Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 067

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 137-143).

67.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 15 juillet 1769.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu successivement les deux paquets que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer et j’y ai trouvé trois Mémoires pour notre Académie, que je lui ai présentés jeudi passé et dont elle m’a chargé de vous témoigner sa reconnaissance. S’ils étaient venus un peu plus tôt, on aurait pu les faire paraître dans le Volume de 1767, qui est actuellement sous presse, et j’en aurais volontiers supprimé un des miens pour leur faire place ; mais à présent la Classe de Mathématiques est déjà presque tout imprimée, et, d’ailleurs, elle est déjà si chargée, que ce serait une espèce d’indiscrétion de vouloir la grossir davantage, parce que ce ne pourrait être qu’aux dépens des deux suivantes. Ainsi, je réserverai vos Mémoires pour le Volume de 1768, qui sera mis sous presse à Pâques prochain, à moins que vous n’aimiez mieux les insérer dans le Volume de 1763 qu’on mettra sous presse à la Saint-Michel de cette année-ci ; mais, comme je n’étais pas encore ici en 1763, ce serait, ce me semble, un anachronisinne trop grand de rapporter à cette année des Mémoires qui me sont adressés en forme de Lettres ; du reste, je ferai là-dessus ce que vous voudrez.

Vos remarques sur la théorie des cordes vibrantes de M. Bernoulli me paraissent décisives. J’admire la constance avec laquelle vous êtes capable de poursuivre un même objet pendant un si long temps ; pour moi j’ai ce malheur que, à force de remanier la même matière, j’en prends à la fin un si furieux dégoût, qu’il m’est comme impossible d’y revenir encore, et c’est précisément ce qui m’est arrivé à l’égard des cordes vibrantes ; voilà pourquoi j’ai toujours négligé de répondre à M. Daniel Bernoulli, quoique je pusse le faire avec avantage. Je suis charmé que vous ayez reconnu que ma solution de l’équation de Riccati[1] revient au même que celle de M. Euler, ce qui peut servir à confirmer la bonté de ma méthode ; au reste, j’ai peine à croire que l’intégrale que donne ma méthode ne soit pas complète et générale, comme vous paraissez l’insinuer c’est un point que je me propose d’examiner à loisir. Les restrictions que vous ajoutez à ma solution générale du problème des tautochrones sont très-légitimes. Lorsque je lus à l’Académie l’appendice qui contient cette solution, j’avais dessein de l’étendre et de la perfectionner dans un Mémoire particulier ; mais, ayant vu ensuite que vous m’aviez déjà prévenu sur ce sujet, j’ai cru devoir l’abandonner entièrement, d’autant plus qu’il me semble que vous l’avez déjà presque épuisé.

Je vais maintenant, si vous me le permettez, m’entretenir un peu avec vous sur quelques points relatifs à votre cinquième Volume d’Opuscules. J’approuve entièrement les remarques que vous faites sur les lois de l’équilibre des fluides (art. 18 et suiv du Mémoire XXX) ; il y aurait peut-être quelque chose à dire à l’égard de celle de l’article 20 ; ce serait une dispute analogue à celle que j’eus autrefois avec vous touchant l’attraction d’un point vers une surface sphérique mais, comme ces sortes de discussions regardent plutôt la Métaphysique que le Calcul, je crois qu’il vaut encore mieux les laisser là. Je suis presque convaincu qu’un fluide homogène et dont toutes les parties s’attirent mutuellement dans une raison quelconque dépendante de la distance ne saurait être en équilibre, à moins qu’il ne forme une masse sphérique ; cependantil me paraît comme impossible d’en trouver une démonstration générale. Celle que vous proposez dans les articles+8 et suivants suppose que le rayon soit exprimé par une fonction rationnelle et entière de l’angle ; mais je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il le soit par une fonction rationnelle et rompue du même angle. Il est vrai que dans ce cas on pourrait toujours réduire la fonction rompue en une fonction entière par le moyen des séries, mais il est clair qu’en admettant une série infinie il serait possible d’en déterminer tous les coefficients ; au moins on ne voit point d’abord que la chose soit impossible. J’avais autrefois fait beaucoup de calculs sur ce sujet, dont j’ai retrouvé heureusement les brouillons ; peut-être pourrai-je m’en occcuper encore si je vois jour à pouvoir, me flatter de quelque succès. Au reste, je ne saurais être entièrement de votre avis par rapport à ce que vous dites à l’article 86 (p. 38) ; car, quoique l’équation de l’équilibre ait lieu à peu près lorsque est très-petit, il ne s’ensuit pas, ce me semble, que la figure qui donnerait l’équilibre rigoureux ne diffêre que d’une quantité de l’ordre de celle qui résulte de l’équation approchée de l’équilibre, à moins qu’on n’ait fait voir auparavant qu’il existe nécessairement une telle figure d’équilibre rigoureux ; en effet, s’il arrivait que les termes de l’ordre de de l’équation ne pussent jamais se détruire qu’en supposant il est clair que la figure résultante de la destruction des termes de l’ordre différerait nécessairement de celle de l’équilibre rigoureux par des quantités de l’ordre En général, il me semble que l’équilibre n’est qu’un état unique, et qu’un équilibre approché et même aussi approché qu’on voudra sera toujours un non-équilibre, de sorte que pour pouvoir tirer des conclusions exactes sur cette matière il faut absolument pouvoir résoudre le problème en rigueur, ou au moins avoir égard successivement aux quantités des différents ordres, en sorte qu’on puisse s’assurer que l’équilibre rigoureux est possible. Par exemple, vous avez trouvé qu’en supposant et l’ellipticité peut être tout ce qu’on voudra ; or, s’il était démontré qu’un fluide homogène qui recouvre une sphère solide et homogène ne saurait être en équilibre en vertu de la simple attraction mutuelle, à moins qu’il n’ait aussi la figure sphérique, ce qui me paraît très-vraisemblable, on ne pourrait plus dire que pourrait être tout ce qu’on voudrait ; or il me paraît très-possible que l’équation de l’équilibre soit telle qu’elle n’ait jamais lieu rigoureusement, à moins que ne soit abstraction faite de la force centrifuge, et que cependant elle puisse avoir lieu à peu près, c’est-à-dire aux quantités de l’ordre près.

Vos remarques sur la convergence des séries (p. 1, Mémoire XXXV) me paraissent très-justes et très-utiles ; je me rappelle d’avoir lu quelque part celle qui regarde la convergence de la série qui exprime le sinus par l’angle, mais je vous avoue qu’elle ne me paraît pas aussi nécessaire qu’à vous pour la validité de la démonstration de M. Bernoulli, qui n’est fondée que sur la théorie des équations ; au reste, le paradoxe que vous proposez sur la fin de l’article 32 de ce même § (p. 183) ne me paraît pas inexplicable. En considérant d’abord l’expression du sinus par l’arc, qu’on peut trouver directement de plusieurs manières, et supposant le sinus donné, on a une équation dont les racines sont les différents arcs qui répondent au même sinus ; maintenant, si par la méthode du retour des suites on tire de cette équation la valeur de l’arc, on n’aura, par la nature même de cette méthode, que la plus petite des racines de l’équation, et, par conséquent, l’expression de l’arc par le sinus ne représentera jamais qu’un seul arc.

J’ai un peu médité sur le paradoxe qui concerne la résistance des fluides ; il me semble que tout dépend de la supposition que les particules du fluide aient le même mouvement à la partie postérieure qu’à la partie antérieure ; j’avoue que cette supposition est légitime analytiquement, mais il se peut qu’elle ne le soit pas physiquement. En effet, si l’on considère un fluide homogène et sans pesanteur qui se meuve dans un tuyau infiniment étroit, si l’on veut, et évasé en haut et en bas, en sorte que ce tuyau ait la même figure de part et d’autre de la section de la plus petite largeur, il est clair qu’on peut supposer analytiquement que le mouvement du fluide soit aussi le même des deux côtés de cette section ; cependant il est facile de concevoir que le fluide doit nécessairement quitter les parois du vase et se mouvoir comme une masse solide continue, après avoir passé par la plus petite section ; c’est aussi ce que vous avez remarqué dans votre Traité des fluides et ailleurs. Or, le cas qui donnerait la résistance nulle peut se réduire, si je ne me trompe, à celui dont je viens de parler, moyennant quoi on pourra expliquer le paradoxe proposé.

Voilà une partie des remarques que la lecture de vos derniers Ouvrages m’a fait faire ; je les soumets entièrement à votre jugement, en vous priant de me pardonner la liberté que je prends de vous les communiquer et de ne la regarder que comme une marque du désir que j’ai de profiter de vos lumières.

Je suis infiniment sensible à la part que vous avez bien voulu prendre à ma maladie ; je suis maintenant parfaitement rétabli. J’ai communiqué à M. Beguelin l’article de votre Lettre qui le regarde ; il y a été fort sensible et m’a chargé, de vous en témoigner sa reconnaissance. M. Lambert, sur qui vous souhaitez de savoir mon sentiment, est sans contredit un des meilleurs sujets de notre Académie il est très-laborieux et soutient presque seul notre Classe de Physique. Il possède assez bien l’Analyse, mais son fort est la Physique, sur laquelle il a donné un Ouvrage estimé, intitulé Photometria[2], c’est-à-dire de la mesure de la lumière ; il y a surtout un excellent Mémoire de lui sur l’aimant dans le Volume de 1766. Au reste, il a quelque chose de singulier dans son maintien et dans sa conversation qui déplaît au premier abord, et je ne suis pas surpris que le roi ne l’ait pas goûté, ayant eu moi-même de là peine à m’accommoder à ses manières. Il était ou du moins il me parut si plein de lui-même, lorsque j’arrivai ici, que je pris le parti de ne pas le fréquenter, mais en même temps de ne laisser échapper aucune occasion de le rabaisser ; cela l’a rendu beaucoup plus traitable, et à présent nous sommes assez bons amis. Il n’a que 500 écus de l’Académie, et, si l’occasion vous venait de lui procurer une augmentation, je vous assure que vous feriez une très-bonne œuvre, car il est certainement un de ceux à qui notre Académie doit le plus[3].

Quant à moi, je suis toujours très-content de mon état et je n’en souhaite que la continuation. Je vous remercie du fond de mon cœur des offres que vous me faites touchant la place de président ; mon amourpropre ne saurait m’aveugler au point de me laisser croire que cette place puisse me convenir, surtout dans les circonstances présentes, et quoique je sois intimement persuadé que l’Académie a grand besoin d’un chef, je ne le suis pas moins de mon insuffisance pour un pareil poste, n’ayant ni le talent ni les autres qualités nécessaires pour le remplir dignement et au gré du roi. D’ailleurs, ma situation actuelle est telle qu’elle ne me laisse rien à désirer ; il est vrai que je suis marié, mais je n’ai point d’enfants et je ne souhaite pas d’en avoir ; ma femme, qui est une de mes cousines et qui a même vécu assez longtemps dans ma famille, est très-bonne ménagère et n’a d’ailleurs aucune espèce de prétention, de sorte qu’à tout prendre mon mariage ne m’est pas une charge.

Vous recevrez bientôt ou peut-être vous aurez déjà reçu le-Yolume de notre Académie de l’année qui a paru à Pâques ; M. Thiébault s’est chargé de vous le faire parvenir par le moyen d’un de ses amis qui retourne à Paris ; celui qui est actuellement sous presse, et qui appartient à l’année 1767, paraîtra à la Saint-Michel, et je tâcherai de vous l’envoyer le plus tôt qu’il sera possible ; cépendant ; comme mes Mémoires sont déjà imprimés, si avant la publication du Volume je trouve une occasion pour Paris, j’en profiterai pour vous envoyer un exemplaire de ces Mémoires, et j’y joindrai les Lettres de M. Euler à une princesse d’Allemagne, que vous souhaitez de voir et qui vous amuseront peut-être par les sorties que vous y trouverez contre les esprits forts.

Le deuxième Volume de son Calcul intégral n’a pas encore paru, et l’on ne sait pas quand il paraîtra ; il doit aussi y en avoir un troisième sur le Calcul des différences partielles. Je suis bien aise d’apprendre qu’il a dessein de concourir pour le prix ; cela diminue beaucoup le regret que j’ai de ne pas concourir aussi ; car, s’il est vrai que sa théorie soit telle qu’il l’a annoncée, il y aurait de la témérité et de la folie à vouloir entrer en concurrence avec lui. Mille pardons, mon cher et illustre ami, d’avoir abusé si fort de votre patience par une si énorme lettre ; la multitude des choses que j’avais à vous dire et plus encore le plaisir de m’entretenir avec vous m’ont entraîné presque malgré moi, mais je vous promets d’être plus discret à l’avenir. Je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Le comte Jacopo Riccati, mathématicien, né en 1676 à Venise, mort à Trévise en 1754. (Voir, au sujet de cette équation, Montucla, part. V, liv. I, t. III, p. 135.)
  2. Phototmetria, sive de mensura et gradibus luminis, colorum et umbræ. Augustæ Vindelicorum, 1760, in-8o.
  3. Voici ce que, dans une Lettre sans date, mais probablement de janvier 1765, Frédéric II écrivait à d’Alembert :

    « On m’a, pour ainsi dire, presque forcé de prendre la plus maussade créature qui soit dans l’univers pour la mettre dans notre Académie. Il se nomme Lambert, et, quoique je puisse attester qu’il n’a pas le sens commun, on prétend que c’est un des plus grands géomètres de l’Europe. Mais, comme cet homme ignore les langues des mortels et qu’il ne parle qu’équations et Algèbre, je ne me propose pas de sitôt d’avoir l’honneur de m’entretenir avec lui. En revanche, je suis très-content de M. Toussaint, dont j’ai fait l’acquisition. Sa science est plus humaine que celle de l’autre. Toussaint est un habitant d’Athènes, et Lambert un Caraïbe ou quelque sauvage des côtes de la Cafrerie. Cependant, jusqu’à M. Euler, toute l’Académie est à genoux devant lui, et cet animal, tout crotté du bourbier de la plus crasse pédanterie, reçoit ces hommages comme Caligula recueillait ceux du peuple romain, chez lequel il voulait passer pour dieu. Je vous prie que ces petites anecdotes de notre Académie ne sortent pas de vos mains. » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 392.)