Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 145

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 322-324).

145.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 25 septembre 1776.

Je profite, mon cher et illustre ami, du départ de M. Thiébault pour vous écrire et pour vous envoyer sans frais le nouveau Volume de nos Mémoires, ainsi que les deux derniers Volumes des Commentaires de Gœttingue ; ces deux Volumes ne contiennent rien d’intéressant pour vous, mais il faut que vous les ayez, puisque vous avez déjà les premiers. Je compte que vous aurez reçu, à l’heure qu’il est, un paquet que je vous ai adressé par le canal de M. de Lalande ce paquet contient un exemplaire de mon Mémoire sur les intégrales particulières pour vous et un exemplaire de mon autre Mémoire sur le mouvement des nœuds pour le marquis de Condorcet ; comme ce dernier exemplaire est sans figures, parce que lors de l’envoi les planches n’étaient pas encore prêtes, je vous en envoie maintenant les figures à part, et même doubles, pour que vous en remettiez un exemplaire au marquis de Condorcet et l’autre à M. de la Place ; vous les trouverez dans le Volume de nos Mémoire. Je suis très-flatté du suffrage du marquis de Condorcet, que je regarde comme un des meilleurs juges dans la matière dont il s’agit ; je vous prie de lui en témoigner ma sensibilité ; peut-être même lui écrirai-je aussi directement par M. Thiébault, si je le puis avant son départ, qu’on m’a dit être plus proche que je ne croyais. Si je ne le fais pas, je vous supplie de lui faire mon compliment sur sa nouvelle place et de lui dire toute la part que je prends à ses succès très-mérités.

Ce que vous me dites de la situation de votre esprit me cause la plus vive inquiétude, parce que je crains qu’elle n’influe sur votre santé. Je crois que rien ne vous serait peut-être plus utile qu’un voyage, et vous auriez, si j’ose le dire, grand tort de ne pas vous rendre aux invitations pressantes du Roi et aux prières de vos amis ; mais, malgré l’espèce d’assurance que vous m’en donnez, je n’ose presque pas l’espérer. Si vous venez, ne pourriez-vous pas engager, notre ami le marquis de Condorcet à vous accompagner ? Ma joie serait bien complète de pouvoir vous embrasser tous les deux après une si longue absence. Notre Académie aurait doublement à se féliciter de votre venue, et par l’honneur de vous recevoir et par les services que vous pourriez lui rendre, non seulement auprès du Roi, mais aussi de son successeur, qu’on m’a dit ne pas lui céder dans ses sentiments pour vous j’ignore ce qu’il pense de moi, parce que je n’ai eu que très-peu d’occasions de lui parler, et que mon genre de vie retiré et mon caractère éloigné des intrigues m’ont empêché de chercher à m’en procurer davantage. Je ne souhaite rien, sinon qu’il ne me juge pas indigne de la place que j’occupe ; ailleurs je ne devrais peut-être avoir aucune inquiétude là-dessus, mais ici il n’en est pas de même. Si vous venez à Berlin, vous serez à portée de connaître ses intentions et de dire quelques mots en ma faveur si vous ne venez pas et qu’il survienne un changement, à quoi il semble que nous sommes depuis quelque temps fort exposés tous les hivers, oserais-je vous prier d’avance de me recommander à sa bienveillance en lui écrivant sur son avènement à la couronne[1] ? J’ai voulu profiter, pour vous entretenir sur cette matière, de l’occasion de cette Lettre, qui doit vous être remise en mains propres.

Je crois que je me suis trompé dans la réponse que j’ai faite à une de vos objections contre mon Mémoire sur les ressorts. Vous dites, dans la Lettre du 8 novembre 1771, que, si lorsque et sont égaux à zéro (comme je le suppose page 174), il s’ensuivrait de l’équation que donne égal à tout ce qu’on voudra, et qu’ainsi le ressort serait en ligne droite. J’en conviens, et je remarque que cette équation a en effet pour une de ses intégrales particulières comprises dans l’intégrale générale ; ainsi ma proposition est légitime.

Il y a quelque temps que je vous ai envoyé par la poste une Lettre de M. Beguelin, que je compte que vous aurez reçue. Le Roi a donné dernièrement 400 écus de pension à M. Weguelin, autant à M. Lambert, 200 à M. de Castillon et autant à M. Mérian[2]. Comme M. Beguelin n’a pas été compris dans cette distribution, non plus que dans aucune des précédentes, en sorte qu’il est maintenant le seul des anciens membres qui ne soit pas pensionné de l’Académie, je m’imagine que, sachant l’intérêt que vous avez toujours montré pour lui, il aura voulu vous prier de dire un mot en sa faveur c’est pour cela que je me suis hâté de vous envoyer sa Lettre. Au reste, M. Thiébault pourra vous mettre entièrement au fait de l’état des choses et vous dire bien des choses qu’on n’ose guère confier à des Lettres. Adieu, mon cher et illustre ami je fais les vœux les plus ardents pour la continuation de votre santé et pour qu’elle vous permette d’entreprendre le voyage projeté. En attendant que j’aie le bonheur de vous embrasser en personne, je vous embrasse très-tendrement dans mon cœur.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire de l’Académie française,
des Académies des Sciences de Paris, de Berlin, de Pétersbourg ; etc., etc.,
au Louvre, à Paris
.

  1. La Grange prenait ses précautions de loin, car Frédéric II ne mourut que dix ans plus tard, le 17 août 1786.
  2. Jean-Bernard Mérian, littérateur, né à Liechstall, près Bâle, le 28 septembre 1723, mort le 12 février 1807 à Berlin, où il était membre de l’Académie depuis 1750.