Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 171

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 375-377).

171.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 2 novembre 1782.

Mon cher et illustre ami, ce n’est ni par oubli ni par négligence que j’ai été longtemps sans avoir l’honneur de vous écrire, mais uniquement par respect pour vos occupations, et surtout parce que je voulais attendre que je pusse vous présenter en même temps mes nouvelles recherches sur la libration. Elles étaient imprimées dès le mois de février, mais je n’ai trouvé que depuis peu des occasions d’en faire passer des exemplaires en France. M. de la Place, à qui j’ai pris la liberté de les adresser, vous en remettra ou vous en aura peut-être déjà remis un de ma part ; je vous supplie de le recevoir comme un hommage que je vous dois à tant de titres et de le lire avec toute l’indulgence que votre amitié pour moi pourra vous inspirer. Je sens que cet écrit en a le plus grand besoin, tant pour le fond que pour la forme, et je n’en serai content que lorsque j’apprendrai que vous l’êtes.

Vous devez avoir appris la perte que nous avons faite, il y a deux mois, de M. Margraff. Le Roi a choisi sur-le-champ M. Achard pour le remplacer comme chimiste de l’Académie et comme directeur de la Classe de Physique. Je viens d’acquérir pour confrère un de mes compatriotes et amis, l’abbé Denina[1], connu par plusieurs bons Ouvrages italiens, et surtout par ses Révolutions d’Italie[2]. Le Roi l’a fait venir de Turin à la recommandation du marquis de Lucchesini qui l’avait beaucoup vu en Italie, et, quoique l’Académie, dans l’état où elle est, ait peut-être plus besoin de savants que de littérateurs, elle ne peut néanmoins que se féliciter de cette acquisition. Pour moi, qui n’y ai eu aucune part ni directe ni indirecte, j’en profiterai d’autant mieux.

Je ne doute pas que vous n’ayez entendu parler du projet de m’attirer à Naples pour y occuper une place dans la nouvelle Académie. Le marquis Caraccioli m’en avait fait, en effet, la proposition de la part du ministre vers la fin de l’année passée. Je lui répondis qu’étant assez content de ma situation dans ce pays et du pays même, à l’exception du climat, et n’ayant d’ailleurs d’autre désir que celui du repos nécessaire à mes études, je ne pouvais prendre de détermination à ce sujet que je ne susse précisément ce qu’on pourrait exiger de moi ; je lui marquai en même temps ce que j’ai ici et à quoi je suis tenu. Il ne m’a pas récrit depuis, soit que ses occupations en Sicile l’en aient empêché, ou que mon indécision l’ait refroidi, ou qu’enfin les circonstances relatives à l’Académie aient changé. Comme je crois que vous entretenez avec lui un commerce direct, oserais-je vous prier de lui dire quelque chose de ma part sur cet objet ? Mon unique crainte est que le peu d’empressement ou plutôt la réserve que j’ai montrée à répondre à son invitation ne l’ait peut-être un peu indisposé contre moi, et j’en serais d’autant plus affligé que c’est, après vous, la personne du monde à qui j’ai le plus d’obligation, parce que je lui dois votre connaissance et l’occasion que j’ai eue, en 1764, de gagner votre amitié.

Je travaille peu et lentement, et je n’ai lu cette année que des Mémoires de remplissage que je ne ferai point imprimer ; mais je compte donner encore la théorie des variations séculaires des aphélies et des excentricités de toutes les planètes, traitée de la même manière et avec la même étendue que celle des nœuds et des inclinaisons. Je vais maintenant mettre sous presse mon Mémoire sur le mouvementdes fluides je suis empressé de le soumettre à votre jugement, comme à celui du créateur de cette théorie. Comme il n’est pas à beaucoup près aussi long que celui sur la libration, j’espère que je trouverai aussi plus facilement une occasion de vous en faire passer un exemplaire.

Conservez-moi, mon cher et illustre ami, votre précieuse amitié, dont je suis aussi jaloux que de votre estime ; je m’efforcerai toujours de mériter l’une et l’autre par tous les moyens qui seront en mon pouvoir. J’ai appris que le marquis de Condorcet est aussi devenu votre confrère à l’Académie française ; voudriez-vous bien avoir la complaisance de lui en faire compliment de ma part, en lui renouvelant l’assurance de tous les sentiments que je lui ai voués ? Adieu, je vous embrasse de toute mon âme.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire de l’Académie française,
de l’Académie des Sciences, etc., etc., au Louvre, à Paris
.

  1. Giacommaria-Carlo Denina, historien et littérateur, né à Revel (Piémont) en 1731, mort le 5 décembre 1813.
  2. Delle revoluzioni d’Italia.