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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 041

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 82-83).

41.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 21 novembre 1766.

J’ai reçu, mon cher et illustre ami, avec le plus grand plaisir, votre Lettre du 5 ; je commençais à être inquiet de ne pas avoir de vos nouvelles cependant je présumais que le vent, qui, pendant le mois d’octobre, a presque toujours été à l’est et au nord, vous avait empêché d’arriver aussi tôt que vous le comptiez. Je vois avec la plus extrême satisfaction que vous êtes content et heureux, et cela suffit pour me le rendre. J’ai reçu, il y a peu de jours, une Lettre du roi, où Sa Majesté me parle beaucoup de vous, et paraît très-satisfait des conversations que vous avez eues avec lui[1]. Je réponds à ce grand prince que plus il vous connaîtra, plus il sentira à tous égards le prix de l’acquisition qu’il a faite. Je vous exhorte seulement à bien ménager votre santé le reste ne m’inquiète pas. La mienne est assez bonne depuis le cou jusqu’aux pieds, mais ma tête est toujours très-peu capable d’application j’espère cependant acquitter la parole que je vous ai donnée et vous envoyer quelques fragments de Lettres au moins pour les Mémoires de votre Académie, qui n’a rien perdu en perdant M. Euler, puisque vous le remplacez. Je travaille actuellement à un Supplément pour la nouvelle édition de mon Traité des fluides qui est sous presse, et je mets en ordre ce que j’avais déjà fait sur les verres optiques ; tout cela, avec quelques autres choses, fournira un quatrième Volume d’Opuscules, que je tâcherai de rendre le plus intéressant que je pourrai ; j’aurai encore de la matière pour un cinquième, mais il faut que ma tête puisse y suffire.

Vous savez tout ce que je vous ai dit sur la présidence dont vous me parlez ; je ne me porte plus assez bien pour songer à autre chose qu’à travailler en repos, durant le peu de temps qui me reste peut-être encore, pour faire quelque chose de passable. J’ai quarante-neuf ans, mais mon esprit est bien plus vieux que mon corps. Adieu, mon cher ami, je ne désespère pas, quelque peu en état que je sois de me transplanter, d’aller encore vous embrasser. Donnez-moi des nouvelles de votre santé et de vos travaux. Si vous êtes à portée de rendre service au pauvre Castillon, je vous en serai obligé. Faites mille compliments de ma part à MM. Thiébault et Bitaubé, et aimez-moi comme je vous aime et comme je vous estime.

P.-S. J’ai reçu les Mémoires de votre Académie de 1764 ; il me manque 1759,1760,1761,1762 et 1763. Si quelqu’un de ces Volumes est imprimé, je vous prie de me le faire parvenir ; l’Académie a toujours eu la bonté de me les envoyer. Voulez-vous bien assurer cet illustre corps de mon respect, et chacun de ses membres de mon estime et de mon dévouement ? J’écris par le même courrier un mot à M. Bitaubé.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie des Sciences
et Belles-Lettres, à Berlin
.

  1. On n’a point la Lettre de Frédéric, mais on a celle que d’Alembert adressa au roi le jour même où il écrivit à Lagrange. « Sire, la Lettre que Votre Majesté m’a fait l’honneur de m’écrire m’a comblé de la plus vive satisfaction. Je vois que Votre Majesté n’a pas été mécontente des conversations qu’elle a eues avec M. de la Grange, et qu’elle a trouvé que ce grand géomètre était encore, comme j’avais eu l’honneur de le lui dire, un excellent philosophe et d’ailleurs versé dans la littérature agréable. J’ose assurer Votre Majesté qu’elle sera de plus en plus satisfaite de l’acquisition qu’elle a faite en lui et qu’elle le trouvera digne de ses bontés par son caractère aussi bien que par ses talents. Il me paraît, Sire, pénétré de reconnaissance de la manière dont Votre Majesté l’a reçu et enchanté de la conversation qu’elle a bien voulu avoir avec lui. Il est bien résolu de faire tous ses efforts pour répondre à l’idée que Votre Majesté a de lui et dont il est infiniment flatté. M. de la Grange, Sire, remplira cette idée. Je ne crois pas rien hasarder en vous l’assurant. Il nous effacera tous, ou du moins empêchera qu’on ne nous regrette. Pour moi, je ne suis plus, Sire, qu’un vieil officier réformé en Géométrie… » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 412.)