Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 121

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 277-279).

121.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 20 décembre 1773.

Quoique ma conscience ne me reprochât nullement d’avoir manqué envers vous, mon cher et illustre ami, aux sacrés devoirs de la reconnaissance et de l’amitié, et que d’ailleurs la bonté et la noblesse de votre caractère pussent m’être de sûrs garants de la continuation des sentiments dont vous m’honorez depuis si longtemps, votre long silence m’avait néanmoins jeté dans quelques inquiétudes, et je vous ai des obligations infinies de la complaisance que vous avez eue de m’écrire tout exprès pour m’en tirer. J’ai reçu votre Lettre du 6 peu de jours après celle du 27 septembre, qui m’a été remise par M. le comte de Crillon ; j’ai d’abord vu, tant par cette dernière que par ce que M. le comte lui-même m’a dit, que mes craintes sur votre sujet étaient mal fondées, et je me suis reproché de les avoir laissé paraître dans ma Lettre à M. le marquis de Condorcet. M. de Crillon n’a fait qu’une apparition à Berlin ; il était fort pressé de partir pour Pétersbourg, où il compte de passer l’hiver, dans le dessein de revenir ici au printemps pour voir les manœuvres des troupes. Je me réserve donc à lui remettre alors les livres et tout ce que je pourrai avoir pour vous et pour l’Académie. Malgré la brièveté de son séjour à Berlin, j’ai eu le bonheur de profiter deux ou trois fois de sa conversation, qui m’a donné la plus grande idée de son mérite et de ses talents ; j’espère être plus heureux encore à son retour de Russie, et je serai d’autant plus charmé de l’entretenir alors, qu’il pourra me donner des idées nettes d’un pays dont on parle si diversement.

J’approuve très-fort la résolution que vous avez prise de renoncer pour quelque temps à la Géométrie et de laisser un peu reposer votre tête ; vous pourrez y revenir ensuite avec de nouvelles forces et regagner en un instant tout le temps perdu. Comme les remarques que je vous ai annoncées sont peu de chose et ne regardent presque que la manière de déterminer le mouvement de l’apogée, je remettrai à une autre fois à vous les communiquer, et j’attendrai même pour cela que vous soyez revenu entièrement au giron de la Géométrie.

Ce que vous me dites du P. Boscovich ne me surprend pas ; je connais depuis longtemps la briga fratesca[1] ; il n’est sûrement pas indigne d’être de votre Académie, dont tous les membres ne sont pas des d’Alembert, mais il le deviendrait s’il prétendait y entrer d’une manière irrégulière.

À propos d’Académies, j’ai reçu, il y a peu de temps, une Lettre de M. Giraud de Keroudou[2], nouveau professeur au Collége royal[3], par laquelle, en me faisant part de sa nomination à cette place, qu’il regarde comme l’effet de votre recommandation et de celle de M. de Condorcet, il me demande comment il devrait s’y prendre pour se procurer l’entrée dans notre Académie. Je lui ai répondu que je croyais que le meilleur et même l’unique moyen pour cela était d’écrire directement au Roi, comme bien d’autres l’ont déjà fait avec succès ; mais j’ai oublié de lui dire qu’il ne doit pas faire sentir dans sa Lettre que c’est moi qui lui ai suggéré cet expédient ; cela aurait l’air de cabale et ferait un très-mauvais effet dans l’esprit de notre maître. S’il n’a pas encore écrit, je vous prie de lui dire un mot de ce que je prends la liberté de vous confier.

J’ai fait votre commission à M. Bitaubé, qui m’a chargé de ses compliments et de ses remercîments pour vous. La pièce qu’on vous a annoncée pour le prix sera prête à partir vers les derniers jours de ce mois ; elle ne traite que de l’équation séculaire de la Lune, et l’auteur n’y attache nul prix, non pas tant par modestie que parce qu’il en est peu content lui-même ; il paraît que le sujet est un peu ingrat, et je crois que, si on pouvait le changer, on mettrait les géomètres de l’Europe un peu plus à leur aise.

Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse de tout mon cœur et je vous prie de recevoir tous les vœux que je fais pour vous à l’occasion du renouvellement de l’année.

P.-S. — Au nom de Dieu, ne donnez pas mon Mémoire, que vous aurez peut-être déjà reçu, à l’Académie, sans l’avoir un peu parcouru et sans avoir jugé s’il peut mériter cet honneur. Mon amitié en rend la vôtre responsable.

À Monsieur d’Alembert, Secrétaire de l’Académie française,
des Académies des Sciences de Paris, Berlin, Pétersbourg, etc., etc., à Paris
.

  1. L’intrigue des moines.
  2. L’abbé Girault de Keroudou avait été professeur de Philosophieau Collége de Navarre.

    Il a publié divers écrits mathématiques.

    La Bibliothèque de l’Institut possède en copie une Lettre de Condorcet à Turgot au sujet de cet abbé. En voici un extrait :

    « Je vous prie de vouloir bien me rendre le service de défendre un de mes amis contre un mauvais tour que Fouchy lui a joué par malice ou par bêtise. C’est M. l’abbé Girault de Keroudou, professeur au Collége royal et à celui de Navarre. C’est un homme de mérite qui a été, il y a quinze ans, mon professeur, et qui depuis ce temps est resté mon ami. Il a des connaissances mathématiques très-étendues et il désirait être de l’Académie. En conséquence, il a présenté un Mémoireà l’Académie pour lui prouver qu’il était du bien des Sciences d’avoir une place toujours remplie par un professeur de l’Université, et, par ce moyen, de répandre les découvertes des académicienset d’introduiredans les Collèges une bonne doctrine. On a rejeté ce projet ; je ne sais si l’on a eu raison. M. de Fouchy, qui devait alors garder le Mémoire dans ses registres ou le rendre à l’auteur, l’a communiqué à des membres de l’Université, qui en ont dénoncé au tribunal un extrait infidèle. Cela fait un très-ridicule procès à l’abbé Girault…. Le prétexte du procès est qu’il est dit dans le Mémoire que l’enseignement de la Philosophie a besoin de réforme dans l’Université. »

    Cette Lettre n’est point datée, mais elle a été écrite pendant le ministère de Turgot, c’est-à-dire du 20 juillet 1774 au 12 mai 1776.

  3. Il y était professeur de Mécanique.