Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 048

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 96-98).

48.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 29 mai 1767.

Mon cher et illustre ami, une légère indisposition que j’ai eue ces jours-passés m’a empêché de vous répondre plus tôt ; je vous prie d’en recevoir mes très-humbles excuses. Je compte que vous aurez reçu les deux derniers Volumes de l’Académie, que MM. Girard-Michelet ont envoyés depuis longtemps à M. Métra[1] pour qu’il vous les remît francs de port. Je vous ferai parvenir de même tous les autres à mesure qu’ils paraîtront. On vient de mettre sous la presse celui de 1766 ; mais il ne contiendra rien de moi qu’un Mémoire sur le prochain passage de Vénus, que j’ai composé pour me prêter au désir de quelques-uns de mes confrères. Vous sentez bien que, si je l’avais renvoyé à une autre année, ce n’aurait plus été que de la moutarde après dîner. Quoiqu’il reste encore beaucoup de Mémoires d’Euler à imprimer, j’espère que les Volumes de 1762 et 1763, qui sont encore à paraître, pourront nous en débarrasser, de sorte que j’aurai pour les miens autant de place que je voudrai dans les Volumes de 1767 et des années suivantes.

Je n’ai pas encore reçu les Livres que vous m’annoncez ; je les attends avec la plus grande impatiences Les recherches des autres me font autant et peut-être encore plus de plaisir que les miennes propres ; mais tout ce qui vient de vous m’est doublement précieux.

Je suis charmé que le prix de la Lune ait été remis[2] ; je ne désespère pas de concourir, et j’ai déjà quelques vues sur ce sujet dont je pourrai peut-être tirer un bon parti. Nous avons choisi les lunettes achromatiques pour le sujet de prix qui doit se proposer dans la prochaine assemblée publique. Il sera conçu dans ces termes : Quelles sont les dimensions des objectifs, composés de deux matières telles que le verre commun et le cristal d’Angleterre, les plus propres à détruire entièrement ou au moins sensiblement les aberrations de réfrangibilité et de sphéricité tant pour les objets placés dans l’axe que pour ceux qui sont hors de l’axe, et quels sont le nombre et l’arrangement des oculaires qu’il faudrait adapter à de tels objectifs pour avoir les lunettes les plus parfaites qu’il est possible ? Je souhaiterais, pour l’honneur de l’Académie, que les premiers géomètres de l’Europe ne dédaignassent point d’y travailler, et vous avez déjà pour cela une si grande avance, qu’il ne vous en coûterait guère que la peine d’écrire.

Je ne sais si c’est par représailles que M. Fontaine a attaqué ma méthode des isopérimètres, à cause que j’ai osé toucher à ses tautochrones[3]. Videbimus et cogitabimus.

Je ne doute pas qu’on ne fût charmé de vous voir à Berlin cette année, et je doute encore moins que ce voyage ne fût entièrement utile à votre santé ; il n’y a certainement rien de tel que les voyages pour ceux qui sont accoutumés à mener une vie sédentaire et qui sont sujets, en conséquence, aux maladies qui viennent de ce genre de vie je vous en parle d’après ma propre expérience, et je vous assure qu’il n’y a pas de comparaison entre la santé dont je jouis depuis quelques années et celle que j’avais avant mon premier voyage de Paris. S’il n’y a donc point d’autre considération qui vous retienne que celle de votre santé, vous avez, ce me semble, doublement tort de vous refuser ainsi aux instances de vos amis ; mais je crains beaucoup que toutes les raisons que vous apportez ne soient que des défaites, et, malgré l’extrême envie que j’ai de vous revoir et de vous embrasser, je n’ose encore me flatter si tôt de cette espérance. Je joins ici un papier pour M. Bailly[4], en réponse à celui que vous m’avez envoyé de sa part. Je crois avoir donné la véritable théorie des équations séculaires de Jupiter et de Saturne, et je serais charmé que quelqu’un voulût bien prendre la peine de la comparer avec les observations. Adieu, mon cher et illustre ami il ne me reste de papier que pour vous embrasser.


  1. Métra était le banquier du roi de Prusse à Paris. Il est possible qu’il fût parent du nouvelliste du même nom, auteur ou principal auteur du Recueil bien connu intitulé Correspondance littéraire secrète (depuis 1775 jusqu’au 7 mai 1793), 1775-1793,19 vol in-8o.
  2. Voir plus haut la note 1 de la page 57.
  3. Voir plus haut, p. 95.
  4. J.-Sylvain Bailly, membre de l’Académie française, de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Inscriptions, astronome, littérateur, homme politique, né à Paris en 1736, mort sur l’échafaud le 12 novembre 1793.