Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 114

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 260-263).

114.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 9 avril 1773.

Mon cher et illustre ami, j’ai communiqué à M. de la Place les réflexions très-justes et très-sages que vous faites sur les vues qu’il a par rapport à l’Académie de Berlin, et nous profiterons de vos avis si les circonstances mettent M. de la Place dans le cas de suivre ces vues. Son admission récente à l’Académie des Sciences et quelques changements qui pourront peut-être arriver dans sa position à l’École milifaire nous le feront peut-être conserver, et je le souhaite pour notre Académie, où la Géométrie commence à s’affaiblir beaucoup. Nous venons de donner à M. de Condorcet la survivance de la place de secrétaire[1]. Il la méritait bien par les excellents Éloges qu’il vient de publier des académiciens morts avant 1699, où commencent les Éloges de Fontenelle. Vous aurez peut-être déjà reçu ces Éloges, que M. de Condorcet m’a dit vous avoir envoyés, et je crois que vous en serez content. Ils ont eu ici un succès unanime.

Vous aurez peut-être aussi reçu la suite et la fin du sixième Volume de mes Opuscules ; vous-n’y trouverez pas grand’chose qui mérite votre attention. J’y ai donné une manière nouvelle d’envisager le mouvement des fluides dans des vases, qui peut servir, si je ne me trompe, à expliquer les mouvements les plus irréguliers, sans avoir recours à la théorie fausse et précaire du chevalier de Borda sur ces questions. Je me propose même de développer cette théorie, sur laquelle j’ai déjà bien des matériaux ; mais je ne me mettrai pas sitôt à ce travail, ayant résolu, pour reposer ma tête, de m’abstenir au moins pendant une année de tout travail mathématique ; j’y supplée par quelques occupations littéraires, et principalement par l’histoire de l’Académie française, dont je fais la continuation et que j’ai fort avancée cet hiver. Ce travail, sans m’intéresser à beaucoup près autant que la Géométrie, met au moins dans ma vie un remplissage qui me la fait supporter.

Je voudrais savoir, mon cher ami, si la mort du roi de Sardaigne[2] et l’avènement de son successeur au trône apporteront quelque changement à votre état ; le nouveau roi entendra-t-il assez les intérêts de sa gloire pour vous rappeler dans votre patrie ? S’il vous fait des propositions, je vous conseille fort de ne les accepter que dans le cas où elles seraient convenables et avantageuses, car je vois que vous êtes heureux à Berlin, que vous y jouissez d’une fortune suffisant à vos désirs, que vous y vivez dans le repos et avec l’estime du Roi et celle du public, que vous n’y êtes point exposé à l’oeil vigilant de la superstition et de l’intolérance, et je crois que vos principes de conduite sont assez semblables aux miens, savoir que quand on est à peu près bien il faut rester comme on est, la condition humaine ne permettant pas qu’on soit bien tout à fait. Si vous apprenez quelque chose ou si vous formez quelque résolution à ce sujet, ma tendre amitié espère que vous lui en ferez part.

Nous venons de donner le prix des montres marines, pour la seconde fois, à M. Le Roy[3] ; il y avait pourtant une autre montre d’un horloger nommé Berthoud[4], qui valait peut-être encore mieux que celle de Le Roy ; mais Berthoud, je ne sais par quelle raison, n’a pas voulu se mettre au concours. Nous proposerons pour prix quelques questions sur les aiguilles aimantées. Je vous enverrai le programme dans quinze jours, dès qu’il sera public. Je compte sur la promesse que vous me faites d’envoyer quelque chose pour le concours de la Lune ; je suis d’avance très-curieux de voir ce que vous aurez fait sur l’équation séculaire. Quant aux Mémoires que vous destinez à notre Académie, soyez sûr d’avance qu’ils seront très-bien reçus. Adieu, mon cher et illustre ami, je vous embrasse de tout mon cœur. Le marquis Caraccioli, avec qui je parle souvent de vous, vous fait mille compliments.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie royale
des Sciences de Prusse, à Berlin
.
(En note : Répondu le 1er mai 1773.)

  1. Voici comment les choses se passèrent :

    Le 27 février 1773, Grandjean de Fouchy donna connaissance à l’Académie des Sciences de la demande qu’il avait adressée au duc de la Vrillière pour qu’on lui donnât Condorcet comme adjoint au secrétariat, et de la réponse qu’il avait reçue. Cette réponse motiva quelques représentations de l’Académie, qui, le 6 mars, vota l’adjonction de Condorcet. Le 10, M. Trudaine, président, lut à la Compagnie la Lettre suivante du duc de la Vrillière :

    « J’ai l’honneur, Monsieur, de vous informer que, d’après la délibération de l’Académie, le Roi a accordé à M. de Condorcet l’adjonction et la survivance à la place de secrétaire, l’intention de Sa Majesté étant qu’il succède à cette place dans le cas où elle viendrait à vaquer. » (Registres manuscrits de l’Académie des Sciences.)

  2. Charles-Emmanuel III, mort le 20 février 1773, avait eu pour successeur son fils Victor-Amédée III.
  3. Le sujet du prix était de déterminer la meilleure maniére de mesurer le temps à la mer. Pierre Le Roy, horloger du Roi (né à Paris en 1717, mort à Vitry-sur-Seine en 1785), avait déjà remporté, en 1769, le prix proposé sur le même sujet. Voir Mémoires de l’Académie des Sciences, année 1773, Histoire, page 76, et l’Avertissement (p. 3) du Tome IX du Recueil des prix de la même Académie.
  4. Ferdinand Berthoud, qui devint plus tard membre de l’Institut, était né en 1725 dans le canton de Neuchâtel et mourut à Groslay (Seine-et-Oise) le 20 juin 1807. Il y avait une grande rivalité entre lui et Le Roy. Voir, entre autres, l’Ouvrage de Le Roy intitulé Précis des recherches faites en Frane, depuis l’année 1730, pour la déterminationdes longitudes en mer pour la mesure artificielle du temps (Amsterdam et Paris, 1773, in-4o.