De la sagesse des Anciens (Bacon)/04

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 37-40).


IV. Narcisse, ou l’homme amoureux de lui-même.


Narcisse, suivant les poètes devint célèbre par ses graces et sa beauté mais l’éclat de ses avantages extérieurs étoit terni par de continuels dédains et par un orgueil insupportable. Ainsi, n’aimant que lui-même, il menoit une vie solitaire, parcourant les forêts, et ne s’adonnant qu’à la chasse avec un fort petit nombre de compagnons auxquels il tenoit lieu de tout. La nymphe Echo le suivoit aussi en tous lieux. Un jour, las de la chasse, et poussé par sa destinée, il vint se reposer, vers le milieu du jour, près d’une fontaine dont les eaux étoient claires et limpides y ayant apperçu sa propre image, il ne se lassoit point de la considérer, et il en devint tellement amoureux que, forcé de tenir ses regards fixés sur cet objet si cher, il s’affoiblit peu à peu et tomba dans un mortel engourdissement. Après sa mort, les dieux le métamorphosèrent en cette fleur qui porte son nom, qui paroît s’épanouir au commencement du printemps, et qui est consacrée aux dieux infernaux, tels que Pluton, Proserpine et les Euménides.

Cette fable paroît avoir pour objet le tour d’esprit de ces individus, qui, infatués de leur beauté, ou de quelqu’autre avantage qu’ils doivent à la seule nature, et non à leur propre industrie, s’aiment excessivement, et sont, pour ainsi dire, amoureux d’eux-mêmes. Assez ordinairement les hommes de ce caractère n’aiment point à paroître en public, et ont de l’éloignement pour les affaires ; car, dans la société et dans une vie plus active ils auroient à essuyer, ou des affronts, ou des négligences, toutes disgraces qui pourroient les troubler et les décourager : aussi mènent-ils presque toujours une vie retirée, timide et solitaire contens d’une petite société toute composée de personnes qui les cajolent, qui défèrent toujours à leur sentiment, applaudissent à tous leurs discours, et sont comme leurs échos. Mais, enflés de ces continuels applaudissemens, gâtés par ces cajoleries, et rendus presque immobiles par cette admiration qu’ils ont pour eux-mêmes, ils deviennent excessivement paresseux, et tombent dans une sorte d’engourdissement qui les rend incapables de toute entreprise dont l’exécution demande un peu de vigueur et d’activité. C’est avec autant de jugement que d’élégance que les poëtes ont choisi une fleur printanière pour image des individus dont nous parlons. En effet, les hommes de ce caractère ont une certaine fleur de talent, et acquièrent un peu de célébrité durant leur jeunesse mais, dans l’âge mûr, ils trompent l’attente de leurs admirateurs, et ces grandes espérances qu’on avoit conçues d’eux. C’est dans le même esprit que les poètes ont feint que cette fleur est consacrée aux dieux infernaux, les hommes atteints de cette maladie n’étant propres à rien or, tout ce qui de soi-même ne donne aucun fruit, mais passe et s’efface à l’instant, comme la trace du vaisseau qui sillonne les ondes, étoit consacré par les anciens aux ombres et aux dieux infernaux.