Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 076

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 165-167).

76.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 20 février 1770.

Je suis charmé, mon cher et illustre ami, que vous ayez enfin reçu l’exemplaire de mes Mémoires que je vous avais destiné, et qui est resté en chemin beaucoup plus longtemps que je ne pensais, par la faute de ceux à qui je me suis adressé pour faire parvenir mon paquet à Paris. Je suis fort aise que vous ne soyez pas mécontent de ce que vous avez déjà lu, et j’ai grande envie de savoir votre avis sur le reste. Peut-être regarderez-vous le sujet de mon premier Mémoire[1] comme peu intéressant et peu digne de vous occuper ; mais je vous prie de considérer que c’est une matière qui est presque encore toute neuve et qui offre des difficultés d’un genre particulier et beaucoup plus difficiles à surmonter que celles de l’Analyse ordinaire.

Je n’ai pas encore reçu le quatrième Volume de Turin ; je suis impatient de l’avoir pour y lire les Mémoires que vous y avez fait insérer[2], et que je ne doute pas qu’ils ne répondent à la haute opinion que j’ai de votre génie.

Si vous faites imprimer quelque chose dans les Mémoires de votre Académie, je vous aurais beaucoup d’obligation si vous vouliez avoir la bonté de m’en envoyer un exemplaire ; je vous promets d’en user toujours de même envers vous pour tout ce que je publierai dans nos Mémoires. J’accepterais avec beaucoup de plaisir et de reconnaissance la proposition que vous me faites de m’envoyer un Mémoires de votre façon si je pouvais ensuite le faire paraître dans le Recueil de l’Académie mais, suivant nos règlements, il n’y peut entrer que les Ouvrages des académiciens, et, quoique votre nom méritât qu’on fit une exception en votre faveur, cependant je n’oserais m’en charger, d’autant plus qu’il n’y a personne ici qui soit véritablement en état d’apprécier vos travaux. Le Roi s’est réservé depuis quelque temps la nomination des membres étrangers, et il a même défendu à l’Académie de lui en présenter, de sorte que tout ce que l’Académie peut faire à cet égard, c’est de faire connaître à Sa Majesté, lorsque l’occasion s’en présente, le mérite de ceux qui pourraient lui faire honneur, et vous jugez bien qu’il ne tiendra pas à moi qu’elle fasse une acquisition telle que la vôtre.

Je plains M. Fontaine et je crains très-fort qu’il ne perde son procès s’il n’est mieux fondé dans ses prétentions civiles qu’il ne l’est dans les littéraires. J’ai lu son Mémoire pour les maxima et minima, et j’en ai été très-scandalisé. Je pourrais bien (et peut-être le ferais-je un jour) lui donner bien du fil à retordre au sujet de sa théorie des équations, et je crois pouvoir dire et soutenir avec beaucoup plus de fondement que lui « qu’il s’est égaré pour n’avoir pas connu la véritable théorie ». Je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Voir plus haut, p. 144, note 1.
  2. Il y en a cinq, savoir : Solution d’un problème d’Arithmétique (p. 44) ; Sur l’intégration de quelques équations différentielles (p. 98) ; Sur la méthode des variations (p. 163) ; Recherches sur les mouvements d’un corps qui est attiré vers deux centres fixes (deux Mémoires, p. 188 et 216). Voir Œuvres, t. I, p. 671 ; t. II, p. 5, 37, 67.