Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 057

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 114-119).

57.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 15 août 1768.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu depuis quelque temps deux de vos Lettres, l’une par MM. Girard Michelet et Cie, et l’autre par M. Métra, qui vous rendra celle-ci. J’ai reçu aussi tous les Livres que vous avez eu la bonté de m’envoyer, à l’exception seulement de la Destruction des Jésuites qu’on m’a dit avoir été confisquée à Strasbourg. Mais M. Bitaubé, qui en a un exemplaire, m’a promis de me le prêter, et je ne manquerai pas d’en profiter. Si ma reconnaissance pouvait encore être augmentée, elle le serait infiniment par les présents que vous venez de me faire, et surtout par la manière extrêmement honorable dont vous avez bien voulu parler de moi dans vos nouveaux Opuscules[1], d’autant plus que je ne puis la regarder que comme un pur effet de votre amitié.

Je n’ai pas pu lire encore votre dernier Mémoire sur les verres optiques, parce que M. Beguelin, à qui je l’ai d’abord prêté parce qu’il s’occupe fort de ces matières, ne me l’a pas encore rendu ; mais, en revanche, j’ai bien lu et relu vos Opuscules, et j’ai même fait par-ci par-là différentes remarques que je vais soumettre à votre jugement.

J’ai été enchanté de votre solution du mouvement d’un corps quelconque j’en ai aussi donné une dans un Mémoire que j’ai lu l’année passée à l’Académie, mais la vôtre a sur la mienne et sur celle de M. Euler l’avantage de l’élégance et de la simplicité du calcul. Quant à la manière de déterminer les axes principaux, je trouve aussi la vôtre préférable à celle de M. Euler ; pour moi, j’en ai fait abstraction, et ma solution est indépendante non-seulement de cette considération, mais aussi de celle de la rotation du corps autour d’un ou de plusieurs axes. Au reste, j’ai peine à vous accorder la proposition que vous avancez dans l’article 80 du vingt et unième Mémoire (p. 29) ; au moins il ne me paraît pas que le calcul sur lequel vous l’appuyez soit tout à fait concluant. Cette proposition est, ce me semble, dans le même cas que celles des pages 181 et 190 du troisième Volume de vos Recherches sur le système du monde[2], et dont nous avons beaucoup causé autrefois. Il me paraît évident que ces propositions ne sont vraies qu’à peu près, c’est-à-dire aux quantités du second ordre et des ordres ultérieurs près, qu’on néglige dans le calcul. Or vous sentez bien que, si les forces qui résultent de la rotation du corps ne se détruisent pas entièrement et rigoureusement, les forces restantes, quelque petites qu’elles soient, doivent nécessairement produire quelque changement dans l’axe de rotation et dans la vitesse. À l’égard des cordes vibrantes, je n’ai rien à ajouter à ce que j’en ai dit dans le troisième Volume des Mémoire de Turin, d’autant plus qu’il me semble que nous sommes à présent presque entièrement d’accord sur cette matière ; je ne saurais cependant me rendre aux raisons avec lesquelles vous combattez l’analyse de la page 221 de ce Volume. Je conviens que le développement de la fonction en peut donner des séries divergentes ; mais cet inconvénient n’influe point, ce me semble, sur le résultat de mon calcul, résultat qui ne dépend nullement de la somme de la série dont il s’agit.

L’exemple que vous apportez à la page 345 pour fortifier votre objection ne me paraît pas décisif, car : 1o je trouve qu’il est possible de réduire à cette forme

En effet,

donc

donc, extrayant de part et d’autre la racine cubique, on aura

2o En faisant et j’ai

donc

et, par conséquent,

d’où il est aisé de tirer par approximation. Or, supposant d’abord fort petit, on aura

donc

expression qui se réduit évidemment à cette forme :

Votre démonstration du principe de la force d’inertie est très-belle et très-ingénieuse ; il serait seulement à souhaiter qu’on pût la rendre un peu plus simple et plus courte, ce qui ne me paraît pas impossible.

Au reste, celui de tous les Mémoires qui composent votre quatrième Volume que j’estime le plus, et qui doit selon moi mériter le plus l’attention des géomètres, c’est celui qui roule sur le Calcul intégral[3]. Je l’ai déjà bien étudié et je me propose de l’étudier encore pour profiter des vues ingénieuses et nouvelles que vous y donnez, et à l’aide desquelles je ne doute pas qu’on ne puisse aller bien loin dans cette matière.

Vous me demandez, mon cher ami, qu’est-ce que signifient les deux dernières élections que notre Académie a faites (car, pour celle de M. d’Avila, je vous en ai rendu compte dans le temps, si je ne me trompe) ; je vous réponds que je n’en sais rien et que nous n’avons fait que nous conformer aux ordres du roi, qui s’est réservé depuis quelques années non-seulement la nomination, mais même la présentation de nos associés. En vérité, mon cher ami, nous sentons de plus en plus le besoin de vous avoir à la tête de notre Compagnie, et il me semble que, quand vous n’auriez d’autre raison d’accepter la place que le roi vous a destinée que celle de pouvoir contribuer au maintien d’une des principales Académies de l’Europe, cette raison devrait être plus que suffisante pour vous déterminer, aux dépens même de votre tranquillité philosophique. Je souhaite que vous ne changiez point de résolution d’ici à l’année 1770, à laquelle vous avez renvoyé votre voyage à Berlin. Malgré tout ce que vous me dites, je ne puis me persuader que les voyages soient nuisibles à votre santé. Je ne puis rien dire de l’air de Potsdam, n’y ayant séjourné que trois jours ; mais je puis bien vous assurer, d’après ma propre expérience, que celui de Berlin est très-sain et très-bon pour les géomètres.

Je me suis plaint à M. Métra de ce qu’il vous a fait payer le port des deux derniers Volumes de l’Académie. Il en a rejeté la faute sur ses commis, et il m’a promis d’avoir soin dorénavant que tout ce qui vous sera adressé de ma part vous soit remis franc de port. Ainsi, j’exige de votre amitié que vous acquiesciez à cet arrangement et que vous ne donniez jamais le moindre argent pour cela, quand même on vous en demanderait.

Vous n’avez pas besoin de m’encourager à travailler pour le prix de la Lune ; j’ai déjà bien des matériaux tout prêts et j’ai même déjà lu à l’Académie deux Mémoires sur le problème des trois corps, lesquels contiennent différentes vues nouvelles dont je compte faire usage dans la théorie de la Lune. Je me suis occupé, ces jours passés, pour diversifier un peu mes études, de quelques problèmes d’Arithmétique, et je vous assure que j’y ai trouvé beaucoup plus de difficultés que je ne croyais. En voici un, par exemple, dont je ne suis venu à bout qu’avec beaucoup de peine : Un nombre quelconque entier, positif et non carré étant donné, trouver un nombre entier et carré tel que soit un carré. Ce problème est d’une grande importance dans la théorie des quantités carrées qui font le principal objet de l’analyse de Diophante. Les géomètres du siècle passé s’y sont fort appliqués ; mais nous n’avons, que je sache, que la solution de Wallis[4], qui est d’ailleurs fort imparfaite et qui ne consiste que dans une espèce de tâtonnement. Au reste, j’ai trouvé à cette occasion de très-beaux théorèmes d’Arithmétique, dont je vous ferai part une autre fois, si vous le souhaitez.

Je suis charmé que vous ayez goûté ma solution des tautochrones. Je suis curieux de voir les objections de M. Fontaine tant contre cette solution que contre celle des isopérimètres que j’ai donnée dans le deuxième Volume de Turin et que M. Euler vient de redonner dans le dixième Volume de Pétersbourg. On m’a dit que le chevalier de Borda a aussi attaqué cette dernière. Si j’ai tort, je ne manquerai pas de leur rendre justice. J’ai appris que M. Camus[5] est mort. À qui a+on donné sa place ? N’est-il point question encore du marquis de Condorcet ?

Adieu, mon cher et illustre ami ; j’ai honte d’avoir si fort abusé de votre patience et je vous en demande mille pardons. Portez-vous bien, et croyez que personne au monde ne vous aime ni ne vous estime plus que moi. Je vous embrasse de tout mon cœur.

P.-S. — Je joins ici un exemplaire du dernier programme de notre Académie ; je souhaiterais fort que vous engageassiez quelques-uns de vos amis à travailler sur les lunettes d’après les principes et les vues que vous avez déjà données sur cette matière.


  1. Voir la note 3 de la page 2.
  2. Recherches sur différents points importants du système du monde. Paris, 1754-1756, 3 vol in-4o.
  3. Recherclees de Calcul intégral, p. 225-282.
  4. Jean Wallis ; géomètre, né le 23 novembre 1616 à Ashford, mort à Londres le 28 octobre 1703.
  5. Charles-Étienne-Louis Camus, géomètre et astronome, membre de l’Académie des Sciences, né à Crécy (Seine-et-Marne)le 25 août 1699, mort le 2 février 1768.