Aller au contenu

Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 108

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 245-249).

108.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 22 août (1772).

Mon cher et illustre ami, je profite de l’occasion de M. Borelli[1] pour vous écrire. Il vient à Berlin pour y être professeur à la place de feu M. Toussaint[2] dans l’Académie des Gentilshommes. C’est moi qui l’ai donné au Roi[3] ; j’espère qu’on en sera content. Je vous demande pour lui vos conseils et votre amitié.

J’ai reçu le Volume de 1770 et les œuvres très-mesquines du grand Kæstner. J’ai d’abord été à vos Mémoires, comme vous le croyez bien, et surtout à votre Mémoire sur les tautochrones ; mais, au bout de quelques minutes, j’ai senti que ma tête n’était pas capable de le suivre. Je l’ai donc laissé, à mon très-grand regret, pour le reprendre dans un moment plus favorable, s’il plaît à la nature de me l’envoyer. À peine ai-je de tête ce qu’il en faut pour corriger tant bien que mal les épreuves du sixième Volume de mes Opuscules, que je compte vous envoyer à la fin de l’année, et qui ne contiendra pas grand’chose qui mérite votre attention. Pour éviter tout à la fois et de me fatiguer par l’application et de me pendre d’ennui, je m’amuse à écrire l’histoire de l’Académie française ; j’en ai déjà fait la Préface, que je compte lire à notre assemblée publique du 25 de ce mois. Il faut bien tuer le temps comme on peut, quand on ne peut pas l’employer comme on veut.

Je compte que vous aurez écrit à M. de Fouchy, comme je vous l’ai recommandé, pour remercier l’Académie ; comme je n’y vais qu’une fois par semaine, j’imagine que votre Lettre aura été lue en mon absence. Vous devez avoir reçu il y a longtemps la Lettre de notre secréfaire qui vous apprend votre élection. Le Roi m’en a paru très-content. Voici ce qu’il m’écrit en date du 30 juin dernier « Vous distribuiez des billets de grand homme à ceux qui se distinguent parmi les nations étrangères. Je suis bien aise que notre La Grange soit de ce nombre ; je suis trop ignorant en Géométrie pour juger de son mérite scientifique, mais je suis assez éclairé pour rendre justice à son caractère plein de douceur et à sa modestie[4]. » Vous voyez, mon cher et illustre ami, qu’on vous rend la justice que vous méritez.

Non, vraiment, il n’y a que les pensionnaires qui aient droit de suffrage dans nos élections. C’est une absurdité à laquelle j’ai tâché en vain de remédier. Imaginez-vous que le marquis de Condorcet et l’abbé Bossut n’ont point voté dans votre élection, tandis que des chimistes et des anatomistes donnaient leur suffrage. Cela est à faire rire. Mais il y a ici bien d’autres sottises plus graves, qui font rire et pleurer tout à la fois.

La place de secrétaire de l’Académie française ne rapporte que 1200 livres, assez mal payées, et un fort vilain logement, que je ne me soucie pas d’occuper, parce qu’il est si triste et si sombre, que j’y mourrais de consomption.

L’auteur qui se croit si lésé dans le jugement du prix est le P. Frisi, avec qui je suis presque brouillé pour ce sujet, et qui a écrit à l’Académie une Lettre passablement impertinente. On ne l’a que trop bien traité, car il y avait des fautes considérables dans sa pièce ; on n’a pas même jugé qu’elle méritât l’accessit, mais seulement qu’on en-fît mention avec éloge, parce qu’en effet il y a beaucoup de travail et quelques points assez bien discutés. Il faut le laisser se plaindre et corriger, s’il le peut, ses paralogismes.

Voilà deux Volumes que le jeune Cassini[5], fils de notre astronome et astronome lui-même, me charge de vous envoyer de sa part. C’est un jeune homme plein d’ardeur et d’honnêteté. Écrivez-moi un mot obligeant pour lui ; il en sera flatté au delà de toute expression.

L’Ouvrage de Kæstner que vous m’avez envoyé me paraît assez peu de chose. Cet homme me paraît bien médiocre comme géomètre, bien ginguet[6] comme philosophe et bien ridicule comme bel esprit. Croyez-vous que je doive répondre à ses objections sur mon Hydrodynamique ? Il me semble qu’elles n’en valent pas trop la peine. Je ferai pourtant ce que vous me conseillerez à ce sujet, car il y a des demi-savants à qui la réputation de cet homme peut en imposer.

Vous croyez bien que, n’ayant pas pu lire vos Mémoires, je n’ai pas cru devoir user ma tête à lire l’Ouvrage que vous m’avez envoyé sur une nouvelle manière d’écrire. Je l’ai prêté à un de mes amis, qui s’occupe de matières semblables et qui m’a promis de me dire ce que c’était.

C’est par plaisanterie que je vous ai dit que j’espérais que notre confraternité, devenue triple, ne refroidirait point notre amitié. Je me connais trop bien et je vous connais trop bien aussi pour n’être pas assuré qu’au contraire nos sentiments mutuels n’en seront que plus affermis.

P.-S. — Je me suis informé si notre secrétaire vous avait écrit pour vous notifier votre élection, car il est tout capable d’y manquer ; j’ai su qu’il s’était acquitté de ce devoir et que vous lui aviez répondu pour remercier l’Académie. Ainsi tout va bien. Nous avons fait, il y a quelques jours, Franklin[7] associé étranger à la place de Morgagni, qui est mort. Les secondes voix ont été pour M. Margraff, et il n’aurait pas tenu à moi qu’il n’eût eu les premières ; mais j’espère que nous ferons bientôt cette bonne acquisition, au moins si on prend un arrangement que j’ai proposé, et qui serait très-convenable. Faites-lui, je vous prie, mes compliments, et assurez-le du désir que j’aurais d’être doublement son confrère. Je me souviens toujours avec reconnaissance de la manière obligeante dont il a bien voulu me recevoir dans la visite que j’eus l’honneur de lui rendre à Berlin.

Quand vous en aurez le temps, et tout à votre aise, voyez s’il y a le sens commun aux différents articles d’une certaine grande Lettre que je vous ai écrite il y a quelques mois. Je me souviens à peine en gros de ce qu’elle contenait. Dites-moi ce que vous en pensez. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse.

P.-S. — Il m’est venu, mon cher ami, une pensée bonne ou mauvaise c’est d’ajouter au paquet que je vous envoie de la part du jeune Cassini les feuilles déjà tirées de mon sixième Volume d’Opuscules. Je vous enverrai le reste à la fin de l’année, quand l’Ouvrage sera fini, avec les Planches bien gravées, car celles que je joins ici ne sont que des croquis. Je souhaite plus que je n’espère que vous trouviez dans ces rogatons quelque chose d’intéressant. J’ai corrigé quelques fautes d’impression que j’ai remarquées au hasard ; il pourrait bien y en avoir beaucoup davantage, sans compter les fautes de l’auteur. Je vous préviens qu’à la page 187, ligne deuxième, j’ai mis par mégarde doubler au lieu de quadrupler, ce qui a occasionné dans les articles suivants quelques méprises de calcul peu importantes, qui seront corrigées dans l’errata.

Vous verrez à la page 83 que, pour achever de confondre le P. Boscovich, car je ne doute nullement qu’il ne soit l’auteur des assertions que je réfute[8], j’ai cru pouvoir faire usage, mais sans vous nommer ni vous désigner, d’une Lettre que vous m’avez écrite à ce sujet, et où il n’y a d’ailleurs rien d’offensant pour personne. Ainsi vous ne serez compromis en aucune manière. Mais ce jésuite est si insolent et a si bonne opinion de lui, que je n’ai pas été fâché de multiplier les coups de massue que je lui donne.

Je vous avais mandé, il y a quelque temps, que le caissier ou secrétaire de M. de Buffon, notre trésorier, m’avait demandé 48 livres de droit sur votre prix, que je lui avais données, en lui disant que cela me paraissait exorbitant. Il a sans doute eu des remords, car il m’a rendu 24 livres, que j’ai remises à M. de la Lande ; il a dû charger M. Bernoulli de vous les remettre de sa part. Je suis fâché que vous n’ayez pas eu franc l’argent de votre prix ; mais, malgré les frais, j’ai mieux aimé, et pour cause, qu’il fût entre vos mains que dans la caisse de l’Académie.

Je ne sais si vous pourrez démêler les lignes dans les figures croquées que je vous envoie, mais je n’en ai pas d’autres en ce moment.

Adieu iterum, mon cher et illustre ami ; aimez-moi toujours.

(En note : Répondu le 13 octobre 1772.)

  1. Jean-Alexis Borrelly, littérateur, né à Salernes (Var) en 1738, mort vers 1810 à Berlin, où il était devenu membre de l’Académie dès le mois d’octobre 1772.
  2. François-Vincent Toussaint, écrivain, né à Paris vers 1715, mort le 22 juin 1772 à Berlin, où il était membre de l’Académie depuis 1764.
  3. Le 30 juin 1772, Frédéric II écrivait à d’Alembert : « À propos, nous venons de perdre Toussaint ; il me faut un bon rhétoricien à sa place. J’ai pensé à ce Delille, traducteur de Virgile… En cas qu’il refuse, je vous prie de me proposer quelque autre sujet de mérite et qui pût figurer pour les Belles-Lettres dans notre Académie. » Le 14 août, d’Alembert répond « Je n’ai rien négligé pour répondre à la confiance dont Votre Majesté a bien voulu m’honorer en me chargeant de choisir un professeur de rhétorique et de logique pour son Académie des Gentilshommes. Après les informations et les perquisitions les plus exactes, je crois y avoir réussi, et j’ai l’honneur d’envoyer ce professeur à Votre Majesté. Je crois pouvoir lui répondre de sa capacité, de son caractère et de sa conduite. »
  4. Voir la Lettre entière de Frédéric II dans ses Œuvres, t. XXIV, p. 568.
  5. Jacques-Dominique Cassini, astronome, membre de l’Académie des Sciences, puis de l’Institut, né à Paris le 30 juin 1747, mort le 18 octobre 1845. Il était fils de César-François Cassini de Thury. La famille des Cassini était originaire du comté de Nice.
  6. Ginguet, mince, de peu de valeur.
  7. Benjamin Franklin, né à Boston le 17 janvier 1706, mort à Philadelphie le 17 avril 1790.
  8. Voir plus haut, p. 214 et 216.