Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Homme

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 235-263).

HOMME. — Plusieurs questions apologétiques relatives à l’homme ont déjà été examinées ci-dessus en divers lieux ; d’autres se représenteront ci-dessous. Le présent article, nécessaire à titre d’orientation et de supplément, ne prétend donc pas se suffire à lui-même. Il comprendra quatre parties :

I. — L’homme d’après la Genèse.

II. — L’homme préhistorique, d’après les documents paléontologique.

III. — Unité de l’espèce humaine.

IV. — L’homme devant les enseignements de l’Eglise et devant la philosophie spiritualiste.

I L’homme d’après la Genèse

L’Eglise a toujours vu dans les premières pages de la Genèse la révélation des origines du monde et de l’homme, révélation accordée par Dieu à l’humanité pour la guider dans la poursuite de sa lin surnaturelle. Cette lin surnaturelle, raison d’être d’une telle révélation, en détermine le caractère : les vérités consignées dans ces pages ne sont i)as nécessairement des vérités immédiatement raccordables aux vérités scientifiques, que peut conquérir la raison humaine appliquée à l’étude de la nature ; mais ce sont des vérités qui dominent toute recherche rationnelle. Le croyant sait qu’il peut être chimérique de vouloir les rejoindre par l’observation, délicat de les interpréter, mais qu’il n’est pas, pour autant, permis de les méconnaître. Le mystère qui les enveloppe, et qui vraisemblablement les enveloppera toujours, s’impose trop évidemment à l’esprit de l’homme pour que celui-ci ait le droit de s’étonner s’il n’arrive pas à transposer dans la langue commune de la biologie les données de la révélation chrétienne. Pleinement consciente de ce mystère, l’Eglise n’en veille pas moins jalousement sur l’intégrité du dépôt divin, et récemment encore la Commission pontilicale De rc biblica, faisant écho à la tradition de tous les siècles chrétiens, revendiquait le caractère historique des premiers chapitres de la Genèse (Réponse du 30 juin 1909, voir el-dessus, art. Genèse, col. 2’j8).

Sans répéter ici ce qui a été bien dit ailleurs (voir articles Ame, Création, Genèse, Guack), nous devons essayer de préciser les contours de cette anthropologie révélée, qui ne fait double emploi avec aucune autre anthropologie et demeure une norme au moins négative pour toute recherche ultérieure. La didiculté d’une telle étude tient surtout au caractère absolument spécial du document, qui ne rentre strictement dans aucune catégorie littéraire connue. Nous sommes en présence d’une histoire, mais d’une histoire qui ne repose pas, en dernière analyse, sur le témoignage humain et qui échappe aux conventions ordinaires du langage technique : d’où la nécessité de peser chaque assertion, chaque mot, de peur de les fausser par un commentaire impropre. Cette difficulté ne doit cependant ])as décourager l’efTort, d’autant qu’ici la tradition authentique de l’Eglise vient au secours de l’exégèle : plusieurs points de dogme, consignés dans cette première page de la Genèse, sont garantis par le magistère infaillible.

I. — La première vérité qui ressort avec évidence du double récit de la Genèse, c’est la place éminente faite à l’homme dans l’œuvre de la création, et la prédilection du Créateur pour cet ouvrage très spécial de ses mains. Après seulement que la terre aélé formée et peuplée, après les diverses générations d’animaux, l’homme est introduit en ce monde, comme un roi dans son palais. La solennité du début marque une opération nouvelle, pour laquelle Dieu semble recueillir toute sa puissance : seul entre toutes les créatures, l’homme est dit produit à l’image et ressemblance de Dieu :

Gen., I, 26, 2^ : i Puis Dieu dit : Faisons l’homme à

« notre image, selon notre ressemblance, et qu’il
« domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux
« du ciel, sur les animaux et sur toute la terre, et sur
« les reptiles qui rampent sur terre. Et Dieu créa

II l’homme à son image ; ill’a créé à l’image de Dieu ;

« il les a créés mâle et femelle. » 

Tel est le premier récit. i

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2. — Le cleuxiime récit enlre dans le détail de l’opération divine :

Gen., Il, 7 : « lahvé forma l’homme de la poussière K du sol, et il souffla dans ses narines un souffle de

« vie, et l’homme devint être animé..>

Celte opération comporte deux phases, distinctes sinon temporellement, du moins idéalement. Au cours de la première, le corps de l’homme est formé de matière terrestre ; dans la seconde, l’àme est produite par le souffle de Dieu. L’une et l’autre phase est directement ordortnée à la production de l’homme ; pas un mot du texte sacré ne sugjfcre l’idée d’un stade intermédiaire où le corps humain aurait été constitué dans un degré de vie inférieure. La tradition des Pères est muette là-dessus. De nos jours seulement on a envisagé l’hypothèse d’une élaboration progressive de la matière humaine par le ministère de principes vitaux inférieurs, jusqu’au degré de perfection où l’organisme comporta et plus ou moins postula l’infusion d’une âme raisonnable. Cette hypothèse ne trouve aucun appui dans le texte de la Genèse : ce qu’on y lit au contraire, selon le sens le plus naturel, c’est, en dehors de la constitution des divers êtres vivants selon leurs espèces incommunicables, l’opération par laquelle Dieu mit la main à la production de l’homme. D’autre part, l’homme ne commence d’exister comme tel qu’à l’apparition de l’àme. Et il n’est pas douteux que dans l’àme surtout, dansl’àme spiriluelleet raisonnable, réside cette ressemblance divine que Dieu voulut imprimer à son œuvre.

3. — Le corps du premier homme devait être réellement le principe de toute l’espèce. Le premier récit mentionne simplement la distinction des sexes tomme résultant de l’opération divine, mais le second marque expressément que le corps du premier homme fournit la matière du corps de la première femme :

Gen., II, 18 : Il lahvé Dieu dit : Il n’est pas bon que

« l’homme soit seul ; je lui ferai une aide semblable à
« lui. » 

[Et après qu’Adam a nommé les divers animaux : ]

21-24 " Alors lahvé Dieu fit tomber un profond

« sommeil sur Adam, qui s’endormit, et il prit une de
« ses côtes et reforma la chair à sa place. De la côte
« qu’il avait prise à l’homme, lahvé Dieu forma une

i( femme et il l’amena à Adam. Et Adam dit : Celle-ci i< cette fois est os de mes os et chair de ma chair !

« Celle-ci sera appelée femme parce qu’elle a été

Il prise de l’homme. C’est pourquoi l’homme quittera

« son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et
« ils deviendront une seule chair. » 

Donc dés cette première institution du genre humain, l’homme et la femme apparaissent comme deux êtres complémentaires, intégrant, selon le plan divin, le principe nécessaire à la propagation de l’espèce. L’insistance du texte sacré sur le lien qui rattache la première femme au premier homme, l’e.xelamalion par laquelle Adam la salue comme un autre lui-même, le jeu de mots étymologique destiné à ra|)peler sa provenance (ischa femme, tirée de isch, homme), enfin la parole prophétique mise dans la bouche d’.dam, soulignent cette dépendance originelle.

4. — De ce couple primitif procède toute notre race. L’épouse qu’Adam nomma Èe, « parce que mère de tous les vivants » (Ge/i., ui, 20), devait poser l’occasion de sa chute, et le péché d’Adam fut le péché de la race (Geii., ii ; v. 1, 2 ; cf. Sap.. x, i ;.V/., xix, 4 ; .^et., XVII, 9, 4-26 ; /^o/H., v, 12). L’unité de descendance, ilairement alhrmée dans la Genèse, est d’ailleurs imidiquée soit dans le dogme catholique du péché orijinel, soit dans le dogme de la restauration en

Jésus-Christ, nouvel Adam. Double solidarité de race, fondamentale de tout christianisme. Elle ne laisse pas de place à l’hypothèse (émise par Isaac de La Pevrèrk, en i(155) d’une humanité préadamite ayant coexisté avec la postérité d’Adam. Moins évidemment contraire au dogme serait l’hypothèse (émise notamment par Fabrb d’E.nvieu, Les origines de la terreet de l’Iiomme, d’après la Bible et d’aprèsla science, Paris, 18^3) d’après laquelle Dieu aurait préludé à la création de notre race par la création d’autres races plus ou moins semblables, mais n’ayant avec celle-ci aucune connexion, non plus que si elles avaient existé sur une autre planète, et d’ailleurs éteintes avant l’apparition d’Adam. Mais la Genèse ne nous met nullement sur la voie de cette idée.

5. — La Genèse paraît exclure positivement la rêverie origéniste de la préexistence des âmes. Car elle nous montre Dieu communiquant à Adam le souffle de vie qui le fait homme ; elle ne donne pas lieu de supposer que ce souffle de vie ait pu jouir quelque part antérieurement d’une existence indépendante. Cette conception d’un réservoir des âmes, d’où celles-ci seraient tirées au fur et à mesure de la production des corps, a encouru les anatlièmes de l’Eglise [concile local de Constantinople, 553, can. i, sqq., Dknzinger, 203 ; concile de Braga, 561, can. 6, ibid., 230 ; IV’concile de Latran, I215, cap. 1 de fide catliolica, ibid., 428 (355) ; V concile de Latran, 1513, sess. VIII, ibid, 788 (621)]. L’âme commence d’exister avec l’individu humain.

6. — A la lumière des enseignements de saint Paul (ltom., v, il), 15 ; 1 Cor., xv, 22 ; Eph.. iv, 28-24 : Col., iii, ij, 10), on découvre, dans ce clief-d œuvre divin que fut le premier homme, une double création, de nature et de grâce. L’innocence d’Adam avait été consacrée par des donséminentset gratuits, découlant de l’adoption divine, notamment par l’exemption de la concupiscence, de la douleur et de la mort. L’adoption divine, ruinée par le péché, a été restaurée en Jésus-Christ, mais sans le glorieux cortège des dons départis à nos premiers parents. Des Pères ont interrogé sul)tilement les expressions de Moïse, et dans le redoublement verbal qui marque la prédilection de Dieu créant l’homme « à son image el ressenddance >', ils ont parfois cru apercevoir la trace de cette double création : image se rapporterait aux dons de la nature, ressemblance à ceux de la grâce. Sans faire nôtre une exégèse probablement trop ingénieuse, nous devons souligner la solennité de la formule, qui montre dans l’homme une créature à part de toutes les autres. L’Eglise a pleinement reconnu le fait de cette prédilection divine et authentiqué jyar ses décisions la noblesse primitive de notre race. Dès l’an 416un concile de Milève approuvé par Innocent I, et en 418un concile de Carthage approuvé par Zosime, afiirmaient contre les Pélagiens le caractère essentiellement pénal de la sentence de mort portée contre Adam ; canon i, DENziNGEn, ioi(65). Le second concile d’Orange (529), confirmé par Boniface II, revendiquait contre les Semipélagiens l’intégrité primitive de notre nature ; canon 19, Denzi.vger, igo (160). Le concile de Trente renouvelait implicitement cette assertion en maintenant l’universalité de la déchéance originelle, scss. VI, cap. I, Den/.in’geh, 798 (675). Une des erreurs de Baïus consistait à nier la gratuité des privilèges du premier homme ; voir sespropositions condamnées 1, 6, 7, 28, 26, Denzixger, looi (881). looCi, 1007, 1028, 1026. Les scolastiquesont discuté si Adam reçut ces privilèges des l’instant de sa création ou seulement [dus tard (voir du Plessis d’Argbntki, Dispulatio de gralia an^olis el Adamo concessa). Saint Tiio.M-vs signale la controverse, I" p., q.g5, art. i, el se prononce pour la sanctification initiale. Cette opinion 461

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est aujourd’Iiui commune dans l’enseignement catliolifpie.

Telles sont, sur nos premiers parents, les tlonnccs les plus essentielles de l’hexainéron MMique. Evidemment elles nous introduisent en pleine sphère du merveilleux : de là surtout naît l’oposition de l’incrédulité à ce poème divin de nos origines. A une humanité auréolée par Dieu même, soustraite aux conditions de lavie présente et à la perspective de la mort, on préférerait soit une humanité de tous |)oints semblable à la nôtre, soit même une humanité inférieure, émergeant à peine de l’animalité et ne se dillerenciant de la brute que par un succès relatif dans sa lutte pour l’existence. La conception paraîtra plus terre à terre ; en revanche elle est moins déconcertante pour l’expérience quotidienne et permet de relier toutesles manifestations terrestres de la vie dans l’unité d’un système qui Halle la raison.

Mis en demeure de choisir, le chrétien préfère aux inductions hasardées d’une expérience inadéqua te les données certaines de la révélation. Il ne lui en coûte d’ailleurs aucun sacrillce d’ordre réellement scientilique. Car l’apparente simplicité des conceptions évolutionnistcs et naturalistes ne saurait compenser les confusions et les erreurs engendrées par la crainte <lu mystère et la crainte du miracle.

Le mystère, il est partout dans la nature, mais surtout à l’origine des choses. Si loin qu’on recule celles <c riiumanité et du monde, il faut bien en venir à un commencement absolu, c’est-à-dire à une action

« l’un genre à part, qui échappe à toutesles lois découvertes

par induction. A supposer même qu’on supprime toute initiative et qu’on prétende éliminer de l’histoire l’hypothèse Dieu, on ne pourra se dispenser de la réintroduire sousune autre forme, quine lui fera pas plus d’honneur et qui n’expliquera rien.

Quant au miracle, si l’on fait tant que d’en admettre la possibilité, on devra reconnaître qu’il n’est mille part plus convenable qu’à l’origine de cette cliose unique qu’est l’humanité. Le christianisme ne s’en tient pas là, et il voit dans l’histoire du monde l’exécution d’un plan providentiel qui est inauguré par l’adoption d’une créature privilégiée, restauré par la réhabilitation de cette même créature après sa fhute, consommé par le jugement universel à la (in des temps. Le surnaturel est au centre de cette histoire, dans l’Incarnation du Fils de Dieu ; pour s’étonner qu’il soit à la fin et au commencement, il faudrait n’avoir jamais rélléchi à l’économie divine du christianisme. Ouelle idée plus convenable que celle du Dieu créateur se penchant, plein d’amour et de munilicence, sur le berceau de la race d’où doivent germer ses élus et qu’il honorera par l’Incarnation de son Fils’.' Un mot célèbre de TEnTULUKN traduit éloquemment cette spéciale Providence de Dieu dans la création du premier homme : Quodciimqiie lintus exprimehatur, Christus cogitabatur lioinn fiitiirus (De resurrecliorte carnis, 6).

Voilà peut-être de quoi justifier, devant les esprits non prévenus, le mystère de la création de l’homme et le miracle de l’Eden. Il estvraique ni l’un ni l’autre n’a laisséde trace écrite dans l’écorcede notre globe. La nature n’a pas enregistré ce qui, desoi, n’était pas enregistrable. Néanmoins le dogme de la chute a bien sa valeur comme explication de l’énigme de cette vie (voir PÉCHÉ orioixel). Quoi qu’il en soit, la révélation chrétienne ne demande pas à la science iine démonstration que celle-ci n’est pas en mesure de fournir. Il lui svilTit de ne pas craindre ses démentis.

BiBLiocnvrniK. — Parmi les commentaires patristiques de l’Hexaméron, voir surtout saint Augustin, /)e Genesi ad litteram. — Puis, les commentaires

modernes de la Genèse. — Palniicri, De Pco créante et élevante, Rome, 18j8.

A. d’Alés.

II

L’homme préhistorique
d’après les documents paléontologiques

Notions préliminaires sur la science préhistorique, sa formation, sa méthode, son cadre.

On a appelé préhistoire tout d’abord l’ « histoire » des temps sur lesquels nous ne possédons aucun document écrit. Le mot histoire avait été consacré aux récits laissés par tel ou tel écrivain et qui nous font connaître une antiquité très variable suivant les pays. .insi l’histoire de la Gaule neremonlequ’à peu d’années avant l’ère chrétienne, tandis que celle de ta Grèce, de la Palestine, de l’Egypte, de la Chaldée embrasse plusieurs millénaires au delà.

Mais les époques qui ne survivaient pas dans des récils, nous ont laissé des objets de diverse nature et ces signesnon intentionnels, souvent obscurs mais toujours sincères, ontpuêlre interprétés par l’homme aclnel.On a ainsi reconstitué toute une humanité dont on ne soupçonnait pas l’existence. Ces objets sont tantôt les ossements de l’homme lui-même, tantôt les matières qu’il a employées pour les faire servira ses fins : outils, armes, parures, habitations, monuments, tombeaux, idoles, etc.

Il est probable que les énormes pierres dressées ou soulevées ou alignées, comme on en trouve tant en Bretagne, ont loujoursdonné l’idée de peuples disparus. Les haches polies ontégalement attiré l’altenlion depuis longtemps. Au xvm’siècle, on fut frappé de la constitution des dépôts de cavernes. Au début du siècle dernier, quelques chercheurs isolés airu-mèrenl l’existence de l’homme quaternaire. Les esprits ne furent conquis à cette idée que par un antiquaire picard, Boucher de Perthes, vers 1850. Depuis lors, la préhistoire a été l’objet d’innombrables recherches de détail et de quelques études d’ensemble. Les principaux savants qui se sont fait un nom dans ce domaine sontLARTET, Dupont, Piette qui a recueilli de merveilleux documents sur l’art quaternaire, etc.Les éludes d’ensemble sont surtout le Préhistorique de Gabriel de Mortillet où sont jetées les bases de la classification, la France préhistorique de M. GaR-TAiLHAcetle dernier et le meilleur ouvrage dans ce genre : le Manuel d’archéologie préhistorique de M. Dkchelette. Signalons aussi parmi les catholiques qui dans ce domaine ont mis leur science au service de l’apologétique, l’abbé Hamard, la marquis ne Nadaillac, M. Arceli.v.

Les recherches préhistoriques comprennent deux opérations : la récolte des objets ou documents et leur interprétation. Dans bien des cas et fort heureusement ces objets sont ensevelis sous des couches de terre. Les fouilles doivent être faites avec précaution et méthode ; leurs résultats sont des plus instructifs lorsque, sur un même point, on trouve des matériaux archéologiques à plusieurs niveaux, dans des terrains non remaniés. La stratigraphie permet alors d’établir l’ordre de succession des objets : ceux qui sont à un niveau inférieur sont plus anciens que ceux qu’on trouve au-dessus.

L’interprétation des objets consiste à découvrir si l’homme a recueilli ou modi/ié ou disposé tel objetnaturel et pourquoi et comment. Dans certains cas cette interprétation est facile : il est certain par exemple qu’un renne grave sur un os ou une pierre n’a pu être dessiné que par l’homme. Dans bien d’autres 463

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cas, l’ethnograpliie comparée fournit des indications précieuses. En effet tous les peuples n’ont pas fait les mêmes progrès avec la même rapidité ; certains sont même restés slationnaires ou à peu près. Ainsi on a eu la surprise de voir quelques peuplades d’Australie, d’Afrique, d’Amérique employer tout récemment encore les mêmes outils de pierre que l’on trouve dans les plus anciennes stations préhistoriques de l’Europe.

Les temps reculés envisagés dans leurs grandes lignes, ont permis de distinguer deux grandes périodes successives : une première où l’homme ignorait le métal et se servait de la pierre ; une seconde où il apprend à fondre et à travailler le métal. Mais cette seconde période, en Europe occidentale, est assez en rapport avec les temps historiques de quelques peuples anciens pour qu’on ail pu y établir une chronologie ferme et assez précise.

On a donc distingué une préhistoire proprement dite et une protohistoire ; dans celle-ci seulement on peut donner des dates au sens étroit du mot. Les temps préhistoriques se subdivisent eux-mêmes en paléolithique ou période de la pierre taillée et néolithique ou période de la pierre polie. Il faut même j)arler d’un paléolithique ancien et d’un paléolithique récent.

Voici, résumées en un tableau, les grandes divisions de l’Iiistoire de l’humanité, rapprochées des divisions géologiques correspondantes :

Divisions d’ordre

Divisions d’ordre

anthropologique

géologique

Rien de positif

Eolitliique(."’)

Ere tertiaire

d après certains auteurs


Pléistocène

infér. 2’invas. glaciaire

r.

2*pliaseintergl.

1

moyen 3" inv. glaciaire Se ph, intergl.

?ALliOI.ITIl ! (JUE

Ô I

C chelléen ….

1" race i. -

^ ( mouslerien.

« 

1

supérieur 4’inv. glac.

z.

. ( auri ; înacicn. récent ^ solutréen… -" race /, > -’V magdalénien

Transition : azilien…

………. Postglaciaire

: , 
« 

(froid sec, steppes)

1

c

a

HOLOl.t^E

Climat tempéré (d’abord humide) (tourbières, forêts)

=

S’ÉOLiTiiio’i ;

tn

t

^

3

. Age ilii cuivre et

(lu bronze

c ~

1

.g’s du fer

c.

Temps liiâloritjues

Il faut maintenant placer les temps préhistoriques dans l’ensemble des temps géologiques. Un tableau montrera rapidement leurs rapports.

° Ere arehéenne.

2° — primaire.

3" — secondaire (grands reptiles).

li° — tertiaire (grands mammifères). L’homme a pu api)araitrc vers la lin de cette période, mais on ne l’a pas encore rencontra.

5° Ere quaternaire (homme certain). Les continents ont à peu près leurs limites et leur relief actuels.

Le travail qui va suivre ne s’occupera que de l’humanité préliistorique. Nous exposerons, d’après la science, les principaux faits et leurs principales explications certaines ou hypothétiques. On trouvera dans d’autres parties de ce dictionnaire les enseignements de l’exégèse et de la théologie catholiques qui portent sur certaines questions soulevées par la préhistoire.

1. — L’Homme tertiaire

Les éolithes. — On appelle éolithes querre à l’aurore) des silex qu’on trouve dans les terrains anciens et qui attesteraient, d’après certains auteurs, l’existence, dès l’ère tertiaire, d’êtres humains ou du moins d’êtres voisins de l’homme par les procédés industriels. C’est en 1867 que l’abbé Bourgeois, supérieur de l’Ecole de Pontlevoy, découvrit de ces silex à Thenay (Loir-et-Cher) et les signala au monde savant. On en recueillit d’autres en divers endroits, plus particulièrement à Olta en Portugal, au Puy-Courny près d’Aurillac, etc. Après une période d’ardentes discussions, où l’abbé Bourgeois, MM. de Quatre-FAGES et DE MoRTiLLET étaient les plus ardents partisans de l’homme tertiaire, il y eut une période d’accalmie et l’on oublia ce lointain ancêtre.

Dans ces dernières années, à la suite de découvertes d’éolithes un peu dans tous les pays du monde, la question fut reprise. Avec bon nombre de préhistoriens, un géologue, M. Rutot, conservateur au Musée de Bruxelles, dans de fréquentes publications, soutint à nouveau l’origine humaine des éolithes. Il distinguait ces outils primitifs des paléolilhcs, qui leur sont postérieurs et dont l’origine n’est pas discutée, en ceci que les premiers ont leur forme naturelle légèrement modifiée par des éclatements dus à l’utilisation ou par quelques retouches intentionnelles, tandis que les seconds ont été amenés à une forme déterminée en même temps que retouchés et usagés.

Le savantbelgen’attache qu’une importance secondaire au bulbe de percussion qui, pour M. de Mortillet, au contraire, est caractéristique du travail humain. Il y a toute uneclassilication des éolithes d’après les dilTérents étages où ils ont été trouvés.

Ces idées n’avaient pu convaincre tous les esprits et avaient même trouvé des adversaires déterminés en MM. Hardy, Arcelin, Boule, Laville, etc. Ceux-ci disaient que les silex entraînés par un torrent pouvaient et devaient, en s’enlre-choquanl, produire dans certains cas les éclatements où l’on oulail Aoir l’action de l’iiomme.

Un fait, réalisé en dehors de toute préoccupation préhistorique, vint, dune manière singulièrement probante, confirmer cette vue. Dans une fal>rique de ciment, à Mantes, il se trouve que des rognons naturels de silex sont placés avec de la craie dans des cuves d’eau et entraînés par des herses de fer, à une vitesse d’environ 4 mètres à la seconde, c’est-à-dire à peu près la vitesse du Uhùnc en temps de crue. Or quand, après 29 heures de circulation, on retire ces pierres de là, un assez grand nombre d’entre elles présentent les divers caractères des éolithes, avec toutes les variétésqu’on a cru pouvoir y déterminer : percuteurs, enclumes, rabots, grattoirs, etc., etc. Comme d’autre parties éolithes se retrouvent le plus souvent d.ins les alluvions torrentielles renfermant des silex et que leur proportion dans la masse des silex roulés est analogue à celle qu’on trouve à Mantes, on en 465

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conclut qu’ils oui pu et Jû, suivant le mot plaisant de M. UB LArrAKENi, n’être que des o silex taillés païen x-mèmes ».

Une autre constatation, faite par M. l’abbé BREUiL.a permis d’expliquer d’autres colitlies à cassures plus vives et comme plus fraîches, trouvés dans des terrains de formation non plus torrentielle mais ealme. En rccueillautet en étudiant des ruyiions de silex, les uns simplement tissures, les autres complètement fragmentes, M. Ureuil a pu déterminer que des rognons intacts, placés dans un sol vierge à plusieurs mètres de profondeur, s’étaient fendus par le seul elTet lie la compression des terres. Des éclats présentaient le bulbe de percussion et les niiclei avaient le creux correspondant. Souvent le bord mince des éclats s’était écaillé et certains d’entre eux avaient absolument l’aspect des outils les plus authentiques. M. Kulot mis en présence de ces échantillons n’hésitait pas à leur attribuer une origine intentionnelle. Cependant les pièces même les plus parfaites dataient des débuts du tertiaire !

La conclusion qui s’impose à l’heure actuelle, c’est que les éolithes, ayant pu provenir de causes purement physiques, ne prouvent pas un travail psychique et l’existence de l’homme tertiaire. Celui-ci a-t-il ou non existé ? on ne peut le savoir qu’en cherchant d’autres preuves e’est-à-dire soit des ossements humains, soit des outils indiscutables places dans des couches certainement tertiaires et non remaniées.

Remarquons qu’il ne faut pas, comme on l’a fait trop souvent, étendre auxpaléolithes la critique que l’on a faite des éolithes.

On peut discuter surune pièce isolée de forme assez simple, comme un grattoir, et douter de son origine intentionnelle. On ne peut en faire autant lorsqu’un objet même isolé présente dans sa forme certains raf-Ijnements : une pointe à cran solutréenne est aussi sûrement l’œuvre d’un être intelligent qu’une monnaie de Domitien. Ledoute n’est pas non plus permis lorsque des pièces de forme assez simple, comme les grattoirs, se trouvent réunies en nombre considérable, dans un espace restreint, par exemple à un niveau déterminé dans le sol d’une grotte, associées à des débris de cuisine (charbons, os fendus ou calcines, etc.) ou même à des œuvres d’art querres gravées, ivoire sculpté, etc.) parfois dans des régions où le silex ne se trouve pas à l’état naturel. Rappelons que des documents ethnographiques nous font connaître quantité de peuplades sauvages qui, tout récemment encore, se servaient desilex taillés exactement comme les paléolithes. Il serait encoremoins raisonnable de contester l’existence d’une industrie ancienne de la pierre taillée qued’ailirmer catégoriquement le caractère intentionnel des éolithes.

En résumé, les éolithes seuls ne prouvent en rien l’existence de l’homme tertiaire. Nous verrons plus loin ce que l’on doit penser, sur ce point, des ossements découverts à Java.

II. — L’Homme quaternaire

l/unanimité la plus complète existe, parmi les préhistoriens, pour reconnaître l’existence de l’homme, dans nos régions, à une époque reculée de l’ère quaternaire. Celle époque était une phase inlcrglaciaire, à climat chaud. Certains géologues, à la suite de M. Pexck, un savant allemand, considéraient cette phase inlcrglaciaire comme la deuxième et avantdernière : MM. lîouLE cl Odkumaieu ont soutenu et établi que c’était la troisième cl dernière.

Pour point de départ de notre élude, nous ferons connaître ces premiers habitants de l’Europe, puisque c’est sur eux que la préhistoire a recueilli le

plus de renseignements. Nous ferons, à l’occasion, des rapprochements avec ce que nous ont révélé les fouilles encore bien moins complètes et bien moins précises, exécutées dans les autres parties du monde.

1° LA PREMIÈRB RACE PALÉOLITHIQUE

a) Le Milieu. — Le climat, d’abord très chaud, permet l’arrivée jusqu’en Belgique de rElcphant antique et du Rhinocéros de Merck (tous les deux à peau nue), de l’Hippopotame, d’un grand castor, le Trogonlhérium, etc.

Puis la chaleur diminue, les quatre espèces d’animaux que nous venons de nommer disparaissent ; à leur place on voit deux grands pachydermes à longs poils, le Mammouth (Elephas primigenius) et le Rhinocéros à narines cloisonnées (Rh. tichorhinus ) puis, moins imposants mais plus terribles, deux fauves, le Lion des cavernes et l’Ours des cavernes, et enQn de grands troupeaux de Bisons et de Chevaux.

Le refroidissement s’accentue pour des raisons peu connues’. Les glaciers s’allongent et des.lpes vont jusqu’à Munich, jusqu’à Lyon, butent contre le Jura ; (les Pyrénées ils s’avancent vers Lourdes ; sur le Plateau Central ils forment une vaste calotte. De tous cotés, ils versent des blocs erratiques, des boues glaciaires et des torrents de fusion. Un animal qui aujourd’hui ne peut supi)orter la chaleur pourtant peu élevée de Saint-Pétersbourg et qui se tient près du pôle, le Renne, fait son apparition en France.

Puis le climat restant froid mais devenant sec, le iMammoulIi et le Rhinocéros laineux émigrent vers le Nord-Est.

Ai)rès avoir habité sur le bord des rivières, pro-Ijablemenl en plein air, l’homme, à mesure que le froid grandit, cherche à se protéger soit en construisant des huttes sur les rivages ou sur les plateaux, soit en cherchant des abris naturels au flanc des collines de calcaire ou de grès.

Il) l’Outillage. — Les premiers instruments employés par l’homme étaient très probablement en bois et en pierre. Mais, le bois ne s’étant malheureusement pas conservé, nous ne pourrons parler que de l’outillage lilliiiiue et encore de celui qui jiorle des traces assez netles de travail intentionnel. Voici quel fut ce premier travail. Ramassant sur le sol des blocs de 10, 20, 30 cenlimèlres de longueur, l’homme les heurtait violemment l’un contre l’autre pour en détacher des éclats cl garder en main une masse à arêtes tranchantes ou à bout pointu. Ce devait être une arme redoutable jKiur repousser ou altacpier les bctes sauvages et un oui il assez commode pour dépecer celles dont la chair servait de nourriture. La pierre choisie de préférence était le silex : il se trouve à l’état naturel en rognons d’un volume moyen, non en rochers énormes ; à l’éelalement il a quelque chose des qualités de l’acier, il est dur, cassant el ses arèles sont vives et coupantes. On le trouve sur le sol après la décomposition de certains terrains calcaires.

Progressivement, ce bloc de pierre dégrossi prit une forme plus régulière, généralement en amande, le gros bout servant à la i)réhension. Il y eut également une dilTéreneiation de l’outillage : le bout pointu

1, On n abandonné l’explication par des causes astronomiques, on admet un climat très humide avec abondantes précipitations de neige dans les montagnes : peut-être 1.1 placiîition était-elle favorisée par le relèvement entre l’Europe et l’Amérique d’un continent qui empêchait les courants chauds de l’Atlantique d’aller fondre les glaces du Nord.

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s’ellila en l’orme Je poignard ou de pic, ou bien le bord coupant s’allongea en une courbe régulière. On donne à ces pièces le nom général de « coup-depoing ». qui a remplacé celui de liacbe. primitivement adopté. Les patients et méthodiques travaux de M. CoMMONT ont montré une certaine diversité dans ces outils et aussi une assez grande variété d"éclats utilisés ou reloucbés, parmi les débris de silex qui accompagnent les belles pièces.

Si l’on veut distinguer au point de vue de l’outillage les diverses phases de la première race ou du paléolithique ancien, on reconnaît trois périodes :

1° La période chelléeiiiie nous a laissé des i coupsde-poing » grossiers (leur arête latérale, vue de face, est en zig-zag) et nombre de gros éclats sommairement arrangés en perçoirs, tarauds, lames coupantes, racloirs, etc.

2° Uacheuléen a régularisé et aminci le « coup-depoing ! > ; le bord, qui était en zig-zag, est maintenant rectiligne ; de plus en plus on utilise et on alline les éclats.

3° Le moustérien à son début fabrique encore des x( coups-de-poing i>, surtout triangulaires et cordifiirmes. Mais bientôt on abandonne cet outil pour la ]i<)inte et le racloir qui deviennent très soignés, très nombreux et comportent même divers types.

Ces deux outils dillerent nettement du « coup-depoing » en ce qu’ils ne sont retouchés que sur une seule face, l’autre restant naturellement lisse et pouvant adhérer parfaitement au bloc d’où l’éclat a été détaché. Ils diffèrent entre eux parla forme : la pointe, comme son nom l’indique, est une pièce allongée et pointue, retouchée sur les deux bords convergents ; le racloir n’est retouché que sur un bord mais sur le l>ord le plus long.

Répartition de l’industrie paléolithique ancienne.

— On a retrouvé, dès le quaternaire, dans toute l’Europe, dans toute l’Afrique, en Asie mineure, aux Indes. dans l’Amérique duXord et du Sud, un outillage analogue à celui des chelléens, acheuléens etmoustériens. Cette similitude des instruments prouve une certaine similitudedans lamanièrede vivre, mais permet de concevoir bien des différences locales. Il est plus problématique d’en conclure une complète ressemblance dans le type physique des hommes qui s’en servaient. c) J.es Mœurs. — Ces premiers Européens étaient des chasseurs plus ou moins nomades. On aretrouvé biensouvent les restes de leurs repasmélangés à leurs silex taillés. Tous les os à moelle sont brisés, probablement pour permettre d’en manger le contenu. C’est du reste un usage qui dure dans les périodes suivantes. Les bêtes devaient être dépecées àî’endroit où elles étaient abattues, et une partie seulement était transportée au logis, car on y retrouve toujours une plus grande proportion des mêmes os, ceux des épaules et des cuisses. Quelques apophyses épineuses de lacolonne vertébrale montrent qu’on appréciait les filets, et les mâchoires inférieures devaient suivre la langue.

On connaissait le feu depuis un temps indéterminé. On n’avait pas eu besoin de l’inventer, car les incendies allumés par la foudre, les volcans, etc., avaient fait connaître cet élément à la fois terrible et bienfaisant’.

L’homme de la première race était-il anthropophage ? On l’avait supposé en trouvante Krapinadcs os humains brisés <t calcinés mélangés aux os de hétes. Mais c’est là un fait qui ne se retrouve dans au 1. Sur la m.nnirrc dont les primitifs ont pu croire que le feu était un être vivnnt, lire quelques remorques intéressantes dansK. IloLSSAï,.aiure et Sciences naturelles, p. 173 et suiv.

cune autre station préhistorique de cette époque. De plus les os sont brisés en travers, au lieu de l’être en long comme le sont toujours ceux des animaux. L’anthropophagie n’est donc pas l’explication certaine de cet unique fait.

Les vêtements devaient être constitués par la dépouille des bêtes, et certains racloirs en silex devaient servira débarrasser la peau de la graisse et des Ulires qui y sont adhérentes. Toutefois ilnesuflit pas desavoir qu’il a l’ait très froid à l’époque nioustérienne pour affirmer que l’hommeétait vêtu, car nousvoyons à l’époque actuelle, sous un climat analogue, les Lapons très emmitouflés de fourrures et les Papous des hautes altitudes sans autre protection que la crasse épaisse qui revêt leur corps. D’autre part l’homme chelléen vivait sous un ciel très chaud et n’éprouvait pas le même besoin de vêtement.

La première race n’était pas artiste, bien que, dans les polémiques, on ait souvent dit le contraire. Elle taillait le silex avec une certaine habileté, maispeutêtre en montrait-elle dans l’acheuléen plus que dans le moustérien : les racloirs et les pointes sont des pièces rapidement obtenues. La manière même dont on les jetait en même temps que les os brisés, dénote qu’on renouvelait rapidement ces instruments.

Les objets du paléolithique ancien révèlent une population répandue un peu partout, mais fort clairsemée. Il n’y a guère de province française ou européenne, les pays septentrionaux exceptés, où l’on ne trouve de ces objets.

d) Bites funéraires. Religion. — Les morts étaient traités avec respect, au moins à partir du moustérien et, suivant un usage encore observé par quelques sauvages, placés dans le sol même delhabitation, recouverts de débris de cuisine, d’outils en silex et protégés contre la dent des hyènes. L’homme de La-Chal >elle-aux-Saints était ensevelidans une fosse creusée exprès et placé dans une position déterminée : la tête relevée, soutenue et protégée, un bras ramené près d’elle, l’autre étendu, les jambes repliées. Prés de lui se trouvaient de beaux racloirs de silex ainsi que des os en connexion, dénotant unepièce de venaison mise là en entier. Au Moustier, le jeune homme enseveli avait la même attitude et était entouré de même d’instruments et d’ossements animaux. A la Ferrassie, un des corps était étendu sur le sol mais protégé. un autre avait dû être ficelé comme une momie. Les deux squelettes de Spy étaient également ensevelis. Celui de la Quina, trouvé dans la vase d’un ruisseau, n’aurait pas été l’objet dune inhumation intentionnelle.

Ces soins donnés au cadavre humain dénotent une croyance au suprasensible, à la survivance de l’àme, par là même un sentiment religieux. (Il est à remarquer que l’idée matérialiste de la mort totale n’est pas originelle et tous les primitifs croient à une certaine survie de la personne.)

e) Le Type physique. — Les squelettes et les fragments de squelettes (c’est souvent la mâchoire inférieure ) que l’on a recueillis et que l’on a pu dater du paléolithique ancien, représentent les restes d’environ 40 à 50 individus. Certaines pièces ont vu leur authenticité contestée ; la grande majorité présente toutes les garanties que peut réclamer la science la plus exigeante.

Ilsproviennent des diverspays de l’Europe centrale et occidentale, depuisl’Autriche jusqu’à l’Angleterre. Le spécimen le plus complet et le mieux étudié est, jusqu’ici, le squelette de La-Chapellc-aux-Saints. (Les quelques parties qui lui manquent pourront probablement êtreétudiées surceux que l’on vient de découvrir à la Ferrassie età laQuina.)C’cstlui<|ui a permis de déterminer exactement certains points fort importa n t s, conime le volume et la forme générale du cerveau.

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Aussi servira-t-il de point de départ à noire élude du type pliysicpie de la première race. Ici comme ailleurs nous commençons par établir ce qui est le mieux ronnu. Cette race est dite de Néandertlial ou de Spy, ilunom des endroitsoù ont été trouvés des squelettes.

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Calotte crânienne du « Pilliécanlhrope » de Java. Crvne de gorille adulte.

Crâne (face et profil) de l’homme de La-Chapelleaux-Saints (Race de Spy).

— — de la vieille femme de Menton

(Race de Grimaldi).

— — d’un homme de Menton, niveau

super. (Race cie Cro-Mapnon).

— — d’un homme moderne, plulùt

bracliycéphale.

nesciipt’iDti de l’Iiommi^ de l.a-Clia pclle-aux-Saints. — Sa taille était d’environ i m. 60 ; son âge, à enjuyer par les sutures crâniennes et d’autres détails, de 50 à 55 ans.

Le crâne est remanpiable par son volume et sa forme. Il est très allonyéd’avant en arrièrf(hyperdolicliocépliale ) ; les parois sont très épaisses, la voûte très aplatie, le front extrêmement fuyant. La nuque se projette en arrière en forme de chignon. Le trou occipital, paroùla moelle épinière entredans lecràne, est notablement plus en arrière que clicz les sauvages les plus dégradés ; par suite la face massive et pesante devait facilenu’nt entraîner la tête en avant ; mais des muscles puissants, à en, juger par leurs crêtes osseuses d’insertion à la nuque, permettaient de la maintenir droite.

La face est large et peu élevée. Les arcades sourcilièressont énormes et forment un bourrelet continu que sépare du front une large gouttière. Au-dessous, les yeux s’enfonçaient dans des cavités orhitaircs très grandes et arrondies. Le nez, plus large d’un tiers que celui d’un Européen et d’un quart que celui d’un Australien, devait être large et épaté. Decliaque cùlé du nez, le maxillaire supérieur se projette fortement en avant, un peu comme un museau, sans présenter ces fosses canines où se creusent les plis du sourire. La voûte du palais est très longue et tend à la forme en U réalisée chez les anthropoïdes. Il ne reste qu’une dent, la canine, qui est bien humaine ; les alvéoles des autres indiquent des dents fortes et larges, perdiies par notre in<Iividu à la suite d’une gingivite expulsive.

La mâchoire inférieure est puissante, épaisse, s’articulant par des condyles très larges et aplatis, soulevée par une branche montante large et peu échancrée. On ne lui voit pas le moindre avancement mcntonnier ni, à l’intérieur du menton, le creux ofi se loge le bout de la langue.

Les faces articulaires du crâne et celles qui leur correspondent sur l’atlas de la colonne vertébrale sont trèsplatesel rendaient facile le mouvement par leqviel on tourne la tête, dillicile celui par lequel on la balance en avant et en arrière. Les apophyses épineuses de la colonne vertébrale ont une direction moins éloignée de celle qu’on trouve chez les anthropoïdes.

Les os des bras sont volumineux et à grosse tête ; le bras droit, plus fort, dénote un droitier. L’avant-bras est très courbe. Les mains sont courtes et larges, les os des doigts pojivaient s’infléchir dans tous les sens, caractère d’ailleurs pu lenient individuel.

La largeur des os du bassin est bien humaine, malgré leur peu de concavité. Les fémurs, à tête volumineuse, sont remarquablement courbés. Les tibias sont courts, et cylindriques. La surface articulaire dénoterait quela cuisse etla jambe ne se continuaient pas en ligne droite et que l’homme de La-Chapelleaux-Saints marchait les genoux légèrement fléchis. Toutefois. M. M.NouvRtRn dit que ce caractère pourrait s’explii|uer par l’habitude de la marche et de la course en terrain accidenté. La forme de l’astragale indique que le pied était susceptible de flexions en dedans comme chez tous les mammifères grimpeurs. Enlin le ealcanéum rappelle par sa petite apophyse une peuplade sauvage actuelle, les Weddas. Par ces derniers caractères, comme par la courbure des os des mendires, l’homme de La-Chapelle-aux-Saints, tout homme qu’il est, reproduit certains dispositifs frccpu’nts dans les anthropoïdes.

l, ’exc<’llent étal de conservation du crâne a permis de faire pour la première fois le cubage direct et le moulage interne de la cavité encéphalique, et de déterminer avec précision le volume cl la forme du cerveau. 471

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Une conslalation intciessantea été loiit d’abord la grande capacité crânienne qu’on a dû reconnaître à la race de Néanderthal. En remplissant, avec toutes les précautions nécessaires, de grains de millet le crâne corrézicn, on a trouvé 1626 centimètres cubes. Par une coïncidence remarquable, ce procédé empirique donne un cliift’re analogue à ceux que Manouvrier avait obtenus en appliquant certaines formules anatomiques aux dimensions des seules calottes crâniennes. Ce savant était en effet arrivé à un volume variant entre iS’jo et 1760 centimètres cubes, reetiliant ainsi les chiffres adoptés par les premiers antliropologistes. Ceux-ci avaient établi la série suivante dont la progression était significative : Singes anliiropoïdes (maximum) 621 cm’.

Pilliécanllirope (par li.ypothèse, environ) 855 à 1000 Néanderthal (par hypothèse, environ) lîSoenr’. Races humaines actuelles (moyenne) lijb cm’.

Parisiens actuels (moyenne) 1550 cm-’.

Le travail direct de M. Boule a déplacé la race de Néanderthal pour la mettre au-dessus des Parisiens, avec plus de iGoo cm-*.

On a fait remarquer toutefois qu’avec la niasse squelettiijue de l’homme de La-Chapelle-aux-Saints, un crâne volumineux était normal, tout comme l’eût été sur un corps grêle une tête petite. Par lui-même le volunu’iibsolu du cerveau ne dénote ni supériorité ni infériorité intellectuelle. Mais si on prend pour terme de comparaison la base du crâne (ligne basionnasion), on calcule que sur la base cianienne de notre fossile aurait dû s’élever une capacité crânienne bien plus vaste et voisine de celle qu’on attribue à Bisuiarck, c’est-à-dire atteignant le chiffre exce]ilionnel de ii)G5 cm-*. A ce ])oint de vue, l’homme de La-ChapcUe-aux-Saints redescendrait bien au-dessous des Parisiens.

Le moulage interne de la cavité crânienne a donné à MM. lioiLE et.Vnthony l’occasion d’une longue et savante étude. Naturellement il faut tenir compte dans cette question de deux faits : 1° ce n’est pas une étude directe du cerveau, mais plutôt de ce que l’on peut deviner sous les membranes qui enveloppent la substance nerveuse, à supposer, ce qui semblectabli, que les membranes touchent partout la boite crânienne ; 2" le cerveau est lié à l’activité intellectuelle, non ])ar un lien jiurement mécanique, comme le chant d’un phonographe s’explique immédiatement par les conditions matérielles du disque, mais par un lien partiel, comme le chant d’un violon s’explique à la fois par l’instrument et l’artiste — et c’est l’âme qui est l’artiste.

Voici les conclusions des 60 pages techniques où nos deux savants exposent leurs observations : Le squeleUe de La-Cha[ielle-aux-Sainls a pour caractères vraiment humains, le volume absolu deson cerveau, la prédominance de l’héniisphère cérébral gauche (les singes sont rarement et très peu dissymétri(iues),

« la présencede deux Ijranches ])résylviennes et d’un

système d’opercules voisin du nôtre ». Il a également des caractères simiens ou intermédiaires entre ceux de l’homme et ceux des anthropoïdes, rappelant souvent ceux des microcéphales : « Forme générale ; simplicité générale et aspect grossier des circonvolutions ; position et direction des scissures sylviennc et rolandique ; netteté et longueur de la scissure pariéto-occipitale ; réductiondes lobes frontaux, surtout dans leur région antérieure ; accentuation du bec encéphalii |ue ; caractère primitif de la 3’frontale ])robablemcnt dépouruc de ]>ied ; présence d’un sitlcus liinatiis très développé ; écartement des lobes cérébelleux latéraux et exposition du vermis ; direction de la moelle allongée. Si certains de ces derniers caractères paraissent indiquer une évolution moins

avancée, beaucoup d’autres semblent être sous la dépendance de la forme générale de l’encéphale. »

Sortant du domaine de l’anatomie comparée pour entrer dans la psjcho-physiologie, ces naturalistes ajoutent : « S’il est une notion acquise en matière de physiologie cérébrale, c’est que les parties antérieures des lobes frontaux sont indispensables à la vie intellectuelle. Ses lésions ne retentissent ni sur la sensibilité ni sur la motricité, mais occasionnent des troubles intellectuels ; l’atrophie bilatérale des lobes frontaux entraîne toujours la démence ou le gâtisme. »

Or les lobes frontaux de l’homme de I^a-Chapelleaux-Saints sont fort réduits. D’où ils tirent cette conclusion

« probable » qu’il ne possédait qu’un psychisme

rudimenlaire, notablement inférieur à celui de n’importe quelle race humaine actuelle.

Ces mêmes auteurs ont essayé de deviner si cet individu possédait un langage articulé perfectionné. De la morphologie de la région où Buoca localise la faculté du langage, troisième circonvolution frontale et spécialement son pied, ils concluent que, dans la mesure où la théorie de Broca, aujourd’hui très attaquée, peut être exacte, on doit supposer un médiocre développement du langage articulé.

En tenant conq)tedetout ce que ces raisonnements, traitant de matières aussi neuves, renferment de fort hypothétique, en se rappelant les objections quefonl déjà certains anatomistes, on peut, send>le-t-il, résunu >r ainsi l’état psycho-physiologique de l’homme de La-Chapellc-aux-Sainls : il avait les centres moteurs et sensitifs fortement développés, par conséquent il I)Ouvait avoir des mouvements puissants et prompts, des sensations nombreuses et subtiles. An contraire, les centres intellectuels assez réduits correspondaient chez lui à une aciivité mentale restreinte, il faisait peu de philosoi)hie, peu de science, par suite sa parole n’avait pas un champ étendu. Mais il n’y a de ce chef aucun motif de lui refuser la raison et la liberté. D’autre part, des arguments positifs permettent de lui attribuer la crovance à la causalité, à l’âme, à l’autre vie, au respect dû aux morts, c’est-à-dire tout un commencement de conceptions métaphysiques, morales et scientifiques. Son âme avait peut-être le niveau de celle d’un enfant de 10 à 15ans qui aurait grandi sans éducation scolaire.

Comparaison des divers squelettes du Paléolithique ancien. — Les caractères anatomiques de l’homme de La-ChapelIe-aux-Saints sont, dans la mesure où l’on a des termes de comparaison, les mêmes que ceux des squelettes ou des fragments de squelettes de Néanderthal, Gibraltar, Petil-Puy-Moyen, la Ferrassie et Spy.

On a même l’impression que l’homme de la Gorrèze avaitle typenéanderthaloïde à un degréexagéré. .insi les fossiles d’Arcy dénotent un sujet jeune à caractères néanderthaloïdes atténués, de même le jeune homme du Moustier avait la voûte crânienne moins surbaissée et l’occiput moins déprimé. On constate aussi une légère atténuation à Marcilly et à Uréchamps. La mâchoire de la Naulette a de magnifiques fosses digastriques et de grosses molaires qui augmentent de volume d’avant en arrière ; ses branches sont divergentes, tovit connue celles de Goirdan, de Malarnaud et un peu celles d’isturitz.

Si nous remontons vers l’aelieulcen et le clu-llécn, les ossonunts de la Denise et les débris de Burv-Saint-l’^lmond rentrent dans le ly[)e néanderthaloïde ordinaire. Mais à roimo on trouve un Iront droit, large, lisse, assez |)eu élevé, des orbites et des arcades sourcilières uurdiocrcment écartés ; ce qui le ferait attribuera un autre type. A Tilbury, les arcades sourcilières sont moins proéminentes ; à Gallev473

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Hill, le cràni- est haut, le front convexe, les régions orbitale et occipitale ne sont pas néanderthaloides, il est vrai ([u’on a de sérieuses raisons de douter de son âge ((uatcrnaire. A Ivrapina enlin, si l’on trouve un front bas et plusieurs types dépassant La-Cbapellcaux-Saints pour se rapprocbor de Mauer, en revanolie on a recueilli ii fronts un peu plus convexes, avec bosses pariétales plus développées, quebiues mandibules hautes en avant, étroites en arrière et (les membres dénotant une taille plus élevée.

En faisant la comparaison des mieux datés de tous ces restes fossiles, on constate que les plus récents (comme celui de La-Cliapelle-aux-Saints qui est du moustérien supérieur ou linal) sont ceux qui présentent la réunion la plus complète des caractères néanderthaloides ou, si l’on préfère, pitbécoïdes..-Vu contraire les exceptions, les atténuations (si elles ne sont pas de simples variantes féminines) sont plus nombreuses à mesure que l’on remonte vers des époques plus reculées.

Si on pouvait penser que l’homme chelléen de nos contrées se rattache de très prés au premier homme, on en conclurait que le type humain primitif était plus voisin do l’homme actuel que celui de La-Chapelle-aux-Saints. On tirerait une conclusion analoi ; uc de l’étude des négritos et négrilles actuels, qui sont des types très primitifs et cependant très harmonieux et pas du tout néanderthaloides.

Cette conclusion ne doit cependant pas être adoptée précipitamment ; elle se heurte en effet à deux découvertes fort importantes, qui, tout en étant encore bien incomplètes, sont vraiment très signilicalives. Il y aurait imprudence extrême et manque complet d’esprit scientifique à les traiter légèrement. Nous voulons parler de la mâchoire de Mauer el du Pithécanthrope de Java.

Nous ne dirons rien des découvertes du D’Ame< ; hino, dans l’Amérique du Sud ; elles ont été l’objet, <le la part du D’Mochi, de critiques sérieuses et qui paraissent décisives. Dans la Revue L’Antliropoloiiie, des savants nettement favorables aux idées évolutionnistes absolues montrent sur ce sujet, avec un souci réel de ne pas blesser un confrère américain, une réserve très grande et un scepticisme accentué.

LES PRÉCURSEURS DE LA PIIEMIÈRE RACE

(i) I.a mâchoire de Mauer. — Le 21 octobre 190^, à Mauer, près d’Heidelberg, en Allemagne, on trouvait une mâchoire inférieure qui attira vivement l’attention. Elle était dans du gravier mêlé d’argile, à 24 mètres de profondeur, sous plusieurs couches bien déterminées de lœss et de sable tluviatile. Ce qui a permis de la dater au point de vue géologique, c’est la présence, au même niveau, de 35 espèces de mollusques et de 14 types de mammifères. Les mollusques dénotent un climat plus continental qu’aujourd’hui. Les mammifères appartiennent à une pliase interglaciaire ; cependant l’abondance de restes du Rhinocéros etruscus et de quelques autres formes tertiaires, fait hésiter entre la 2’et la 3’de ces phases (c’est à la 3’que l’on rattache généralement, comme nous l’avons vu, l’industrie chelléenne). Nous allons décrire sommairement les dents et la partie osseuse de cette mâchoire. — Voir lig. 2.

/.es dénis sont absolument humaines. Elles sont toutes plus grosses que celles d’un Français : mais chacune isolément pourrait avoir son égale dans la bouche d’un Australien ; c’est leur ensemble qui dépasse en vigueur toutes les dentitions modernes. Ce qui interdit de les attribuer à un anthropoïde quelconque, c’est que la canine ne dépasse pas les autres dents et a, par rapport à elles, les mêmes pro portions qu’aujourd’hui. De plus la première prémolaire a deux cuspides et une racine, tandis que chez le singe le plus anthropoïde elle a une pointe et deux racines, disposition presque Carnivore. Comme la prémolaire a le dentieule interne normal, on peut penser que la canine supérieure n’était pas plus développée qu’aujourd’hui.

Fig. 2

En haut, mCiclioire de Mauer (d’après une photographie’ ;. En bas, mâchoire moderne ^d’après Sappey).

On peut signaler d’autre part les particularités suivantes : la mâchoire est si forte que les dents auraient pu se développer bien davantage ; la troisième molaire est restée plus petite que les deux autres et il } avait place pour une cpiatrième molaire, comme chez certains individus d’Australie ; autre ressemblance avec ces sauvages : à l’exception de la troisième gauche, toutes les molaires sont pentacuspides, plus nettement qu’à Ivrapina ; enfin la cavité pulpaire est vaste, comme chez l’enfant, malgré l’âge adulte du sujet.

/.a partie osseuse a par contre des caractères extraordinaires. L’absence totale de menton, le dessoxjs arrondi, l’extrême puissance du corps de la mandibule l’auraient fait attribuer à un anthropoïde voisin du gorille, tandis que le caractère des branches montantes aurait fait supposer un grand gibbon.

Tout d’abord, il n’y a pas de menton, le profil fuit en arrière, d’une courbe adoucie (les racines des incisives sont incurvées) ; ce caractère se retrouve à quelque degré dans une mandibule de Krapina et dans celle de Malarnaud ; toutes les autres mâchoires de la race de Xéanderthal ont au moins le menton droit. Quand on place une mâchoire humaine ordinaire sur un plan, elle y touche par tout son bord ; celle de Mauer laisse un grand vide sous le menton ; entre ces deux formes, Krapina, Spy et l’Australie ont fourni quelques types de transition. Cette disposition se retrouve chez le gibbon, mais non chez le gorille et l’orang. D’avant en arrière, la symphyse mentonnière est épaisse de l’j niillimi’tres à Mauer, de 15 à S[)y et Krapina, de 12 ou 13chez l’homme actuel. Elle présente à l’intérieur une surface convexe (comme à 475

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Spy et Krapina) et se renforce J’un bourrelet lin^Tial, etc. Ces caractères rappellent le gorille et plus encore le chimpanzé et le gibbon ; en revancbe apparaît à Mauer une » spina nientalis i> humaine.

Les branches latérales ont un développement inconnu cliez l’homme : elles se font remarquer par leur hauteur, leur épaisseur, leurs surfaces doucement renflées, l’absence de bourrelet pour l’insertion du muscle myoUyoïdien, etc.

Lesbroriclies montantes ont la même hauteur qu’aujourd’hui, mais sont deux fois plus larges et s’élèvent presque à angle droit au lieu de s’élever à angle obtus. L’apophyse coronoide où s’insèrent les muscles élévateurs de la mâchoire est énorme, très ditl’érente de l’actuelle et rappelle de très loin quelques Dayaks. A ce point de vue, la mâchoire du gorille est plus humaine que celle de Mauer, qui se rapproche singulièrement de celle du gibbon. Ce caractère se retrouve un peu à La-Chapelle-aux-Saints, à Malarnaud, à Spy, moins encore au Moustier et siu-lout à Krapina. Les coH(£)7es, égaux aux actuels en longueur, ont une surface articulaire de 16 millimètres au lieu de 10 et rappellent ceux du gorille.

« En résumé, par ses proportions, les courbes de

son profil, l’énorme développement de sa branche ascendante et ses particularités, la mâchoire de Mauer présente une morphologie extrêmement voisine des anthropoïdes et spécialement du moins différencié d’entre eux, le gibbon ; mais par ses dents, par sa brièveté, par le graphique presque parabolique de son arcade dentaire, elle est incontestablement humaine et s’écarte absolument de ces animaux. Les rapports morphologiques qu’elle présente avec les mandibules de Spy, de Krapina, etc., sont assez considérables pour qu’on puisse considérer ces dernières comme en étant une dérivation atténuée ; cette conclusion peut aussi s’appliquer aux races inférieures actuelles L’être qui possédait une telle mandibule paraît correspondre, à peu de chose près, au type déjà révélé par la découverte de Java, et ces deux trouvailles se corroborent mutuellement. « (Bhkuil, Les plus anciennes races humaines connues, Fribourg, 1910, p. 75-76.)

6) Le Pithécanthrope de Java, — C’est en iSgS que le D’Ddbois découvrit au Trinil, vallée du Bcngawan (Java), quelques ossements, et il les attribua à un être qu’il baptisa Pithecanthropus erectus. A la suite de certaines contestations soit sur l’âge de ce fossile, soit sur son interprétation, plusieurs esprits ont cru devoir traiter dédaigneusement cette découverte. C’est à tort. Il suffît pour le montrer de signaler un fait très caractéristique. M. Manouvrier, prenant la calotte crânienne du Pithécanthrope, a essayé de reconstituer le reste de la tête, d’après les lois de l’anatomie comparée. Or la mâchoire qu’il lui avait attribuée, est à très peu près celle que l’on a trouvée. plusieurs années après, à Mauer ; l’iijpothèse est même moins audacieusement pithécoïde que la réalité. Une coïncidence de ce genre interdit également soit de traiter de fantaisie les conclusions que la science présentait comme probables, soit de voir facilement dans ce fossile un êlre exceptionnel, une monstruosité.

La date du Pithécanthrope a été fort discutée et plusieurs savants sont allés étudier sur place les terrains de Trinil. Les uns le reculent dans le tertiaire ; les autres le font avancer dans le quaternaire. La solution la plus probable c’est qu’il faut le |)laier à la limite, d’ailleurs un peu indécise, du quaternaire ancien. C’est là une opinion appuyée sur des considérations géologiques et objectives, et non une manière de prendre une position moyenne.

Le D’Dubois a recueilli une calotte crânienne, un

< fémur et quelques dents : une molaire à i mètre du crâne, le fémur à 15 mètres plus loin. Aucun autre débris de même nature n’a été récolté à 20 mètres à la ronde, ce qui permet de considérer comme probable que ces restes appartiennent à un même individu. Cette hypothèse serait-elle fausse, la calotte crânienne et les dents garderaient encore toute leur signification.

Le fémur est nettement humain par toutes ses formes. Il dénote une attitude bipède humaine et une taille d’environ i m. 60 ; son axe fait avec le plan articulaire un angle de 78’, autant de caractères qui l’écartent des anthropoïdes connus. Seul le gibbon pourrait avoir la même taille mais avec des membres bien plus grêles. Une ossification pathologique de certains tendons adhérant au fémur permet de supposer que la locomotion de noire personnage était fort gênée, et cela expliquerait pourquoi cet os est resté très droit au lieu de s’infléchir comme dans la race de Néandertlial.

La prémolaire est bien humaine ; les molaires le sont aussi par leur surface triturante. Par contre, elles sont exceptionnelles par la direction antéropostérieure de la troisième molaire, par la grandeur des dimensions horizontales, par la forme el l’écartement des racines. On n’a pas les canines, mais certaines lignes du crâne indiquent qu’elles n’avaient pas de développement simien.

La calotte crânienne est ce qu’il y a de plus important. On a pu songer â l’attribuer à un grand gibbon, en vertu des caractères suivants : réduction énorme des lobes frontaux, visière frontale, orbites avancés, absence de courbures et de bosses pariétales ou occipitales, renflement de la région pariétale en bas et en arrière. Et cependant l’individu de Trinil est moins loin de l’homme que de n’importe quel anthropoïde : il rappelle singulièrement les crânes de Xéanderthal. Ce n’était pas un pygmée et pourtant son encéphale n’est pas plus grand que celui des pygmées. Il est vrai que ceux-ci rachètent la faiblesse de volume de leur cerveau par son organisation. On peut dire que le pithécanthrope transporte à l’état adulte la forme générale, assez voisine de celle de l’homme, des très jeunes anthropoïdes : un encéphale très développé par rapport à leur taille et un trou occipital plus en avant, comme chez l’homme. — Voir fig. i.

Comme nous l’avons dit des dents de Mauer, chacune des particularités du crâne de Trinil se retrouve isolée dans quelque autre crâne humain : continuité des crêtes occipitales et submasto’idiennes, resserrement post-orbital, aplatissement du front en visière, etc. C’est l’ensemble qui caractérise notre fossile et le rend pithécoïde.

On s’est demandé si l’on n’avait pas affaire à un individu anormal. Outre la réponse que nous avons tirée de la reconstitution de la mâchoire par M. Manouvrier, on peut opposer à cette supposition que la microcéphalie est très rare (environ un cas sur 50.ooo individus humains) et qu’il eût été très probablement fort dillicileâ un idiot de devenir adultedans les conditions où se trouvait le Pithécanthrope.

Cependant on peut invoquer en faveur de la microcéphalie une saillie niédiofrontale due peut-être à une soudure précoce de la fontanelle bregmatique Mais cette crête existe dans des crânes normaux de nègres ; de plus elle dessine une fontanelle plus étendue que chez les microcéphales et même que chez les nouveau-nés à encéphale médiocre.

D’une manière générale, il est peu rationnel et peu prudent de s’arrêter à l’hypothèse d’un cas exceptionnel : on l’avait fait pour le crâne de Xéanderlhal et il a bien fallu quitter cette position. 477

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En résumé, d’après le crâne seul, l’individu de Trinil est plus près de l’homme de Néanderllial que des anthropoïdes ; il est aussi loin de Néanderthal que celui-ci de l’homme actuel. Mais on ne peut exclure l’hypothèse, admise par de sérieux anatomistcs, il’un gibbon colossal, doué d’un développement cérébral voisin de celui de l’homme.

Si les dents et le fémur ai)particnnenl au même sujet — ce qui est [irobabU’surtout pour les dents

— il faut lui attribuer une attitude bipède et une dentition puissante mais humaine.

c) Le Problème de l’origine de l’homme et la Science. — Ces découvertes de la race de Néanderthal, de la mâchoire de Mauer et du Pithécanthrope de Java, ont amené tout naturellement les paléontologistes et les vulgarisateurs à poser de nouveau le problème de l’origine de l’homme.

La recherche à la fois empirique et rationnelle, abstraction faite de toute doctrine révélée, aboutit à la conception d’une théorie sur l’origine de l’homme considéré dans son organisme physique, qui le rattache à l’animal par une évolution plus ou moins lente, n’excluant pas des mutations brusques. Les uns, avec l’Ecole de Bhoca et certains savants de valeur comme M. Manouviukr, font descendre l’homme du singe. D’autres, comme Hartman, Karl Voot, ÏOPINAKD, Gacdry, Boule l’ont du singe un cousin à la n= puissance de l’homme, les réunissent dans le groupe des Primates et leur assignent pour ancêtre commun un lémurien. Pour appuyer cette généalogie, ils ont des arguments tirés de l’anatomie comparée et aussi des caractères pithéeoïdes des êtres humains les plus anciens, ou bien inversement des caractères anthropoïdes des simiens les plus anciens (à supposer que le Pithécanthrope fût un simien). Nous bornant ici au rôle de rapporteurs sincères des faits et des hypothèses, nous laissons à d’autres le soin de porter, s’il y a lieu, la discussion sur un autre terrain. On trouvera exposées dans d’autres parties de ce dictionnaire les distinctions nécessaires entre les questions de l’origine de l’âme et de celle du corps, et l’exposé des enseignements de l’Eglise et de la théologie relatifs à ces problèmes.

a » LA SECONDE RACK PALiSoLITHIQlE

Nous voulons parler ici de la seconde race qui a habité l’Europe centrale et occidentale et dont nous verrons plus loin comment elle se rattache à la première. On lui a donné le nom de racedeCro-Magnon, parce que dans l’abri de ce nom, qui se trouve aux Eyzies (Dordogne), on a trouvé, dès 1868, cinq squelettes de ce type, bien dilTérent de celui de Néanderthal.

« ) Le milieu. — L’Europe continue à être très froide, 

mais d’un froid plus sec que pendant la période précédente et qui s’est maintenu d’une manière assez constante. Les forêts doivent avoir disparu en très grande partie et nos régions doivent avoir l’aspect d’une immense steppe, comme aujourd’hui le nord de la Sibérie. Les animaux qui abondent sont tout d’abord le Bison et le Glieval, un peu plus tard le Renne. On a même donné le nom d’âge du Renne à cette période dupaléolithique récent. En même temps arrivent, mais, semble-t-il, en moins grand nombre, le Bœuf musqué, l’Antilope saïga, la Marmotte, le Chamois, le Bouquetin, le Henard bleu, le Glouton, le Lemming, le Hamster, etc.

L’homme choisit souvent pour y habiter les grottes profondes, cependant c’est à l’entrée seulement que se trouvent les silex taillés et les débris de cuisine.

/)) L’outillage. — Il est facile de distinguer dans le

paléolithique récent trois industries successives, qui d’ailleurs se subdivisent elles-mêmes en plusieurs phases. Ce sont les industries aurignacienne, puis solutrrenne, puis magdalénienne.

Leur caractère commun, c’est d’employer surtout les éclats du silex plutôt que le l)loc d’où on les détache. Celui-ci avait été jadis arrangé en forme d’amande ; désormais il ne sera plus qu’un nucléus d’où l’on enlève des lames et des éclats. Cependant on viendra à l’utiliser pour lui-même, en raison d’une commodité qu’on lui découvre, scmble-t-il, sans l’avoir cherchée.

L’éclat, au lieu d’être, comme dans le moustérien, large, court et à base épaisse, sera une lame étroite, longue, mince et même naturellement recourbée. L’aurignacien en retouche soigneusement les bords, mais les bords seulement et sur la face supérieure. Tantôt il arrondit le bout de la lame en a grattoir » ; tantôt il en laisse l’extrémité pointue et la pièce s’appelle simplement une lame. Souvent le travail en a usé les bords et en a fait une lame incurvée très caractéristique de celle première industrie. Plus tard il brise la lame pourfaire un burin ])ar un Ijiseau en angle dièdre sur la partie épaisse de la lame. Cet instrument va se multiplier dans des proportions invraisemblables et en partie inexpliquées, jusqu’à la tin du paléolithique. A ces pièces s’en ajoutent de moins communes : des couteaux, des canifs, des perçoirs, des tarauds, des pointes à pédoncule pour javelots ou lances, etc.

A côté de ces outils minces, sont des pièces de dimensions moyennes mais plus épaisses, qui, dans l’aurignacien, se font remarquer par leurs enlèvements lamellaires soignés et qu’on a baptisées grattoirs carénés, rabots, ciseaux, <’tc.

A quoi servaient tous CCS outils ? on ne le sait pas toujours bien, en particulier pour les lames, les ra-. bots, les burins. Que certains de ceux-ci aient servi à graver sur la pierre, l’os, l’ivoire, le Ijois, c’est indubitable ; que ce fût le but de tous, c’est fort douteux. L’emploi que récemment encore certains sauvages faisaient du silex a permis parfois de préciser ce <[ue devaient en l’aire nos lointains ancêtres. Dans certains cas la forme même de la pièce, par exemple d’un perçoir, ne laisse pas de doute sur son emploi.

L<- solutréen marque l’apogée de l’industrie du silex. Aux formes déjà connues, l’homme en ajoute deux principales : la pointe â cran, destinée à êtr<emmanchée, et la lame en feuille de laurier ou de saule, d’une destination moins précise. Il adéeouvert un nouveau mode de tailler le silex en enlevant par compressions une sorte d’écaillé mince qui permet de régulariser et d’amincir merveilleusement des lames longues et larges. On a découvert à’Volgu (Saône-et-Loire) une collection de 14 « feuilles de laurier » n’ayant que quelques millimètres d’épaisseur et de 23 à 35 centimètres de longueiu- ! Après le solutréen vient la décadence rapide de l’outillage en silex. Le magdalénien ne renferme plus guère que quelques perçoirs pour faire entre autres choses le chas des aiguilles en os, des burins en quantité, des grattoirs, des lames peu retouchées, des nuclei utilisés, le tout généralement fabriqué k à la diable ».

Par contre, on peut suivre, à i)artir de l’aurignacien, le progrès du travail de l’os et arriver au merveilleux épanouissement artistique de l’époque magdalénienne.

La race de Néanderthal ne s’était guère servie de l’os que comme percuteur ou comme enclumeet point d’appui. Mêlées aux silex moustériens, on trouve en particulier d’assez nombreuses plialanges de bison ou de cheval portant des stries et des traces de martellements. 479

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Avecl’aurignacien apparaissentd’abord es pointes à base fendue, puis, dès l’aurignacien supérieur ; les bdtons de comniandemoitt lovmésd’un boisderenne présentai ! l généralement un trou rond au point de jouet ion de deux ramures et dont l’interprétation resteencore obscure : insigne de dignité ? pièce d’attache de vêtements ? baguette magique ? Le solutréen inférieur et moyen marque à ce point de vue une régression très nette qui cesse avec le solutréen supérieur. Le magdalénien fabrique en quantité de Unes aiguilles en os longues de plusieurs centimètres, larges de moins de deux millimètres, qu’on a parfois trouvées en paquet. Dans le bois de renne il découpe habilement des harpons à un ou deux rangs de barbelures qu’un bourrelet ou un trou basilaires permettait de tenir attachés ; il sculpte des propulseurs, terminés par un crochet, destinés à lancer le javelot à la manière des Australiens et des Esquimaux.

La manière dont ces objets sont travaillés dénote une grande habileté technique ; ils sont aussi et très souvent ornés de sculptures ou de gravures qui révèlent un art très développé et que nous allons étudier.

c) Les arts. — En dehors des modestes huttes que nous révèlent les dessins de cavernes, il n’y a pas trace d’architecture à l’époque paléolithique. La musique et la danse n’ont guère laissé de vestige, c’est tout naturel. On peutconjecturer avec vraisemblance que l’homme de Gro-Magnon connaissait certaines mélopées rythmées, accompagnées de gestes, d’attitudes, de mouvements destinés à accomplir certains rites religieux ou à marquer une réjouissance.

La sculpture, la peinture, la gravure ont laissé d’innombrables et très précieux documents qui donnent une haute idée des artistes de la seconde race.

Dans l’aurignacien inférieur ou tout au moins moyen, on ne trouve guère que des sculptures et assez nombreuses. Aussi a-t-on pensé que le premier elforl artistique avait été de copier les formes extérieures en réduisant seulementleursdimensions.Plus tard un travail psychologique de dissociation des sensations aurait permis de laisser de cùté le relief pour ne dessinerque le contour sur un fond plat, par la gravure ou la peinture. Ainsi l’art aurait évolué de la sculpture en ronde bosse vers le bas relief, pour aboutira la gravure. Cette conception ne semble pas pleinement justitiée soit par l’observation des enfants et des sauvages, soit par l’étude directe des documents préhistoriques. A côté des sculptures primitives on trouve déjà quelques gravures et quelques peintures. Les proportions se renversent à mesure qu’on avance vers le magdalénien supérieur, mais la ronde bosse ne dispai’ait pas tout à l’ait.

Le progrés de la peinture est bien net : on commence par tracer le contour de la béte, on y ajoute plus tard le modelé ; enlin, après une courte phase où l’on emploie la teinte plate, on en vient à fairede la polychromie.

II ne semble pas qu’on soit arrivé, en France du moins, jusqu’.i la » composition » ou ordonnance de plusieurs objets en un tableau. Mais on a reproduit des groupements offerts par la nature elle-même : le mâle suivant une femelle, deux rennes all’rontés, une bande de chevaux et même probablement une loutre péchant un poisson et un liouime luttant contre un bison.

Cependant dans l’Espagne orientale, qui fait partie d’une autre province artistique, on rencontre, peints sur des abris rocheux, de nombreuses peintures représentant des scènes de chasse et même un groupe de neuffemmes velues paraissant entourer un homme nu…

Les objets reproduits sont surtout les animaux, en particulier le bison, le renne, le cheval, lemammoulh.

le rhinocéros, le sanglier, le bouquetin, certains oiseaux comme le cygne, certains poissons comme le saumon, quelques serpents. Les représentations de plantes sont incertaines. Quant à la nature inanimée, elle ne figure que par les huttes (signes tectiformes). L’homme n’a pas été souvent l’objet des arts plastiques de cette époque, sauf la main humaine isolée qui est fréquemment reproduite, peinte ou cernée de peinture, sur les parois des cavernes. Le corps entier paraitdans quelques grossiers dessins rouges ou noirs au Porlel (Ariêge) ; il est moins rare dans les peintures rupestres d’Espagne. En sculpture il se retrouve à plusieurs reprises dans l’aurignacien, surtout sous la forme féminine, pour disparaître presque complètement dans le magdalénien. A cette dernière époque on le grave encore parfois sur la pierre, l’os ou le bois de renne, mais on ne sculpte plus guère queles animaux.

Ces œuvres d’art sont de grandeurs fort diverses : certaines peintures et les sculptures de Cap-Blanc atteignent ou dépassent les dimensions léelles des rennes, des bisons, des chevaux représentés.

C’est rapidement, semble-til, que les arts plastiques ont atteint une grande perfection, peut-être parce qu’ils étaient nés et avaient grandi sous d’autres cieux. On ne retrouve encore que peu d’objets qu’on puisse considérer comme étant les premiers essais d’un art novice plutôt que les œuvres d’un travailleur maladroit. Il n’y a guère que certaines ligurations humaines à donner cette impression et cependant elles sont contemporaines des meilleures reproductions d’animaux.

Par contre il est intéressant de constatera cùté de la reproduction scrupuleusement réaliste une modillcation intentionnelle, c’est la stylisation progressive des formes. Les dessins se simplifient ou plus exactement se mutilent au point de devenir méconnaissables. Entre tel motif de lignes en apparence purement géométriques et un cheval ou un poisson, il faut placer toute la série des intermédiaires pour reconnaître la filiation. Ainsi pouait se préparer pour l’art une plus grande liberté, en particulier dans la décoration des objets. Mais il ne semble pas que la race de Cro-Magnon ait beaucoup usé de cette facilité, du moins dans nos régions.

On a pu se demander si cette simplification du dessin n’avait i)as amené l’invention de l’écriture. Sur un os strié de raies en apparence désordonnées, on a cru parfois reconnaître certains petits groupes de lignes qui se reproduisaient à plusieurs reprises ; ne seraient-ccpas des mots ? On a aussi interprété comme des signatures les signes tectiformes, pectiniformcs etc. Enlin onapuvoirdes indications mnémoniques, des « marques (le chasse », des mesures de temps, sur des os portant une série d’encochesanaloguesà celles qu’en certains coins de France, les boulangers emploient pour compter les livres de pain. Aucune de ces hypothèses n’a encore reçu de confirmation bien formelle.

Divers objets ont été recueillis qui servaient à faire des sculptures et des gravures sur l’os, l’ivoire, le bois, la pierre, ou à faire des peintures et des gravures sur les i)arols des grottes. Pour entailler les matières dures, l’homme se servait du silex arrangé en burin, parfois d’un simple angle de lame. Pour colorer les objets. Il avait récolté à la surface de certains terrains des oxydes de fer ou de nuinganèse qui lui donnaient diverses teintes de jaune, de rouge plus ou moins brun et de noir. Peut-être avait-il recours aussi à des couleurs végétales. Quand il avait affaire à une matière traçante, il la taillait comme un crayon ; dans les autres cas il broyait les couleurs et les délayait dans l’eau ou la graisse. On ', 81

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a retrouvé les pierres plates qui lui servaient de palette, les os creux qu’il remplissait d’ocre en poudre, les lampes à la graisse qui l’éclairaient dans la j.rofondeur îles grottes.

d) I.a parure. — A l’art se rattache la parure. Il est probable que le tatouage était connu de nos troglodytes : certaines pointes de silex très effilées ressemblent singulièrement aux aiguilles dont on se sert actuellement pour faire pénétrer la couleur sous l’épidermc. On devait aussi user de la peinture superticielle et lavable, comme elle se pratique chez tous les sauvages. Les stations préhistoriques renl’ernicnt bon nombre de dents d’animaux, de coquillages et même quelques galets très durs, percés d’un trou de suspension, ainsi que des vertèbres de poissons naturellement percées. Certaines pierres brillantes, joliment veinées, ou de formes régulières paraissent avoir été remarquées et recueillies. (Déjà l’homme de Néanderthal avait fait attention au cristal de roche.)

Si les figires humaines laissées par nos artistes’[uaternaires n’étaient pas toutes nues, on aurait pu se faire quelque idée du costume d’alors. Cependant tine sculpture de Brassempouy représente une tête de femme qui paraît porterune sorte de résille couvrant les cheveux et tombant à droite et à gauche, mais ce sont bien plutôt les cheveux eux-mêmes tressés comme chez les Soraalis. Les aiguilles magdaléniennes devaient servira coudre les peaux de bêtes ; ainsi qu’aux Esquimaux, les fendons de renne devaient leur fournir im lil souple et fort.

Mais les tombeaux nous ont révélé que les coquilles ou les dents percées étaient mises soit en collier autour du cou, soit en bracelet aux bras et aux jambes, soit comme un pagne autour des reins, soit comme un pectoral sur la poitrine. Les hommes avaient même plus de luxe que les femmes. De plus les squelettes sont souvent colorés en rouge, peut-être pour rappeler le tatouage, si ce n’est pour figurer le sang.

(’) Rites funéraires. — Les chasseurs de la seconde race, comme ceux de la première, avaient le respect du cadavre humain. Ils l’ensevelissaient avec soin ; parfois quelques pierres dressées par côté ou étendues au-dessus formaient une sorte de tombeau. Comme nous l’avons dit, le corps était paré, coloré, entouré d’objets usuels, outils ou armes en silex. En général le tout était recouvert, de même qu’à La-Chapelle-aux-Saints, d’ossements animaux brisés et de silex, jetés pêle-mêle comme sur le sol d’une habitation de sauvages. Le cadavre était tantôt replié sur lui-même, rappelant l’iionime de la Corrèze, tantôt étendu de tout son long et couché soit sur le dos, soit sur le liane, soit sur le ventre. Au pied des sculptures de Cap-Blanc on vient de trouver un homme, peut-être le sculpteur lui-même, soigneusement inhumé.

f) Kéle de l’art quaternaire. Religion. — On a pensé de certains objets très délicats et très soignés, qu’ils n’étaient pas destinés à l’usage ordinaire : au sujet des belles et fragiles lames solutréennes du trésor de Voigu, on se demande si ce ne sont pas des objets votifs.

Parmi les os sculptés ou gravés avec soin, les uns comme les propulseurs peuvent avoir été des objets usuels et présenter des traces d’usage ; les autres ne répondaient qu’au désir de faire œuvre belle. Jlais, <lans ce second cas, était-ce pour le simple plaisir de l’homme ou pour être de quelque manière offert à la divinité, pour être rattaché à quelque chose de surnaturel’.’Ce qui permet de pencher vers la seconde de ces réponses, c’est l’examen des peintures sur les parois des grottes.

Tome 11.

Il n’y figure guère que les aniniau.x qui servaient de gibier et de nourriture à cette époque. Ces représentations sont placées au fond de grottes absolument obscures, parfois à plusieurs centaines de mètres de l’entrée, dans des conditions aussi défavorables que possible à une contemplation esthétique. Elles sont jetées sans ordre, enchevêtrées, superposées sans aucun souci de beauté. Au Portel, les plus belles peintures sont dans un couloir dont l’entrée est masquée par un rideau de stalactites. Aux Combarelles, il fallait pour aboutir aux dernières œuvres d’art, se glisser à plat ventre dans un boyau des plus étroits ; à Niaux, il fallait traverser un lac. Ajoutez que sur l’argile du sol ou des parois sont gravés avec le doigt ou avec une pointe quelconque des silhouettes d’animaux, ou parfois des entrelacs capricieux mais sans caractère esthétique.

Une grotte peinte n’est pas un musée, ce serait plutôt une sorte de sanctuaire.

A en juger par ce qui se passe encore chez certains sauvages, on peut supposer que, dans les temps primitifs, des sorciers employaient ces figures d’unimaux pom" des incantations, des « envoûtemenls » destinés à donner aux « fidèles » un gage et un espoir de chasse fructueuse. Parfois une flèche est figurée atteignant l’animal et ce détail serait symbolique. Les œuvres d’art seraient donc souvent des figures magiques destinées à mettre les forces surnaturelles au service des désirs de l’homme.

Un fait très digne de remai-que, c’est que bien des objets tigurant des animaux sont brisés, lors même qu’ils ne sont pas fragiles et qu’ils ont parfois exigé de violents efl’orts pour être rompus.

Les uns voient dans ces croyances magiques une dérivation et une perversion de croyances religieuses proprement dites, c’est-à-dire d’une foi en des êtres supérieurs pouvant influer sur nos destinées. Les autres au contraire donnent une origine i)rol’aiie à la magie : elle aurait été primitivement comme une science élémentaire qui serait venue se fondre plus ou moins complètement dans la croyance au surnatui’cl. Il fallait, on s’en était aperçu, ressembler à l’animal pour pouvoir s’approcher de lui (certains dessins paraissent représenter des hommes alîublés de masques animaux). La ruse de chasse serait devenue une mascarade rituelle.

Ajoutons que, si quelques figures humaines avec les bras levés ont donné l’idée d’une attituile cultuelle, d’autres paraissent ne dénoter que des imaginations erotiques.

Les (I bâtons de commandement » ont pu être des instruments magiques, analogues à ceux de plusieurs religions antiques ou sauvages, analogues aux baguettes des sorciers et des sourciers.

Signalons enfin, parce qu’ils se rattachaient probablement à des idées religieuses, sans qu’on puisse dire comment, les crânes humains arrangés en forme de coupe.

On a expliqué ces divers faits par des croyances magiques, comme nous l’avons indicpié. On les a aussi rattachés à des croyances lotémiques, c’est-à-dire à cette idée qu’une tribu humaine est parente d’un certain animal, qui pour elle est sacré et

« tabou ». L’état actuel de nos connaissances ne permet

pas de trancher la question.

g) Etat social. Commerce. — Les chasseurs nomades de Cro-Magnon devaient former des tribus, c’est-à-dire des groupements de familles. Les stations préhistoriques sont parfois très rapprochées l’une de l’autre, comme dans le Pcrigord, aux Eyzies en particulier, et les habitants de ces grottes avaient constamincul l’occasion de se rencontrer.

Ces rapprochements géographiques ont du être

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complétés par des unions en vue de la chasse, de la guerre ou de relations sympathiques… On peut aussi croire que les sorciers ont ajouté l’autorité politique à leur influence religieuse ou bien inversement que ceux à qui une supériorité de force, de ruse, d’expérience, etc., avait donné une certaine primauté, ont complété leur pouvoir par le prestige religieux.

Une autre raison d’imaginer une organisation sociale de nos troglodytes, c’est le commerce. Le développement artistique, le travail difficile de l’os, etc., supposent une certaine division du travail, par làmême des échanges. Les coquillages marins trouvés dans les stations de l’intérieur des terres, le silex dans les régions qui en sont naturellement dépourvues, dénotent des transports et un vrai commerce.

h) Le type physique. — La race de Cro-Magnon renfermait de beaux hommes à côté d’individus plus petits. Comme ceux de Néanderthal, ils étaient très dolichocéphales et devaient avoir une grande vigueur physique qu’atteste leur forte ossature. Mais, à rencontre de son prédécesseur, l’homme de la seconde race a un front haut et bombé, les arcades sourcilières modérément développées, les pommettes très accusées, le menton fort proéminent, le nez saillant et étroit. — Voir Cg. i.

Une gravure très connue, appelée « la femme au renne » i-eprésente cet être humain couvert de petits traits où l’on a cru reconnaître des poils. Mais celle interprétation du dessin reste bien hypothétique et n’estconfirméeparaucuneautre donnée préhistorique.

3° LA TRANSITION DU PALÉOLITHIQUE AU NÉOLITHIQUE

Changement de climat et de faune. — La température s’adoucit, les glaciers reculent vers leurs limites actuelles, les tourbières se forment, les forêts envahissent à nouveau l’Europe.

Alors quelques espèces, comme la Marmotte, le Chamois, le Bouquetin, se réfugient dans les massifs montagneux ; le Renne s’éloigne vers le nord-est et est remplacé par le Cerf élaphe qui devient l’animal caractéristique et le principal gibier de cette époque. A côté du Cerf, on rencontre le Chevreuil, 1 Ours commun, le Sanglier, le Blaireau, le Chat sauvage, le Castor, etc., le Cheval et le Bœuf subsistent mais plutôt rares.

Changement d’industrie et de mœurs. — A l’industrie magdalénienne succède l’industrie azilienne (du Mas d’Azil. rive gauche, très riche station préhistorique de l’Ariège, fouillée surtout par Piette). Les silex gardent presque tous les formes de l’âge précédent ; on remarque cependant la réapparition des grattoirs minuscules et des lames de canif. On y remarque surtout des silex pygmées et géométriques très caractéristiques. L’outillage en os est en pleine décadence, plus d’aiguilles, ni de propulseurs ; les poinçons al)ondent, mais la pointe seule est bien travaillée ; le harpon en os ou en bois de renne épais, avec bourrelet, a fait place au harpon en bois de cerf plat et percé. Il est vrai que la matière employée ne permet que cette forme aplatie, mais le travail n’est plus soigné et délicat. Les gravures et les sculptures ont presque complètement disparu. La peinture a laissé seulement un curieux objet : le galet colorié de groupes de points ou de lignes. Sur ces signes, dont quelques-un^ rappellent singulièrement certaines lettres d’alplialjets anciens, on a multiplié les hypothèses sans rien trouver de vraiment proijable.

L’industrie azilienne s’est répandue dans le Midi de la France, en Isère, en Suisse, en Bavière et jusqu’en Ecosse. On peut découvrir son origine dans l’Afrique du Nord-Ouest où elle s’appelle capsien supérieur. Ce sont ces Africains ou leurs frères

d’Andalousie ou de Sicile qui, chassés de chez eux par les premiers néolithiques venus d’Egypte, ont été refoulés vers le Nord et se sont répandus dans toute l’Europe occidentale.

A Ofnet, en Bavière, le D R. Scumidt, de Tiibingen, a trouvé dans une couche azilio-tardenoisienne une fosse contenant vingt sept crânes et une autre n’en contenant que six. Avec eux il n’y avait aucune autre partie du corps, mais ils étaient rangés conccntriquement, englobés dans une épaisse masse d’ocre rouge en poudre et tous placés face au soleil couchant. Ce dernier trait fait penser à un culte solaire et à cette idée des anciens Egyptiens que l’Occident est la région où se dirigent les morts. (Ils décapitaient même parfois les cadavres, peut-être pour obliger le double à quitter la terre.) Ces crânes étaient parés de dents de cerf et de coquillages, surtout ceux des femmes ; ceux des jeunes gens l’étaient moins, ceux des enfants moins encore, ceux des hommes pas du tout.

4° LA période néolithique

La c< nouvelle pierre » qui a donné son nom à la période qui s’ouvre après l’azilien, c’est la pierre polie. Ce n’est pas que la pierre taillée du paléolithique disparaisse, car l’homme ne cesse de se servir de bon nombre d’outils et d’armes de la période précédente. Ce n’est pas non plus que la pierre polie se retrouve dans toutes les stations néolithiques. La grande différence de ces deux périodes, c’est la prodigieuse transformation qui s’opéra alors dans les conditions et modes d’existence des humains.

C’est aussi une période de nombreuses migrations de l’Asie et de l’Afrique vers l’Europe. Ce dernier continent, dont le climat s’était enfin adouci, devenait une terre désirable pour les demi-civilisés, pâtres et cultivateurs, dont le berceau est à rechercher vers l’est. On ne saurait mieux comparer ce qui s’est passé alors qu’à l’envahissement progressif de l’Amérique par les Européens dans les temps modernes. Les nouveaux venus apportent un genre de vie plus raffiné, avec des particularités nationales ; ils refoulent progressivement les indigènes, parfois se mêlent à eux, développentsur place des modesd’existence assez variés, et ne fusionnent que plus ou moins tardivement et incomplètement.

C’est ainsi qu’on peut signaler un courant d’émigration vers la Baltique, qui nous a apporté le campignien (de Campigny, Seine-Inférieure). Celui-ci est devenu le néolithique du Nord de l’Europe par une évolution sur place. Le courant danubien est arrive jusqu’en Belgique ; ce sont d’autres courants qui ont abouti en Espagne, dans le Sud-Ouest de la France et dans la région des palafittes.

C’est qu’en effet, pendant que s’opérait en France, sous des influences les unes indigènes, les autres étrangères, une évolution industrielle qui passait par l’aurignacien, le solutréen, le magdalénien et se terminait dans l’azilien, les autres pays lirûlaient des B étapes. Ainsi le Nord-Ouest de l’Afrique avec l’Espagne méridionale et l’Italie allaient de l’aurignacien (qu’on y appelle capsien inférieur) au capsien supérieur d’où est sorti l’azilien. En Egypte et en Asie occidentale, à l’aurignacien succède brusquement l’invasion néolithique, qui ne se propagera que plus taril vers l’Occident.

Il faut faire une place à part, tout à fait au début duncolithique, aux Kjohkenmôddings, que l’on trouve en Danemark et dans quelques autres régions du littoral de l’Atlantique ou même de la Méditerranée. On appelle de ce nom danois des tertres dont la longueur varie de 20 à iioo mJtres, la largeur de 5 à 485

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6 mètres et dont la hauteur est souvent de 2 à 3 mètres. Us sont composés d’écaillés d’huitres, de coquillages divers, d’arêtes de poissons, d’ossements brisés, au milieu desquels on découvre des silex grossièrement taillés, des déchets de taille, des poteries grossières, des objets en os ou en corne de cerf (haches, herniinettes, peignes, etc.). Il y a même ici et là des foyers composés de quelques pierres calcinées, de charbons et de cendres.

Ce qui les date bien, c’est la présence des poteries, des tranchets en silex, du chien domestique, du cerf ; tandis que le renne a disparu et la pierre polie ne se montre pas encore. Ces amas sont l’œuvre d’une population plutôt misérable, vivant, au bord de la nier, de chasse et de pêche, et accumulant ainsi les déchets de ses repas et de son industrie ainsi que les outils rejetcs après usage. Cette manière étrange d’installer son foyer sur des détritus, en plein air, et d’y vivre, est encore le fait de plusieurs peuples sauvages.

Le campignien est la suite des Kjôkkenmôddings danois ; on y trouve une poterie fine et déjà quelques pierres polies et l’on s’achemine vers le vrai néolithique. Le pic campignien est accompagné d’un tranchet qui est le prototype de la hache polie en silex.

Dans le Centre et le Sud de la France, l’industrie se rattache à l’azilien, mais avec addition de types franchement néolithiques. La hache polie n’est pas en silex mais en roches dures, la poterie est très ornée.

iouveau genre de vie. — Quelles que soient les particularités régionales, on peut dire que le monde néolithique présente la première ébauche de 1 humanité civilisée moderne. De chasseur, l’homme est devenu agriculteur et berger.

Il sait cultiver et améliorer les plantes, en particulier les céréales : le froment, le seigle, l’orge, l’avoine. On a retrouvé environ 200 espèces de végétaux utilisés par l’homme à cette époque, notamment la noisette, la prunelle, la fraise, la pomme, la poire, le raisin, etc. Le blé était réduit en farine sur de grandes dalles plates, où l’on promenait à la main un broyeur de pierre ; avec cette farine on faisait une pâte que l’on cuisait en galettes rondes. Des sortes de pics en pierre ou en bois de cerf permettaient de remuer la terre.

Les ani’nirtHj- aussi ont subi l’influence de l’homme ; on est arrivé à en domestiquer six espèces : le chien, le cochon, le cheval, la chèvre, le mouton et le bœuf, et on les a amenés en Europe.

La vie agricole implique la vie sédentaire et la construction de demeures plus durables et plus perfectionnées. Une des plus intéressantes découvertes fut faite dans les lacs de Suisse en 1853, celle des y) « /fl/ ?(/(’s. On appelle de ce nom des habitations groupées en un petit village, construites sur pilotis, à une certaine distance du rivage, auquel une passerelle les rattache. On était ainsi à l’abri soit des fauves soit des ennemis humains. De nos jours encore, de nombreuses peuplades sauvages ont gardé l’usage de la cité lacustre.

Ce mode d’habitation ne convenaitévidemment pas à tous les pays. Dans les régions sans lacs, on bâtissait des /iH » es en bois sur des fondements de pierre qu’on retrouve encore, parfois avec plusieurs pièces ou divers aménagements du sol. Pour protéger le village, on en faisait un camp entouré d’un rempart de terre et d’un fossé ou même de deux fossés, dont l’un à l’intérieur. On profitait souvent d’un promontoire naturel à bords escarpés et on se bornait à barrer l’isthme. Dans l’épaisseur même du rempart de terre on déposait souvent les morts ; et c’est la présence des sépultures néolithiques qui a permisde dater avec certitude ces villages fortifiés.

Naturellement la chasse et la pêche n’avaient pas été abandonnées par nos agriculteurs. Ils creusaient un tronc d’arbre avec le feu d’abord, avec la hache ensuite et ils avaient une pirogue. D’une branche d’arbre bien choisie ils fabriquaient un arc. Leurs flèches étaient armées à la pointe d’un tranchant en silex, tantôt de la forme classique, tantôt présentant un simple biseau. Avecle silexou d’autres roches dures, ils faisaient encore le marteau, la massue, la célèbre hache polie qui caractérise cette époque et qui était emmanchée dans un bois de cerf, et enfin des poignards dont le Danemark et l’Egypte nous ont livré des spécimens merveilleux.

On a découvert soit dans les cryptes de la Marne soit surtout en Lozère bon nombre d’ossements humains percés de flèches et portant encore le silex incrusté dans leur masse. Ils évoquent l’image de la chasse à l’homme, de la guerre. C’est que l’agriculture a développé l’instinct de propriété en même temps que donné occasion aux cupidités, aux vols, aux luttes. Agriculteur, chasseur, guerrier, l’homme néo-. lithique est aussi industriel. Pour recueillir le silex, il creuse des puits jusqu’aux couches de terrain qui renferment cette pierre et de là rayonne en galeries souterraines. Avec l’argile, il façonne, à la main, des poteries très nombreuses et assez variées de forme et de décoration, qu’on a pu classer en diverses espèces. Avec le lin et probablement aussi avec la laine (qui ne s’est pas conservée) il fabrique des tissus, des cordages, de la passementerie ; avec des tiges ligneuses, de la vannerie.

La parure répond à un besoin trop naturel pour jamais se perdre. Certaines pointes en silex et des flacons en os pleins d’ocre devaient servir au tatouage. On peut se faire une idée des dessins adoptés dans ce cas en voyant la décoration de quelques statuettes néolithiquesd’Egypte ou de Roumanie. Des boutons, des pendeloques, des perles à enfiler, des anneaux, voilà ce qu’on fabriquait avec l’os, le coquillage, l’ambre, le schiste, l’albâtre, la callaïs querre d’un vert bleu, rappelant la turquoise).

La production, surtout variée et spécialisée, appelle le commerce et les transports. On a pu découvrir le lieu d’origine de plusieurs matières dont on retrouve un peu partout des échantillons. L’ambre devait venir de la Baltique ; les belles pierres vertes (néphrites, jadéite, etc.), des Alpes ; l’obsidienne (verre naturel) des régions volcaniques ; la callaïs de quelques gisements rares. Le Grand Pressigny (Indre-et-Loire) renfermait de vastes ateliers et fournissait d’un silex assez particulier la Bretagne, la Suisse occidentale et le Nord de la France jusqu’en Belgique. Le char à roues était connu dès cette époque. Ainsi donc, il y avait sur notre sol des roules, non pas fortement établies et construites comme les voies romaines, mais nettement tracées comme des sentiers fréquentés.

Mégalithes, tombeaux, religion. — Ce qu’on a le plus remarqué de l’époque néolithique, ce sont les énormes pierres brutes que l’homme a soulevées et arrangées de diverses manières. On s’est demandé par quels procédés il avait pu transporter et dresser des masses énormes. (Le plus haut menhir, celui de Locmariaquer, avait 20 m. 50 de haut et devait peser 350.ooo kilogrammes. — Mais un monolithe de Baalbek en Syrie pèse i..500.ooo kilogrammes, un obélisque d’Hatasou en Egypte a 33 mètres de haut, celui de Saint-Jean-de-Latran à Rome mesure 32 mètres, et c’est peu après les temps néolithiques qu’on les a déplacés.) Il a été établi qu’avec des leviers et des bras nombreux, fonctionnant avec ensemble, avec beaucoup de lenteur et de patience, on pouvait venir à bout des poids les plus loiu’ds.

Là comme ailleurs, une forte organisation sociale unie à de sincères convictions religieuses ont fait faire des merveilles. Suivant le mol heureux de M. Déchelette, avec les néolithiques ainsi groupés,

« l’ère des travaux publics est ouverte ».

Les monuments mégalithiques se classent d’après 6 types principaux :

1° Le menhir ou pierre dressée ;

2° Le cromlech, groupe de menhirs entourant un espace ordinairement circulaire ;

3° L’alignement, suite de menhirs disposés en rangées à peu prèsrectilignes et parallèles ;

4° Le dolmen, grande table de pierre soutenue par des pierres dressées. Plusieurs dolmens juxtaposés forment une allée couverte ;

5° Le trilithe, 2 menhirs surmontés d’une pierre en linteau (ce monument est rare) ;

G" Le cist ou coffre en pierres, tombeau en rectangle allongé, délimité par des tables dressées.

Dolmens et colTres sont parfois recouverts de grands amas de terre appelés tumulus.

Les monuments mégalithicfues se retrouvent depuis rinde jusqu’à l’Atlantique. Cependant sur cet espace quelques régions, comme les Provinces Rhénanes, l’Allemagne du Sud, la Bohême, la Hongrie ne renferment aucun dolmen. Par contre, ce monument est fréquent en France dans la région qui va du Finistère au Gard, surtout aux deux extrémités : en Bretagne d’un côté, dans l’Aveyron et les départements voisins, de l’autre.

Le menhir, qu’on trouve principalement en Bretagne, se rattache probablement au culte de la pierre, si commun encore dans l’antiquité historique. Mais on n’en peut rien dire de plus précis. Il en est de même des cromlechs et des alignements.

Le dolmen était un tombeau, mais pour plusieurs morts ; les allées couvertes étaient de véritables nécropoles ou mieux des ossuaires. On utilisait aussi à cette (in des abris naturels. Dans toutes les régions on déposait en pleine terre des cadavres, probablement de pauvres gens. Rarement on incinérait le corps ; peul-élre assez souvent faisait-on l’opération du dccharnement avant l’inhumation (certaine secte de l’Inde conQe ce soin aux vautours). Parfois les os étaient colorés ; à côté d’eux étaient déposés des parures, des armes, des objets usuels.

Un curieux usage est celui de la trépanation, tantôt pendant la vie, tantôt après la mort. A cette opération doivent se rattacher ces rondelles crâniennes perforées que l’on trouve parfois près du squelette. Dans la région au nord de Paris, certains crânes des dolmens présentent un sillon en forme de T appelé T sincipital et provenant d’une opération faite pendant la vie. On ne sait s’il faut y voir une opération médicale ou une sorte de consécration religieuse ou un ornement.

Ont probablement été des idoles ou des objets de culte, certaines figurations grossières de la forme humaine et de la hache, sculptées sur des menhirs ou dans des grottes funéraires. On peut attribuer le même rôleàdes poteries ornéesd’une paire d’yeux lenticulaires. Ce dernier objet paraît provenir d’Asie Mineure et avoir cheminé par la Méditerranée et l’Atlantique jusqu’en Danemark. (La même voie aurait été suivie par un motif de décoration en spirales, qui date de l’époque prépharaonique.)

Sur bien des monuments funéraires ont été creusées des cupules parfois entourées de cercles ou relices par des rigoles ; très probablement elles ont un caractère religieux ou symbolique.

Il ne faudrait pas se rcprésenter les druides immolant lies victimes humaines sur la table des dolmens et faisant couler le sang dans les cupules et par les

rigoles. Il y aurait là un anachronisme et une fantaisie Imaginative que n’appuie aucun document.

Le type physique. — Il est devenu très varié. On trouve en effet, parmi les squelettes de cette époque, des dolichocéphales, des brachycéphales et tous les types intermédiaires. On peut encore signaler en plusieurs endroits la présence d’une forte proportion de pygmées et l’on a pu se demander s’ils ne formaient pas un groupe humain spécial, analogue aux négrilles actuels.

Cependant les races n’étaient pas absolument mêlées. Ainsi les dolichocéphales dits des Baumes-Chaudes (du nom d’une station lozérienneoù un seul ossuaire avait reçu près de 300 cadavres) occupent seuls la France occidentale. Une ligne tracée de l’embouchure de la Seine aux sources de la Garonne les séparerait des brachycéphales de la France orientale. Ceux-ci occupent deux centres principaux : l’un appelé Belge, comprend le nord de la France, et l’autre, dit Allobroge, occupe le Dauphiné. Comme nous l’avons vu, les dolmens sont tout particulièrement nombreux dans la France occidentale, d’autre part les néolithiques « belges » avaient certaines particularités comme le T sincipital.

5° LE PROBLÈME DES RACES ANCIENNES

Nous avons vu que sur le sol de l’Europe les premiers habitants avaient des caractères pithécoïdes très accentués. La deuxième race s’écarte singulièrement du type de la première. Avant les brachycéphales néolithiques, probablement même avant les dolichocéphales de Cro-Magnon, il faut placer une autre race que nous désignerons comme la 3’et qu’on a appelée race de Grimaldi, du nom de la commune où on l’a découverte, dans la principauté de Monaco.

C’est en 1901. dans la grotte de Baoussé-Roussé qu’on a trouvé, inhumés ensemble, les squelettes d’un jeune homme et d’une vieille femme. Ce sont des négroïdes : leur front est bombé comme celui de l’homme de Cro-Magnon, leur bouche est projetée en avant plus encore que celle de l’Iiomme de La-Chapelle-aux-Saints ; chez eux comme chez celui-ci, le menton est fuyant, le nez fort large, les orbitestrès grands.Leur taille est intermédiaire entre celles des deux autres. On les rapproche des nègres actuels en raison de ces divers caractères et aussi du développement exagéré (le l’avant-bras par rapport au bras, de la jambe par rapport à la cuisse. Ils en diffèrent par l’aspect du liaulde laface, la saillie de la charpente nasale et une certaine délicatesse dans l’ossature.

Ces négroides ne sont connus directement que par ces deux échantillons, mais M. Vernbau, qui les a étudiés, a découverlparmi les squelettes, soit de l’époque néolithique, soit du moyen âge et des temps modernes, un certain nombre de spécimens qu’il regarde comme des survivances de la race de Grimaldi. Ce qui rend cette conclusion particulièrement saisissante, c’est le fait que de Qu.^trefages, pour expliquer des formes récentes, avait supposé l’existence d’une race lointaine, telle que précisément nous l’ont révélée les fouilles du chanoine de Villeneitv’B dans les grottes de Menton. —’Voir lig. i.

Nous voilà donc en présence de 4 races fort anciennes et fort différentes. Est-ce que l’on trouve entre elles tous les intermédiaires qui permettraientde montrer directement leur filiation ou leur parenté ?

Les squelettes de Predmost et de Brunn, appartenant au solutréen, présentent bien des tyiies atténués de Néandcrthal, au milieu de la période de Cro-Magnon. Mais au début decette période, l’ahomoaurignacensis » de Combc-CapcUc (Dordognc), encore A89

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ïiniqiie, il esl vrai, se séparerait très nettement de riiomme de La-Chapelle-aux-Saints pour se rapprocher de celui de Grinialdi et aussi de certains types de Cro-Magnon trouvés eux aussi à Menton, et dont les caractères sont particulièrement accentués et rudes.

En somme, aucune donnée positive ne permet à l’heure actuelle de dire par exemple que l’homme de Néandertlial a pour enfants d’un côté celui de Grinialdi, d’un autre celui de Cro-Magnon et pour petittils le brachycéphale néolithique. Quelque généalogie qu’on imagine, on ne peut en établir aucune.

Pour voir cependant toutes ces formes sortir d’une seule origine, il faut supposer trois choses : i" c’est dans une seule région, vers l’Orient probablement, que l’humanité a commencé : 2" primitivement, le corps humain était très apte à se transformer ; 3° les premiers hommes se sont dispersés, puis ont vécu dans des conditions physiques et morales fort diverses ; ces conditions ont profondément modilié les organismes et permis soit une marche plus ou moins rapide vers la civilisation, soit un progrès très lent ou même un recul.

Ces trois hypothèses n’ont rien que de vraisemblable. Evidemment la préhistoire est une science trop jeune pour pouvoir les véritier. Il faudrait pour cela multiplier les fouilles sur tous les points du globe, comme en Europe occidentale, et les faire avec une nu’tliode scicntitique rigoureuse. Et encore cela pourrait ne pas suflire, car il y a eu tant de destructions de toute sorte, jusqu’à des continents disparus par exemple au sud de r.siel Mais on peut, avec les faits actuellement connus, tirer des conclusions qui ne sont pas sans probabilité.

1° Il n’y a aucune raison de penser que l’humanité a commencé en Europe, encore moins en Amérique. Resterait à choisir entre l’Afrique, l’Asie et l’Océanie. La ressemblance entre les hommes de Néandertlial et ceux de l’Australie actuelle fait adopter ce dernier continent, par quelques esprits, comme berceau de l’humanité. Mais au point de vue zoologique, c’est la dernière contrée à choisir. Les Australiens-Tasmanienssont des immigrés très anciens venus du Xord et étroitement apparentés aux Weddas de l’Inde. Le fait que l’homme arrive en Europe, autant qu’on peut en juger, avec une invasion d’animaux sauvages d’origine asiatique (éléphant, rhinocéros, liison, etc.) permet d’envisager comme probable que son berceau doit être recherché en Asie, en y comprenant l’Indonésie, qui n’en est que le prolongement disloqué. Dans l’état actuel de la science, rien n’oblige à envisager plusieurs berceaux distincts de l’espèce humaine ; la théorie d’un berceau unique est scientifiquement la plus probable et la plus rationnelle.

2" Que l’homme primitif ait été plus apte à se transformer, c’est ce que les évolutionnistes soutiennent comme un principe général : l’enfance de l’espèce a, comme l’enfance de l’individu, une grande plasticité. Il le faut bien pour qxie, si loin de nous, l’individu de Cro-Magnon et celui de La-Chapelle-aux-Saints fussent plus différents l’un de l’autre que le Français et l’Australien actuels.

3° La dispersion des premiers hommes semble avoir été rapide ; les conditions morales et surtout physiques où ils se sont trouvés ont présenté de bien plus grandes diversités que de nos jours. Le chasseur émigré jusqu’en Allemagne a dû subir des influences bien différentes de celles que ses frères ont trouvées en Mésopotamie ou en Egypte. Les changements de climat avaient une intensité que nous ne connaissons plus et qui, en tout cas, nous trouverait mieux armés pour en atténuer l’action. On peut donc concevoir sans peine, à partir d’un point

de départ primilifcoramun, laformation trèsancienne de types physiques et moraux profondément différents.

Quel portrait peut-on se faire de ces premiers humains ? Evidemment les évolutionnistes leur donnent des caractères pithccoïdes très accentués. Le Pithécanthrope de Java, la mâchoire de Mauer, la race de Xéanderthal, en un mot presque tous les documents les plus anciens sur l’homme sont favorables à cette conception. On peut cependant faire remarquer que le crâne de l’Olmo et ceux de Galley-Hill et d’Ipswich, s’ils sont authentiques, sont voisins du type de Cro-Magnon. D’autre part M. Boule a dit du crâne de La-Chapelle-aux-Saints qu’il « présente, en les exagérant parfois, tous les caractères des calottes crâniennes de Néanderthal et de Spy ». Mais tout ce qu’on peut en conclure, c’est que dans certains individus ou certaines peuplades les caractères pithccoïdes s’étaient atténués et dans d’autres s’étaient accentués. En somme la science ne saurait prétendre encore éclairer le problème des origines jusqu’à ces profondeiirs. Le pourra-t-elle jamais ?

G° l’antiquitk de l’homme

Une dernière question esl celle des dates à assigner à ces faits lointains de la vie de l’humanité.

On a longtemps cherché dans la supputation des chiffres foiu’nis par la Bible un moyen de fixer la date delà création d’Adam, et les résultats oscillaient entre le quatrième et le septième millénaire avant Jésus-Christ. Mais les exégètescatholiques s’accordent aujourd’huià reconnaître que, à proprement parler, il n’y a pas de chronologie biblique pour les temps antérieurs à Abraham. Voir sur ce point l’article Genèsk, col. 290.

Le néolithique finit dans nos régions vers l’an 2600 environ avant Jésus-Christ. C’est la seule date un peu précise qu’on puisse donner. Pour remonter au delà, la science a cherché des chronomètres et a essayé successivement de se servir des suivants : cônes de déjection des cours d’eau, corrosion des roches calcaires, exhaussement des plages, formation de la tourbe, dépôts annuels d’alluvions. etc. On connaît bien la rapidité de ces phénomènes dans les temps actuels, mais rien ne permet de fixer que le mouvement qu’ils représentent n’a pas eu des arrêts ou des accélérations ou des reculs dont on n’a ni la preuve ni la mesure.

Voici un exemple de calcul, fait par un savant suédois, MoNTÉLius : n Les ruines de Suse en Perse, forment une colline de 34 mètres de hauteur. Les couches supérieures, jusqu’à 5 mètres de profondeur, ont été formées pendant les derniers 3000 ans c’est-à-dire après le xi" siècle avant Jésus-Christ ; au-dessous de ces 5 mètres, on n’avait jamais trouvé de fer. Les couches suivantes, de 5 jusqu’à 10 raètresde profondeur, contiennent du bronze et du cuivre, tandis que les couches inférieiires, de 10 jusqu’à 3/i mètres de profondeur, sont néolithiques. Maintenant on a pu constater que le cuivre était connu dans ces régions plus de 4-000 ans avant Jésus-Christ. Alors, les 10 premiers mètres correspondant à 6.000 ans, nous pouvons avoir une idée de la duréeénorme de la période néolithique, pendant laquelle les 24 mètres de débris ont été formés. Je suis convaincu que la période néolithique a commencé dans ces contrées plus de 20 000 ans avant nos jours. » (Congrès international d’Anthropolo ^ie et d’Archéologie préhistorique de Monaco, igo6, compte rendu, tome II, page 32.)

En faisantun raisonnement analogue surlesfouilles de Knossos, M. Arthur Evans réclame 1 4.000 ans pour le néolithique local, qui correspond d’autre 491

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part à un stade assez avancé de la culture néolithique.

Mais ces calculs n’atteignent qu’une humanité relativement récente, puisque partout, comme dans nos régions, il semble qu’un paléolithique à plusieurs phases a précédé le néolithique.

Pour remonter jusqu’au paléolithique ancien de nos régions, on a un point de repère géologique très important, c’est la 4’invasion glaciaire, contemporaine de l’industrie moustériennc. On a essayé d’évaluer le temps écoulé depuis cette invasion, la durée de la glaciation elle-même, et enûn la durée des époques acheuléenne et chelléenne qui lui sont antérieures.

On a cherché tout d’abord la cause de cette formidable accumulation de neiges dans les montagnes. Cette cause pouvait se trouver dans une position astronomique du globe terrestre très défavorable à son réchauffement.

Mais, dans cette hypothèse, la 4" invasion glaciaire se serait produite il y a 200.000 ans et aurait été séparée de la 3’par un nombre d’années plus considérable encore. La géologie proteste contre ces chiffres. L’étude des chutes de Niagara, du Mississii)i, celle de diverses cascades de Scandinavie s’accordent à montrer que la dernière glaciation a fort bien pu se terminer il y a 7 ou 8000 ans.

Combien de temps a-t-elle duré ? A en juger par les dépôts morainiques qu’elle a laissés et qui sont extrêmement considérables, il a fallu qu’elle gardât son extension pendant des millénaires, mais en petit nombre, d’après de Lapparknt. 3000 ans ont peut-être suffi pour apporter la moraine frontale. Mais il faudrait ajouter à ce chilTre le temps nécessaire pour déposer le tapis morainique qui couvre toute la Suisse et le Haut-Rhône, et dont la masse est bien supérieure à la précédente.

Cette invasion glaciaire est contemporaine de l’industrie mouslérienne, qui aurait ainsi duré plusieurs milliers d’années. Mais auparavant il y avait eu les industries acheuléenne et chelléenne dans nos régions. Pendant combien de temps ? C’est ce qu’on ne sait trop comment déterminer. On ne voit pas pourquoi chacune d’elles n’aurait pas été aussi ou plus durableque le moustérien… On sait d’autre partque, pendant cette phase interglaciaire, la Picardie, où ont vécu de nombreuses tribus chelléennes, a subi plusieurs relèvements et immersions qui n’ont pas di’i être rapides. Il y a donc des chances pour qu’il faille attril)uer nombre de milliers d’années à ces époques chelléenne et acheuléenne.

Si, comme il est probable, l’humanité a commencé loin de la France, il faut lui donner le temps de se multiplier, de se disperser jusque dans nos pays, de se différencier profondément en plusieurs races ; — et cela a demandé bien des siècles.

Mais la mâchoire <le Mauer, qui par ses caractères physiques se rattache certainement au type humain, est probablement de la 2 » phase interglaciaire et non de la 3". Voilà d’autres millénaires à ajouter aux précédents… toujours peut-être. Enfin si le Pithécanthrope de Java représente, non un animal très voisin de l’homme, mais >in homme véritable quoique très inférieur, à quelle datecn chiffres allons-nous le placer, lui qui est de la lin du tertiaire ? A bon nombre de milliers d’années encore en arrière, en n’oubliant pas que nous partons d’une hypotlièse.

Nous n’insisterons pas, et nous laisseronssansplus de précision la réponse à un problème pour lequel la science a encore si peu de données mesurables.

BiBLiOGR.^pniE. — La préhistoire étant faite surtout de monographies, les indications bibliographiques

seraient innombrables. On trouvera dans le Manuel cV Archéologie préhistorique de M. J. Déchclelte (Paris, Picard, 1908) presque toutes les références désirables. (Nous avons dû, pour le fond, le compléter sur certains points, nous séparer de lui sur plusieurs autres.) Quant aux importantes découvertes faites depuis l’apparition de cet ouvrage, la revue L’Anthropologie les fait connaître en détail ou en substance dans ses articles de fond et sa riche bibliographie. Sont précieux, pour les comparaisons ethnographiques, les Missions catholiques et VAnthropos.

Abbés H. Breuil, A. et J. Bouyssonie.

III

Unité de l’espèce humaine

Cette question ne donnera point lieu à de longs développements : i" parce qu’elle n’est pas, actuellement (1912), objet de controverse grave ; 2° parce qu’elle est traitée à fond dans des livres qui n’ont guère vieilli sur ce point, comme dans l’Espèce humaine (Paris, Alcan) de A. de Quatrefages. Après avoir établi l’état de la question, nous résumerons les preuves négatives, puis les preuves positives de l’unité de l’espèce humaine, et nous terminerons par un court exposé des causes qui ont produit la divergence des races.

I. — Etat de la question

1° La diversité des races hi.maines. — Les doutes sur l’unité de l’espèce humaine sont nés de la diversité des races qui la composent. Pour qu’on puisse juger de la profondeur des divergences, une rapide description des princij)aux groujies humains est nécessaire. Nous les ramènerons à ijuatre.

a) Le tronc blanc ou caucasique comprend en général les races qui ont le teint le plus clair. Nous disons : en général ; car la couleur de la peau dépend de la couche pigmentaire située entre le derme et l’épiderme, et cette couche peut s’épaissir jusqu’à rendre, chez les Hindous, la peau aussi noire que celle des Ethiopiens. Les cheveux du blanc ne sont ni laineux comme chez le nègre, ni raides comme chez le jaune, mais soyeux et lisses ou bouclés. Leur section est elliptique ; le crâne est bien développé : le front est large et élevé, les arcades sourcilières peu saillantes, l’ouverture des yeux horizontale, le nez droit et saillant, le menton pas fuyant, les mâchoires rarement projetées en avant, les lèvres plutôt minces, l’angle facial voisin de go". Les blancs forment environ 42 "/o de la population totale du globe. Ils occupent l’Europe presque entière, la moitié sud-ouest de l’Asie, le nord de l’Afrique, et l’Amérique par l’invasion des Européens.

h) Le tronc jaune ou mongolique comprend les races où la couleur jaune s’accuse le plus fortement. La couleur y subit i)ourtant des variations, puisqu’elle lient aller « du blanc au brun jaunâtre ou au vert olive » (Verneau). Les cheveux sont longs, gros et raides ; leur section transversale est presque circulaire : la barbe, peu fournie, est toujours noire. Le crâne est généralenienl brachycéphale, c’est-à-dire court d’avant en arrière ; la face est large, les pommettes très saillantes, de sorte que le visage est en forme de losange ; les yeux paraissent obliques et étroits, à cause <le la bride extérieure de la paupière supérieure ; le nez est moinssaillant etplus large que chez le blanc, sans être aplati ; les mâchoires sont rarement prognathes, les lèvres moyennes. Les jaunes occupent presque toute l’Asie, sauf le sudouest. Les langues monosyllabiques y sont les plus 49J

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répandues. La religion dominante est le bouddliisme et le brahmanisme. Les races mongoliques forment environ 44 "/o de la population totale du globe.

c) Le tronc ni-gre oiiélhiupiquc comprend les races où le teinl varie du brun plus ou moins foncé au noir le l>lus pur. Les cheveux sont laineux ; leur section transversale est une ellipse très aplatie ; tantôt ils sont plantés en touffes séparées, tantôt ils forment une toison continue. Le crâne est dolichocéphale, (’isl-à-dire allongé d’avant en arrière ; la cajiacité crânienne est généralement inférieure à la nôtre. Le front est étroit et fujant, les arcades sourcilières saillantes, les yeux grands et de couleur foncée, le nez court et aplati, les mâchoires très projetées en avant et terminées par de grosses lèvres, ce qui donne au menton un aspect fuyant. Les noirs peuplent l’Afrique, saufle nord, lesiles africaines méridionales, Madagascar, quelques îlots asiatiques, l’Australie et la Mélanésie ; l’émigration les a répandus en grand nombre dans toute l’Amérique. Les langues y sont généralement agglutinantes ; le fétichisme y est le culte dominant. La race nègre comprend au moins 12">/o de l’espèce humaine.

d) Les races mixtes, ainsi dénommées par de Quatrcfages, comprennent les groupes dont les caractères présentent un mélange des types précédents. Il y faisait entrer principalement les Peaux-Rouges, dispersés dans toute l’Amérique, mais surtout dans la zone glaciale. Cette race ne compterait que i ou a"/, <’e’.'humanité.

Les types que nous venonsde décrire ne représentent que les races actuelles. Poiu" les races primitives, voir 1 article Homme Préhistorique.

2’Diverses phases de la question. — L’unité d’cspce a toujours été corrélative de l’unité d’origine. , ’u ; qu’au xviif siècle, on ne paraît avoir douté ni de l’unité d’espèce ni de l’unité d’origine.

En 1655. le protestant La PEYRiiuE, depuis converti au catholicisme, lança l’hypothésedela pluralité des espèces humaines, parce qu’il voulait établir la pluralité d’origine. Il croyait découvrir dans la Bible deux créations d’hommes : celle qui est décrite au premier chapitre de la Genèse, et qui aurait donné naissance à des races multiples de Préadamites ; puis celle qui est racontée au chapitre ii, et d’où serait sorti Adam, père du peuple juif. L’auteur rétracta son opinion, qui ne fit guère de partisans au xvii » siècle.

Au xMii’siècle, la philosophie irréligieuse de Voltaire, pour prendre la Bible en défaut, soutint la multiplicité des origines humaines. « Il n’est permis qu’à un aveugle, disait-il, de douter que les blancs, les nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains, soient desraces (espèces) entièrement différentes. »

Au XIX* siècle, la politique se mêla de la question. Tandis que les Américains pratiquaient sur une large échelle a la traite des noirs ii, un ministre, Galiioin, pour excuser ses compatriotes, répondait, en 184^, aux remontrances des Etats européens, que les noirs ne sont pas de même espèce que les blancs.

Dans la seconde moitié du xix’siècle, les travaux de Darwin et de ses disciples sur la nature et l’origine des espèces posèrent la question sous un jour tout nouveau. Les espèces ayant toutes, dans l’hypothèse transformiste, la même origine, il y avait lieu de ne pas confondre l’unité d’espèce et l’unité d’origine. Suivant cette nouvelle école, les races humaines pouvaient apparaître assez divergentes pour constituer des espèces distinctes, quoiqu’elles fussent sorties du même tronc primitif ; inversement, les races humaines pourraient être assez voisines pourétre classées dans une même espèce, quoiqu’elles eussent

pris naissance parallèlement sur plusieurs rameaux simiens. Le point de vue se trouvait donc profondément changé.

3" Etat ACTUEL DELA QUESTION. — Il importe d’abord de remarquer que la question d’unité d’espèce est, aujourd’hui, presque totalement dépourvue d’intérêt. Elle n’excite plus aucune passion politique, les nègres étant bien, désormais, jiartout traités comme des hommes ; sil’esclavagisme sévit encore partiellement en Afrique, ce n’est pas sous le couvert d’une thèse sur l’infériorité spécifique des races noires. Elle n’éveille non plus aucune passion religieuse ; car, si les croyants et les incroyants professent des idées contraires sur la nature de l’homme en général, ils ne diffèrent point sensiblement d’idées sur l’unité d’esjièce et l’unité d’origine des diverses races humaines. Pour les uns et pour les autres, les différences ne sont pas telles queles divers groupes humains nepuissent être rangés dans le cadre d’une seule espèce ; de même, il n’y a aucune raison sérieuse de supposer que les races multiples, tant historiques que préhistoriques, ne descendent pas d’un unique couple primitif.

Dans la mesure où la question se pose encore devant la science contemporaine, elle s’énonce ainsi : i( Les races humaines, anciennes ou actuelles, présentent-elles des différences si profondes qu’on ne puisse les rattacher aune même souche originelle ? » De la sorte, la question d’espèce, si imprécise depuis Darwin, s’efface devant la question d’origine, qui. seule, importe au point de vue apologétique.

II. — Preuves négatives de l’unité d’espèce ou d’origine des races humaines

Tous les arguments des partisans de la pluralité d’espèces humaines se ramènent à ceci : « Il y a trop de différence entre le blanc et le nègre pour qu’ils soient de la même espèce ou descendent de la même souche. 1) Les faits, au contraire, nous font dire : a II j est si malaisé de trouver des différences caractéristiques entre les races humaines, et les différences qu’on signale entre elles ont une si minime importance, qu’il est impossible d’en faire des espèces distinctes. »

i* Idée générale des preuves négatives. — S’ilexistait plusieurs espèces humaines, et que chacune d’elle remontât à un couple primitif particulier, il en résulterait : o) queles couples primitifs étaient caractérisés par de vraies différences ; h) que ces différences, en vertu des lois d’hérédité et de caractérisation permanente, ont été transmises aux descendants des couples respectifs, et se sont fidèlement conservées à traversles variations survenues depuis ; c) que ces notes distinctives inaliénables sont les traits par lesquels on doit, maintenant, séparer les espèces.

Or, il n’existe aucun trait qui permette de distinguer et de classer les races humaines. A première vue, le blanc, le jaune, le nègre et le peau-rouge paraissent quatre types nettement caractérisés. Mais si, an lieu de quatre individus extrêmes, on prend péle-mcle un million d’hommes sous toutes les latitudes, on se trouve dans l’impossibilité de les ranger en quatre catégories, tant sont insensibles les nuances qui unissent les extrémités des lignes divergentes. Et non seulement les hommes des diverses races se juxtaposent en une suite ininterrompue et sans hiatus, mais ils se mêlent entre eux en autant de façons différentes qu’on étudie de caractères. Qu’on prenne la couleur comme signe distinctif, en allant du teint le j)Ius clair an noir le plus sombre, on mélange tous les autres caractères : on trouve des cheveux raidcs à côté de 49j

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clieveiix laineux, des faces prognathes à coté d’orthognallies, etc. Qu’on prenne, avec IIæckbl, la chevelure pour signe dlslinctif, en allant des cheveux fins du blanc au cheveux laineux du nègre, on rencontre alors pèle-mcle des hommes à tête longue et des hommes à tête courte, des teints très clairs et des teints très noirs. Quel que soit le trait qui serve de point de repère, la confusion des individus sera toujours la même. Il n’existe donc, entre les races humaines, aucun caractère qui les sépare. Elles n’avaient donc, à leur origine, aucun trait différentiel qui les distinguât les unes des autres.

Pour autant qu’on saisit des différences, elles sont d’ailleurs de si minime importance, qu’elles ne suffiraient pas à caractériser des espèces distinctes. C’est ce qu’il sera aisé de constater en les examinant successivement.

2" Insuffisance des différences de coloration. — Le trait qui frappe tout d’abord est la couleur : il y a des blancs, des jaunes, des noirs, des rouges. Ces quatre types, disaient les premiers polygénistes, ne peuvent être sortis de la même souche.

Or la coloration de la peau est un phénomène physiologiquement peu important, qui se produit aisément sous l’influence du milieu et du régime, qui n’est ni plus général ni plus accentué dans l’espèce humaine que dans les espèces animales.

a) Physiologiquement peu important. — Car la couleur dépend de la couche de pigment déposée entre le derme et l’épiderme ; et cette couche est très v.irialjle en épaisseur et en teinte, même dans un individu isolé, suivant son âge, suivant son genre de vie, suivant les différentes pai-ties de son corps. Elle s’épaissit et brunit au soleil et au grand air ; elle s’amincit et devient incolore chez les personnes renfermées et sédentaires.

I>) Spécifiquement sans portée. — Fût-il plus important et plus stable, le phénomène de la coloration n’aurait encore aucune portée comme trait spécifique. Il suffit, pour s’en convaincre, d’étudier à cet égard dos races animales qui ont certainement la même origine et constituent la même espèce. Les races gallines présentent les trois couleurs extrêmes signalées chez l’homme ; le mélanisme peut même apparaître brusquement dans nos basses-cours, se propager par hérédité, et former une race nouvelle parmi nos poules à peau blanche. Dans les races bovines, canines, hippiques, la coloration de la peau se produit et se transmet, sans qu’on en fasse état pour créer des espèces distinctes. Il n’y a pas plus lieu de s’en servir pour voir, dans les groupes iiumains, des espèces plutôt que des races.

3" Insuffisance des différences de chevelure. — Hakckel avait attaché une si grande importance à la chevelure, qu’il l’avait prise pour base de la distinction des races liumaines. Mais son système, vivement critiqué, n’a point reçu droit de cité parmi les savants. Car, d’un côté, les cheveux changent si aisément de forme et de couleur dans le même individu, suivant l’âge et le milieu, que c’est un caractère trop mobile pour suffire à classer les groupes humains. D’autre part, la toison humaine présente des variations bien moins profondes que la toison d’animaux classés avec raison dans la même espèce ; le cheveu humain, sous ses diverses formes, reste toujours cheveu et ne devient jamais laine, au lieu que la laine de nos moutons est remplacée par un poil court et raide en Afrique.

4° Insuffisance des différences anatomiques. — Les polygénistes ont invoqué tour à tour toutes les différences anatomiques, mais sans succès. Car, d’une part, il n’est pas un trait qui soit absolument propre à une race, et qui ne se retrouve aussi, quoique

plus rarement, dans certains individus de toutes les autres. D’autre part, ces différences organiques, lors même qu’elles caractériseraient exclusivement des races, seraient insuffisantes pour délimiter des espèces, puisqu’elles sont toujours moins accentuées que les particularités correspondantes chez les races animales appartenant à une même espèce.

La taille, par exemple, est fort variable, puisqu’elle va de 1 mètre chez certains Boschiraans à I m. ga chez certains Palagons. Mais la moyenne minimum (i m. 87 chez les Bosehimans) fait encore les huit dixièmes de la moyenne maximum (1 m. 72 chez les Patagons). Au contraire, parmi les races animales, le petit chien épagneul ne mesure que les a dixièmes du chien de montagne ; chez les lapins, l’écart est de 3 dixièmes ; chez le cheval, de 4 dixièmes. La différence n’est pas moins marquée chez le bœuf, le mouton, la chèvre.

La colonne vertébrale varie très peu chez l’homme, puisque l’on a constaté tout au plus l’adjonction d’une vertèbre dans certains cas tout individuels. Les variations sont au contraire considérables dans les races animales d’une même espèce : ainsi on compte 44 vertèbres dans le porc d’Afrique et 54 dans le porc anglais ; de Quatrefages observe qu’il existe des races de chien, de chèvre, de mouton, chez lesquelles la queue se réduit à un court coccyx.

Les membres, Ae même, varient peu chez l’homme : les six doigts à la main sont un cas tératologique, et, là où le pied semble préhensile, le pouce n’est cependant jamais opposé aux autres doigts. Au contraire, quelles profondes différences dans les races animales d’une même espèce ! Ainsi, de fissipède qu’il est normalement, le porc peut devenir solipède ; chez le chien, les pattes de devant ont toujours cinq doigts bien formés, au lieu que les pattes de derrière présentent un cinquième doigt qui, de rudimentairequil est dans certaines races, devient complet dans certaines autres.

La conformation de la tête prête aux mêmes réflexions. Qu’il s’agisse de dolichocéphalie ou de brachycêphalie, qu’il s’agisse de prognathisme plus ou moins accentué, on trouve des passages insensibles d’une race à l’autre, on rencontre les formes les plus diverses dans toutes les races, et, en tout cas, les divergences anatomiques les plus extrêmes du crâne et de la face ne sont point équivalentes à celles qu’on rencontre entre des races animales certainement issues de la même souche primitive. On peut, à cet égard, comparer la tête du bœuf gnato de la Plala avec celle du bœuf européen ; la tête du lévrier espagnol ou du King’s Charles avec celle du bouledogue, etc.

Les dilTérences de capacité crânienne n’ont point plus de signification. Si l’on néglige les cas extrêmes pour ne s’attacher qu’aux moyennes, on observe : a) que la moyenne humaine oscille autour de i.450cc.. tandis que la moyenne des meilleurs singes tourne autour de 450 ce, que, par conséquent, il y a toujours un hiatus profond entre toutes les races humaines et toutes les races simiennes ; b) que les moyennes humaines ne montent point au-dessus de i.600 ce. et ne descendent point au-dessous de i.300 ce et que, par conséquent, les races humaines sont aussi voisines les unes des autres qu’elles sont éloignées des races simiennes au point de vue de la capacité crânienne.

l’angle facial, enfin, conduit àdes résultats analogues. On appelle ainsi l’angle formé par deux lignes, dont l’une va de la base des narines à l’ouverture de roreille, et l’autre du point leplus proéminent du front àlamàchoire supérieure. Or l’angle facial de l’homme se tient, dans les diverses races humaines entre 70" et 90°, plus faible en général chez le nègre que chc. 49"

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le blanc, au lieu que, chez les singes, il est nolablemenl plus aigu.

5* Insuffisance des différences d’ordre intellectuel et moral. — Il n’y a pas de doute que les races liuiuaines présentent entre elles de grandes dilTérenees intellectuelles et morales : il y a des races cultivées et des races incultes, des races supérieures et des races intérieures. Mais ces divergences n’ont point une telle importance qu’elles puissent caractériser des espèces distinctes. En effet, a) ces différences se rencontrent dans des groupements humains qui descendent certainement de la même souche : à Paris, parexemple, on trouve des gens à demi sauvages à c6té de gens de très haute culture ; de même, chez les Fuégiens, les Boschimans, les.ustraliens, où la culture générale est misérable, on trouve des hommes très dévelopi)ès, parfaitement capables de s’initier aux lettres et aux sciences ; //) les différences qu’on signale portent sur le degré et non sur la nature du développement : car il y a partout langage articulé, industrie, œuvres d’art, culte religieux, morale ; le progrès vers un degré supérieur est possible partout ; <) si les dilTérenees du degré de culture tenaient à la nature des races et non aux conditions de leur existence, chaque race serait astreinte à demeurer dans le niveau où la cantonnerait sa nature : mais il n’en va point ainsi, puisque, chez les individus et chez les peuples, on assiste à de consolantes ascensions et à de lamentables déchéances.

6" Insuffisance de ladiversité des langues. — Renan, qui, volontiers, disait tour à tour le pouret lecontrc dans une même question, a précisément usé de cette liberté de contradiction sur l’importance delà diversité des langues. En 1 855, dans l’Histoire des langues sémitiques, il écrivait que, « si les planètes sont peuplées d’êtres organisés comme nous, on peut atfirmerque l’histoire et la langue de ces planètes ne diffèrent pas plus des nôtres que l’histoire et la langue chinoise n’en diffèrent n. Le 16 mars 1898, il écrit au contrairedansla i ?efue/)o////(jrHe e^ littéraire, que « de la division des langues en familles, il ne faut rien conclure pour la division de l’espèce humaine ! » C’est cette dernière conclusion qui est la bonne. En effet, fl)si des langues irréductibles devaient prouver la distinction d’origine des peuples qui les parlent, il faudrait dire que les nègres africains descendent de souches différentes : qui prouve trop ne prouve rien ; b) si le langage naturel, ou l’expression spontanée des sensations et des passions, différait profondément, on pourrait avoir quelque doute siu- l’unité d’espèce, mais quand le langage conventionnel présente de profondes différences, cela importe peu ; or le langage naturel est partout sensiblement le même, le langage arliliciel seul varie ; mais, tout en variant dans la forme, du moment qu’il en existe un dans toutes les races, cela prouve que toutes les races sont de même nature ; c) on sait aujourd’hui sous l’influence de quelles causes les langues se forment et se différencient, et ces causes n’ont rien à voir avec la nature des hommes qui parlent ces langues : ainsi la langue s’enrichit chez un peuple qui prospère, elle s’appauvrit chez un peuple qui tombe ; l’unité politique dans un peuple fait l’unité delà langue, au lieu que le fractionnement donne naissance à des dialectes particuliers ; le commerce unifie les langues, au lieu que l’isolement les différencie, etc.

Les différences de culture religieuse donneraient lieu à de semblables remarques.

Concluons donc que les différences notées par les naturalistes entre les diversesraces humaines nesont point de celles qui caractérisent des espèces, et que. en conséquence, elles ne contiennent aucun argtunenl sérieux contre l’unité d’origine.

III. — Preuves positives de l’unité d’espèce ou d’origine des races humaines

Par preuves positives nous entendons les traits de ressemblance qui rapprochent entre elles les races humaines, leur donnent un air de famille, et les distinguent toutes des espèces animales. Tandis que les différences sont trop faibles pour constituer des espèces distinctes, les ressemblances, au contraire, sont si accentuées, qu’elles ne peuvent convenir qu’à une même espèce. Ces ressemblances sont anatomiques, physiologiques et psychologiques.

I* Hessemblances anatomiques. — A. de Quatre-FAGBS en a donné la signification dans VEspèce humaine, p. 220 : « Dolichocéphale ou brachycéphale, grand ou petit, orthognathe ou prognathe, l’homme quaternaire est toujours l’homme dans l’acception entière du mot… Plus on étudie, et plus on s’assure que chaque os du squelette, depuis le plus volumineux jusqu’au plus petit, porte avec lui, dans sa forme et dans ses proportions, un certificat d’origine impossible à méconnaître. » L’illustre savant parlait ainsi des races préhistoriques comparées aux races actuelles ; les découvertes faites depuis lors ne démentent point son affirmation.

2° liessemhlances physiologiques. — Les phénomènes organiques, tant ceux qui ont trait à la vie de l’individu que ceux qui concernent la conservation de l’espèce, comme la température du corps, la durée moyenne de la vie, les penchants, les instincts. la voix et les cris naturels, les rapports sexuels, la durée de la gestation…, sont identiques dans toutes les races humaines, au lieu qu’ils diffèrent notablement des mêmes phénonxènes observés dans les races animales. De tous ces caractères physiologiques, celui de la filiation ou interfécondité des races est celui auquel on attache le plus d’importance : justement, il est tout à fait favorable à l’unité d’espèce. L’argument s’énonce comme il suit.

On s’accorde généralement à considérer comme étant de même espèce et ayant une origine commune les êtres qui, en s’accouplant, donnent des produits doués dune fécondité continue ; par contre, on tient pour des individus d’espèces différentes ceux dont l’accouplement est stérile, ou dont les produits sont inféconds. La règle ainsi énoncée ne souffi-e que de très rares exceptions. Or les races humaines sont toutes interfécondes : depuis quatre siècles, on a vu s’unir des individus des races les plus disparates, et leurs alliances ont toujours été fécondes ; souvent les métis, fruit de ces unions, sont doués d’une fécondité plus grande que les races pures, ainsi qu’on l’a constaté depuis leGroënland jusqu’au Cap et au Pérou. Par exemple, au xviii’siècle, les mariages entre Hollandais etUottentots avaient produit la race des Griquos ; les Australiens et les Européens créent en Océanie, actuellement, une nouvelle race de métis ; les deux tiers de la population du Mexique sont formés par des métis d’Espagnols et d’Indiens américains. Les races humaines, si profondément séparées des espèces animales par l’interstérilité. portent donc entre elles ce signe généralement reconnu de l’unité d’espèce et de la communauté d’origine.

3" liessemhlances psychologiques. — Les phénomènes d’ordre psychologique varient quant au degré dans les dilTérentes races humaines, et même entre les individus de même race. Mais, dans tous les individus sains, à quelque race qu’ils appartiennent, ils sont de même nature, et toujours les mêmes. Partout, sous toutes les latitudes, l’homme de n’importe quelle race possède le langage articulé, manifeste la notion morale du bien et du mal, croit à des êtres supérieurs et leur rend un culte religieiix.

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réalise des progrès de tous ordres et n’est point figé dans l’uniformité instinctive, asservit les éléments bruts par l’industrie et les arts, se soumet lesanimaux par lerapire qu’il prend sur eux. Ce sont les signes de sa supériorité intellectuelle. Or, si l’on rétlécliit que tous les hommes, par là. se ressemblent entre eux, comme ils diffèrent, parla, de tous lesanimaux. on sera en droit de conclure que des races si identiques dans leur multiplicité apparente ne forment, en fait.tju’une seule espèce.

En résumé, les différences qu’on remarque entre les hommes ne sont point assez profondes pour qu’on y distingue plusieurs espèces ; les ressemblances, au contraire, sont si étroites qu’elles ne s’expliquent que par l’unité d’espèce et d’origine.

IV. — Comment se sont formées

les races humaines

Observations préalables. — i* Il faut renoncer à trouver parmi les races actuelles le type primitif absolument pur. Pour que ce type se fût conservé intact, il eût fallu qu’il fût resté dans le même milieu, dans les mêmes conditions cliraalériques. économiques et sociales, sans jamais se mélanger aux races produites par la diversité des circonstances. Or une telle préservation a été matériellement impossible. Quant à reconstituer les traits du type primitif en se basant sur les lois de l’hérédité, les essais qu’on a faits paraissent plus ingénieux que sérieux. D’après A. DE QuATKEF.*.GEs, l’iiommc primitif aurait eu les cheveux roux, la peau légèrement jaune, l’œil oblique, la mâchoire supérieure douée d un certain prognatliisme. — 2° L’espèce humaine se partage de bonne heure en plusieurs races. Car les restesprébistoriques accusent entre eux des différences non moins sensibles que les races actuelles. C’est ce qu’on peut voir dans l’article ci-contre sur l’Homme préhistorique. Aussi n’est-il pas surprenant que les quatre principales races humaines soient représentées dans les vieux monuments égyptiens. — 3° L’espèce humaine est restée douée de plasticité à travers les longs siècles écoulés depuis sa création. Car les races actuellesnc sont pas tout à fait identiques avec les races préhistoriques. Celles-ci ne sont pourtant pas tout à fait éteintes ; car, au milieu des races actuelles, on remarque des individus qui semblent se rattacher par leurs caractères ethniques aux races quaternaires. En France, par exemple, on rencontre des hommes qui rappellent les types de Xéanderthal ou de Cro-Magnon. De même, les négrillons, disséminés à travers l’Afrique, l’..sie méridionale et l’Océanie. nous apparaissent comme les restes d’une race très ancienne aujourd’hui déchue.

D’après le D Ykrneac et A. de Quatref.^ges, les races humaines se sont formées par l’action des milieux, ou par variations brusques et spontanées, ou par le métissage.

I" L’action des m ! 71-M.r. — Ce terme de milieux signifie toutes les conditions d’existence, climat, nourriture, état dedoræsticité ou de liberté, etc. Un milieu est dit naturel lorsque l’homme n’est pas intervenu pour le constituer ; il est dit artificiel, lorsque les conditions en ont été préparées par l’homme d’après un plan préconçu Dans un milieu tout à fait naturel, les plantes et les animaux sont dits à l’état sauvage ; dans un milieu artificiel, ils sont dits à l’état domestique.

Or tous les organismes, soit végétaux, soit animaux, subissent Tact ion des milieux où ils vivent. II faut qu’ils s’y adaptent ou qu’ils périssent. C’est cette adaptation qui crée des variétés, et les variétés, en accentuant

leurs divergences, créent des races. Mais l’homme, soumis aux mêmes lois biologiques, ne peut manquer de subir l’action des milieux. On pourra constater qu’il offre plus de résistance aux milieux, que son organisme y éprouve de moins profonds changements que les animaux et les végétaux : car. grâce aux ressources de son intelligence, il peut s’entourer d’un milieu artificiel qui neutralise en partie les effets du milieu naturel. Mais il n’en reste pas moins ^Tai que les milieux agissent sur lui et le modifient. Par exemple l’Anglo-saxon, transporté en Amérique, devient le’i’ankee : le Yankee apparaît même dès la seconde génération ; et c’est si bien le milieu qui fait le Yankee, que les caractères acquis sont des traits qui le rapprochent des Peaux-rouges. Le nègre, à son tour, subit aux Etats-Unis l’influence du milieu ; non seulement il y a perdu son odeur, mais, dit Elisée Reclus,

« il y a franchi un bon quart de la distance

qui le sépare du blanc ". Le Français se modifie au Canada : la race franco-canadienne se distingue par sa force physique, par sa fécondité, par sa fierté sous la domination étrangère. Si les milieux façonnent encore, sous nos yeux, des variétés qui, en s’accentuant, deviendront des races, il n’est pas surprenant qu’Us aient eu un pouvoir analogue au début de Ihumanité, alors que l’organisme avait plus de plasticité et que l’homme, moins fécond en ressources, luttait moins efficacement qu’aujourd’hui contre les influences extérieures.

2° Variations spontanées. — On nomme ainsi des variations organiques qui apparaissent brusquement sans qu’on puisse en trouver la cause dans les conditions de milieux. Sontce des monstruosités, sont-ce des cas d’atavisme insaisissable, on ne sait pas ; ces déviations proviennent d’ordinaire d’influences exercées sur le jeune embryon. On en cite des exemples ]>armi les végétaux, comme cet acacia de Saint-Denis qui, en1805, apparut tout à fait dépourvu d’é-I )ines ; — parmi les animaux, comme ces moutons de Mauchamp, dont la toison soyeuse provient d’un individu exceptionnel dont l’éleveur a conservé les caractères par la sélection ; — dans l’homme même, où l’on voit apparaître brusquement des doigts surnuméraires (le célèbre calculateur Colburn transmilcette anomalie à ses descendants jusqu’à la quatrième génération) ; en 1817, un individu nommé Edward Lambert, né de parents parfaitement sains, apparut couvert d’une carapace fendillée armée de piquants comme celledu porc-épic, et la transmit à ses six enfants. Que ces caractères se fixent par l’hérédité dans une famille, et il n’en faudra pas davantage pour créer une race nouvelle.

3" le métissage. — On appelle ainsi l’art de provoquer la formation de types nouveaux par l’alliance d’individus appartenant à des races différentes de la même espèce. Dans la nature sauvage, le métissage est rare ; mais l’éleveur la pratique assidûment et avec grand succès sur les plantes et les animaux. C’est ainsi qu’on crée de très belles variétés parmi les plantes cultivées et parmi les animaux domestiques.

Or le métissage se pratique aussi entre les races humaines. Il dut se produire dès les débuts de l’humanité, aussilùl que les premières variétés humaines eurent été créées par l’action des milieux : si disséminés que fussent alors les groupes humains, ils étaient si nomades qu’ils arrivaient forcément à se mélanger. Dans les temps modernes, grâce à la facilité des voyages et à la colonisation, le métissage humain se produit sur une grande échelle. Même entre les types extrêmes, comme les blancs et les noirs, les unions sont fécondes, et les métis qui en résultent, comme les mulâtres, sont d’une merveilleuse fécondité. Et bien 501

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loin d’êlre, pour l’iiumanité, une cause de dégénérescence, les métis sonl plutôt, pour l’espèce humaine, un facteur de régénération : ils ont pour eux la force physique, la beauté plastique, la valeur intellectuelle. Le mélange des sangs, en créant des variétés et des races, ne fait donc point décliner l’humanité.

Conclusion générale : L’unité de l’espèce humaine, corrélative del’unilé d’origine, affirmée par nos Livres sacrés, présjipposée par l’Eglise dans toutes les entreprises de nos apostolats, non seulement ne soulève aucune difficulté du côté des sciences de la nature, mais explique seule les innombrables phénomènes que l’observation relève dans l’étude des groupes humains. Les hommes sont donc tous frères, puisqu’ils sont tous de même nature et tous sortis de la même souche.

BiBLioGRAPum. — Consulter : A. de Quatrefages, Unité de l’espèce humaine, Paris, 1864 ; L’espèce liiimaine, Paris, 18’j7 ; Introduction à t étude des races humaines, Paris, 1889 ; Hommes fossiles et hommes saunages, Paris, 188/J ; — Topinard, L’anthropologie, Paris, 1879 ; Eléments d anthropologie générale, Paris, 1884 ; L homme dans In nature, Paris, 18gi ;

— Verneaii, Les races humaines, Paris, J.-B. Baillière ; — Vigouroux, /^e.ç Livres saints et la critique rationaliste, t. IV, Paris, 18gi ; — Guibert, Les Origines, ch. V, Paris, Letouzey, Coédition, 1910 ; etc.

J. Guibert.

IV

L’homma devant les enseignements de l’Eglise et devant la philosophie spiritualiste

Etudier l’homme d’un point de vue apologétique, c’est :

1° Rechercher quelles données plus ou moins explicites fournit le dogme sur la nature humaine ;

2° Montrer l’accord, ou du moins la compatibilité de ces données avec les conclusions de la philosophie et les résultats de la science.

Pourchacun des points fondamentaux du problème de l’Homme, ce travail a été ou sera fait longuement dans le dictionnaire (par ex. sous les titres Ame, Transformisme, Vie…).

On se propose donc surtout, dans la présente étude, de présenter l’état actuel de la « Question humaine » dans un résumé aussi sj’nthétique que possible, renvoyant aux articles spéciaux pour la discussion plus approfondie des faits et des théoi-ies.

I. — L’Homme d’après les enseignements de l’Eglise

Donnée à l’homme pour le conduire, non à un raffinement de ses expériences intérieures, mais à un dé-Acloppement très objectif de sa nature, la Religion présuppose en lui un lot de caractéristiques absolues sur lesquelles faire porter ses agrandissements surnaturels. Telle est la part d’ « imposé » que nous devons d’abord déterminer..u cours de cette recherche régressive, nous ferons tomber les reflets de la Révélation sur l’homme considéré successivement : dans sa nature personnelle ; dans sa situation visà-vis des autres hommes ; dans sa place au milieu de l’univers. Kt cliaquefois nous indiquerons : les points de doctrine à sauvegarder ; les motifs de cette limitation imposée aux initiatives de notre pensée ; enfin, les principales conceptions qui semblent éliminées par les enseignements du dogme.

A) Nature de l’Homme. — On peut résumer comme il suit les idées que tout chrétien doit avoir sur ce sujet :

Avant tout, l’homme, dans son degré d’être contingent, est une substance, c’est à-dire une chose absolue, tenant par elle-même, source en quelque façon première d’action, et sujet ullimc de « passion ». Grâce à une activité qu’elle peut orienter vers son propre perfectionnement, cette substance est centrée en soi, immanente ; elle vit, et sa vie atteint le haut degré d’immanence que marquent une autonomie consciente et une volonté libre : l’homme est une personne.

Cette personne est permanente dans le temps. Son

« je n individuel, constitué dès le premier instant de

son existence, reste le même sous les enrichissements ou les déformations qu’elle subit au cours de la durée. Le principe de cette permanence et de cette autonomie est dans un élément spirituel, l’àme, substance indépendante de la matière, et par suite naturellement immortelle. L’àme est ce qu’il y a de principal en l’homme : mais elle n’est pas seule à en constituer la substance. Sa spiritualité, en effet, est comme restreinte par association à une puissance matérielle et corruptible, le corps, qu’elle est, par nature, destinée à vivifier, et qui, en retour, la complète. Sans y être immergée, elle plonge en lui des racines. Elle en fixe la nature et relie la multiplicité. Elle se l’associe dans l’unité d’un même principe d’opérations vitales. L’homme, pour être tout lui-même, a besoin d’être esprit et matière ; il est composé d’un corps et d’une àme, l’un déterminé par l’autre, c’est-à-dire tenant d’elle seule, à l’exclusion de tout autre principe sensitif ou végétatif, tout ce qu’il a d’humain.

Ce dernier point de doctrine, qui dépasse en précision ce qu’exigeraient à première vue les dogmes, fondamentaux dans l’étude de l’homme, de la rétribution et de la survivance, a été défini, on lésait, au concile de Vienne, à l’occasion d’erreurs louchant l’Incarnation. Quisquis… asserere… præsumpseril quod anima rationalis seu inleltectiva non sit forma corporis humani perse et essentialiter, tanquamhæreticus sit censendus(r>E^zi ! iGEn, Lnchir.*^’n"481 [^ogl). Ces paroles vont-elles plus loin que nousn’avons dit, et consacrent-elles, relalivementau moins à l’homme, le système aristotélicien de la matière et de la forme ? Soit enthousiasme pour une philosophie chère, soit désir mauvais de surprendre dans le dogme un élément nouveau ou caduc, plusieurs l’on dit ou cru ; mais à tort. L’Eglise qui, indirectement, élimine des systèmes philosophiques, en les déclarant incompatibles avec sa foi, n’en a jamais défini aucun, et n’a pas à le faire. Seulement, par recherche de clarté et par nécessité, elle emploie le langage de son temps pour fixer des vérités dont le sens profond doit seul être sauvegardé nécessairement. Ainsi en est-il delà formule du concile de Vienne. Sous des termes scolastiques, la chose signifiée (on le prouve historiquement ) est celle-là même que nous avons dite : dans l’homme, l’àme spirituelle et raisonnable, par elle-même, et non par quelque fonction subalterne, comme voulait Olivi (encore moins par une àme humaine intermédiaire, suivant l’idée des ApoUinaristes reprise par GiiNTHER), donne au corps tout ce qu’il possède de vie humaine.

Ce dualisme très particulier est sans nul doute une des notions les plus faciles à fausser dans une construction philosophique. Chacun voit aisément l’opposition radicale du dogme avec le matérialisme, ou le déterminisme, ou un évolutionnisme qui ferait l’àme perpétuellement instable et inachevée dans sa substance. Les rapports entre l’esprit et la matière.

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tels que les entend l’Eglise, restent délicats à interpréter correctement par un système, et, de nos jours, certaines tendances ont surgi, qui vont à altérer la notion exacte de corporéité. Par sa passivité et sa position aux antipodes de la conscience, par sa discontinuité avec l’esprit et sa résistance aux analyses de la pensée, par la prise aussi qu’elle donne à la sotilTrance, la matière reste une chose nij-slérieuse et inquiétante, qu’une catégorie d’esprits cherchera toujours à dénigrer ou à faire disparaître. Sans la déclarer mauvaise, comme les gnostiques d’autrefois, plusieurs inclinent aujourd’hui à lui enlever son caractère d’élément primitif ou détinitif des choses. Ils la réduisent volontiers à un ensemble de lois, analogues à des habitudes tenaces, qui restreindraient l’activité de l’àme et l’empêcheraient d’aller jusqu’au bout de sa liberté native. Ces liaisons, qui entravent notre connaissance et notre activité, s’imposent à nous avec la rigidité d’un pli héréditaire ; mais il ne serait pas impossible de rejeter leur enveloppe, de ranimer la partie de nous-mêmes qui a échappé à notre spontanéité pour tomber dans ! ’ « automatisme ! ’. Au ternie de cet effort, se profile une libération qui ressemble de très prés à la spiritualité pure.

On aurait bien de la peine, souvent, à préciser le degré d’orthodoxie qu’il est possible de reconnaître à de semblables doctrines. Qu’il suflise, en réponse àce qu’elles insinuent, de rappeler le souci très net montré par l’Eglise de maintenir que la matière est, dans son fond, bonne et, de plus, durable. L’Eglise impose à notre foi l’existence d’une résurrection et de corps glorieux. Or parla, sans nier la place, peut-être fort grande, des « automatismes » dans notre matière (morète et actuelle, elle nous avertit d’y voir autre chose encore : à savoir un élément destiné à survi^ re, un principe capable d’une épuration qui n’est fias l’anéantissement.

B) L’Homme et les actrbs hommes. — Le sujet de cet article étant « l’Homme » et non « la Société >, nous ne retiendrons ici des enseignements du dogme que ceux pouvant fixer la situation des individus par rapporta l’ensemble du genre humain. Deux traits surtout sont notables et conviennent à notre but :

1° Primauté de /’(nrfniV », d’abord. — Aux yeux de l’Eglise, ce ne sont pas les races ni les Etats, c’est l’unité humaine, qui porte dans sa frêle et chétive personne la raison d’être et l’avenir de l’Humanité, l’our l’individu surtout, la société existe ; pour lui d’abord, elle doit aménager ses cadres, destinés à le recevoir et à le porter, aussi avantageusement que possible, vers son éternité.

2° Fixité du type individuel, ensuite. — Puisque la même fin est proposée par Dieu aux hommes de tous les temps et de tous les pays, puisque les mêmes moyens aussi leur sont offerts pour arriver à la sainteté béatifiante, il faut de toute nécessité admettre que toujours et partout, dans ses éléments constitutifs, l’homme fut et restera identique à lui-même.

Incessaramentdonc. et par myriades d’unités toutes homogènes entre elles, l’Humanité porte ses fruits.

Ainsi s’évanouit la vision, chère à beaucoup, du Progrés divin, qui, fondant les existences particulières dans un long et unique elTort pour dégager quelque surhomme, fait apercevoir dans les agrandissements de la race la réalité suprême. — Selon la religion du Progrès, l’intérêt émigré des individus dans la collection. Non seulement les individus, pris dans un devenir qui perfectionne essentiellement les générations, se différencient entre eux au cours des âges ; mais, de plus, leur sort apparaît subordonné au perfectionnement final ou total. Comme des gouttes d’eau

à un fleuve, ils apportent leur contingent d’énergie, leur dévouement momentané, et puis, dans le courant, ils disparaissent.

Une pareille interprétation du monde est inadmissible pour un chrétien. Il faut renoncer à l’adopter dans sa rigueur. Est-ce à dire qu’on n’en puisse rien garder ? Evidemment non. L’autonomie de substance que nous revendiquions pour l’homme au début de cette étude, l’indépendance dans la destinée que nous venons d’y ajouter, ne signifient pas émiettement de l’Univers. Les individus ne sont pas tellement isolés que leur noyau ne se frange d’une zone de liaisons et d’interdépendance. Par son insertion dans le monde, chaque monade devient un centre d’action mystérieuse, et peut-être indéfinie ; en tant qu’assujetti à constituer un même Cosmos, il est vraisemblable que Il tout lient à tout ». Par ailleurs, aucune direction de l’Eglise n’interdit d’imaginer au perfectionnement humain quelque utilisation générale ou quelque terme providentiel : peu à peu l’homme se situe mieux dans le monde et l’asservit. Qui pourrait dire que ce travail n’aura pas de lendemain ? Moins encore faut-il abandonner les vues réconfortantes qui montrent les faiblesses particulières englobées, soutenues, utilisées, par un puissant organisme social. Où trouverait-on un groupement plus intime que celui que la foi nous fait entrevoir dans le corps mj’stique du Christ ?

Ce qui nous est demandé, donc, ce n’est pas de dénouer tout lien, d’éparpiller toute agglomération, de fermer les yeux sur tout courant d’ensemble ; mais simplement d’éviter uneabsorption de l’individu qui le ferait, — non seulement agir sur le tout, mais disparaître au profit de tout, — non seulement entrer consciemment dans l’édification de quelque grande unité complexe, mais s’y dénaturer au cours des temps, et finalement s’y perdre. (Sur la distinction des âmes entre elles, voir la définition du V’concile de Lathas, Denzingbr, Enchir.’^', n’ ; 38 [6ai].)

C) L’Homme et le reste dc monde. — Ce n’est point encore assez pour la pensée catholique d’avoir abrité l’individu contre les empiétements de la race. Elle doit maintenant isoler la race elle-même du mouvement général de la vie et de la matière. En effet, relativement aux autres êtres pris dans l’univers actuel :

1° L’homme, au sentiment de l’Eglise, constitue une catégorie à part. — Par nature, il est d’un ordre supérieur à celui de tous les vivants qui l’entourent ; si bien qu’entre lui et eux il va discontinuité fondamentale, écartant toute possibilité de descendance pure. Les âmes humaines puisent leur être à une source indépendante de tout courant visible. Chaque naissance est le terme d’une création spéciale, s’effectuant, suivant l’opinion de beaucoup la plus sûre, à l’instant même où le corps s’anime.

2° L’Homme, par suite, se pose en centre de dignité et de finalité. En dépit d’apparences dont nous aurons à parler plus loin, son individualité a nourrir et à encadrer est le but assigné, non aux seules nations, mais à toute vie terrestre, et peut-être même, si nul être raisonnable fjue lui n’habite ce monde visible, à l’Univers entier.

3" Et cet isolement doit marquer dans l’histoire de son apparition au sein des choses. Non seulement en vertu de déductions a ^rior ; souvent hasardeuses, mais à cause de documents positifs consignés dans l’F.ciiture, le chrétien n’est pas libre dc se représenter absolument à son gré les origines historiques de l’Humanité. Surce point, sans doute, la lumière n’est faite qu’à demi. La Genèse est un genre d’histoire si spécial qu’il restera longtemps des doutes sur la signi5 : 15

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licalioii iiiicise de plusieurs des détails qu’elle nous conserve. Mais un certain flottement des limites n’empcclie pas le noyau révélé de se dessiner avec certitude ; on peut allirmer sans hésitation de plusieurs vérités qu’elles nous sont y : aranties par la Bible. Or dans ce nombre figurent les deux propositions suivantes, qui nous intéressent :

a) Dieu a créé immédiatement l’âme du premier homme, et probablement remanié tout à nouveau la matière destinée à former son corps.

Il) Le genre humain descend tout entier d’un seul couple (monogénisme que réclamerait à elle S(’ule la doctrinedupéché originel). [Voir les articles Genèse, riic.uii ORIGINEL, Transformisme.]

Pour ces multiples raisons, nous conclurons au rejet nécessaire d’un évolutionnisme qui, sou<lant l’homme, par toute l’épaisseur de son être, au. formes inférieures de la vie ou à la matière, ne verrait en lui que le produit d’une transformation, — soit du même au même, par remaniement des combinaisons primitives, — soit du moinsau plus, par des accroissements (fussent-ils dus à une source divine), que ne terminerait pas un remaniement brusque et profond, un arrachement au courant commun, plaçant l’Humanité dans une région de transcendance et de stabilité. — Qu’on ne juge pas ces restrictions tyranniques. Ici, encore et surtout, il y aurait beaucoup à dire sur les latitudes très grandes laissées à la pensée, et sur le domaine spécial où peuvent se vérilier les principes transformistes. Nous en reparlerons plus loin, en traitant des « apparences «. Qu’il surtise pour l’instant d’avoir marqué certaines bornes indispensables aux fantaisies de notre esprit.

Et maintenant que se trouvent lixés les principaux points parlesquels est assujettie à passer toute représentation orthodoxe de la nature humaine, montrons que ce tracé n’est pas contredit, mais confirmé, ou au moins toléré, par la philosophie naturelle et l’expérience.

II. — L’Homme, d’après les conclusions de la Philosophie et des Sciences

L’intuition des choses en soi nous manque, et nous ne percevons directement que des apparences. Mais ceci même a lieu de deux façons très diverses. — Tantôt en elîet notre vision est intérieure aux objets et nous les révèle par le dedans : c’est le cas de nous-mêmes par rapport à nous-mêmes. — Tantôt, au contraire, nous appréhendons lesêtresdu dehors, par une vue superûciellequi ne nous fournit sur leur conscience que des indices plus ou moins équivoques ; c’est ce qui a lieu pour toutes les monades qui ne sont pas la nôtre. Un homme qui me parle, un animal dont j’observe les allures, me sont, dans leurs expériences internes, imjiénétrablcs. Et ainsi, tout intérieur qui n’est pas le mien, je ne le connais que par analogie avec moi-même, — très confusément, si entre lui et moi la ditTérence des natures est un peu profonde.

Nous allons étudier l’homme en utilisant l’un et l’autre de ces modes d’investigation. Nous retirant d’abord au fond de nous-mêmes, nous analyserons le mécanisme et les éléments de notre vie interne, atin d’en déduire les propriétés de notre essence. — Puis, nous replaçant parmi les formes extérieures, nous nous regarderons mouvoir du dehors, comme l’une d’entre elles : et nouschercherons à accorder la connaissance précédemment acquise de notre être avec les apparences ainsi surprises.

La première méthode aboutissant à nous révéler notre être avec une sûreté et une profondeur émiiienles, nous l’utiliserons pour édifier des preuves en f.neur des conclusions que nous a fournies précé demment le dogme. A la seconde, plus exposée aux illusions de l’interprétation, nous rattacherons une brève étude des principales objections faites à la conception catholique.

I. — PUKUVES rationnelles

EN FAVEUR DE LA CONCEPTION CATHOLIQUE DE l’hoMMB

Ces preuves existent sûrement, au moins pour la spiritualité et la liberté (cf. la condamnation de Iîonnetty : Dbnzinger, Enciiir.>", n’1650[1506J). Seulement, il est bien des façons, diversement heureuses, de tenter la démonstration. Nous allons en esquisser une, en suivant à peu près, pour l’ordre des points à établir, les chefs de division adoptés dans l’exposition, au cours delà i" partie. [Pour jjlus de détails, voir Ame.]

A. — Nature de l’Homme considéré en soi-Mf ; ME,

— Le témoignage intérieur étant formel quant à ceci : nous sommes siège d’émotion et d’activité, au moins immanente ; — il reste, pour établir que l’homme est une substance, au sens que nous avons dit plus haut, à montrer : i° qu’il est une chose, et non un pur devenir, et 2° que cette chose doit se dire, — dans les traits qui la font « nature humaine », — achevée et définitive.

Le premier point peut se démontrer à partir de la simple intuition que chacun de nous a du cours de son existence. Raisonnons sur la notion de continu successif, dont un exemple nous est fourni par la série de nos états d’àine ; analysons la nature du changement réel et concret : nous nous verrons forcés, pour en rendre compte, d’opérer dans l’être qui change, — et en nous-mêmes par conséquent, — la distinction entre un élément qui demeure et un autre qui passe, entre une chose et ses modifications transitoires.

Soit en effet cet être pris dans deux états immédiatement successifs. Il faut dire : entre ces deux états, ou bien il n’y a rien de commun, ou bien, de l’un à l’autre, quelque chose passe. — Supposons que rien ne passe ; dans ce cas : — ou bien le mouvement n’est pas un vrai continu, mais un multiple que rien ne relie, un perpétuel recommencement ; et ceci va contre l’hypothèse ; — ou bien il faut, pour donner quelque cohérence à la série des éléments temporels, imaginer l’existence d’un principe d’unité diffus dans toute la durée du changement. Mais ceci est inconcevable. — Sans doute, j’ai bien l’idée de ce qu’est un être étalé dans l’espace ; je vois des objets étendus, dont aucun i>oint n’est le tout, et qui reposent, en quelque façon, sur leur continuité tout entière. Mais je n’arrive pas à transporter cette conception dans la durée ; mon esprit se refuse à voir un être étiré dans le temps, un continu temporel tenant i)ar son bloc, grâce à un effet d’ensemble. C’est que le temps est successif ; il surgit à mesure, par fractions indépendantes ; à pouvoir lui donner la cohésion cpii l’empcche de tomber en poussière, il ne saurait y avoir qu’un sujet relativement, au moins, immuable, donné tout entier à la fois, capable par suite de recueillir un à un les instants et de les synthétiser sur son identité.

Donc, sous les diverses phases de tout changement, quelque chose de commun se retrouve ; quelque chose passe : l’être qui dure n’est pas constitué par la seule chaîne de ses états, comme si évoluer était une manière d’être primitive ou simple ; il est un complexe, où la raison doit faire deux parts : du mobile, et du fixe, — ce fixe n’étant pas seulement une identité de surface, une apparence extérieure qui persiste, comme est la forme d’un jet ou d’une flamme, ou 507

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quelque autre « figure d’un mouvement >>, mais une réalité de profondeur. D’où il suit que, si on veut introduire le dynamisme dans l’étude philosophique des natures », ce ne peut être qu’en y sauvegardant l’équivalent d’un principe statique, c’est-à-dire en leur laissant la qualité d’être elles-mêmes, pour le groupe d’appétits qui les manifeste au dehors, un siège de production continue. C’est la | conclusion même à laquelle nous voulions arriver.

Ainsi donc, notre substance renferme en soi un noyau stable, servant de lien et de support aux états de conscience qui se succèdent en nous. Ce noyau comprend-il tout ce qui constitue, à chaque instant, notre nature humaine ? ou bien serions-nous sujets à une métamorphose graduelle qui, respectant au fond de nous-même quelque identité plus cachée, modifierait plus ou moins vite ce que nous appelons notre essence ? — Sur ce point, la raison, a priori, n’alfirme rien absolument, sinon qu’un tel changement ne serait pas spontané, mais œuvre d’une causalité supérieure. C’est la conscience qui nous répond ici directement, en nous ouvrant une vUe très claire sur la permanence de notre identité. La mémoire en témoigne : tout ce qui constitue ou supporte ma personne, reste inchangé au cours de l’existence. C’est toujours mon moi qui persiste, avec ses mêmes aptitudes fondamentales. Dans ses éléments essentiels, sinon dans ses perfectionnements possibles, la nature humaine est, en chacun de nous, achevée et définitive.

Jusqu’ici, nous n’avons tenu compte que de la succession de nos états de conscience. Leur qualité va nous fournir le point de départ d’une nouvelle analyse, aboutissant cette fois à distinguer, dans la chose permanente que nous sommes, deux principes indépendants l’un de l’autre, l’esprit et la matière.

Dans ma conscience, en effet, je démêle sans peine deux formes principales de représentations, la sensation et la pensée ; observons leurs caractères respectifs, et demandons-nous quelles puissances elles supposent à leur origine.

Le propre de la sensation (et du phantasme, qui la reproduit) est de manifester des objets particuliers et étendus. Les intuitions concrètes et individuelles auxquelles elle se termine peuvent bien, sans doute, être imprécises, et, par suite de leur imperfection même, recouvrir à peu près plusieurs objets vaguement semblables entre eux ; mais ceci n’a lieu qu’accidentellement. De soi, chaque image sensible est faite pour s’appliquer à une seule chose ; et elle n’est pas connue directement comme pouvant, en certains cas, sortir de ce rôle : par nature, la sensation ne révèle que du singulier et du spatial.

A la base du pensé, la sensation ou l’image se retrouvent encore, mais affectées de propriétés toutes nouvelles. Le même objet qui était tout à l’heure senti, je puis maintenant le penser ; mais alors il m’apparaît, — non plus comme une somme de traits individuels qu’une observation pins attentive décompose à l’infini, — mais comme un agencement de propriétés générales qu’une attention croissante peut simplifier et étendre à un nombre d’êtres toujours plus grand. Réfléchissant sur ces propriétés, je sais les grouper en essences, entre lesquelles existent des relations nécessaires qui me permettent de juger et de raisonner. Enfin, non content d’universaliser et de coordonner le sensible, je puis le corriger, le porter à un degré de perfection idéale, ou même, par une épuration dépassant les limites de mon expérience, m’élever à la conception (analogique, il est vra i, c’est-à-dire en partie négative) d’êtres absolument immatériels.

En définitive :

1° Mes représentations se répartissent en deux groupes portant des caractères contraires. Elles sont : les unes spatiales et individuelles ; les autres extraspatiales et universelles.

2" De ces deux groupes, le premier conditionne en quelque chose le deuxième : en nous, l’image doit amorcer l’idée, — et la pensée, pour être humaine, se doubler d’un phantasme.

3° Mais cette dépendance n’est qu’extrinsèque, et cette alliance ne confond pas les termes qu’elle unit : malgré leur connexion possible dans un même acte vital complexe, l’intuition sensible et l’idée conservent leurs natures propres et leur opposition relative. Rapprochées extérieurement, elles restent, intrinsèquement, exclusives l’une de l’autre, — chacune gardant ses caractères à l’état de pureté.

Or de tout ceci, et sous peine de rendre notre vie interne inexplicable, il faut tirer, relativement à la constitution de notre être, une double conclusion :

— En tant que s’opposant l’une à l’autre, comme deux opérations complètes et irréductibles, la sensation et la pensée trahissent en nous la coexistence de deux principes distincts dans leur nature et leur subsistance primordiales, — l’un Indépendant, l’autre dépendant et source de l’étendue, — à savoir l’esprit et la matière.

— En tant, au contraire, qu’associables dans un seul acte vital, qui unit leurs caractères sans les confondre, elles prouvent que cet esprit et cette matière sont harmonisés dans l’unité d’un même sujet complexe, qui est le composé humain.

Dès maintenant notre analyse est terminée, et les deux termes que nous annoncions apparaissent nettement dégagés et mis en présence. Pour achever de préciser leurs relations réciproques, sans toutefois entrer dans les questions d’écoles, il n’y a plus qu’à ajouter la remarque suivante :

Dans le sujet total que leur groupement constitue, la matière, de soi, ne se révèle que comme principe de multiplicité : c’est donc à l’esprit qu’il lui faut demander son unité organique et sa capacité de sentir ; à l’âme il appartient de la faire corps humain vivant, et voilà qui justifie le concile de Vienne. Remarquons- le du reste : cette fonction vivificatrice de l’esprit en nous est, en somme, satisfaisante pour la raison. Grâce au domaine mixte de la vie organique, où la nature intellectuelle de l’âme devient indiscernable directement, la liaison substantielle des deux éléments du composé humain se trouve assurée ; entre eux, aussi, une zone de transition est établie, qui adoucit le contraste du dualisme fondamental, au point de pouvoir donnera des esprits peu avertis l’illusion de la continuité.

A ceux qu’offusque le discontinu, cette transition paraît encore insuffisante : ils ont essayé (et on essaiera toujours) de diminuer la distance qui sépare la pensée de la matière. L’artifice habituellement employé pour ces tentatives consiste à imaginer une loi de variation, permettant de passer insensiblement d’un terme à l’autre, — comme s’ils étaient les deux extrémités d’un spectre, au long duquel, d’un bout à l’autre, vibre une même chose. — Ce que nous avons dit prouve assez que toute recherche dans cette voie est condamnée d’avance. On aura beau affiner les caractéristiques de la sensation, elles resteront dans le plan du particulier et de l’étendu. L’expérience aussi complète qu’on voudra d’un objet rond est incapalile de se prolonger, seule, en idée d’être ou de cercle géométrique : le passage de l’une à l’autre ne peut s’effectuer qu’à la lumière d’une faculté nouvelle ; et, si on croit l’opérer autrement, c’est qu’on s’illusionne, en introduisant subrepticement dans la 509

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perception sensible quelque élément caché par où, en fait, tout l’esprit se trouve réintégré.

Eviiiemment, accepter le dualisme, c’est, pour un philosophe, rester aux prises ayeo les dilUcultcs de l’union entre l’ànie et le corps. Comment l’inétendu peut-il se joindre à l’extensif, la matière se combiner partiellement avec l’esprit ? Sans aijorder un problème dont la solution supposerait une certaine connaissance de l’être en soi, nous rappellerons que c’est bon signe pour une théorie de ne pas tout expliquer, mais d’englober en elle des fragments obscurs et mal réduits. La réalité doit toujours nous gêner, puisque nous ne l’épuiserons jamais. Voilà pourquoi îephysicien segardebien, dans ses mesures, d’exclure les écarts déconcertants pour son hypothèse : il craindrait par cette ingérence de déformer la nature et de stériliser ses recherches. — Pourquoi agir autrement en philosophie ? Outre qu’il serait illogique de renoncer, pardépitcontreles mystères d’une union (qu’on ne peut prouver contradictoire), au fait très clair de la distinction entre pensée et matière, on abandonnerait des enseignements précieux.

D’abord, nous sommes mis en possession d’un principe dont l’intuition nous manquait : l’esprit peut s’allier à la matière. Loin de nous en offusquer, recueillons-le pour en faire protiler notre sagesse : ainsi n’a pas craint de faire la scolastique ; et on sait avec quelle aisance le composé humain trouve une place dans son système de l’acte et de la puissance.

Mais ce n’est pas tout. De la réalité du dualisme, suivent des corollaires importants :

I) Parce qu’elle est intrinsèquement indépendante de l’étendu, et donc du divisible, l’âme n’a à redouter aucune désagrégation : elle est indissoluble, immortelle.

a) Parce qu’elle est d’un ordre transcendant celui de la matière, il serait contradictoire de lui chercher une origine dans l’évolution cosmique ou animale : elle ne peut être que créée immédiatement.

3) Mais parce qu’en nous l’àme se trouve jointe à la matière, il advient que de plein droit, et non par suite de quelque tare, notre humanité est en butte à la mort, aux souffrances et aux entraînements de la vie animale. [Voir Pécué origi.nel.]

Ajoutons enûn, pour clore la démonstration des vérités qu’impose le dogme, — et malgré que l’opposition entre esprit et matière ne soit plus directement ici en cause :

4) Parce qu’il est apte à connaître l’universel, donc à comparer entre eux plusieurs biens désirables, l’homme est capable de liberté. Cette liberté, du reste, lui est livrée comme un fait : pour s’en convaincre, il n’a qu’à regarder sa volonté choisir. On peut bien, systématiquement, discuter la manière dont nous arrivons à saisir du libre dans notre action ; l’existence même de cette appréhension est hors de doute et ne saurait être sainement mise en question. [Voir Liberté, Déterminisme.]

B et C. — L’Homme et les hommes. — L’Homme bt l’Univers. — Dans leur ensemble, les problêmes ici soulevés échappent en grande partie au témoignage de notre conscience. Sauf, nous venons de le voir, l’impossibilité, pour l’àme, d’une origine matérielle ;

— sauf encore, l’appétit invincible que nous nous sentons pour un bonlieur qui nous soit personnel, et non pas seulement réservé aux membres d’une lointaine Humanité, — aucun indice intérieur ne peut nous faire sûrement juger de la place que nous tenons parmi les choses. De même, si j’arrive aisément à saisir en moi l’identité permanente de ma nature, je me trouve embarrassé pour répondre, au nom de ma seule expérience intime, à ceux qui prétendent

que, sinon les individus, au moins les races, sont en voie continuelle detransfonnation.Puis-je bien apercevoir, dans ma vie si courte, les traces d’une dérive qui, au cours des siècles, entraînerait et lentement changerait l’iiumanilé ? Ce sont là, avant tout, des questions de faits et d’apparences externes. Or nous avons réserve ces dernières pour l’étude des objections : exposer et réfuter brièvement les principales difliciUtés qu’on nous oppose sera la meilleure façon de revendiquer, dans ces questions, le bon droit des idées catholiques.

3. PRINCIPALES OBJECTIONS FAITES

A LA CONCEPTION CATHOLIQUE DE l’UOMME

A. — Contre la nature de l’homme telle que nous l’avons établie philosophiquement :

a) On invoque d’abord l’apparente aptitude de notre être à se résoudre, non seulement en constituants chimiques, ce qui serait une objection enfantine, mais en mécanismes. La biologie en effet tend à prouver que toutacte vital se trouve pris dans une chaîne d’antécédents si bien liés qu’on peut en faire le tour complet, — la vie étant en plein fonctionnement — sans rencontrer aucune trace d’énergie supérieure à la physieo-chimie. Le vivant semble ainsi en prolongement avec le déterminisme cosmique.

6) Cette vue est confirmée par l’apparente immersion de l’àme dans la matière. Par sa fonction même proclamée uniquement spirituelle, la pensée, elle apparaît en dépendance complète des centres nerveux, qu’elle suit rigoureusement dans les péripéties de leur développement.

c) Cette subordination, à son tour, est en plein accord avec l’apparente émersion qui a fait surgir la vie du fond de la matière. L’histoire scientifique de l’univers est celle d’une concentration progressive, commencée sur une activité éparpillée et diffuse, poursuivie dans l’édification d’organismes autonomes, continuée et couronnée par les illuminations d’une conscience toujours plus épurée et agrandie.

B. — On oppose ensuite, à la conception individualistique de l’homme, l’apparente sujétion des unités à l’espèce — Finalement, observe-t-on, de tous les efforts réalisés par l’individu pour acquérir et se perfectionner, il ne reste que la part dont s’est enricliie la collectivité ou qui a fait progresser la race : ce qui est demeuré gain particulier, la mort l’emporte. Et il y a plus : non seulement dans les résultats de son action, mais dans la constitution même de son être, l’individu apparaît marqué pour le service de l’espèce : plan de l’organisme, développement et distribution des instincts, phases de la croissance, tout en lui est manifestement ordonné en vue de la vie à conserver et à transmettre. Qu’on regarde des êtres inférieurs, les plantes par exemple, et on sera frappé de la convergence de toutes leurs énergies vers la reproduction. Chez les animaux supérieurs, il est vrai, dont la perfection a multiplié les besoins, des fonctions accessoires se sont développées, qui peuvent, surtout au service d’une activité libre, se cultiver pour elles-mêmes, et égoistement.Mais ni cette complication, ni cette perversion ne doivent nous donner le change sur la vanité de nos rêves d’une destinée qui serait particulière à chaque individu.

C. — Enfin, pour écarter toute idée de prépondérance essentielle qui élèverait le genre humain au-dessus des autres vivants, on insiste sur l’apparente infiinité, et aussi sur l’apparente « excentricité » de l’Homme dans l’Univers. Sans prendre garde que dans un paysage tout point peut également prétendre à être centre de perspective, nous nous imaginons que 511

HOMME

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le monde est fait pour nous, qu’il rayonne autour de nous. Or, la plij’sionomie naturelle et objective des choses est tout autre. Pour le savant, il n’y a pas, sur des degrés ascendants, la plante, puis l’animal, puis l’homme. Tout cela lutte de son mieux, pour gagner une place au soleil. Dans cette course au plus être, chacun adopte un type spécial plus ou moins avantageux, s’y lixe, ou dégénère. Sur un terrain privilégié, l’homme a réussi et se maintient : c’est un parvenu. En ce sens seulement, il peut être dit roi de la création.

A ces diverses objections, il est, avant toute autre réponse à faire, une remarque générale à opposer : c’est que, là où on possède des intuitions sur l’intérieur d’un être, le problème de sa nature n’est pas à décider suivant des données superlicielles. Ce quel a conscience fait voir sans hésitation possible, les formes ou allures extérieures l’insinuent seulement, et sans tranclier parfois entre plusieurs hypothèses également satisfaisantes : l’iiistoire a souvent bien de la peine à démêler la vraie pensée de personnages dont elle connaît exactement les œuvres, et il s’est trouvé des philosophes pour soutenir sérieusement que les animaux étaient de purs automates. Les apparences ne déterminent pas complètement les réalités d’ordre plus intime ; et voilà pourquoi entre les unes et les autres on peut très dilUcilement allirmer une contradiction. Des inconciliabilités à niveaux différents de l’être sont presque impossibles à démontrer. Dire : n telle nature exige tel aspect, ou y répugne », est une liardiesse suspecte, qui doit faire condamner aussi bien les prétentions exagérées du scientisme que les débordements de l’a-priorisme.

En fait, et pour en venir au détail, il n’est aucune des apparences invoquées contre nous dont ne puisse s’accommoder la philosophie de l’iiomme, telle que l’Eglise la défend.

1° Que des liaisons déterministes groupent entre eux de nombreux phénomènes vitaux, c’est là un fait incontestable. Sans cesse, dans l’organisme, de nouveaux fragments de chaîne sont mis à jour : citons, par exemple, le cas du têtard, chez qui la sortie des pattes antérieures amorce une série de modiUcations bien constatées, aboutissant automatiquement à faire disparaître la queue par atrophie. En présence d’anneaux si bien soudés, on ne peut s’empêcher de croire que l’enchainement doit commencer beaucoup plus haut, et se poui’suivre bien plus loin que nos yeux ne peuvent le suivre. — Mais de là à dire que le cycle de ces liaisons, si long soit-il, se ferme sur soi à travers l’organisme, il y a encore loin.

Supposons, cependant, que la chaîne des mécanismes vienne à être déroulée un jour, et ne montre, sur toute sa longueur, aucune discontinuité, aucun point d’insertion pour les afflux d’une spontanéité ou d’une liberté. Qu’en résulterait-il ? Simplement ceci, que, la vie n’étant pas une énergie d’ordre mécanique, son action est insaisissable à la physique aussi bien qu’à la chimie. Il faudrait dire alors (ce qui a bien des chances d’être la vérité) que la vie influence le réseau du déterminisme matériel dans sa totalité et sans s’y intercaler nulle part, — le pliant en organes sans, pour cela, en déchirer les mailles ; en sorte qu’il soit toujours possible au savant de suivre sans en trouver le bout, même dans un corps vivant, le tissu des liaisons matérielles. La vie se manifeste par un ordre d’ensemble, et dès lors est détruite par l’analyse ; le meilleur moyen de la voir, parce qu’il est le plus synthétique, est de se placer au point où toute son économie converge : dans la conscience. La vie s’éprouve ; et c’est contre cette intuition qu’échoueront, sinon dans leur valeur représentative de certains

pliénomènes de surface, au moins dans leur portée philosophique, tous les systèmes méeanistes.

2" Contre l’objection tirée de l’immersion apparente de l’àme dans la matière, la même réponse vaut : l’opposition entre la science et la philosophie est illusoire. Pour sauver tout à la fois la spiritualité de l’àme et les apparences biologiques, — pour expliquer comment la raison peut dépendre du cerveau dans son exercice sans en élre un produit, il sullit d’attribuer aux centres nerveux le rôle de condition dans le fonctionnement de l’intelligence, à laquelle ils sont chargés, par exemple, de fournir continuellement son aliment. Toute la difficulté, d’ordre métaphysique, est de comprendre comment un principe s|)irituel indépendant peut être assujetti à ne prendre conscience de soi et de ses facultés qu’au moyen de la matière. Mais, une fois admise l’union de l’àme et du corps, avec la dépendance extrinsèque qu’elle entraîne des idées par rapport aux images, rien de plus normal que la régulation delà penséepar les organes nerveux. Voilée peut-être ]iour une expérimentation superûcielle, l’irréductibilité de l’esprit à la matière deuieure intacte au regard de la raison.

3° A la conception évolutionniste qui fait sortir l’homme d’une force génératrice immanente au monde, il est possible d’accorder une large part de ses postulats. L’homme n’a pas troué la Nature eny pénétrant ; mais, par quelque chose de lui-même, il est pris dans cette sorte de déterminisme vital qui a présidé à l’apparition graduelle des divers organismes siu’la terre. Il a surgi à une heure et dans des conditions que dictait l’ensemble des lois physiques et biologiques. Il a Il poussé » dans le monde, plutôt qu’il n’y a été greffé. Il était un fruit attendu, et en quelque sorte iuipliqué dès les origines. Tout ceci j)arait correspondre à une intuition exacte des réalités. Mais contre la spiritualité de l’àme et notre transcendance relativement aux autres vivants, qu’en suit-il ? Ilien.

Pour que nos adversaires puissent nous atteindre en partant de la considération des perfectionnements successifs de la vie, il leur faudrait prouver que ces progrès ont en eux-mêmes la raison suflisante deleur apparition. Mais rienneressemljle autant à unechose iiui monte que cette même chose quand on la soulève intérieurement. Le mouvement ascensionnel de la vie étant supposé prouvé, il resterait encore à démontrer que l’émersion est active et exclusivement immanente, non subie et provoquée (en partie au moins) du dehors. — Or pour trancher ce dilemme, tout abrité dans les intimités de l’être, la science des apparences, une fois déplus, est incompétente ; au lieu que la raison, elle, affirme sans hésiter que le plus ne sort pas, tout seul, du moins. Si donc un transformisme universel venait à être moralement prouvé, on devrait se ranger à l’idée d’une poussée créatrice ; et celle-ci serait d’autant moins gênante pour les savants, que nous ignorons profondément sous quelle forme se manifeste l’action de la Cause première. Tout ce que nous pressentons, c’est qu’elle agit, normalement, l)ar le dedans, — influençant beaucoup plus les natures en elles-mêmes qu’elle ne perturbe irrégulièrement leurs effets.

Or ce sont là précisément les apparences d’une loi.

Du point de vue strictementphilosophique, les ap[lari-nces (quelles qu’elles soient) d’une évolution s’étendant à l’homme ne répugnent donc pas. Seules les données bibliques pourraientfaire obstacle, parce qu’elles imposent à l’histoire humaine des déterminations théoriquement vériliables : — les unes cxigcantuncertaindegrédediscontinuité visible entre le premier homme et les animaux ; d’autres même, comme le monogénismc, impliquant l’iiitcrvenlion « quasi arliliciellc » d’une activité libre. — En pratique, la 513

HONORIUS

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dilliculté qui restera toujours de préciser la forme concrète et scientiliiiuo des faits rapportés par la Genèse, jointe à la grande part d’incertitude et d’approxiniatit >n dont ne se débarrasseront jamais la paléontologie et la préhistoire, rendent peu vraisemblable une rencontre du dogme et des sciences. Même pour des points aussi voisins du domaine des faits contrôlables (pie sont l’origine du corps humain et notre descendance d’un seul couple, il faudrait donc dire, une fois de plus, que de l’étude des seules apparences il n’y a, pour le dogme, rien à craindre ni à espérer.

Et alors, plus on y pense, plus on se prend à douter que sur aucun domaine strictement expérimental une expérience cruciale soit réalisable qui trancherait pour ou contre la conception catholique de la nature humaine. [Bien entendu, nous parlons ici du point de vue de nos adversaires : sur l’impossibilité d’un conflit vrai entre foi et sciences, tout catholique sait d’avance à quoi s’en tenir. Cf. DENziNGBR, £/)c/n>., n » 1818(1605).l

4" Si, malgré tout, une pareille expérience pouvait s’imaginer, ce n’est sûrement pas danS’la sujétion de l’individu à la race, ni dans la petitessede l’homme en face de l’Univers, qu’on en trouvera la base.

L’individu, d’abord, tel que nous l’avons isolé de la société, conserve toutes ses obligations à la servir. On pourrait même dire que cet isolement, relatif principalement à nos destinées futures, laisse presque entière liberté, à qui veut se maintenir au niveau des espérances terrestres, de voir en nos individualités un simple « lieu de passage » de l’humanité.

<Juant à la royauté de l’homme, telle que se la représente un chrétien, elle n’a rien à voir avec une anthropocentrie quantitative ou locale. Déjà, du simple point de vue expérimental, on pourrait soutenir que rien n’existe au monde de plus parfait, de plus achevé, de plus « qualitativement >> central que l’intelligence. La révélation, surtout, en illuminant les richesses insoupçonnées de l’àme sanctiliée, nous confie que c’est en vue de l’humanité à recueillir que Dieu a lancé le courant des choses visibles. Or cette prééminence-là se concilie sans peine avec l’exiguïté de la place que nous occupons ici-bas. L’expérience quotidienne nous apprend que ni la nature, ni l’industrie, ne produisent rien sans mettre en jeu une somme d’elTorts supérieure et, dans bien des cas, apparemment disproportionnée à la petitesse du résultat obtenu : souvent, le terme d’une opération chimique ou vitale est enfoui dans la masse des déchets que son épuration accumule, ou encore disparaît au milieu d’une touffe d’effets secondaires qui lui forment une suite obligée. Ne faut-il pas un grand arbre pour produire des fleurs quelquefois imperceptibles ? Ainsi en est-il de l’homme. L’Univers peut l’écraser de sa grandeur, et lui, néanmoins, en rester le vrai centre, par la dignité. Mais parce que cette dignité spirituelle et surnaturelle ne l’empêche pas d’être rejeté et perdu dans un coin du ciel, la science des apparences conserve le droit de voir en notre race une chose accessoire, apparue par hasard, et dont le monde eût pu toujours se passer. Seule, une perspective de profondeur, celle qui ordonne les êtres suivant leur valeur absolue, intéresse le dogme : et elle n’est pas touchée. Malheureusement c’est dans cette profondeur-là, précisément, que nous nous heurtons, en réalité, aux préjugés ou aux répugnances de nos adversaires.

Une question de goût intellectuel, un certain eslhétisnie philosophique, voilà en effet la vraie difficulté que rencontre aujourd’hui la conception traditionnelle de l’homme. Les séductions de l’évolutionnisiue et d’un immanentisme exagéré ont si fort captivé

Tome II.

beaucoup d’esprits qu’ils ne savent plus considérer le monde et sa marche que comme un développement nécessaire et absolu. Us veulent penser que leur existence, par ses efforts palpables, coopère à une œuvre terrestre déjà ébauchée où se consommeront un jour les labeurs de l’humanité. Ils ont besoin de croire que du mouvement même qui fait avancer les choses visibles doit sortir quelque suprême réalité. Et alors, interprétant dans le sens de leurs désirs des indices souvent équivoques de perfectionnement du monde, ils voient se dessiner, dans une illumination qu’ils croient révélatrice, la marche régulière et fatale dont leurs rêves sont pleins.

Or, à l’imposante intuition qui les enthousiasme, quels attraits vient opposer la vérité catholique ?

— Une création contingente ; une œuvre gâtée par un acte de caprice humain ; un éparplllement d’àmes qui, une à une, s’échappent, allant chacune, avec ses œuvres, vers sa destinée particulière ; un monde aux contours accidentels et brisés ; voilà, semble-t-il, le spectacle que nous présentons, au total, à des yeux épris de continuité et de cohésion nécessaires. Quel goût trouveraient-ils bien à considérer les preuves vieillies qui soutiennent une telle incohérence ?


De telles répugnances, si l’on y cède aveuglément, annihilent par avance tout effort de démonstration. Aussi demanderons-nous, en terminant, à ceux qu’offusque l’idée chrétienne, de ne point limiter leurs regards aux horizons restreints que découvre la science humaine de la vie. Qu’ils cessent, un moment, de chercher le type suprême de la beauté dans les démarches aveugles où se complaisent leurs eosmogonies. Qu’ils essaient d’abandonner l’idéal de la matière pour se placer davantage au point de vue de la liberté, — liberté au fond d’eux-mêmes, et liberté dans l’Etre d’où descend tout accroissement. De là, sans que se déchirent tous les voiles de déterminisme, ni qu’aux liaisons intimes et organiques succède un réseau tout fait d’artificiel et de conventions, ils verront les irrégularités fragmentaires dont leur esprit est choqué se coordonner dans un ensemble flexible et varié, éclairé de l’amour d’un Dieu, investi de prolongements surnaturels, — centré, pour tout dire, autour de Jésus-Christ. L’Univers s’harmonisera, devant eux, dans une unité très supérieure à celle qui les charmait. Et alors, peut-être, ils commenceront à apprécier la beauté de la physionomie de l’homme, telle que l’Eglise la protège avec une jalousie sainte.

P. Teilhaud de Chardin.