et de la politique.

Toute à vous de cœur.

  1. Articles sur la Politique et le Socialisme.
  2. L’Histoire de Dix ans.