Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 02/07

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CHAPITRE SEPTIÈME

L’HERBE DU PIC ;
L’HERBE MATAGO.


L’herbe du pic[1], à laquelle on donne aussi le nom d’herbe matago, est une plante magique qui a la propriété de communiquer une force surnaturelle à celui qui s’en frotte les membres ; mais fort peu de personnes la connaissent.

Quelques êtres privilégiés parviennent, dit-on, de loin en loin, à découvrir cette herbe, et, dans ces derniers temps, le grand Bigot, de la paroisse de Lacs, près la Châtre, passait pour avoir eu cette bonne fortune ; aussi tenait-on pour certain qu’il n’avait jamais trouvé la fin de ses forces.

Au reste, voici le moyen que l’on indique pour se procurer l’herbe du pic : — Épier attentivement le vol et les allures d’un pic-vert (picus martius), et lorsqu’on le verra s’arrêter près d’une herbe à laquelle il frottera son bec, on pourra se flatter d’avoir rencontré le précieux talisman. — Cette herbe incomparable, qui donne au pic-vert la force de percer jusqu’au cœur les chênes les plus durs, se trouve aussi quelquefois dans le nid même de l’oiseau.

On assure de plus que cette plante a pour caractère spécifique d’être, à toute heure de la journée, en toute saison, par les froids les plus vifs, comme par les chaleurs les plus intenses, couverte d’une abondante rosée.

Maintenant si, par impossible, dans l’une de vos promenades, — l’herbe du pic venait à frapper vos regards, gardez-vous bien de vous servir d’un instrument de fer pour la cueillir ou l’arracher, car, au contact de ce métal, elle perdrait toute sa vertu[2].

À ceux qui demanderaient comment il se fait que cette herbe merveilleuse ne soit connue que du seul oiseau dont elle porte le nom, il suffira, croyons-nous, de rappeler que Picus, roi d’Italie, fut changé en pic-vert par la belle Circé, dans un moment de dépit amoureux, et qu’alors il a fort bien pu arriver que cette habile enchanteresse, très-savante en botanique, comme toutes les magiciennes, lui ait fait connaître, au temps où elle était éprise de lui, et dans des vues manifestement intéressées, la plante qui nous occupe. — D’un autre côté, comme il est question, dans quelques anciens ouvrages, et entre autres, dans les notes dont Artus Thomas a accompagné la traduction de la Vie d’Apollonius de Tyane, par Blaise de Vigenère, d’une herbe merveilleuse que cet annotateur appelle l’herbe de Mars et qui a la propriété de briser les fers des prisonniers, d’ouvrir toutes espèce de serrures, etc., etc., on peut encore supposer que le dieu Mars aura indiqué cette plante à l’oiseau qui lui était consacré.

La force corporelle étant ce que nos paysans, ainsi que tous les peuples dans l’enfance, prisent et admirent le plus dans un homme, on concevra sans peine que l’herbe du pic exerce sur l’imagination de beaucoup d’entre eux la même influence que la pierre philosophale sur le cerveau de certains savants. On cite encore, dans quelques-uns de nos villages, de pauvres diables qui perdent un temps précieux à chercher cet inappréciable trésor ; et leur nombre doit être considérable, si, comme on l’affirme, toutes les fois que le pic-vert fait retentir nos vallées de son cri moqueur et prolongé, qui ressemble tant à un bruyant éclat de rire, c’est qu’il vient d’apercevoir quelqu’un de ces rôdeurs en quête de son herbe.

La légende de l’herbe du pic était connue des Romains. Pline le naturaliste, qui, comme on sait, recueillait toutes les superstitions de son temps, parle des propriétés merveilleuses de cette plante[3] et conseille à celui qui a eu le bonheur de la trouver de ne l’arracher que la nuit, parce que s’il était aperçu du pic, cet oiseau se jetterait sur lui et lui crèverait les yeux. Rabelais, dans son Pantagruel (liv. IV, ch. lxii), fait aussi mention de cette herbe.

Quelques personnes, qui paraissaient bien renseignées, prétendent que l’herbe matago, que l’on nomme encore, en Berry, matagon, montago, martigo[4], n’est pas du tout la même que l’herbe du pic. Selon elles, l’herbe matago serait tout simplement l’ophrys-mouche, plante assez rare, à racines tuberculeuses, et dont la fleur ressemble à un frelon.

L’ophrys, qui se rencontre quelquefois dans les terrains pierreux de nature argilo-calcaire, est de la famille des orchidées ; or, le grand Linné affirme que les superbes taureaux de la Dalécarlie ne sont aussi vigoureux que parce qu’ils paissent les orchis qui croissent en abondance dans les herbages de ce pays. Cette assertion du célèbre botaniste rappelle naturellement que les orchis ont été longtemps regardés comme de puissants aphrodisiaques, croyance à laquelle semble avoir donné lieu la forme toute particulière des bulbes de ces plantes, dont Pline a dit : gemina radice, testiculis simili[5]. C’est, du reste, cette circonstance qui a valu à ce végétal le nom grec dont les savants l’ont baptisé.

D’un autre côté, notre herbe matago n’est peut-être pas sans affinité avec la mandragore, plante renommée, de toute ancienneté, pour ses vertus génératives, et qui, en Languedoc et en Provence, porte le nom de motogo. La similitude des deux appellations nous porterait à le croire.

Quoi qu’il en soit, l’herbe matago possède, assure-t-on, des propriétés tout aussi puissantes que celles de l’herbe du pic.

On raconte qu’un nommé Cheramy, dit le Grand Boiron, natif du bourg de Lourouer-Saint-Laurent, et qui vivait on ne sait plus à quelle époque, en portait toujours sur lui ; et vraiment, sans cette circonstance, il serait bien difficile d’admettre tout ce que l’on rapporte de sa force incroyable.

Fallait-il rétablir l’équilibre d’une charretée de foin près de chavirer, une simple poussée d’épaule lui suffisait pour la remettre en son aplomb.

Un jour qu’il battait en grange au domaine de la Riffauderie, on entendit dans la charpente un craquement extraordinaire. Le Grand Boiron sortit aussitôt, et vit que c’était l’un des pignons du bâtiment qui s’éloignait de la verticale. Il n’en fit ni une ni deux : il appliqua bravement ses reins le long de la muraille, et donna le temps d’aller chercher un charpentier et de construire un contre-boutant, ce qui ne dura pas moins de quatre grandes heures d’horloge.

Se trouvant, une autre fois, engagé dans une batterie qui avait lieu, par suite de rivalités de paroisses, à l’assemblée de Montgivray, il culbuta tous ses adversaires et les entassa, au nombre de quarante-sept, au pied de la grand’croix de la place. La maréchaussée étant survenue, il se contenta de la désarçonner, puis il enfourcha le cheval du lieutenant, gagna la campagne et disparut.

Le cheval du lieutenant fut retrouvé, le lendemain matin, à la porte de la caserne ; quant au Grand Boiron, on assure qu’on ne le revit plus dans le pays ni ailleurs.



  1. Prononcez pi. — En général, dans les monosyllabes, le berrichon, particulièrement dans le sud de notre province, ne fait pas sentir la consonne finale ; il dit la pour lac, pour roc, bé pour bec, bou pour bouc, sé pour sec, sa pour sac, souè pour soif, etc., etc. — C’était l’ancienne prononciation française :

    Li autres ont fait leur parement (parure)
    De gros sas (sacs) et de fros (frocs) à moines.

    (Roman de Fauvel, par François des Rues ; manuscrit de la Bibliothèque nationale, 1310-1314.)

    Or, de ces coqs, de ces nids, de ces lacs,
    L’amour a formé Nicolas. (Boufflers.)

    — Voy. M. Génin, des Variations du langage français, p. 44, 46 et 310.
  2. Voy., sur l’emploi du fer dans certaines opérations, la p. 62.
  3. Histoire naturelle, liv. XXV, ch. 2, et liv. X, ch. 18.
  4. Voyez ces différents mots dans le Glossaire du Centre de M. le comte Jaubert.
  5. Histoire naturelle, liv. XXVI, ch. 62.