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Dans le puits/01

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Mercvre de France (p. 5-25).
II  ►


I


J’en eus la première vision par un jour bas et louche du dernier automne qui exhalait une haleine pourrie, un air passant sur des feuilles mortes, des bêtes en décomposition, des tas de choses immondes formant peu à peu le bon terreau d’où sortira le nouveau germe du printemps, tout frais paré, en habit vert. C’était un demi-jour préparant les yeux fatigués par tant de larmes, ou de pluie, aux crudités de l’époque à venir, et l’on voyait l’eau de la rivière presque stagnante laissant transparaître, à contre-lumière, des poissons, caressant de leur ventre d’argent des tessons de bouteilles dans la vase, des chiffons sans couleur imitant des formes de noyés. On pouvait, à la rigueur, supporter les façons décourageantes de la nature, parce que ceci représentait le protéisme nécessaire à sa vie courante, et puis ceci s’était déjà vu, mais l’hypocrisie de cette période angoissante où chacun tâchait de persuader à l’autre que tout était pour le mieux, non, cela ne pouvait plus se supporter et l’on se sentait descendre… descendre… jusqu’à toucher, justement, cette vase où dormait tout ce qu’on avait jeté par-dessus bord, mais qui restait stagnant, comme ironiquement indiqué sous une vitrine.

Je devinais bien que je me trouvais toute seule à descendre si bas.

Personne, vraiment, n’avait envie de me suivre… et j’allais m’enfonçant davantage, les bras levés, les cheveux dressés par ce vent de pourriture qui m’arrivait peut-être de lointains charniers, sinon du fumier bienfaisant répandu pour les semailles.

La balustrade fleurie de mon balcon avait pris l’apparence et toute la largeur d’une margelle. L’avais-je donc enjambée ? Ou me penchant sur le paysage désert…

J’aurais dû me retenir à cette branche de ronces, à cette aspérité du roc et je n’aurais pas pris pied complètement dans cette glu !

Quand je voulus remonter il était trop tard : elle me tenait. Je ne parle pas de la boue. Je veux signifier sa présence réelle, de la possibilité de la femme qui demeurait là, elle aussi, comme l’objet rare, sous la vitrine bien cadenassée. Je la découvrais, je la sentais, car je n’oserais pas affirmer que je l’aie jamais vue, regardée face à face, mais je sais que je l’ai touchée, entendez-moi, je l’ai palpée… ce qui est autre chose que la voir. C’est, en quelque sorte, l’avoir. Il y a même une autre affaire encore plus grave : je sais, à n’en pas douter, qu’elle n’est pas belle ! Je crois qu’elle ne sera jamais belle. Vous m’avez déjà tous compris : elle n’est pas belle. C’est, naturellement, une pauvre créature condamnée à la prison perpétuelle et qui ne reçoit de visite que du bourreau ou de ses trop violents adorateurs, une bande d’énergumènes dont je me flatte de faire partie.

Elle tournait, tournait, dans un cercle vicieux (tous les cercles sont ainsi), elle formait son alvéole dans la boue comme une abeille noire dans de la cire noire et cependant, blanche et rousse, par éclair, elle semblait luire sous une épaisseur de cendres remplie de papiers brûlés : rien n’est plus noir que la cendre de papier brûlé ! Ses pieds se détachant de la sombre argile qu’ils foulaient claquaient à la manière des ventouses. Ah ! Elle fait là un rude métier, jour et nuit, pour rompre le cercle, et elle piétine, de temps en temps, du verre cassé, probablement des tessons de bouteilles que la rivière, si proche, lui a repassés par lente infiltration, peut-être les débris d’un vieux, d’un très vieux miroir. Vous figurez-vous l’existence d’un aveugle qui foulerait aux pieds ses propres cristallins ?

Dans ce cachot obscur, demi-prison, demi-tombe, je ne cherchais pas à m’asseoir ou à me coucher. Pour excuser ma chute, je voulus me tenir cérémonieusement debout et je m’effaçais le plus possible, dos au mur, pour la laisser libre de tous ses mouvements, mais nous n’étions pas plus à l’aise l’une que l’autre, manquant toutes les deux d’espace ou d’air pur.

— Oh ! dit-elle dans un soupir qui me parut de sa part un peu naïf, vous avez de la chance, vous, d’être habillée quand il pleut.

Sa voix était maussade, étouffée comme le bâillement d’un animal agressif quoique paresseux.

De nouveau, je tombais de mon haut, cette fois-ci, moralement. Moi qui me disposais à lui demander ce qu’elle pensait du pessimisme, en général !

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Habillée, murmurai-je, vous voulez dire vêtue… car je ne m’habille pas.

— Vous voulez prétendre que vous ne vous habillez plus ?

Alors, ce fut là le début de cette sensation étrange qui me poursuivra tout le long de ce récit et qui vous le fera trouver plus étrange encore. Je reçus un choc derrière la tête, un très petit choc incapable de fêler, lequel donna tout de même son étonnant maximum de souffrance. J’eus l’impression que je n’étais plus moi, ni vis-à-vis d’elle, ni vis-à-vis de moi, que j’étais, ou devenais, un personnage d’une comédie quelconque récitant, jouant un rôle. L’air me sembla épaissir d’un nuage de boue et l’eau, tout au contraire, s’éclaircir, diminuer de sa vase, car elle recommençait à tourner et des colonnes de cendres, fouettées de pluie, s’enroulaient autour de mon front. Chaque fois qu’elle passait près de moi, ses cheveux, comme des algues balancées par un mystérieux courant, me frôlaient et m’enfonçaient, si j’ose dire, la sensation bizarre par tout le corps. Ce n’était plus le cerveau qui vibrait, c’était toute ma personne, et si sa présence était réelle, ma souffrance devait l’être au même degré. Réalité ou cauchemar, je savais que je souffrais.

— Madame, lui dis-je, en grande confusion, nous ne sommes guère ici que deux épaves, vous et moi, et il me paraîtrait un peu ridicule de vouloir vous imposer les phrases en usage dans les salons bien parisiens. Oui, je me suis habillée comme nous toutes, parce que la politesse française veut que certaine folie soit contagieuse.

Elle eut un petit rire humide. (L’endroit où nous nous débattions l’était sinistrement !)

— Je me demande ce que vous venez faire chez moi, vous et… vos costumes de jadis ? gronda-t-elle.

— C’est justement ces costumes de jadis que je voudrais abandonner tout à fait, s’il vous plaît de m’aider, Madame.

— Ah ! vous désirez dépouiller… la vieille femme ? fit-elle en hésitant sur le trait pour mieux l’enfoncer.

Ce fut à mon tour de rire et je ris en toute franchise, sans me soucier du trémolo d’aucune averse.

— Je ne cache pas mon âge, Madame. J’en suis assez fière, car, depuis que je vieillis, j’apprends à rajeunir mon esprit chagrin et c’est pour qu’il fasse peau neuve que je cherche à le frotter aux déités de… pierre. La vieillesse bien conçue, c’est l’antichambre de l’éternel…

— Oui, les grands serpents changent d’écailles en se frottant, là-bas, aux ruines des anciens temples de l’Inde, mais leurs yeux restent des fascinateurs… d’oiseaux-mouches.

Nous goûtâmes en silence la souple ondulation de sa phrase où il y avait le meilleur et le pire. Elle ajouta, pour chasser toute contrainte :

— Avouez-moi le nombre et la nuance de vos costumes. Je verrai ce que je peux faire à votre sujet. Vous riez très bien. Il y a si longtemps que je n’entends plus rire dans mon trou.

Nous nous adossâmes chacune contre notre paroi de muraille, et notre commun frisson tournait en cercle, nous procurant je ne sais quelle merveilleuse fièvre. Cependant la frivole technicité de sa question me plongeait dans l’étonnement.

— Vous y tenez tant que cela ?

Son masque pâle et brouillé par les rides de l’eau s’illumina d’une lueur singulière.

— N’avez-vous donc point remarqué que toutes les religions sont ornées, pour ne pas dire affublées, de symboles et de gestes puérils ? Du sauvage qui fait tam-tam à la barbe d’une idole de bois pour conjurer l’orage, jusqu’au prêtre catholique réduisant Dieu à l’état de cachet comprimé, tous ceux qui s’efforcent vers une croyance possible s’entourent de précautions extraordinairement vulgaires. On dirait qu’ils veulent empêcher leurs doigts ou leurs prunelles de devenir fixes, de s’appuyer sur quelque chose. Il faut bien leurrer le patient. Je vous demande le nombre et la couleur de vos robes d’il y a trois ans, parce que si je vous obligeais à réciter un chapelet vous ne le feriez pas. D’ailleurs, si cela vous contrarie : remontez. Je ne suis pas allée vous chercher, ma chère.

Cette dernière parole m’amusa. Je m’attendais si peu à la trouver drôle que je me mis aussitôt à débiter ma leçon, comptant sur elle pour me ramener aux justes proportions, si je m’avisais de me payer… son diadème.

— J’avais, il y a trois ans, sept robes, tout autant que de péchés capitaux, Madame et cher Maître. Il y en avait trois pour l’intimité ou les réceptions à domicile et quatre pour les sorties, dîners, soirées, théâtre, etc., etc. Elles étaient presque toutes pareilles, car je n’aime qu’une couleur, pourtant je crois bien me rappeler qu’il y en avait une rouge, une jaune et une verte, plus une noire, que j’allais oublier, pour suivre les enterrements…

— Sur sept robes pareilles, interrompit-elle, j’en vois déjà quatre qui ne sont pas de la même couleur…

— En effet, et c’est aussi surprenant pour moi que pour vous. J’ai presque passé ma vie en demi-deuil, tellement j’aime le violet, cette pourpre du deuil, seulement, il fallait mener ce que nous appelons le train (un train d’enfer ?) et ne pas envenimer les regards si las de mes voisines… J’ai sacrifié aux goûts de leur jour.

— Vous avez consenti à cesser d’être vous ?

— Je me suis oubliée.

— Les concessions ne sont jamais des oublis, ce sont toujours des crimes de lèse-absolu.

— Dans cette si petite chose : la nuance d’une robe ?

— Comme dans les plus vastes. Ne cédez jamais un pouce de votre volonté, sinon vous la perdrez bientôt tout entière. La rognure de votre ongle qui tombe et qui jamais plus ne fera corps avec l’ongle entier, c’est déjà de la mort qui arrive… et c’est du suicide quand vous l’avez coupée.

— Oh ! la mort… à quoi bon la craindre ? Ça n’existe pas, puisque justement c’est en dehors de notre volonté.

— Est-ce que vous entendez le canon, là-haut ?

Un instant nous écoutâmes. Elle s’amusait à tresser, de ses mains pâles, ses cheveux, algues fluides, les assemblant du côté gauche.

— Tenez, dit-elle, d’un ton plus bas, en cueillant, comme une fleurette blanche, une espèce de légère esquille qui emmêlait ses mèches rousses, voici ce qui reste du fémur d’un enfant qu’on a jeté dans cette bourbe, il y a un siècle peut-être. De la mère ou du père criminel il ne reste plus rien, parce qu’ils furent convenablement enterrés dans un cimetière où tout le monde pouvait aller les exhumer, mais ce petit morceau de leur petit enfant a résisté à la décomposition parce qu’il y a une eau ici que je peux qualifier de fatale. On raconte que certains ossements se changent en turquoises dans des terrains riches de phosphates d’alumine… De sorte qu’on pourrait porter une bague faite de la substance de sa victime… Tout arrive et je suis au fond des plus incroyables aventures. Comprenez-vous ?

— Certainement. Dois-je passer au chapitre des chapeaux ?

— Je ne vous en dispenserai pas.

— Je n’ai plus de chapeau. Quand j’ai atteint la cinquantaine, j’ai pris le bonnet, sans plume ni cocarde, des paysannes de mon pays, le bonnet de dentelles ou de velours qui est le serre-tête des matrones sérieuses et aussi le béguin des pauvres orphelines.

— Oui, oui, je sais. Là-dessous on n’a jamais pu examiner si la paysanne ou la pauvre orpheline savait se coiffer. Ses cheveux blancs (ou sa paresse) y trouvent un asile inviolable. Et vous avez combien de bonnets ?

— Treize, fort exactement. Ils sont assortis aux costumes, et puisque vous êtes au courant des choses de la mode, vous devez savoir que l’on assortit la coiffure tantôt à la garniture de la robe, tantôt à la robe même, et qu’il en faut donc plusieurs pour un seul costume.

— Je suis dans le courant… de la rivière, un peu plus profond que le courant. Je puise aux sources quand j’ai besoin d’un bon renseignement. L’eau, c’est le berceau du monde. Par l’eau on peut tout apprendre, tout entendre, y compris le canon.

Dans le moment de calme qui suivit sa réponse, nous perçûmes un petit frisson de la nappe transparente au-dessus de la vase argileuse et nous reçûmes une commotion de la maçonnerie derrière nous.

— De quel côté ? murmurai-je, anxieuse.

— Du côté de l’imitation, laissa-t-elle tomber méprisante, comme si elle avait craché pour faire un rond. Ils sont en train d’essayer des poudres à F. Vous n’avez pas peur de la mort, mais si vous étiez consciente vous devriez avoir une horrible crainte de ces essais-là qui éterniseront la boucherie. On apprend à tuer. De génération en génération, maintenant, on aura le goût du sang.

— Et vous désapprouvez ?

— Que voulez-vous donc que cela me fasse ? dit-elle froidement, avec l’accent que Verlaine aurait pris pour dire :

« Pourquoi veux-tu qu’il m’en souvienne ? »

Elle jouait du bout du pied dans la vase, troublant l’eau qui se ridait, tantôt reproduisant son masque ironique, tantôt mon visage de tourments inavoués. Je sentais que nous allions nous éloigner l’une de l’autre ou nous lier par de plus lourdes chaînes que celle qui pendait sur nos têtes, en balançant un trapèze de fer ayant servi à descendre, autrefois, le seau qu’on emplissait là quand la boisson de ce liquide n’en était pas fatale, pour employer son terme.

— Résumons-nous, murmura-t-elle. Vous avez eu sept robes et treize bonnets. Vous êtes une femme simple, vous ne craignez ni Dieu ni la Mort, et vous êtes venue chez moi. J’use les gens, mais, si dure que puisse être mon école, vous serez bien obligée de la suivre, malgré vous, malgré moi. Je suis toujours ici à marée basse. Alors, vous connaissez le chemin ? Vous prenez la chaîne et sa tringle de fer. Pour remonter, ça dépendra probablement de ce que nous aurons dit. Il y aura des jours où ce sera difficile, car, à votre propre poids, il faudra nécessairement ajouter celui de certaines réflexions. Je ne suis ni tendre ni très gaie…

— Vous êtes belle, Madame ! lui affirmai-je sans aucune conviction,

Elle me lança un regard clair comme l’eau qui reflète le ciel dans les ornières des chemins de la pleine campagne par les grands jours d’été, l’eau qui trace comme des rails d’acier bleu à la rapidité de la lumière.

— Non, dit-elle d’une voix sourde. Je ne suis pas belle, j’aurais pu l’être sans les sept robes et les treize bonnets de votre pays. Je ne suis ni jeune ni jolie, mais je possède la formidable puissance d’exister depuis le commencement des siècles, en supposant qu’il y en ait eu un. Je vis cachée, mais je n’ai pas besoin de me montrer pour qu’on ait envie de me voir. Si je n’existais pas, il faudrait me fabriquer comme Dieu, mon petit cousin, qui qui est venu longtemps après moi. Je ne suis ni une divinité ni un démon, encore moins une femme. Je suis une forme, la première forme, le moule, et tout le reste n’est que mon apparence ou ma déformation. Je ne suis nulle part et cependant on me retrouve en tout. Honneur à ceux qui me cherchent sans se soucier des usages reçus. On me rencontre à l’improviste. Pour ne pas perdre mes traces quand on croit enfin m’avoir découverte, il faut conserver un esprit simple, car on me voit disparaître au milieu des complications sentimentales. (Comme je suis nue, j’ai horreur de certains guêpiers.) Mes plus proches voisins sont les enfants, les fous, les poètes et surtout ceux qui sont capables, ne souriez pas, d’exagération… parce que l’exagération ou l’exaltation est une fermentation de ma puissance. Dans mon glacial royaume il faut que l’eau s’agite et se corrompe d’abord pour pouvoir ensuite se résoudre en pluie fécondant les terres. Il n’est tel qu’un bon orage pour tout tonifier… À propos : que veniez-vous me demander en vous précipitant dans ma maison, puisque votre visite n’était décidément pas un suicide ?

— Il est bien tard pour vous le dire, Madame, surtout si vous ne l’avez pas déjà deviné.

— Moi, je ne creuse pas les situations. Je me déclare au-dessous de tous les niveaux et j’attends, n’ayant rien de mieux à faire qu’à enregistrer les vibrations souterraines produites par le canon… ou la patte de la taupe forant des racines.

— Je voulais vous demander ce que vous pensiez du pessimiste.

— Ah ! Vous donnez dans la manie des enquêtes, à présent ? Faut-il, ma pauvre amie, que vous ayez du temps à perdre ! Le pessimiste, c’est un homme qui a tort d’avoir raison. Il y a des jours où il faut savoir faire des grimaces avec les singes et vous connaissez le proverbe : souvent la peur d’un mal nous conduit… jusqu’à moi. Je ne suis pas souvent bonne à exhiber.

— Comment se fait-il alors qu’on ne puisse pas vivre sans vous ?

— On ne peut pas vivre sans moi quand on est malheureux. Si on était très amoureux, très riche ou très ivre, on n’aurait aucun besoin de ma présence. Les joies du monde sont des choses factices qui aident à se passer de ma solidité. D’ailleurs, je suis un luxe qu’on ne peut pas payer, sinon avec tant de larmes que beaucoup de mes fervents y renoncent. Vous avez besoin de moi parce que vous commencez à vous ennuyer ou à connaître la peur.

— Si je pouvais seulement croire à d’immortels principes : le droit, la justice, la liberté, l’égalité… ou la mort !

— Des principes ? C’est une invention humaine et, par conséquent, leur immortalité est contestable. Ce qui demeure immortel, c’est le génie, la légende, parce que c’est mon voile. Ce qui brille le plus, malgré la distance, c’est une étoile dans la nuit ; sans l’obscurité, vous ne la verriez pas ! Des principes ? Pourquoi pas la morale ? Tenez, je préfère encore les sept robes de votre condescendance et leurs treize bonnets assortis. Au moins, c’est franchement absurde… Songez que la légende nous apprend l’histoire ancienne falsifiée par les grands historiens. Allons, laissez-moi tranquille avec vos enquêtes ! Vous ne me trouverez jamais là-dedans, cette bouteille à l’encre, puisque tout le monde y puise à la fois. Je n’aime pas le bruit, si j’estime la colère.

— Que faut-il entreprendre quand on a tout essayé pour se rendre utile, Madame, et qu’on se sent impuissant à se consoler soi-même ?

— Il faut atteindre les sources en se penchant sur les miroirs.

— Je ne saisis pas, Madame.

— Il faut examiner sa conscience. Dépouillez de plus en plus la vieille femme. Faites peau neuve. Au lieu de m’inventer à tâtons en de mauvaise littérature, photographiez-moi quand vous me rencontrez à l’improviste en n’importe laquelle de mes postures. Ne racontez plus d’histoires qui ne puissent pas être l’Histoire, c’est-à-dire la légende entre toutes les autres. Mais soyez humble, ne choisissez pas vos modèles parce qu’ils vous plairont. Vivez plutôt la tête basse, à jamais lourde du souvenir de vos treize bonnets ! (Bonnet vient de bonne.) De qui étiez-vous la servante ? Libérez-vous. Il ne faut servir que la nature qui, seule, a des droits sur nous et le plus mince brin d’herbe que vous saurez étudier à la loupe vaudra bien la poutre que vous gardiez dans l’œil. Allez et revenez-moi guérie. L’heure du mystère arrive… Empoignez-moi cette barre de fer, vite, remontez chez vous pour y nettoyer votre intérieur. Les araignées filent aux angles de votre imagination, déliez-vous, pauvre mouche, avant qu’il soit trop tard. N’entendez-vous pas les cris de la vie qui vous hèlent ? Les chats miaulent autour de la maison. Les chiens donnent de la voix sur l’intrus. Les poules attendent le bon grain durant que leurs poussins boivent les dernières gouttes du soir, car le soleil couchant se reflète tout entier dans leur petite tasse et voici que le pinson familier porte une miette du pain que sa femelle prend pour une galette des rois… Remontez !

Sur ce, je saisis la chaîne, l’obscurité de sa prison, ronde comme l’alvéole de cire noire d’une abeille noire, finissant par me donner le vertige. Il me sembla bien que j’aurais pu descendre plus bas, creuser la situation, malgré sa défense ; mais par politesse j’obéis et je remontai en me balançant, tel un poids d’horloge réduit à faire des excentricités… Mes quatre chattes m’appelaient là-haut, furieuses, la queue droite, réclamant leur soupe avec des hurlements de louves.