Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 069

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 145-148).

69.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 7 août 1769.

Mon cher et illustre ami, je suis charmé que vous ne soyez pas mécontent de ce que je vous ai envoyé pour vos Mémoires ; je serais très-fâché que vous forçassiez rien pour les faire entrer dans le Volume de 1767, ni même dans celui de 1763, encore plus que vous supprimassiez pour cet objet aucun de vos Mémoires. Vous les ferez imprimer quand vous voudrez et quand vous le pourrez. Cependant, si le Volume de 1763 n’était pas fort, il n’y aurait pas, je crois, grand inconvénient à les y mettre, avec leur date bien entendu, puisque je vois dans vos Volumes de 1762 et autres des Mémoires lus à la fin de 1768. Au reste, je m’en rapporte là-dessus entièrement à vous, et je trouverai bien tout ce que vous ferez.

Je crois qu’en effet M. Bernoulli n’aura rien à répondre à mes nouvelles remarques. Vous êtes étonné que j’aie la patience de revenir si souvent aux mêmes objets. Ce n’est que par ce moyen que j’ai pu faire en ma vie quelque chose de passable, car il n’est pas trop dans la nature de mon esprit de m’occuper de la même chose fort longtemps de suite ; je la laisse bientôt, mais je la reprends ensuite autant de fois qu’il me vient en fantaisie, sans me rebuter, et, pour l’ordinaire, cette opiniâtreté éparpillée me réussit, lorsque souvent je n’aurais rien gagné par une opiniâtreté trop longtemps continue. Je pourrai bien, par exemple, vous envoyer encore dans quelque temps des remarques nouvelles sur le problème des tautochrones, supposé que je puisse tirer parti de quelques nouvelles vues que j’ai à ce sujet.

Je vous suis très-obligé des remarques que vous me communiquez sur mon cinquième Volume ; elles me paraissent mériter attention ; cependant, à vue de pays, je ne les crois pas sans réponse, au moins pour la plupart. Mais, comme je n’y ai pas encore pensé suffisamment, je vous en parlerai une autre fois.

Je ne me rappelle pas exactement ce que j’ai dit sur la formule

que vous assignez, dans les Mémoires de Turin de 1762-1765, pour l’intégrale de l’équation

Cependant il me paraît, en effet, que cette formule n’est qu’une inté-

grale particulière ; mais il est vrai aussi que, dans l’endroit cité, vous n’avez pas besoin de l’intégrale générale ; ainsi, cette remarque ne touche point au fond de votre méthode.

J’ai reçu, il y a quelques jours, le Volume de 1762. J’y ai trouvé le Mémoire de M. Beguelin, dont il m’avait déjà envoyé l’extrait, au moins pour ce qui me regarde. Je n’ai point encore eu le temps de le lire avec l’attention qu’il exige. Il se pourrait bien faire que ses calculs et les miens fussent également justes ; mais je soupçonne que les quantités négligées dans le calcul algébrique peuvent produire une aberration beaucoup plus grande qu’on ne croit, et ce qui me le fait penser, c’est que les objectifs calculés par feu M. Clairaut donnent aussi, pour la plupart, selon M. Beguelin, de grandes aberrations. Je reprendrai cette matière quand j’en aurai le courage, car il n’y a qu’une chose qui me rebute pour y revenir c’est la longueur des calculs qui m’ennuie et me fatigue à l’excès. Au reste, je vous prie de faire à M. Beguelin mes compliments et mes remercîments, et de lui dire que j’ai trouvé occasion de parler de lui avantageusement, à cette occasion même, dans la dernière Lettre que je viens d’écrire au Roi. J’ai dit aussi un mot de M. Lambert, d’après le bien que vous m’en dites[1] ; je désirerais beaucoup pouvoir améliorer le sort de l’un et de l’autre. Si la Photométrie[2] de M. Lambert était en latin, je vous serais obligé de m’indiquer où on la trouve. Quant aux Lettres d’Euler à une princesse d’Allemagne, il est inutile de me les envoyer, à moins qu’elles ne soient déjà parties ; en ce cas, je céderais mon exemplaire à quelque ami et je vous ferais remettre le prix du vôtre. Vous avez bien raison de dire qu’il n’eût pas dû faire imprimer cet Ouvrage pour son honneur. Il est incroyable qu’un aussi grand génie que lui sur la Géométrie et l’Analyse soit en Métaphysique si inférieur au plus petit écolier, pour ne pas dire si plat et si absurde, et c’est bien le cas de dire : Non omnia eidem Dii dedere.

Je serai ravi de recevoir le Volume de 1767, et surtout vos Mémoires. Si vous avez occasion de me les envoyer à part et le plus tôt que vous pourrez, j’en serai ravi, car j’ai grande impatience de les lire. Adieu, mon cher et illustre ami ménagez votre santé avant toutes choses, et souvenez-vous que c’est là res prorsus substantialis. Ne me faites point d’excuse de la longueur de vos Lettres je les trouve toujours trop courtes. Vale et me ama. Je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur de la Grange, directeur de la Classe mathématique
de l’Académie royale des Sciences, à Berlin
.

  1. Le même jour, en effet, 7 août, d’Alembert écrivait à Frédéric II « Les Mémoires de votre Académie des Sciences sont un excellent Ouvrage et prouvent que c’est une des Sociétés savantes les mieux composées de l’Europe. Je ne parle pas seulement de M. de la Grange, dont le mérite est bien connu de Votre Majesté ; je parle, entre autres, de MM. Lambert et Beguelin, qui donnent tous deux d’excellents Mémoires dans ce Recueil et qui me paraissent dignes des bontés dont Votre Majesté a toujours honoré le mérite, » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 460.) Frédéric lui répond le 14 septembre : « Les trois sujets dont vous parlez sont, sans contredit, ce qu’il y a de mieux dans ce corps. » (Ibid., p. 461.)
  2. Voir plus haut la note de la page 141.