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Dans le puits/05

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Mercvre de France (p. 94-110).
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V


Sans écrire ? Je n’appelle pas écrire penser tout haut, sur ce papier, dont je ne ferai rien, ni pour moi ni pour les autres et qui ne servira pas la cause littéraire, en honneur, en ce moment, dans la vie parisienne.

Au lendemain de la mobilisation je me suis juré de ne plus recevoir, de fermer rigoureusement mon salon où l’on a tant ri et où l’on eut l’entière liberté de la conversation, le dernier salon où l’on ne jouait pas la comédie, car je n’ai jamais imposé, aux gens qui me venaient voir, tel ou tel sujet, en vers ou en prose, alors qu’ils ne me priaient point de choisir.

Ah ! le cabotinage constant des salons dits de lettres ! Je crois qu’il nuisait terriblement à la littérature avant, en temps de paix ; en temps de guerre, il peut devenir odieux. S’il ressemble aux exagérations que, par métier, je, suis obligée de lire, comment m’aurait-il été possible d’en entendre les échos, d’en recueillir et accueillir les auteurs chez moi ? On a la phrase de guerre, le ton de guerre, comme on a la jupe courte ou le chapeau pointu. Personne n’a l’air de vouloir consentir à un retour sur soi-même, sinon à la nature !… Ou continue à se jouer.

Je veux ici m’expliquer une fois pour toutes. Recevoir, ce n’est pas lever un rideau, c’est ouvrir une porte. Or, depuis une quinzaine d’années, les réceptions, même les plus intimes, ont perdu leur caractère amical de réunions pour prendre celui d’exhibition. Je ne comprends rien et n’ai jamais rien compris à la façon d’évoluer en décor de mes consœurs de lettres. Il m’a semblé qu’elles oubliaient d’entretenir le foyer de l’esprit pour tout sacrifier au foyer du théâtre. Elles ont la manie des lectures, des récitations et des conférences. Se mettant sans cesse en avant, elles ont condamné au silence des gens spirituels qui viennent souvent pour causer, vous offrir un avis, des bourgeois fort intelligents, des profanes, qu’il est bon de consulter et n’ont pas le loisir d’une réplique dans la scène à faire que la maîtresse de la maison fait toujours toute seule. Peu à peu, l’habitude d’écouter, sans avoir à formuler une contradiction, a rendu ces gens-là presque muets, paresseux, d’une mentalité docile et incolore ; ils sont la matière grise, les snobs, ils admirent de confiance ou raillent à voix basse sans qu’on puisse obtenir d’eux la moindre partie instrumentale dans le concert, le cas échéant. C’est, pour qui regarde attentivement les spectateurs, sinon le spectacle, horriblement triste. Et ils reviennent volontiers pour des raisons n’ayant aucun rapport avec l’intérêt moral d’une réunion. Les uns pour l’excellence des vins fins, les autres parce que la petite Mme X… leur a promis ce rendez-vous…

De la liaison, très dangereuse, des femmes de lettres avec les actrices, il résulte un oubli complet de la tenue littéraire, de l’ancienne désinvolture française. Si les femmes de lettres avaient laissé les actrices traduire leurs vers ou leurs proses, il n’y aurait eu que demi-mal, car, généralement, n’importe quelle cabotine parlera mieux qu’une personne sans l’expérience des planches. Mais, les femmes de lettres se sont mises à vouloir surpasser les diseuses au cachet, au moins pour l’abondance des auditions qu’elles nous imposaient pour rien. Elles furent toujours prêtes à s’adosser à la cheminée, improvisèrent même, vous forçant à assister à l’éclosion de leurs œuvres, débordant de leur cœur à leurs lèvres, absolument comme, autrefois, sur certains champs de foire, on voyait, en des baraques pauvres dont c’était l’unique attraction, des poules qui pondaient debout !…

Tous les salons ont maintenant leur estrade. On y frappe les trois coups, il y a un régisseur qui n’est pas toujours le mari. Vous alliez, en entrant, demander des nouvelles de votre amie, lui répondre que vous vous portez bien, lorsqu’elle vous apparaît soudain, les bras en guirlande, distante, préoccupée, les yeux révulsés, cherchant l’inspiration, soucieuse seulement d’établir un silence, de reformer le cercle que vous avez failli rompre autour d’elle. Et la voilà qui fiche le camp dans une gondole, sur le grand canal de Venise, ou qui se promène le long du bois en attendant le loup ! Jusqu’à la fin de ses pérégrinations, elle ne sera que l’incarnation de sa copie, je veux dire une copie très mauvaise de l’actrice qu’elle aura étudiée pour son genre d’écriture. Lorsqu’elle va se rasseoir, elle aura probablement oublié que vous étiez là, dans le bruit des applaudissements, et ne cherchera que le moyen de produire un nouvel effet sur un auditoire capable d’avaler n’importe quel autre petit four littéraire. Il est à remarquer que la femme de lettres-diseuse a souvent un défaut de prononciation, un tic nerveux ou une voix désagréable. À la longue, ça se tasse, pour les anciens auditeurs. Pour les nouveaux, c’est un sujet de joie malicieuse qui se change en supplice lorsqu’on est au premier rang. Combien de mortelles ennemies me suis-je créées pour un fou rire intempestif, parce que, moi, au théâtre, je réagis. Je ris ou je me fâche quand l’occasion s’en présente… Si je me sentais vraiment dans un salon, c’est-à-dire entre femmes du monde, je serais peut-être polie et, au besoin, remplie d’admiration. On m’a dit souvent : « Vous devriez vous laisser entraîner par le courant. La sincère politesse est encore de faire comme les voisins. »

Non ! je suis le pommier qui porte sa pomme. Si elle tombe sur le sol, dans l’indifférence générale, et y pourrit, je préfère la voir se désagréger, revenir au fumier universel, molécule alors utile à la terre, ma mère, que de m’évertuer à la tendre au passant, à la lui faire manger de force, très louche rappel d’un paradis… où les serpents avaient gardé le droit de siffler. En outre, je ne possède aucun défaut de prononciation.

Aujourd’hui, si la littérature est un luxe, elle doit se plier dans l’armoire comme la robe de soirée qu’on ne peut plus arborer ; si elle demeure un état d’âme, elle doit se réduire à la philosophie, à une étude plus sérieuse de ce qui nous semble convenable de penser, mais, par-dessus tout, elle doit nous conduire à la réalité. Les histoires que nous racontons sont bonnes pour endormir les peines, mais elles sont mauvaises quand elles endorment aussi les consciences.

La femme de lettres d’aujourd’hui, sorte de mannequin de magasine, vêtue d’un travesti qu’elle ne choisit pas toujours, hélas, et qu’elle n’arrive pas plus à dépouiller qu’une tunique de Nessus, est en train de se confectionner un manteau sortie de bal tricolore… parce qu’elle n’a plus rien à se mettre, terme consacré ; seulement les dessous sont encore, pour beaucoup, des maillots de cabotines. Le feu de la rampe, le feu le moins sacré que l’on sache, continue à faire flamber leurs bonnes intentions : « Il nous faut tenir, m’écrit l’une d’elles, en rouvrant nos salons pour bien montrer que nous n’avons pas peur de l’avenir. On ne ferme pas devant l’ennemi. » La jeune personne qui m’écrit cela n’a perdu encore ni son mari, ni son fils, ni son frère, et elle n’est pas encore devant l’ennemi. Moi, je n’ai pas l’héroïsme voyant, et, fourmi inquiète, je désire fermer, de bonne volonté, en signe de raison, non pas encore en signe de deuil, parce que j’ai horreur d’exécuter certain geste sous la pression d’un pouvoir jusqu’à un certain point régulier.

Je crois (j’avoue même que j’ai tort de le croire) que nous pouvons laisser éteindre un jour le feu, celui de la rampe comme celui des cuisines… faute de combustible. Quant à l’ennemi… hum !… ce n’est pas nous qui dansons devant le buffet plein de munitions ! Que l’on ne m’imagine pas une humeur chagrine de vieille dame. J’ai bien plus la crainte d’avoir envie de rire en présence de celle qui ne ferme pas que d’avoir envie de lui reprocher ses pas de circonstances. Je me défie surtout de mon premier mouvement. Je m’amuse toujours beaucoup dans le monde des lettres. Mes compagnes m’intéressent et sont, pour moi, des distractions merveilleuses. Il en est que j’aime plus qu’elles ne peuvent le concevoir. Nous ne différons que sur le point d’examen de l’état littéraire. Chez moi, il n’y a pas d’art d’écrire. La littérature fut mon infirmité dès mon plus bas âge. Je m’en suis cachée, dès son début, comme j’ai essayé de dissimuler que j’avais une jambe plus courte que l’autre. Je n’ai jamais rien trouvé à louer dans cette fonction d’un cerveau sans cesse obsédé d’images, et j’en fus fatiguée, malade, jusqu’à en vouloir mourir. Plus tard, ma manière farouche, inégale, touchant souvent à l’excentricité, fut encore plus condamnée qu’approuvée. J’ai toujours compris, sans qu’on dût m’y forcer, que je restais en marge et je l’ai mieux apprécié que compris. Élevée dans la phalange des maudits, j’ai dû apprendre, à leur obscure école, que l’on ne décerne pas le prix à celui qui fait le plus de grâces dans l’arène, mais bien à celui qui fait preuve de la meilleure endurance. J’ai tout enduré : la faim, le froid, ce qu’on appelle, de nos jours, le manque à gagner et aussi le mépris de mes contemporains. Je ne l’ai pas cherché, mais l’ayant subi je n’ai jamais rien fait pour reconquérir leur estime. Au fond, qu’est-ce que l’estime des voisins ? On nous tolère, simplement : « La femme de lettres la plus honorable dans ses mœurs et la plus pure d’intentions n’est jamais qu’une courtisane, m’écrivait un homme de lettres qui est, aujourd’hui, académicien. Qu’importe vos faits et gestes, la retenue de vos manières et cette ingénuité du masque ? Seul compte l’effroyable dévergondage du cerveau qui est, dans une femme de lettres, comme le salon de certaine maison close. Plus les persiennes sont strictement baissées, plus on voit luire, là-dessous, les lueurs défendues. » Ce style, peut-être bien dogmatique, me paraît déjà désuet. Cependant j’y trouve le complément de ma pensée sur certaines jeunes créatures cherchant à entretenir la lampe derrière la persienne de leur salon. Si je ne suis pas digne de l’Académie, je suis au moins en communion d’idées sur la morale avec un Monsieur fort estimable et qui d’ailleurs m’amuse aussi, parce que je lui découvre des façons de femme de lettres, dans l’ingénuité du masque. Est-ce que lui aussi ne tient pas à danser devant le buffet ?… Moi, j’ai envie de m’asseoir ! On reconnaît la femme de lettres, dans un salon, à ce qu’elle demeure généralement debout. Pédante ou naïve, jeune ou vieille, elle se lève de sa place pour parler. Je trouve que, bien installée dans un bon fauteuil ou assise timidement au rebord de sa chaise, il est inutile de se mettre debout pour dire quelque chose. Ah ! la phrase fatidique : « Mme X… va nous dire quelque chose. » Ce qu’elle aura perdu de pauvres femmes, point faites, d’ailleurs, pour jouer le rôle néfaste de courtisane cérébrale ! Elles attendent toutes le moment de dire quelque chose. Si elles ne font rien de bien répréhensible, elles ont tout de même le tort d’exiger l’attention, ce qui est une grave impolitesse. Elles mangent leur potage (celles qui en ont !), elles s’habillent, elles sortent, elles entrent, ôtent leur manteau, saluent, sourient, en attendant l’heure de dire quelque chose. Elles sont, dans l’unique but de se voir demander de dire quelque chose. Actrice doublée par la seconde nature, on ne connaît jamais leur première nature, puisqu’elle n’abandonne jamais la pose. L’actrice, la vraie comédienne, sait ne plus poser. Elle connaît à merveille l’art de se reposer. Mais la femme de lettres ne se repose pas, elle fait l’amour et mouche ses enfants dans l’attitude que lui ont donnée ses livres… ou le magazine qui l’aide à vendre.

(Permettez-moi cette parenthèse : les hommes, qui ont les défauts de leur qualité, n’aiment pas les femmes de lettres, parce qu’ils ont un goût prononcé pour le naturel grossier de la femme tout court. Or, il y a des femmes de lettres assez filles pour dire, aussi, quelque chose de grossier…, je cite ici un poète mort : « Quand je songe qu’elle disait M… avec une rare élégance ! » Donc, elles ne cessent même pas de poser pour dire M… ?)

Tout le mal de ce cabotinage intégral vient de l’abus de la photographie. La femme de lettres est une éternelle victime de la mode qu’elle ne fait pas toujours et qui la défait. On l’a cristallisée dans un stupide : ne bougeons plus. Les journaux, les revues ont reproduit sa figure, ses allures, son écriture, tant et si bien que la personnalité a disparu sous les différentes attitudes. Elles n’étaient pas toutes jolies. Elles devinrent toutes originales. Il y en eut qui tinrent perpétuellement des lis à la main, qui dégustèrent un thé pâle avec l’aspect de la bacchante ivre, qui prirent le geste de tuer ou de bénir comme on brandirait un plumeau. Quelques-unes conservèrent la tenue de combat dans la plus stricte intimité, quelques autres oublièrent, en endossant un vulgaire tailleur, d’enlever la couronne d’or ou le diadème de perles ! Oh ! les photographies des lauréates, des candidates et des autodidactes…, ce qu’elles sont gênantes, parfois ! Jadis, quand je faisais la guerre, j’ai essayé de lutter contre ce ridicule et, comme j’aime la logique, même en guerre, j’ai interdit à mes éditeurs de me servir sur le plat de la couverture de mes livres…, et il en est résulté des interprétations de peintre, à défaut de photographie, interprétations assez fâcheuses contre lesquelles je n’ai même pas voulu protester. Je me souviendrai longtemps d’un cri, sorti du cœur, d’un jeune homme de lettres que l’on me présentait un soir dans un salon : « Ah ! mon Dieu, Madame, vous n’êtes donc pas laide ! » Jamais compliment hyperbolique ne me fit plus de plaisir, car il soulignait, dans cette phrase naïve, pas mondaine et surtout d’une franchise si française, tous les inconvénients qu’il y a pour les femmes trop coquettes à se publier uniquement à leur avantage.

Maintenant, c’est la vraie guerre, la grande guerre. Elles sont, devant l’objectif, comme des citations à l’ordre du jour, naturellement, tous des voiles blancs d’infirmières, et beaucoup ont encore plus de courage, certes, que de coquetterie. Pourvu que ça dure !… Si elles ont besoin de ce stimulant, peut-être ne faut-il pas le leur refuser ; mais le patriotisme, qui a besoin d’un éther pour se battre, me fait peur.

… En ce moment, mon thé de cinq heures consiste à essayer de faire boire mes lapins… « Les lapins ne boivent jamais », prétend le peuple de la banlieue parisienne, qui, lui, aime assez à se désaltérer même quand il n’a pas soif. Voilà un abus, ou plutôt une abstention très regrettable, non seulement pour les lapins, mais encore pour ceux qui les mangent, c’est-à-dire pour tout le monde. Ma chèvre, Pierrette, fut vendue deux fois par des gardiens peu délicats. Une fois au boucher, et j’eus le temps d’intervenir… en la rachetant, une autre fois, à un voisin qui me la rendit ; mais, si j’ai pu lutter contre de mauvaises actions, je ne peux plus rien contre le préjugé : « Les lapins ne boivent pas. » Voilà cinq ou six ans que je m’efforce de prouver, par le don d’ouvrages techniques ou par la lecture des articles de journaux, que l’élevage du lapin est une chose plus compliquée qu’on ne le pense à la campagne. Moi, je ne tiens pas à garder mes moutons à cheval, pourtant, je voudrais faire boire mes lapins, vers cinq heures !

Petit nez rose, toujours froncé, une oreille en avant, une autre en arrière, ô Jeannot, comme c’est bon l’eau du ciel, ce miracle qui tombe, se glisse le long des barreaux de votre prison ! Dès qu’il pleut, on les voit, les mires surtout, se dresser contre la porte de leur cage pour y lécher les gouttes qui parviennent jusqu’à eux… Oui, je sais. Il y a le fourrage vert, dont l’abondance, en été, leur donne des coliques, mais ils le dévorent ainsi, sans mesure, parce qu’ils aiment son humidité intérieure. En hiver, le son, le fourrage sec (et le froid qui altère tout autant que la chaleur) leur communiquent une sorte de fièvre contractant leur gosier, faisant fermenter des tumeurs, les rendant impropres au genre de service qu’on leur demande : la gibelotte !

Ma grosse lapine blanche, que j’ai élevée, a bu et ne boit plus. Quelle torture ! Ses beaux petits enfants ne boiront pas davantage… Elle s’arrache les poils du ventre, cependant, pour en faire de délicieux berceaux qui sont comme parés d’une mousseline vaporeuse où il ne manque, vraiment, que des nœuds de faveurs bleues. Et quels soins de propreté ! Quels nettoyages perpétuels dans un espace si restreint ! Car elle sait, elle, et redoute les émanations de son urine échauffée pour les tout petits qu’elle allaite encore ! Jeannote, me voici revenue à de meilleurs sentiments. Au lieu de me fâcher avec la femme-fantôme, je te ferai boire mystérieusement ; oui, tu boiras, nous aurons, nous aussi, notre thé de cinq heures, et « tu ne diras pas quelque chose », tu ne diras rien.