Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 054

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 108-110).

54.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 21 mars 1768.

Mon cher et illustre ami, je suis fort aise que vous ayez été content de mon Mémoire sur les verres. J’espère vous en envoyer bientôt un second, auquel je joindrai deux exemplaires de l’Ouvrage de M. de Condorcet[1], que vous n’avez point reçu ; il y en a un pour vous et un pour l’Académie. Vous aurez aussi bientôt le quatrième Volume de mes Opuscules, qu’on achève d’imprimer, mais où vous trouverez peu de choses qui puissent vous intéresser et que vous ne connussiez pas déjà. J’ai déjà mis sous presse le cinquième, qui paraîtra dans cinq ou six mois, et c’est à peu près toute mon occupation que de corriger les épreuves ; encore cette besogne me fatigue-t-elle beaucoup, car ma pauvre tête n’est guère capable d’application. Je dors si mal depuis quelque temps, que je ne me lève presque jamais avec des idées nettes, et il faut que, pour quelque temps au moins, je me résolve à végéter.

Vous pouvez être assuré que le prix de la Lune sera remis à l’année prochaine, et je serai fort aise que vous vouliez y concourir. Je n’ai point encore reçu le Volume de 1765 de vos Mémoires, quelque impatience que j’aie de le lire. Faites-moi le plaisir de savoir de M. Bitaubé s’il n’a point encore trouvé d’occasion pour me le faire parvenir, et, en cas qu’il n’en ait pas trouvé, j’accepte l’offre que vous voulez bien me faire de m’envoyer directement les Volumes à mesure qu’ils paraîtront. Il me manque 61, 62, 63 et 65, car j’ai 64. Ayez la bonté de vous adresser pour cela à M. Michelet et de le prier de les adresser à M. de Catt, ou par quelque occasion, ou, s’il n’en trouve pas de prochaine, par la voie publique la moins coûteuse qu’il pourra. M. de Catt, à qui j’en ai parlé, m’a dit qu’il pourrait les envoyer à Strasbourg à quelqu’un qui les adresserait ensuite à M. de Catt par le coche. Si M. Michelet connaît quelque autre moyen moins coûteux, il pourrait s’en servir ; mais je crois que celui-là ne l’est pas beaucoup, et je préférerais un moyen un peu plus cher, mais un peu plus prompt. En un mot, mon cher ami, arrangez tout avec M. Michelet pour le mieux, mais il n’est pas juste que vous payiez les frais du port de Berlin à Strasbourg ; je ne le veux pas absolument, et vous pouvez aisément vous en dispenser en remettant le paquet à M. Michelet, à qui je tiendrai compte de ses déboursés, que je remettrai à M. de Catt. Je vous serai bien obligé de vous servir de cette voie pour me faire parvenir vos Mémoires à mesure qu’ils paraîtront, et même ce qui pourra paraître d’intéressant chez vous en Mathématique.

L’Histoire impartiale des Jésuites est un Ouvrage assez bon et en effet assez impartial, mais trop long, trop plein de choses étrangères au sujet, et qui d’ailleurs ne va que jusqu’en 1595 et n’ira pas plus loin, car notre illustre Parlement vient de la brûler[2]. Je tâcherai, si je puis en avoir un exemplaire, de vous envoyer une seconde édition du mien avec les Suppléments que j’y ai faits. Adieu, mon cher et illustre ami ; portez-vous bien et aimez-moi. M. Fontaine et M. de Borda[3] viennent de nous lire chacun un Mémoire sur les isopérimètres ; ils prétendent que votre méthode sur cet objet n’est pas complète. Je n’ai pas la tête assez capable de travail pour vous dire s’ils ont raison ; mais en tout cas vous êtes bon pour leur répondre, et je n’en suis pas embarrassé. Iterum vale et me ama.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie des Sciences, à Berlin
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  1. Essais d’Analyse, 1768, in-4o.
  2. « Avant-hier on a brûlé au pied du grand escalier (du Palais) un Livre intitulé L’Histoire impartiale des Jésuites. L’arrêt du Parlement, rendu le 19 janvier et publié aujourd’hui, le condamne comme contenant des maximes dangereuses, des principes erronés et une déclamation indécente contre tous les monastiques. » (Mémoires secrets de la République des Lettres, année 1768, Ier février.)
  3. J.-C., chevalier de Borda, marin, géomètre, astronome, adjoint-géomètre (1756), puis associé (1768) de l’Académie des Sciences, né à Dax le 4 mai 1733, mort à Paris le 20 février 1799.