Aller au contenu

De la démocratie en Amérique/Édition 1848/Tome 2/Deuxième partie/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Pagnerre éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 29-41).


CHAPITRE IV.
DE L’ASSOCIATION POLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS.
Usage journalier que les Anglo-Américains font du droit d’association. — Trois genres d’associations politiques. — Comment les Américains appliquent le système représentatif aux associations. — Dangers qui en résultent pour l’État. — Grande convention de 1831 relative au tarif. — Caractère législatif de cette convention. — Pourquoi l’exercice illimité du droit d’association n’est pas aussi dangereux aux États-Unis qu’ailleurs. — Pourquoi on peut l’y considérer comme nécessaire. — Utilité des associations chez les peuples démocratiques.




L’Amérique est le pays du monde où l’on a tiré le plus de parti de l’association, et où l’on a appliqué ce puissant moyen d’action à une plus grande diversité d’objets.

Indépendamment, des associations permanentes créées par la loi sous le nom de communes, de villes et de comtés, il y en a une multitude d’autres qui ne doivent leur naissance et leur développement qu’à des volontés individuelles.

L’habitant des États-Unis apprend dès sa naissance qu’il faut s’appuyer sur soi-même pour lutter contre les maux et les embarras de la vie ; il ne jette sur l’autorité sociale qu’un regard défiant et inquiet, et n’en appelle à son pouvoir que quand il ne peut s’en passer. Ceci commence à s’apercevoir dès l’école, où les enfants se soumettent, jusque dans leurs jeux, à des règles qu’ils ont établies, et punissent entre eux des délits par eux-mêmes définis. Le même esprit se retrouve dans tous les actes de la vie sociale. Un embarras survient sur la voie publique, le passage est interrompu, la circulation arrêtée ; les voisins s’établissent aussitôt en corps délibérant ; de cette assemblée improvisée sortira un pouvoir exécutif qui remédiera au mal, avant que l’idée d’une autorité préexistante à celle des intéressés se soit présentée à l’imagination de personne. S’agit-il de plaisir, on s’associera pour donner plus de splendeur et de régularité à la fête. On s’unit enfin pour résister à des ennemis tout intellectuels, on combat en commun l’intempérance. Aux États-Unis, on s’associe dans des buts de sécurité publique, de commerce et d’industrie, de morale et de religion. Il n’y a rien que la volonté humaine désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus.

J’aurai occasion, plus tard, de parler des effets que produit l’association dans la vie civile. Je dois me renfermer en ce moment dans le monde politique.

Le droit d’association étant reconnu, les citoyens peuvent en user de différentes manières.

Une association consiste seulement dans l’adhésion publique que donnent un certain nombre d’individus à telles ou telles doctrines, et dans l’engagement qu’ils contractent de concourir d’une certaine façon à les faire prévaloir. Le droit de s’associer ainsi se confond presque avec la liberté d’écrire ; déjà cependant l’association possède plus de puissance que la presse. Quand une opinion est représentée par une association, elle est obligée de prendre une forme plus nette et plus précise. Elle compte ses partisans et les compromet dans sa cause. Ceux-ci apprennent eux-mêmes à se connaître les uns les autres, et leur ardeur s’accroît de leur nombre. L’association réunit en faisceau les efforts des esprits divergents, et les pousse avec vigueur vers un seul but clairement indiqué par elle.

Le second degré dans l’exercice du droit d’association est de pouvoir s’assembler. Quand on laisse une association politique placer sur certains points importants du pays des foyers d’action, son activité en devient plus grande et son influence plus étendue. Là, les hommes se voient ; les moyens d’exécution se combinent, les opinions se déploient avec cette force et cette chaleur que ne peut jamais atteindre la pensée écrite.

Il est enfin dans l’exercice du droit d’association, en matière politique, un dernier degré : les partisans d’une même opinion peuvent se réunir en colléges électoraux, et nommer des mandataires pour les aller représenter dans une assemblée centrale. C’est à proprement parler le système représentatif appliqué à un parti.

Ainsi, dans le premier cas, les hommes qui professent une même opinion établissent entre eux un lien purement intellectuel ; dans le second, ils se réunissent en petites assemblées qui ne représentent qu’une fraction du parti ; dans le troisième enfin, ils forment comme une nation à part dans la nation, un gouvernement dans le gouvernement. Leurs mandataires, semblables aux mandataires de la majorité, représentent à eux seuls toute la force collective de leurs partisans ; ainsi que ces derniers, ils arrivent avec une apparence de nationalité et toute la puissance morale qui en résulte. Il est vrai qu’ils n’ont pas comme eux le droit de faire la loi ; mais ils ont le pouvoir d’attaquer celle qui existe et de formuler d’avance celle qui doit exister.

Je suppose un peuple qui ne soit pas parfaitement habitué à l’usage de la liberté, ou chez lequel fermentent des passions politiques profondes. À côté de la majorité qui fait les lois, je place une minorité qui se charge seulement des considérants et s’arrête au dispositif ; et je ne puis m’empêcher de croire que l’ordre public est exposé à de grands hasards.

Entre prouver qu’une loi est meilleure en soi qu’une autre, et prouver qu’on doit la substituer à cette autre, il y a loin sans doute. Mais où l’esprit des hommes éclairés voit encore une grande distance, l’imagination de la foule n’en aperçoit déjà plus. Il arrive d’ailleurs des temps où la nation se partage presque également entre deux partis, dont chacun prétend représenter la majorité. Près du pouvoir qui dirige, s’il vient à s’établir un pouvoir dont l’autorité morale soit presque aussi grande, peut-on croire qu’il se borne longtemps à parler sans agir ?

S’arrêtera-t-il toujours devant cette considération métaphysique, que le but des associations est de diriger les opinions et non de les contraindre, de conseiller la loi, non de la faire ?

Plus j’envisage l’indépendance de la presse dans ses principaux effets, plus je viens à me convaincre que chez les modernes l’indépendance de la presse est l’élément capital, et pour ainsi dire constitutif de la liberté. Un peuple qui veut rester libre a donc le droit d’exiger qu’à tout prix on la respecte. Mais la liberté illimitée d’association en matière politique ne saurait être entièrement confondue avec la liberté d’écrire. L’une est tout à la fois moins nécessaire et plus dangereuse que l’autre. Une nation peut y mettre des bornes sans cesser d’être maîtresse d’elle-même ; elle doit quelquefois le faire pour continuer à l’être.

En Amérique, la liberté de s’associer dans des buts politiques est illimitée.

Un exemple fera mieux connaître que tout ce que je pourrais ajouter, jusqu’à quel degré on la tolère.

On se rappelle combien la question du tarif ou de la liberté du commerce a agité les esprits en Amérique. Le tarif favorisait ou attaquait non seulement des opinions, mais des intérêts matériels très puissants. Le Nord lui attribuait une partie de sa prospérité, le Sud presque toutes ses misères. On peut dire que pendant long-temps le tarif a fait naître les seules passions politiques qui aient agité l’Union.

En 1831, lorsque la querelle était le plus envenimée, un citoyen obscur du Massachusetts imagina de proposer, par la voie des journaux, à tous les ennemis du tarif d’envoyer des députés à Philadelphie, afin d’aviser ensemble aux moyens de faire rendre au commerce sa liberté. Cette proposition circula en peu de jours par la puissance de l’imprimerie, depuis le Maine jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Les ennemis du tarif l’adoptèrent avec ardeur. Ils se réunirent de toutes parts et nommèrent des députés. Le plus grand nombre de ceux-ci étaient des hommes connus, et quelques-uns d’entre eux s’étaient rendus célèbres. La Caroline du Sud, qu’on a vue depuis prendre les armes dans la même cause, envoya pour sa part soixante-trois délégués. Le 1er octobre 1831, l’assemblée, qui, suivant l’habitude américaine, avait pris le nom de convention, se constitua à Philadelphie ; elle comptait plus de deux cents membres. Ses discussions étaient publiques et prirent, dès le premier jour, un caractère tout législatif ; on discuta l’étendue des pouvoirs du congrès, les théories de la liberté du commerce, et enfin les diverses dispositions du tarif. Au bout de dix jours, l’assemblée se sépara après avoir rédigé une adresse au peuple américain. Dans cette adresse on exposait : 1º que le congrès n’avait pas le droit de faire un tarif, et que le tarif existant était inconstitutionnel ; 2º qu’il n’était dans l’intérêt d’aucun peuple, et en particulier du peuple américain, que le commerce ne fût pas libre.

Il faut reconnaître que la liberté illimitée de s’associer en matière politique n’a pas produit jusqu’à présent, aux États-Unis, les résultats funestes qu’on pourrait peut-être en attendre ailleurs. Le droit d’association y est une importation anglaise, et il a existé de tout temps en Amérique. L’usage de ce droit est aujourd’hui passé dans les habitudes et dans les mœurs.

De notre temps, la liberté d’association est devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité. Aux États-Unis, quand une fois un parti est devenu dominant, toute la puissance publique passe dans ses mains ; ses amis particuliers occupent tous les emplois et disposent de toutes les forces organisées. Les hommes les plus distingués du parti contraire ne pouvant franchir la barrière qui les sépare du pouvoir, il faut bien qu’ils puissent s’établir en dehors ; il faut que la minorité oppose sa force morale tout entière à la puissance matérielle qui l’opprime. C’est donc un danger qu’on oppose à un danger plus à craindre.

L’omnipotence de la majorité me paraît un si grand péril pour les républiques américaines, que le moyen dangereux dont on se sert pour la borner me semble encore un bien.

Ici j’exprimerai une pensée qui rappellera ce que j’ai dit autre part à l’occasion des libertés communales : il n’y a pas de pays où les associations soient plus nécessaires, pour empêcher le despotisme des partis ou l’arbitraire du prince, que ceux où l’état social est démocratique. Chez les nations aristocratiques, les corps secondaires forment des associations naturelles qui arrêtent les abus de pouvoir. Dans les pays où de pareilles associations n’existent point, si les particuliers ne peuvent créer artificiellement et momentanément quelque chose qui leur ressemble, je n’aperçois plus de digue à aucune sorte de tyrannie, et un grand peuple peut être opprimé impunément par une poignée de factieux ou par un homme.

La réunion d’une grande convention politique (car il y en a de tous genres), qui peut souvent devenir une mesure nécessaire, est toujours, même en Amérique, un événement grave et que les amis de leur pays n’envisagent qu’avec crainte.

Ceci se vit bien clairement dans la convention de 1831, où tous les efforts des hommes distingués qui faisaient partie de l’assemblée tendirent à en modérer le langage et à en restreindre l’objet. Il est probable que la convention de 1831 exerça en effet une grande influence sur l’esprit des mécontents et les prépara à la révolte ouverte qui eut lieu en 1832 contre les lois commerciales de l’Union.

On peut se dissimuler que la liberté illimitée d’association, en matière politique, ne soit, de toutes les libertés, la dernière qu’un peuple puisse supporter. Si elle ne le fait pas tomber dans l’anarchie, elle la lui fait pour ainsi dire toucher à chaque instant. Cette liberté, si dangereuse, offre cependant sur un point des garanties ; dans les pays où les associations sont libres, les sociétés secrètes sont inconnues. En Amérique, il y a des factieux, mais point de conspirateurs.



Des différentes manières dont on entend le droit d’association en Europe et aux États-Unis, et de l’usage différent qu’on en fait.


Après la liberté d’agir seul, la plus naturelle à l’homme est celle de combiner ses efforts avec les efforts de ses semblables et d’agir en commun. Le droit d’association me paraît donc presque aussi inaliénable de sa nature que la liberté individuelle. Le législateur ne saurait vouloir le détruire sans attaquer la société elle-même. Cependant s’il est des peuples chez lesquels la liberté de s’unir n’est que bienfaisante et féconde en prospérité, il en est d’autres aussi qui, par leurs excès, la dénaturent, et d’un élément de vie font une cause de destruction. Il m’a semblé que la comparaison des voies diverses que suivent les associations, dans les pays où la liberté est comprise, et dans ceux où cette liberté se change en licence, serait tout à la fois utile aux gouvernements et aux partis.

La plupart des Européens voient encore dans l’association une arme de guerre qu’on forme à la hâte pour aller l’essayer aussitôt sur un champ de bataille.

On s’associe bien dans le but de parler, mais la pensée prochaine d’agir préoccupe tous les esprits. Une association, c’est une armée ; on y parle pour se compter et s’animer, et puis on marche à l’ennemi. Aux yeux de ceux qui la composent, les ressources légales peuvent paraître des moyens, mais elles ne sont jamais l’unique moyen de réussir.

Telle n’est point la manière dont on entend le droit d’association aux États-Unis. En Amérique, les citoyens qui forment la minorité s’associent, d’abord pour constater leur nombre et affaiblir ainsi l’empire moral de la majorité ; le second objet des associés est de mettre au concours et de découvrir de cette manière les arguments les plus propres à faire impression sur la majorité ; car ils ont toujours l’espérance d’attirer à eux cette dernière, et de disposer ensuite, en son nom, du pouvoir.

Les associations politiques aux États-Unis sont donc paisibles dans leur objet et légales dans leurs moyens ; et lorsqu’elles prétendent ne vouloir triompher que par les lois, elles disent en général la vérité.

La différence qui se remarque sur ce point entre les Américains et nous tient à plusieurs causes.

Il existe en Europe des partis qui diffèrent tellement de la majorité, qu’ils ne peuvent espérer de s’en faire jamais un appui, et ces mêmes partis se croient assez forts par eux-mêmes pour lutter contre elle. Quand un parti de cette espèce forme une association, il ne veut point convaincre, mais combattre. En Amérique, les hommes qui sont placés très loin de la majorité par leur opinion ne peuvent rien contre son pouvoir : tous les autres espèrent la gagner.

L’exercice du droit d’association devient donc dangereux en proportion de l’impossibilité où sont les grands partis de devenir la majorité. Dans un pays comme les États-Unis, où les opinions ne diffèrent que par des nuances, le droit d’association peut rester pour ainsi dire sans limites.

Ce qui nous porte encore à ne voir dans la liberté d’association que le droit de faire la guerre aux gouvernants, C’est notre inexpérience en fait de liberté. La première idée qui se présente à l’esprit d’un parti comme à celui d’un homme, quand les forces lui viennent, c’est l’idée de la violence : l’idée de la persuasion n’arrive que plus tard ; elle naît de l’expérience.

Les Anglais, qui sont divisés entre eux d’une manière si profonde, font rarement abus du droit d’association, parce qu’ils en ont un plus long usage.

On a de plus, parmi nous, un goût tellement passionné pour la guerre, qu’il n’est pas d’entreprise si insensée, dût-elle bouleverser l’État, dans laquelle on ne s’estimât glorieux de mourir les armes à la main.

Mais de toutes les causes qui concourent aux États-Unis à modérer les violences de l’association politique, la plus puissante peut-être est le vote universel. Dans les pays où le vote universel est admis, la majorité n’est jamais douteuse, parce que nul parti ne saurait raisonnablement s’établir comme le représentant de ceux qui n’ont point voté. Les associations savent donc, et tout le monde sait qu’elles ne représentent point la majorité. Ceci résulte du fait même de leur existence ; car, si elles la représentaient, elles changeraient elles-mêmes la loi au lieu d’en demander la réforme.

La force morale du gouvernement qu’elles attaquent s’en trouve très augmentée ; la leur, fort affaiblie.

En Europe, il n’y a presque point d’associations qui ne prétendent ou ne croient représenter les volontés de la majorité. Cette prétention ou cette croyance augmente prodigieusement leur force, et sert merveilleusement à légitimer leurs actes. Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?

C’est ainsi que dans l’immense complication des lois humaines il arrive quelquefois que l’extrême liberté corrige les abus de la liberté, et que l’extrême démocratie prévient les dangers de la démocratie.

En Europe, les associations se considèrent en quelque sorte comme le conseil législatif et exécutif de la nation, qui elle-même ne peut élever la voix ; partant de cette idée, elles agissent et commandent. En Amérique, où elles ne représentent aux yeux de tous qu’une minorité dans la nation, elles parlent et pétitionnent.

Les moyens dont se servent les associations en Europe sont d’accord avec le but qu’elles se proposent.

Le but principal de ces associations étant d’agir et non de parler, de combattre et non de convaincre, elles sont naturellement amenées à se donner une organisation qui n’a rien de civil, et à introduire dans leur sein les habitudes et les maximes militaires : aussi les voit-on centraliser, autant qu’elles le peuvent, la direction de leurs forces, et remettre le pouvoir de tous dans les mains d’un très petit nombre.

Les membres de ces associations répondent à un mot d’ordre comme des soldats en campagne ; ils professent le dogme de l’obéissance passive, ou plutôt, en s’unissant, ils ont fait d’un seul coup le sacrifice entier de leur jugement et de leur libre arbitre : aussi règne-t-il souvent dans le sein de ces associations une tyrannie plus insupportable que celle qui s’exerce dans la société au nom du gouvernement qu’on attaque.

Cela diminue beaucoup leur force morale. Elles perdent ainsi le caractère sacré qui s’attache à la lutte des opprimés contre les oppresseurs. Car celui qui consent à obéir servilement en certains cas à quelques uns de ses semblables, qui leur livre sa volonté et leur soumet jusqu’à sa pensée, comment celui-là peut-il prétendre qu’il veut être libre ?

Les Américains ont aussi établi un gouvernement au sein des associations ; mais c’est, si je puis m’exprimer ainsi, un gouvernement civil. L’indépendance individuelle y trouve sa part : comme dans la société, tous les hommes y marchent en même temps vers le même but ; mais chacun n’est pas tenu d’y marcher exactement par les mêmes voies. On n’y fait point le sacrifice de sa volonté et de sa raison ; mais on applique sa volonté et sa raison à faire réussir une entreprise commune.