Correspondance 1812-1876, 2/1846/CCLIII

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CCLIII

À M. LE RÉDACTEUR DU JOURNAL ***, À PARIS


Paris, 18 janvier 1846.


Monsieur,

C’est seulement aujourd’hui que je prends connaissance d’un feuilleton inséré dans votre numéro du 24 décembre dernier et intitulé George Sand et Agricol Perdiguier.

Je dois à la vérité de démentir la petite anecdote qu’il contient, et, comme cet article est déjà loin de nous, je vous demande la permission, monsieur, de vous en faire rapidement l’extrait.

Selon le rédacteur de votre feuilleton, M. Agricol Perdiguier serait venu chez moi, l’été dernier, pour m’offrir la collaboration d’un livre sur le compagnonnage. Je l’aurais engagé à compléter ses notions, en faisant un voyage dans toutes les provinces de France. Il m’aurait confié sa mère infirme et misérable. J’aurais pris soin d’elle, et j’aurais donné de l’argent à M. Perdiguier pour l’aider dans ses courses et dans ses recherches. Enfin, j’aurais profité de son zèle et de ses travaux pour faire un roman dont j’aurais partagé le produit avec sa mère et avec lui.

Voici maintenant la vérité :

M. Agricol Perdiguier est l’auteur d’un livre sur le compagnonnage imprimé bien longtemps avant que j’eusse le dessein d’écrire un roman sur cette matière. Cherchant quelques renseignements exacts et consciencieux, j’eus naturellement recours à ce livre, et l’esprit droit et généreux que révélait cet opuscule me donna l’envie de connaître l’auteur. Je n’ai jamais eu le plaisir de voir ses parents, qui vivent dans l’aisance à quelques lieues d’Avignon ; je n’ai donc jamais eu l’occasion de leur rendre le moindre service. Je n’ai pas non plus le mérite d’avoir rendu personnellement service à M. Agricol, et le voyage qu’il a entrepris dans différentes provinces de France n’a pas eu pour but de me recueillir des notes et de m’envoyer des renseignements.

Ce serait diminuer de beaucoup l’importance et le mérite du pèlerinage accompli par cet homme vertueux que de faire de lui une sorte de commis voyageur au service de mon encrier. J’ai dit, dans la préface de mon livre le Compagnon du tour de France, quelle mission de paix et de conciliation M. Perdiguier s’était imposée, en cherchant à nouer des relations avec les compagnons les plus intelligents des divers devoirs, afin de les engager à prêcher comme lui, à leurs frères et coassociés, la fin de leurs différends et le principe d’assistance fraternelle entre tous les travailleurs.

Ce n’est pas moi qui ai suggéré à M. Perdiguier l’idée généreuse de ce voyage : elle est venue de lui seul, et, si quelques ressources ont été mises par moi à sa disposition afin de lui permettre de suspendre son travail de menuiserie pendant une saison, cette petite collecte a été l’offrande de quelques personnes pénétrées de la sainteté de l’œuvre qu’il allait entreprendre et nullement l’aumône d’une charité intéressée.

Dans une province où sont fixés la famille et les amis d’enfance de M. Agricol Perdiguier, l’erreur commise dans votre feuilleton du 25 décembre a pu avoir, pour eux et pour lui, des résultats pénibles, que j’aurais voulu être à même de conjurer à temps ; quoiqu’il soit un peu tard, j’espère, monsieur, que votre loyauté ne se refusera pas à une rectification que je demande pour ma part à votre bienveillante courtoisie, et sur laquelle j’ose compter.

Agréez, monsieur, l’expression des sentiments distingués avec lesquels j’ai l’honneur d’être

Votre très humble,

GEORGE SAND.