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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 065

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 134-136).

65.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 16 juin 1769.

Mon cher et illustre ami, je me disposais à vous envoyer le paquet ci-joint, et dont je vous parlerai dans un moment, lorsque j’ai reçu votre Lettre du 1er juin, par laquelle vous m’apprenez que vous avez été malade. Quoique vous n’entriez là-dessus dans aucun détail, je vois que cette maladie a été assez sérieuse, et ce que vous me dites de vos travaux me fait craindre que l’excès de l’application n’en soit la cause. Au nom de Dieu, mon cher ami, ménagez-vous ; songez que vous avez la plus belle carrière à parcourir et que le moyen d’y courir longtemps c’est de ne pas vous essouffler à l’entrée. Que mon exemple vous soit utile j’ai observé assez de régime dans le travail, et je suis cependant vieux à cinquante ans. J’espère que vous voudrez bien me donner de vos nouvelles, et je me flatte d’apprendre votre parfait rétablissement. Ne vous forcez point pour travailler à notre prix si votre santé ne vous le permet pas. Je doute d’abord qu’Euler concoure ; il a fait demander à l’Académie s’il ne pourrait pas lui envoyer son Ouvrage imprimé, et l’Académie a décidé, à la vérité contre mon avis et celui des meilleurs de nos géomètres, qu’elle s’en tiendrait à ses règles ordinaires ; ainsi, je ne sais pas s’il nous enverra son manuscrit et s’il le pourra à temps. Nous n’aurons donc vraisemblablement que des Ouvrages qui nous détermineront à remettre encore le prix. Je souhaite pour vous que nous y soyons obligés.

Le Mémoire ci-joint contient quelques nouvelles recherches sur les cordes, dont je souhaite que vous soyez content ; je vous en enverrai bientôt un autre. Vous les ferez imprimer quand et comme vous voudrez. Je serai bien charmé que vous me fassiez part de vos remarques sur mon cinquième Volume d’Opuscules. À propos de cela, je me souviens que vous m’aviez promis, il y a longtemps, quelques réflexions sur le Calcul des probabilités. Je pense que cette matière est toute neuve et aurait besoin d’être traitée par un mathématicien tel que vous.

Je verrai avec grand plaisir vos recherches sur les équations ; j’attends le Volume de 1762 et je vous prie de dire à M. Beguelin que je lirai avec attention ses Mémoires sur la Dioptrique. Faites-lui, je vous prie, mille compliments de ma part ; il ne doit point douter que je ne sois disposé à lui rendre auprès du roi tous les services qui pourront dépendre de moi, et certainement je parlerai en sa faveur en temps et lieu ; mais malheureusement je n’ai pas autant de crédit qu’il se l’imagine.

Je ne doute pas que l’Académie n’ait grand besoin d’un président ; pourquoi ne vous le ferait-on pas ? Dites-moi si cela vous convient, et j’agirai. Je vais, en attendant, préparer les voies en écrivant de nouveau au roi tout le bien que je pense de vous. À propos de votre Académie, j’ai toujours oublié de vous demander ce que vous pensez de M. Lambert[1] ; ce que j’ai lu de lui jusqu’à présent ne me paraît pas de la première force : on dit pourtant que M. Euler en faisait grand cas. J’attends incessamment de Pétersbourg le Calcul intégral de ce dernier, et je ne serais même pas fâché de voir ses Lettres à une princesse d’Allemagne ; suivant ce que vous m’en dites, c’est son Commentaire sur l’Apocalypse[2]. Notre ami Euler est un grand analyste, mais un assez mauvais philosophe.

Je désire savoir votre avis sur mes nouvelles objections à Daniel Bernoulli ; il me semble que je détruis assez bien les prétendues vibrations multiples. Le jeune Bernoulli a passé ici quinze jours ; je lui ai fait beaucoup d’amitiés ; je lui ai dit un mot du peu d’honnêteté de son oncle à mon égard et je l’ai assuré, ce qui est très-vrai, que je n’en rendrais pas moins au neveu tous les services qui dépendraient de moi, parce que, en effet, il me paraît le mériter. Vous m’aviez promis de donner un peu sur les doigts à Daniel Bernoulli, et vous ferez bien. Quant à moi, je trouve très-bon qu’on m’attaque et même qu’on me réfute, pourvu qu’on n’y procède pas, comme dit Montaigne, d’une trogne trop impérieusement magistrale[3]. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse.


  1. Jean-Henri Lambert, l’un des savants les plus remarquables du XVIIIe siècle, fils d’un réfugié français, né à Mulhouse le 29 août 1728, mort en 1777 à Berlin, où, depuis 1764, il était membre pensionnaire de l’académie.
  2. Allusion à l’Ouvrage de Newton sur l’Apocalypse.
  3. Voici la phrase de Montaigne « Pourveu qu’on n’y procède d’une trongne trop impérieuse et magistrale, je preste l’espaule aux repréhensions que l’on faict en mes escripts. » Essais, liv. III, chap. VIII. Paris, Didot, 1802, in-12, t. IV, p. 37.