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Critias (trad. Cousin)/Notes

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome douzième
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NOTES

SUR LE CRITIAS.

Mêmes secours que pour le Timée.

Page 249. — Supposons un peintre qui aurait à représenter des objets empruntés à l’humanité ou à la nature : nous savons quelle facilité et quelle difficulté il trouve à satisfaire le spectateur par la fidélité de ses tableaux. A-t-il eu à peindre la terre, des montagnes, etc., nous sommes d’abord contents s’il a su en rendre à peu près quelque chose avec la moindre vraisemblance. Mais, dès qu’un peintre entreprend de représenter des êtres humains, l’habitude que nous avons d’en voir et d’en observer nous fait découvrir toutes les fautes au premier coup d’œil. Bekker, p. 146... περὶ τὰ θεῖά τε ϰαὶ τὰ ἀνθρώπινα σώματα.....

Ἀνθρώπινα est la leçon de toutes les éditions et de tous les manuscrits, et elle est très-bonne ; car elle exprime déjà le contraste que Platon développe ensuite par ῥαστώνες τε πέρι ϰαὶ χαλεπότητος, et par γῆν μὲν ϰαὶ ὄρη.... θεία, en opposition à ἀνθρώπινα, peut fort bien signifier ce qui n’est pas l’humanité, ce qui se rapporte à la nature, au monde, lequel a été démontré divin. Cette interprétation vaut encore mieux que la correction arbitraire inventée par Cornarius, et adoptée par Ast et Stalbaum, celle de οὐράνια au lieu de ἀνθρώπινα, correction qui efface d’abord l’opposition dont ce passage entier est rempli.

Page 255. — Une des meilleures preuves de l’incomparable fertilité de cette contrée, c’est qu’elle pouvait nourrir une grande armée composée de gens du voisinage dépendants de nous. Bekker, page 153.... στατόπεδον πολὺ τῶν περὶ τὲν γῆν ἀργὸν ἔργων.

J’avoue, avec Stalbaum, que je ne sais ce que signifie cette leçon que Bekker adopte, et qu’il tire de deux manuscrits. Je lis, avec toutes les anciennes éditions, et d’après l’excellent manuscrit de Paris, στρατόπεδον πολὺ τὸ τῶν περιοίϰον ; et je ne vois pas pourquoi on supposerait, avec Stalbaum, que ce n’est point là la vraie leçon de Platon. Elle a été suivie par Ficin et par Ast. Ficin : universum circagarum exercitum. Ast : accolarum. Stalbaum : magnum exercitum ex iis constantem qui circumhabitarent. Schneider, au mot περίοιϰοι, fait remarquer que dans la Politique, Aristote désigne souvent par περίοιϰοι et περιοιϰίδες, benachbarte Unterthaenige und Sklavendienste leistende Bewohner. Aristote, Polit. vi, 5, dit que les Carthaginois avaient coutume d’envoyer successivement quelques-uns d’entre eux πρὸς τὰς περιοιϰίας pour s’enrichir. M. Thurot traduit : pour administrer les villes dépendantes du territoire de la république, liv. VI, p. 409. Le dernier traducteur de la Politique d’Aristote, M. Saint-Hilaire (t. ii, p. 316), traduit : dans les colonies. Ce sens est peut-être un peu trop spécial, et je préfère interprétation plus générale de Schneider (eine benachbarte und untergebene Staat). Ce pouvaient être des colonies proprement dites, ce pouvaient être aussi de simples dépendances, des provinces, des pays conquis et devenus sujets de l’état. Les colonies proprement dites s’appelaient ἀποιϰίαι. Aristote, dans la Politique, ne confond jamais ces deux mots.

Page 256. — Aussi, comme il arrive dans les longues maladies, notre pays, auprès de ce qu’il était autrefois, est devenu semblable à un corps malade tout décharné... etc. Bekker, p. 154 : ϰααπὲρ ἐν ταῖς μαϰραῖς νόσοις.

Stalbaum, p. 398, lit avec tous les manuscrits : ϰαθάπερ ἐν ταῖς μιϰραῖς νήσοις. Voici les motifs qui m’ont fait préférer la leçon adoptée par Bekker.

Μιϰραῖς et μαϰραῖς sont de la permutation la plus simple, et la vraie différence des deux leçons est tout entière dans νήσοις au lieu de νόσοις. Une fois νήσοις adopté par un copiste, celui-ci aura dû mettre μιϰραῖς. Or, la leçon νήσοις est formellement condamnée par le meilleur de tous les manuscrits, celui de Paris, lequel, après avoir écrit νήσοις, donne la correction νόσοις. Voilà pour l’argument tiré des manuscrits.

2° Grammaticalement si on lit νήσοις, il faudrait que la phrase fut terminée et achevée avant πρὸς τὰ τότε, qui commence, un autre ordre d’idées : or, cela n’est pas.

3° La première phrase est parfaitement complète jusqu’à λέλειπται δή. Y revenir par μιϰραῖς νήσοις, serait de mauvais goût ; au contraire, pour amener la forte expression νοσήσαντος σώματος ὀστᾶ, il est bon de mettre d’abord ϰατάπερ ἐν ταῖς μαϰραῖς νόσοις.

Page 257. — Dans une inondation qui est la troisième avant le désastre de Deucalion. Bekker, p. 155 : πρὸ τῆς ἐπὶ Δευϰαλίωνος φθορᾶς τρίτον πρότερον ὕδατος ἐξαισίου γενομένου.

La note de Stalbaum, p. 400-401, explique très bien toute cette phrase ; seulement je ne vois aucune raison décisive de substituer τρίτον à τρίτου, qui est dans tous les manuscrits, et se rapporte à ὕδατος ἐξαισίου.

Page 259. — En état de porter déjà les armes, et de les porter encore. Bekker, p. 157 : τὸ δυνατὸν πολεμεῖν ἤδη ϰαὶ τὸ ἔτι.

Il ne peut être question de la conjecture de Cornarius, ϰατὰ τὰ ἔτη, introduite dans le texte par Henri Étienne. Les manuscrits et les anciennes éditions donnent ἤδη ϰαὶ τὸ ἔτι. Toutes les traductions sont plus ou moins défectueuses. Ficin : jam in re bellica fortium ; mais où est ϰαὶ τὸ ἔτι ? Ast : ad bellum gerendum nunc adhuc idonea. Où est ἤδη ? Stalbaum : quæ valeret et posthac bellum gerere. Encore ici il n’y a que la moitié du sens : il faut entendre des hommes et des femmes déjà en âge de porter les armes, et encore en âge de les porter, c’est-à-dire ni trop jeunes ni trop vieux.

Page 263. — On y trouvait aussi le fruit, etc. Bekker, p. 161 : ἔτι δὲ τὸν ἥμερον ϰαρπόν, τόν τε ξηρὸν ὃς ἡμῖν τροφῆς ἕνεϰα ἐστι ϰαὶ ὅσις χάριν τοῦ σίτου προσχρώμετα — ϰαλοῦμεν δὲ ἀυτοῦ τὰ μέρη ξύμπαντα ὄσπια — ϰαὶ τὸν ὅσος ξύλινος, πώματα ϰαὶ βρώματα ϰαὶ ἀλείμματα φέρων, παιδιᾶς τε ὃς ἕνεϰα ἡδονης τε γέγονε δυσθησαύριστος ἀϰρορύων ϰαρπός, ὅσα τε παραμύθια πλησμονῆς μεταδόρπια ἀγαπητὰ ϰάμνοντι τίθεμεν, ἅπαντα ταῦτα ἡ τότε οὖσα ὑφ’ ἡλίῳ νῆσος ἱερὰ ϰαλά τε ϰαὶ θαυμαστὰ ϰαὶ πλήθεσιν ἄπειρα ἔφερε.

Ce passage renferme l’énumération précise de certains fruits ; ce qui le prouve, c’est qu’une fois Platon nomme τὰ ὄσπια ; tout le reste doit être également positif et déterminé. Au risque de me tromper, j’ai cherché partout des choses sous les mots.

Τὸν ἥμερον ϰαρπὸν. J’ai entendu par là, avec Ficin : Suavem, vitis humorem.

Τόν τε ξηρὸν ὃς ἡμῖν τροφῆς ἕνεϰά ἐστι. Le fruit qui nous sert de nourriture et qui est sec et solide ne peut être que le blé. Remarquez que τόν ξηρὸν ϰαρπὸν, opposé à τὸν ἥμερον ϰαρπὸν, prouve encore que ce dernier fruit doit être un fruit qui donne du jus.

Καὶ ὅσοις χάριν τοῦ σίτου προσχρώμετα, ϰαλοῦμεν δὲ αὐτοῦ τὰ μέρη ξύμπαντα ὄσπια. Ici le substantif change, et n’est plus ϰαρπὸν ; c’est ὄσα ὅις πρ. ; il est donc vraisemblable que ceci n’est pas la suite de ce qui précède, mais une nouvelle classe de fruits ; en général, les fruits que nous appelons des légumes ou des céréales. Χάριν τοῦ σίτου a bien l’air de rappeler et de résumer τόν τε ξηρὸν ὃς ἡμῖν τροφῆς ἕνεϰά ἐστι.

Καὶ τὸν ὅσος ξύλινος, πώματα ϰαὶ βρώματα ϰαὶ ἀλείμματα φέρων. Quel fruit remplit ces quatre conditions, d’être ligneux, de fournir de quoi boire, de quoi manger, et de quoi se frotter ou se parfumer ? Je ne vois guère que le fruit du cocotier. En effet, l’enveloppe du coco est ligneuse ; en s’ouvrant elle donne du lait très bon à boire, et une amande dont on peut tirer de la nourriture et de l’huile. La seule difficulté, mais assez grave, est que le cocotier est un arbre des régions équatoriales ; mais Platon avait très bien pu entendre parler en Égypte de cette plante de l’Orient, et même voir de ses fruits ; et il est fort naturel qu’il ait placé cet arbre merveilleux dans son Atlantide, située à côté des colonnes d’Hercule.

Παιδιᾶς τε ὃς ἕνεϰα ἡδονῆς τε γέγονε δυσθησαύριστος ἀϰροδρύων ϰαρπὸς. Ἀϰροδρύων ϰαρπὸς s’entend, en général, de fructus arborum edules ; mais quel est celui de ces fruits bons à manger qui satisfait à ces deux conditions, d’être difficile à garder, et de servir à des jeux d’enfants ? Cette dernière condition indique, ce semble, les noix ; mais celles-ci sont faciles à garder. La châtaigne est plutôt δυσθησαύριστος ; mais les enfants ne jouaient point avec. D’ailleurs les noix, comme les châtaignes, peuvent s’appeler ἀϰρόδρυα, fruit à écorce.

Ὅςα τε παραμύθια πλησμονῆς μεταδόρπια ἀγαπητὰ ϰάμνοντι τίθεμεν. Nul fruit particulier ne paraît ici désigné ; il s’agit de toutes ces espèces de fruits qu’on servait au dessert, soit secs, soit confits, pour réveiller l’appétit.

Ἱερὰ ϰαλά τε ϰαὶ θαυμαστά. J’incline à penser, avec Stalbaum, que ἱερὰ est une interprétation venue des lignes qui suivent ; cependant je l’ai laissé dans la traduction, pour obéir aux manuscrits.

Page 266. — Soit de la ville elle-même, soit des pays qui lui étaient soumis. Bekker, p. 165 : ἐξ αύτῆς τε τῆς πόλεως ϰαὶ τῶν ἔξωθεν ὃσων ἐπῆρχον.

Ainsi l’Atlantide avait des sujets au dehors d’elle, comme l’antique Athènes avait des sujets dans son voisinage : οἱ ἔξωθεν ὃσων ἐπῆρχον semble bien répondre à στατόπεδον πολὺ τῶν περιοίϰον.

Page 267. — Deux sources intarissables, l’une froide et l’autre chaude, toutes deux admirables par l’agrément et la salubrité de leurs eaux, fournissaient à tous les besoins. Bekker, p. 267..... πρὸς ἑϰατέρου τὴν χρῆσιν.....

J’adopte par nécessité, et pour obtenir un sens raisonnable, la correction ἑϰατέρου πρὸς τὴν χρῆσιν, avec Stalbaum et Ast centre Bekker, tous les manuscrits et Ficin : ad utrumque usum.

Page 268. — Au-delà des trois enceintes et des ports qu’elles formaient, était un mur circulaire commençant à la mer, et qui, suivant le tour de la plus grande enceinte et de son port à une distance de cinquante stades, venait fermer au même point l’entrée du canal du côté de la mer. Bekker, p. 167..... ϰαὶ συνέκλειεν εἰς ταυτὸν τὸ τῆς διώρυχος στόμα τὸ πρὸς θαλάττης.

Il est évident que le premier πρὸς est dérivé de celui qui suit, et qu’il faut le supprimer. Cette correction est admise par tout le monde, excepté par Bekker. Je l’admets aussi ; mais je repousse cette autre correction de Stalbaum : τὸ τῆς διωρ. στόμα τῲ πρὸς θαλ. : et fossœ ostium cum maris ostio in idem concludebat. La leçon des manuscrits donne un sens bien plus raisonnable : un mur, parti de la mer et de l’embouchure du canal, faisait le tour de la grande enceinte, et revenait de l’autre côté fermer au même point l’embouchure du canal située vers la mer.

Page 274. — Ils obéirent aux lois, et respectèrent le principe divin qui leur était commun à tous. Bekker, page 172..... ϰαὶ πρὸς τὸ ξυγγενὲς θεῖον φιλοφρόνως εἶχον.

Ficin : erga divinum genus ipsis cognatum benigne affecti erant. Ast : comes erant erga divinum cognatum. Rien de plus commode que le latin pour ne pas se compromettre et pour éviter les contre-sens en ne présentant aucun sens déterminé : grâce à Dieu, le français ne se prête pas à ces équivoques. Platon veut-il dire ici que les habitants de l’Atlantide, tant qu’ils conservèrent quelque chose de leur divine nature, demeurèrent obéissants aux lois, et bien disposés pour la divinité, dont ils étaient tous parents, c’est-à-dire religieux ? ou bien veut-il dire qu’ils se montrèrent pleins de bienveillance (φιλοφρόνως) les uns envers les autres à cause de leur parenté commune avec la divinité ? Je tiens pour ce dernier sens, qui s’accorde mieux avec ce qui suit : que les habitants de l’Atlantide finirent par rompre la concorde qui faisait leur force, φιλίας τῆς ϰοινῆς et par s’abandonner à l’injustice, à la passion de l’argent et de la puissance, πλεονεξίας ἀδίϰου ϰαὶ δυνάμεως ἐμπιπλάμενοι.

Page 275. — Et, lorsqu’ils furent tous réunis, il leur dit. Bekker, page 174 ; ϰαὶ ξυναγείρας εἶπεν.

Ficin, et avec lui presque tous les éditeurs et traducteurs, supposent que Jupiter prononce ici un discours direct, comme Dieu dans le Timée : sic est exorsus, et cela est probable ; mais cela n’est pas certain. Le mot qui termine le Critias, εἶπεν, pouvait amener un discours indirect tout aussi bien qu’une allocution en forme.

J’ai joint au Timée et au Critias un écrit qui doit en être considéré comme un résumé clair et même agréable ; je veux parler de l’ouvrage attribué à Timée de Locres sur l’âme du monde et sur la nature. Ce n’est sans doute qu’un écrit apocryphe, sorti, comme tant d’autres, de cette officine de contrefaçons, de cette fabrique d’archaïsmes en tout genre établie à Alexandrie un ou deux siècles avant notre ère. Le lettré qui a composé cette pièce avait certainement sous les yeux le dialogue de Platon, et il le reproduit en très grande partie. Bekker et Stalbaum ont cru devoir publier de nouveau ce petit ouvrage à la suite du Timée, et j'ai fait comme eux. Je me suis servi, comme Stalbaum, de l’édition de Gelder (Leyde, 1836), et je reproduis, en la corrigeant, la traduction de Le Batteux.

FIN.