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Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Intro

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INTRODUCTION


Le raisonner tristement s’accrédite ;
On court, hélas ! après la vérité ;
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite.
(VOLTAIRE.)
Le pays des chimères est, en ce monde, le seul digne d’être habité… Il n’y a de beau que ce qui n’est pas.
(J.-J. ROUSSEAU.)
Ô toi !ô idéal !toi seul existes !
(Victor HUGO.)

Il y a, dans nos campagnes, une sorte de superstition qui, selon nous, devrait trouver grâce devant les yeux des plus rigides philosophes. Nous voulons parler de ces coutumes, de ces croyances antiques et naïves, vestiges incohérents et presque effacés des mœurs et des mythologies d’autrefois, et qui composent un merveilleux bizarre dont se repaît avec d’autant plus d’avidité l’imagination du peuple, qu’elle y trouve plus de vague et de mystère.

C’est de ce genre de superstition que l’on a dit avec justice qu’elle était la poésie de l’ignorance. Nous plaçons, quant à nous, ces traditions fabuleuses au nombre des douces et consolantes illusions qui aident notre pauvre humanité à traverser cette vallée de misère, et qu’il serait impie et cruel de lui enlever ; car la Providence a voulu que l’illettré eût, aussi bien que le savant, son monde de fictions, où il pût se réfugier et oublier, par moment, les tristes réalités de la vie matérielle. — Nous devons faire la guerre aux erreurs qui sont susceptibles de rendre l’homme malheureux ou mauvais, mais il faut nous garder de lui ravir les innocentes chimères qui le distraient ou le consolent.

Avant d’arriver à la civilisation, l’homme traverse un âge d’ignorance, de candeur et d’honnêteté, où ceux qui ont goûté au fruit de l’arbre de la science seraient presque tentés de le retenir, tant le perfectionnement qu’ils poursuivent leur semble parfois incertain et chimérique. — « L’esprit reste ferme, mais l’âme est bien triste », dit quelque part M. Michelet, en parlant de l’impression que fait sur l’incrédule la vue des fidèles sortant, rajeunis et renouvelés, des temples chrétiens. Ne faisons-nous pas tous en secret la même réflexion, nous autres hommes à lumières et qui nous disons affranchis de tout préjugé, parce que nous ne croyons plus à rien, lorsque nous sommes témoins des pratiques naïves auxquelles se livrent encore nos villageois, lorsque, surtout, nous recevons les confidences de leur crédulité d’enfant ? — Ah ! c’est certainement de ces gens-là que l’Évangile a dit : « Bien heureux les pauvres d’esprit ! » c’est-à-dire : bienheureux ceux dont l’esprit est plein de simplicité, ceux dont le cœur est rempli de foi, ceux dont l’imagination est toute fleurie !

Avant donc que le démon du scepticisme, si ennuyeux, si ennuyé, pénètre tout à fait dans nos villages, et fasse envoler le dernier de nos farfadets ; avant que l’école mutuelle condamne et supprime notre dernière locution gauloise ; avant enfin que le railway, ce révolutionnaire sans le savoir, achève de transformer l’univers, en imprimant aux mœurs et aux pensées du genre humain ce caractère d’uniformité d’où doit naître un immense ennui qui amènera infailliblement la fin du monde ; que ceux qui professent encore le culte des antiques souvenirs ; que ceux qui aiment les usages du passé, le langage d’autrefois, les récits merveilleux, les bons mots et les bons contes assaisonnés de ce gros sel gaulois dont le haut goût plaisait tant à Rabelais, se hâtent de recueillir les légendes, les proverbes, les coutumes originales et les façons particulières ou plaisantes de s’exprimer de nos paysans.

Sous ces divers rapports, il y a, croyons-nous, une ample moisson à faire sur tous les points de l’ancien Berry, et principalement dans les cantons qui composent aujourd’hui le département de l’Indre.

Vers la fin du dix-huitième siècle, les mœurs et les coutumes berrichonnes différaient encore tellement de celles du reste du royaume, que Mirabeau, l’auteur de l'Ami des hommes, frappé de la civilisation arriérée de ces populations, conseillait au roi « de réunir le Berry a son empire, au lieu de conquérir des provinces étrangères. » Cette contrée, quoique située au beau milieu de la France, ne semble réellement avoir été découverte que de nos jours, et l’on n’en parle guère pertinemment que depuis que Mme Sand, son Christophe Colomb et son Cooper, l’a fait connaître. Jusque-là, ce que l’on en savait était fort erroné et peu fait pour exciter l’intérêt du public. Que l’on en juge. Il y a quelque cinquante ans, l’auteur d’une Statistique de l’Indre, le préfet Dalphonse, traçait de la manière suivante le signalement des naturels de ce pays : — « Les habitants de l’Indre ont le regard timide, les yeux sans vivacité ; leur physionomie a peu d’expression, leur allure est embarrassée, etc., etc. » — Après ce piquant morceau d’histoire naturelle, qui nous classerait, si nous avions des plumes, dans l’honorable famille des grands-ducs, ce profond observateur signale dans nos habitudes une anomalie étrange, bien faite pour nous distinguer de toutes les autres populations de la France, c’est à savoir : que nous levons l’un après l’autre les pieds pour danser.

Chose incroyable ! loin de trouver à redire à cette pittoresque description de l’indigène indrien, nous avons eu plus d’une fois la bonhomie de la reproduire dans nos almanachs.

Cependant, il est aisé de reconnaître, lorsque l’on a séjourné quelque temps dans nos paisibles contrées, combien est inexact le portrait peu flatteur que nous venons de retracer,

À la vérité, il n’est pas facile, ou plutôt il est impossible à ce que l’on appelle un touriste, c’est-à-dire à tout individu qui fait profession de croquer les mœurs d’un pays comme il en croque les points de vue, de savoir à quoi s’en tenir sur la physionomie et le caractère de nos paysans. D’un autre côté, tout personnage haut placé, comme l’était l’auteur de la Statistique dont nous venons de parler, y perdra également, et surtout, son latin.

Pour bien connaître et juger sainement le peuple de nos campagnes, il faut avoir assisté, tout enfant, aux veillées de nos bergeries, avoir habité longtemps quelques-uns de nos villages, fréquenté durant des années nos fêtes et nos assemblées patronales, s’être assis maintes et maintes fois, dans nos granges, à nos joyeux banquets de noces. Alors, si vous ne tranchez pas trop du monsieur, c’est-à-dire si vous mettez de la rondeur et de l’entregent dans vos manières[1], si vous montrez de la simplicité et de la gaieté dans vos discours, ces gens timides et embarrassés vous auront bientôt livré la clef de leur cœur, et vous ne verrez plus en eux que de grands enfants, familiers avec retenue, naïfs avec finesse, gais sans trop de grossièreté, bienveillants sans flatterie ; mais… vous ne serez pas encore très-sûr de les connaître.

Quoi qu’il en soit, l’esprit et les habitudes de nos villageois sont loin d’être sans originalité ; c’est ce que nous essaierons de prouver dans les pages suivantes.

En notre qualité d’antiquaire campagnard, nous nous plaisons depuis longtemps à colliger nos coutumes et traditions superstitieuses, ainsi que les débris de notre vieux langage, et nous allons nous hasarder à présenter au public un échantillon du produit de nos recherches. — Nous ne comptons pas sur un grand nombre de lecteurs ; mais notre ambition est fort bornée, pourvu que nous rencontrions sur notre route quelque infatigable dénicheur de bagatelles, — indefessus nugarum indagator, — comme disait Burman en parlant de La Monnoye, cela nous suffira, car nous aurons fait un heureux.

Pour mettre de l’ordre dans l’arrangement de matières aussi variées, il nous a paru convenable de diviser notre travail en six parties principales. Dans la première, il sera question de nos fêtes populaires les plus importantes. La deuxième et la troisième embrasseront les plus curieuses de nos croyances, en fait de merveilleux et de superstitions. La quatrième traitera de nos mœurs et coutumes. La cinquième aura pour objet le langage, les locutions originales et les dictons ou proverbes en usage dans nos campagnes. Enfin nous réunirons dans la sixième et dernière division quelques légendes historiques appartenant au Berry, qui n’ont pu trouver place dans le corps de l’ouvrage.

Chemin faisant, nous aurons occasion d’établir plus d’un rapprochement entre les mœurs et les coutumes de notre pays et celles, non-seulement des autres provinces, mais encore de plusieurs peuples tant anciens que modernes. Il nous arrivera aussi plus d’une fois, à propos de ces rapprochements, de citer des noms d’auteurs bien graves ; non par pédantisme, assurément, mais pour appuyer autant que possible nos assertions, dans une matière où, plus qu’en aucune autre, il est bon de produire ses autorités[2] — Ces rapports, souvent inattendus, entre des populations et des époques séparées par d’immenses intervalles de temps et de lieu, ne sont jamais sans intérêt et peuvent avoir une grande importance ; car on arrive quelquefois, en étudiant ces analogies, à constater les affinités qu’ont eues autrefois entre elles des nations que l’on regardait comme complétement étrangères les unes aux autres, ce qui peut aider à retrouver l’origine, la descendance et la classification des races. Aussi, croyons-nous que, lorsque l’on découvre chez soi des usages et des rites connus en d’autres contrées et déjà décrits, on doit, par cette raison-là même, ne pas négliger de les reproduire.

Notre Berry, ainsi qu’on le verra, emprunte ses superstitions, ses croyances, ses usages et ses légendes à vingt peuples différents. Ce vieux sol gaulois, tant de fois inondé par le flux et le reflux des légions romaines et des hordes barbares, est, plus que tout autre, une terre d’alluvion, où la civilisation et l’ignorance de ces divers occupants ont tour à tour laissé leur empreinte.

Que si, après avoir parcouru cette liste encore fort incomplète de nos superstitions, le lecteur se prenait à désespérer du bon sens de nos villageois, qu’il sache que ces folles rêveries ont perdu, depuis un demi-siècle, un immense terrain. Déjà, dans nos veillées, la plupart des conteurs se croient obligés de clore leurs récits les plus fabuleux par cette réflexion significative : « Ce sont là des contes de vieux ; les jeunes s’en amusent. »

N’est-ce pas là une concession, une sorte d’amende honorable que le bon sens public arrache à la crédulité aux abois ? — Encore quelques siècles, quelques années peut-être, et les derniers brouillards de l’ignorance se dissiperont tout à fait devant les flambeaux réunis et de plus en plus brillants de la raison et de la science.

Mais ne cherchons pas à détruire l’amour du merveilleux, que quelques philosophes moroses regardent à tort comme la pire des maladies, auxquelles l’esprit humain puisse être sujet. Donnons seulement à cette aspiration toute divine d’autres aliments ; ouvrons-lui de nouvelles voies, de nouveaux horizons.

Déjà l’imagination du peuple peut amplement se dédommager de la perte de toutes les chimères que lui avait léguées le passé, en contemplant le spectacle des merveilles que crée tous les jours l’industrie contemporaine et dont la magie semble rivaliser avec celle des fictions les plus fantastiques qu’aient jamais conçues les générations qui nous ont précédés.

D’ailleurs, dépend-il de nous d’éteindre dans les cœurs l’amour de l’idéal, cette source intarissable de tant de poésie ? Autant vaudrait essayer de comprimer les élans de l’âme, de refréner l’essor de la pensée, d’interdire à l’aigle les champs sans bornes de l’empyrée.


  1. Le plus grand éloge qu’un paysan puisse faire d’un bourgeois est celui-ci : « Il n’est pas fier. »
  2. On trouvera dans les pages de ce recueil beaucoup de passages textuellement extraits du Glossaire du Centre, sans indication de sources ; les lignes suivantes d’une lettre que voulait bien nous adresser, en août 1858, l’auteur du Glossaire, M. le comte Jaubert, donneront l’explication de ce fait : — « J’ai achevé la lecture attentive de votre manuscrit… Vous y avez réuni sous une forme attrayante tous les documents qu’une parfaite connaissance du pays vous a permis de rassembler pendant de longues années et dont le Glossaire du Centre a déjà et si amplement profité. Au fur et à mesure de ma lecture, j’ai noté avec soin, en fait de philologie, tout ce qui avait pu m’échapper précédemment, et j’en tirerai encore parti dans un futur supplément au Glossaire. Si vous faites imprimer votre volume, il faudra que, dans la préface, soient consignés de ma main, si vous le permettez, les services que votre travail a rendus au mien, afin que personne ne puisse croire que vous avez copié le Glossaire, quand c’est au contraire le Glossaire qui, très-souvent, a inséré textuellement vos rédactions. Je l’ai déjà reconnu sans doute en diverses circonstances, mais la justice veut que cela soit répété. »