Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 031

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 65-67).

31.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Turin, ce 14 mai 1766.

Mon cher et illustre ami, je compte que vous aurez reçu par le dernier courrier deux Lettres de moi, l’une fort courte et conçue de façon qu’elle pût être ouverte sans danger, l’autre beaucoup plus longue et contenant quelques détails particuliers sur l’affaire dont il s’agit. Comme cette dernière aurait pu me faire du tort si elle avait été interceptée, je l’ai envoyée, ainsi que je fais celle-ci, par le canal d’un de mes amis, et je vous serai obligé de m’en accuser la réception le plus tôt que vous pourrez pour m’ôter toute inquiétude sur ce sujet. J’attends toujours qu’on délibère si on veut m’accorder ou non le congé que j’ai demandé. Je ne trouve point du tout étrange qu’on retarde celui de M. Euler, qui, outre qu’il a une bonne pension, a encore été gratifié du roi, il y a deux ans, comme vous savez ; mais est-on en droit d’en user de la sorte avec moi, qui n’ai depuis dix ans qu’une misérable pension de 250 écus, et qu’on a regardé jusqu’ici comme une personne entièrement inutile ? Il ne serait pas même impossible qu’on ne fût bien aise de me faire manquer cette occasion pour pouvoir se venger sur moi du dépit qu’on a d’être forcé de convenir à la face de l’Europe, et surtout vis-à-vis d’un monarque tel que le roi de Prusse, du peu d’égard qu’on a ici pour les sciences, et je ne doute pas, d’après la manière dont on m’a parlé, qu’on ne m’eût imposé silence sur cette affaire si je n’avais eu la précaution de rendre votre Lettre publique. Quoi qu’il en soit, j’ai tout lieu de croire que ma condition ne pourrait qu’empirer si j’étais obligé de rester ; aussi suis-je déterminé à me tirer d’ici à quelque prix que ce soit, et pour cela je compte sur votre parole, sur votre amitié et sur tout l’intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde.

La personne dont vous m’avez parlé dans votre pénultième Lettre[1] est actuellement sur mer ; quand elle sera de retour, je ne manquerai pas de la sonder sur ce que vous avez entendu dire sur son sujet ; mais je ne doute pas que les torts qu’on lui a faits en dernier lieu ne l’aient mise dans la disposition que vous me marquez.

J’ai vu ces jours derniers le P. Frizi[2], qui s’en va à Paris ; il a dessein de présenter à l’Académie un Ouvrage de sa façon sur la gravité, dans lequel il m’a dit avoir traité des principaux points du système du monde ; mais, entre nous, je ne le crois pas bien fort sur ces matières.

Le Volume de notre Société paraîtra infailliblement vers la fin de ce mois, et je vous en enverrai sur-le-champ un exemplaire ; mais je ne voudrais pas que vous eussiez d’avance une opinion trop avantageuse de mes travaux, de peur que vous ne soyez ensuite obligé d’en rabattre beaucoup.

Je relis actuellement vos Mémoires sur les verres optiques, que je n’avais fait que parcourir, et j’en suis content au delà de tout ce que je puis vous dire. Je ne manquerai pas, puisque vous m’y encouragez, de m’occuper de la théorie de la Lune dès que je serai tranquille. Je vois en gros les difficultés que renferme la détermination des équations dont vous me parlez, _et je m’attacherai surtout à la discussion de ce point important.

Adieu, mon cher et illustre ami ; j’espère qu’avant que je reçoive votre réponse mon affaire sera décidée ; ainsi, vous pouvez écrire au roi que j’ai accepté et que je n’attends que mon congé pour partir, car vous voyez que l’affaire est trop avancée pour qu’il soit permis de reculer.

Écrivez-moi dorénavant sous l’enveloppe de M. Bouvier, agent du roi de Sardaigne à Lyon, pour M. Martin, banquier à Turin. Il ne me reste de papier que pour vous embrasser.


  1. Il s’agit de Daviet de Foncenex, dont il a été parlé plus haut (p. 4, et que d’Alembert, dans une Lettre datée du 12 septembre 1766, propose au roi de Prusse comme un « homme de condition et de beaucoup de mérite, surtout dans la partie de l’artillerie et du génie. M. de la Grange, ajoute-t-il, est persuadé qu’il serait propre à former en ce genre une excellente école. Il est actuellement sur mer, employé dans la marine du roi de Sardaigne, où il est peu satisfait de son traitement. » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 409-410.)
  2. Paul Frisi, barnabite, né en 1727 à Milan, où il est mort en 1784. Il était, depuis 1753, correspondantde l’Académie des Sciences, qui, en 1758, avait donné un prix à son Mémoire : De Atmosphœra cœlestium corporum.