Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Plotin

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PLOTIN, philosophe platonicien, a fleuri au IIIe. siècle. C’était un esprit fort au-dessus du commun des philosophes, et dans lequel on remarquait des idées d’une grande singularité. Il avait honte d’être logé dans un corps ; c’est pourquoi il ne prenait nul plaisir à dire ni d’où il était [1], ni de quelle famille il était sorti. Ce mépris pour tout ce qu’il avait de matériel fut cause qu’il ne voulut jamais se laisser peindre (A) : et si l’on n’eût pas trouvé un homme qui le peignit de mémoire, ses disciples n’eussent pas eu à cet égard la satisfaction qu’ils demandaient. Je pense que par le même principe il refuse de se servir de plusieurs choses qui passaient pour fort utiles à la santé (B) ; mais ce fut une autre raison qui le porta à rejeter l’usage des lavemens, qu’on lui conseillait comme un bon remède aux douleurs de la colique ; il ne crut pas qu’il fût de la bienséance, ni de la gravité d’un vieux philosophe d’employer un tel remède [2]. Il commence de fort bonne heure à paraître très-singulier dans son goût et dans ses manières ; car à l’âge de huit ans, lorsqu’il allait déjà à l’école, il ne laissait pas d’aller trouver sa nourrice, et de lui découvrir les mamelles afin de tetter, ce qu’il faisait avidement. Il cessa d’en user ainsi avec elle, lorsqu’on l’eût grondé comme un enfant importun. À l’âge de vingt-huit ans il eut un désir extrême d’étudier en philosophie : on le recommanda aux plus célèbres professeurs d’Alexandrie ; mais il n’en fut point content ; il revenait de leurs leçons tout mélancolique. Un de ses amis, ayant su la cause de ce dégoût, n’y trouva point de meilleur remède que de le mener aux leçons d’Ammonius. Il ne conjectura point mal ; car dès que Plotin eut ouï ce philosophe, il confessa à son ami que c’était l’homme qu’il cherchait. Il passa onze ans de suite auprès de cet excellent maître, et devint un grand philosophe. Mais les belles connaissances qu’il avait acquises ne servirent qu’à lui inspirer un désir ardent d’en acquérir de nouvelles, et de savoir ce que disaient les philosophes persans et les philosophes indiens. Il ne perdit point l’occasion qui lui fut fournie par la guerre que l’empereur Gordien alla faire aux Perses [3]. Il suivit l’armée romaine, et s’en repentit sans doute ; car il eut peine à sauver sa vie par la fuite, après que l’empereur eut été tué. Il avait alors trente-neuf ans. L’année suivante il fit un voyage à Rome, et y fit des leçons de philosophie. À la vérité, il y débitait ce qu’il avait ouï de son maître Ammonius ; mais il n’imita point l’exemple d’Érennius et d’Origène, ses condisciples, qui, s’étant engagés avec lui de ne point communiquer au public les plus belles choses qu’Ammonius leur avait apprises, avaient mal observé cette convention. Pour lui, il fut dix ans à Rome sans composer aucun livre ; et lorsqu’il en eut composé une vingtaine, il ne les communiqua qu’à des gens dont il connaissait l’esprit judicieux. Il était dans sa cinquantième année lorsque Porphyre devint son disciple. Un disciple de cette force ne pouvait manquer de lui donner de l’occupation. Porphyre ne s’arrêtait point à des réponses superficielles ; il voulait qu’on lui expliquât à fond les difficultés : il fallut donc que Plotin, pour traiter plus exactement les choses, composât des livres (C). Il en composa vingt-quatre pendant les six ans que Porphyre fut auprès de lui, et ces vingt-quatre joints aux vingt et un qu’il avait faits avant l’arrivée de Porphyre, et aux neuf qu’il composa depuis que ce disciple fut sorti de Rome, font en tout cinquante-quatre livres. Ils sont divisés en six ennéades, et roulent sur des matières bien abstraites (D). On y peut voir trois sortes d’âges de l’esprit de leur auteur (E). Ses manières en composant tenaient beaucoup de la singularité qui lui était propre (F), et faisaient qu’un fidèle ami lui était très-nécessaire pour la révision de ses écrits. Il choisit Porphyre pour cette fonction, préférablement à Gentilien Amélius, qui avait été vingt-quatre ans son disciple, et qu’il estimait beaucoup, comme on l’a pu voir en un autre lieu [a]. La considération que les Romains eurent pour Plotin est incroyable. Il se fit des disciples jusques au milieu du sénat ; et il y eut des sénateurs qui, non contens d’être assidus à son auditoire, sortirent de la magistrature pour mener une vie de philosophe. Il inspira à des personnes de l’autre sexe une forte inclination pour l’étude de la philosophie. Il y eut une dame [b] qui voulut qu’il logeât chez elle, et qui avec sa fille prenait un grand plaisir à l’entendre. Il passait pour un homme si habile et si vertueux tout ensemble, que plusieurs personnes de l’un et de l’autre sexe, à la veille de leur mort, lui confiaient et leurs biens et leurs enfans, fils et filles, comme à une espèce d’ange gardien [c] : Il ne refusait point cet embarras. Il avait souvent la patience d’assister à la reddition des comptes des tuteurs. Il était l’arbitre de mille procès ; et cela avec tant d’équité et d’honnêteté, qu’il ne se fit aucun ennemi pendant les vingt-six ans qu’il fut à Rome. Il ne trouva pas la même justice parmi toutes les personnes de sa profession ; car un philosophe d’Alexandrie [d], qui affectait le premier rang, n’oublia rien pour le faire mépriser ; et il se servit même de l’art magique pour le perdre. Je dirai, dans les remarques, comment on a prétendu que les sortiléges de cet homme furent repoussés (G) ; et par occasion je toucherai quelque chose de l’esprit familier, et la sagacité surprenante qu’on attribue à Plotin (H). L’empereur Gallien et l’impératrice Salonine eurent pour lui une extrême considération ; et sans les traverses de quelques courtisans jaloux et malins, il eût obtenu ce qu’il demandait, savoir qu’on fit rebâtir une ville de Campanie [e], et qu’on la lui cédât avec tout son territoire. Il avait dessein d’y établir une colonie de philosophes, et d’y faire pratiquer les lois idéales de la république de Platon. Quelques envieux l’accusèrent de s’être enrichi des pensées de Niménius : mais Amélius prit la plume pour repousser cette accusation. Longin, qui s’était laissé prévenir contre ce grand philosophe, fit ensuite beaucoup de cas de ses écrits, quoiqu’il avoue qu’il y trouvait de grandes obscurités (I). Il écrivit contre son Traité des Idées, et contre ce que Porphyre avait répondu pour soutenir ce Traité. Plotin eut diverses incommodités la dernière année de sa vie : un mal de gorge qui l’enroua jusqu’à l’empêcher de parler ; des ulcères aux mains et aux pieds ; une grande faiblesse de vue. Il quitta Rome quand il se vit en cet état, et se fit porter dans la Campanie chez les héritiers d’un de ses amis, qui lui fournirent tout ce qui lui fut nécessaire. Il eut aussi la consolation de connaître que Castricius [f], qui avait ses terres dans le voisinage, ne le laissait manquer de rien. Il fit la plus belle mort qu’un philosophe païen puisse faire ; car il mourut en prononçant ces paroles : Je fais mon dernier effort pour ramener ce qu’il y a de divin en moi, à ce qu’il y a de divin dans tout l’univers  [g]. Il mourut à l’âge de soixante-six ans, la troisième année de l’empereur Claude II, c’est-à-dire l’an 270 de l’ère chrétienne. On apprit des nouvelles tout-à-fait avantageuses du bon état de son âme (K). Amélius, qui avait eu la curiosité de s’en informer à l’oracle d’Apollon, fut celui qui les reçut, et qui les distribua aux bons amis [h].

  1. Dans l’article Amélius, tome I.
  2. Elle et sa fille se nommaient Gémina.
  3. Πολλοὶ δὲ καὶ ἄνδρες καὶ γυναῖκες ἀπονήσκειν μέλλοντες τῶν εὐγενεστάτων φέροντες, τὰ ἕαυτῶν τέκνα ἀῤῥενάς τε ὁμοῦ καὶ θηλείας, ἑκείνω παρεδίδοσαν μετὰ τῆς ἄλλης οὐσίας, ὠς ἱερῷ τινι καὶ θείῳ φύλακι. Multi quin etiam vīri multæ et mulieres geniris nobilitate pollentes cùm morti jam propinquarent, filios suos tùm feminas unà cum omni substantiâ Plotino tanquàm sacro cuidam divinoque custodi tradebant atque commendabant. Porphyr, In vitâ Plotini.
  4. Il s’appelait Olympius.
  5. Elle devait être appelée Platonopolis.
  6. C’était l’un de ses disciples.
  7. Φύσας πυρᾶσθαι τὸ ἐν ἠμῖν θεῖον ἀναγειν πρὸς τὸ ἐν τῷ παντὲ θεῖου… ἀφῆκε τὸ πνεῦμα. Equidam jam anniter, quod in nobis divinum est ad divinum ipsum quod viget in universo redigere, spiritumque his verbis amisit. Porphyr. in vitâ Plotini.
  8. Tiré de la Vie de Plotin, composée par Porphyre.
  1. On ne laisse pas de savoir qu’il était né à Lycopolis, ville d’Égypte. Eunapius in Plotino.
  2. Κυλιακῇ δὲ νόσω πολλάκις καταπονούμενος οὖτε κλυστήρος ἐνέσχετο, οὐκ εἶναι πρὸς τοῦ πρεσβυτέρου λέγων ὑπομένειν τὰς τοιαύτας θεραπείας. Preindè cùm sapè colico vexaretur morbo, semper clysteros renuit negans decere sexam curationes ejusmodi. Porphyr. in vitâ Plotini, pag. i. Au lieu de colico, le traducteur eût dû dire cæliaco.
  3. En 243.

(A) Il ne voulut jamais se laisser peindre.] Son disciple Amélius l’en pria inutilement : N’est-ce pas assez, lui répondit-on, de traîner partout avec nous cette image dans laquelle la nature nous a enfermés ; croyez-vous encore qu’il faille transmettre aux siècles futurs une image de cette image, comme un spectacle digne de leur attention [1] ? Qu’il y a de grandeur dans cette pensée ! il n’y a que de petites âmes qui le puissent contester. Madame Deshoulières a fait des vers admirables sur la vanité qui porte les hommes à se faire peindre [2]. L’élévation et la profondeur de sa morale est incomparable. Une dame qui pense si noblement devait paraître dans le siècle de Plotin ; le nôtre n’en était point digne : on rampe trop aujourd’hui ; on fait trop de cas du corps et des biens de la fortune. On ne voit plus de Plotins. Madame Deshoulières elle-même a succombé à l’envie d’être peinte [3] : elle a senti du plaisir en se voyant rajeunie par le pinceau de mademoiselle Chéron, et en songeant qu’elle ne serait pas inconnue par cet endroit-là, lorsqu’elle ne serait plus. Voici ce qu’elle dit de la demoiselle qui l’a peinte.

Elle me rend enfin mes premières couleurs ;
Par son art la race future
Connaîtra les présens que me fit la nature :
Et je puis espérer qu’avec un tel secours,
Tandis que j’errerai sur les sombres rivages,
Je pourrai faire encor quelque honneur à nos jours.
Oui, je puis m’en flatter : plaire et durer toujours
Est le destin de ses ouvrages.

Rajeunir en peinture et en effigie, c’est peu de chose, me dira-t-on ; avoir de la joie de s’imaginer que les siècles à venir n’ignoreront pas qu’on a été jeune et belle, c’est se contenter d’un honneur bien chimérique, me dira-t-on encore. Mais qui le sait mieux que la dame dont je parle ; et n’est-ce pas de là qu’elle tire le fin de sa réflexion ? Voici les derniers vers de son poëme.

Hé ! comment pourrais-je prétendre
De guérir les mortels de cette vieille erreur,
Qu’ils aiment jusqu’à la fureur,
Si moi qui la condamne ai peine à m’en défendre ?
Ce portrait dont Apelle aurait été jaloux,
Me remplit malgré moi de la flatteuse attente
Que je ne saurais voir dans autrui sans courroux.
Faible raison que l’homme vante !
Voilà quel est le fonds qu’on peut faire sur vous ?
Toujours vains, toujours faux, toujours pleins d’injustices,
Nous crions dans tous nos discours
Contre les passions, les faiblesses, les vices
Où nous succombons tous les jours.

Cela donne un grand relief au triomphe que Plotin remporta sur la faiblesse générale ; et tous les vrais philosophes doivent avoir de la joie qu’on si beau triomphe ait été réservé pour un de leurs grands héros. Plotin fut peint, je l’avoue ; mais il men out rien ; Amélius mena un excellent peintre dans l’auditoire. Ce peintre regarde Plotin, autant qu’il voulut, et le peignit d’après l’image qu’il s’en était faite dans son cerveau : le portrait fut très-ressemblant ; Amélius avait pris la peine de faire corriger tous les traits qui avaient besoin d’être retouchés [4]. Autre triomphe de Plotin. Il ne voulut jamais dire ni le jour ni le mois de sa naissance [5]. C’est qu’il ne souhaitait point qu’on la célébrât avec des festins, et des sacrifices. Il ne manquait pas de célébrer de cette manière celle de Socrate et celle de Platon [6]. N’était-ce pas se détacher des fumées d’un renom immortel ?

Incertain si je trouverai une occasion plus naturelle d’employer une remarque que j’ai lue dans Le Furetiériana, je la mets ici à bon compte. « On reconnaît aisément les femmes coquettes à la manière de s’habiller, au monde qu’elles reçoivent chez elles, à leurs domestiques, à leur façon de parler ; mais on les reconnaît aussi au nombre des copies qu’elles font faire de leurs portraits. Une de ces femmes s’étant fait peindre un jour par mademoiselle le Hay, elle fit faire cinq copies de son portrait. Eh ! mon Dieu, dit un cavalier, pourquoi cette femme fait-elle faire tant de portraits ? Quoniàm multiplicatæ sunt iniquitates ejus, dit agréablement mademoiselle le Hay [7] *. »
  1. Οὐ γὰρ ἀρκεῖ φέρειν ὃ ἡ φύσις εἴδωλον ἡμῖν περιτέθεικεν, ἀλλὰ καὶ εἰδώλου εἴδωλον συγχωρεῖν αὐτὸν ἀξιοῦν πολυχρονιώτερον καταλιπεῖν ὡς δή τι τῶν ἀξιοθεάτων ἔργων. Quasi verò non satis hanc imaginem ferre sit quam natura nobis ad initio circumdedit : etiam censes imaginis hujus imaginem diuturniorem insuper posteris ut opus, spectaculo dignum relinquendum ? Porphyr. in vitâ Plotini, init.
  2. Ils sont dans le Mercure Galant du mois de novembre 1693.
  3. Quand j’écrivais ceci elle était encore en vie. Elle est morte le 17 de février 1694.
  4. Idem Porphyr., in Vitâ Plotini, pag. 2, C.
  5. Voyez Porphyre, dans la Vie de Plotin.
  6. Voyez la même Vie.
  7. Furetiériana, p. 171, édition de Hollande. Leclerc dit que Bayle aurait dû remarquer que la personne dont il est question dans le Furetiériana, sous le nom de mademoiselle le Hay, n’est autre que mademoiselle Chéron, auteur des vers cités dans cette remarque (A). Mademoiselle Chéron, à l’âge de soixante ans, avait épousé M. le Hay, ingénieur du roi, et à peu près du même âge qu’elle.

(B) Il refusa de se servir de plusieurs choses qui passaient pour fort utiles à la santé.] Il ne se servit jamais ni de préservatifs, ni de bains, ne mangea pas même de la chair de bêtes privées [1]. Il mangeait peu, et il se privait souvent du pain ; ce qui, avec la forte méditation de son âme, était cause qu’il ne dormait guère [2].

  1. Οὔτε τὰς θηριακὰς ἀντιδότους λαβεῖν ὑπέμεινε, μη δὲ τῶν ἡμέρων ζῴων τὰς ἐκ τοῦ σώματος τροφὰς προσίεσθαι λέγων, λουτροῦ δὲ ἀπεχόμενος Neque theriaca antidota unquàm accepit, cum nec ex animalium quoque mansuetorum corporibus capere escam se diceret. Abstinebat et balneis Porphyr., in vitâ Plotini, pag. i.
  2. Idem, pag. 6, sub fin.

(C) Il fallut que Plotin, pour traiter plus exactement les choses, composât des livres.] Il est presque impossible de vider aucune question par de simples conférences, ou par des disputes de vive voix. On donne et l’on prend aisément le change, et l’on oublie le commencement avant que d’être à la fin. Je ne m’étonne donc pas que Porphyre réduisît son maître à la nécessité de s’expliquer par écrit. Plotin demeura d’accord que c’était le vrai moyen d’instruire à fond un disciple ; mais il trouvait aussi fort nécessaire qu’avant qu’il mît la main à la plume, il entendît les objections et battît le fer dans des conférences. C’est ce qu’il répondit à un homme qui se plaignait des fréquentes interrogations et répliques de Porphyre. Nisi dubitationes interrogante Porphyrio dissolvamus, commentario ratione perpetuâ quioquam in librum non valebimus [1]. Il disputa trois jours de suite sur les doutes que Porphyre lui proposait touchant la manière dont notre âme est unie au corps.

  1. Porphyr., in Vitâ Plotini, pag. 6.

(D) Ses écrits sont divisés en six enneades, et roulent sur des matières bien abstraites.] C’est à Porphyre que l’on doit attribuer l’arrangement, la division et le titre des ouvrages de Plotin. Ils regardent presque tous la métaphysique la plus guindée, et il semble qu’en certains points ce philosophe ne s’éloignait pas beaucoup du spinosisme. Il n’y a presque point de siècle où le sentiment de Spinosa n’ait été enseigné. Cet impie n’a que le malheureux avantage d’être le premier qui l’ait réduit en système selon la méthode géométrique. Que voulait dire Plotin quand il fit deux livres pour prouver, Unum et idem ubique totum simul adesse [1]  ? N’était-ce pas enseigner que l’Être qui est partout est une seule et même chose ? Spinosa n’en demande pas davantage. Plotin examine dans un autre livre s’il n’y en a qu’une seule : Utràm omnes animæ una sint. Il s’appliquait beaucoup à l’étude des idées ; il fit un livre pour examiner s’il y a des idées des choses singulières, et un autre où il prouvait que les objets intellectuels ne sont pas hors de l’entendement, ὅτι οὐκ ἔξω τοῦ νοῦ τὰ νοητὰ quod intelligibilia non sint extrà intellectum.

  1. Τὸ ὄν πανταχοῦ ὅλον εἶναι ἓν καὶ ταὐτὸ. Porphyr. pag. 4, C.

(E)On y remarque trois sortes d’âges de l’esprit de leur auteur.] Les premiers et les derniers livres qu’il composa sont fort au-dessous des autres. On voit dans les premiers une force qui n’a pas encore toute sa crue, et dans les derniers une force qui n’a plus toute sa crue. C’est dans les écrits du milieu qu’on voit une force montée au plus haut degré. Voilà donc trois ordres de livres : il y en a vingt-un dans le premier, vingt-quatre dans le second, neuf dans le dernier. De ces neuf, les cinq premiers étaient moins faibles que les quatre autres ; tant il est vrai, généralement parlant, que l’esprit passe par les mêmes vicissitudes que le corps : on connaît l’âge d’un auteur aux traits de sa plume, presque aussi facilement qu’aux traits du visage [1]. Voici les paroles de Porphyre, selon la traduction latine. Quemadmodùm verò conscripti sunt alii alii quidem in cetate prima, alii verò in ipso vigore vitæ : alii deniquè defesso jam corpore, sic fermè libri vim similem ipsi declarant. Primi namque unus atque viginti, si cùm proximè sequentibus conferantur, leviorem vim habere videntur, nondùm satis constans robur habentem. Qui verò medio tempore compositi sunt, virtutis florem præferunt ad summum usquè vigentem. Talesque sunt quatuor et viginti (exceptis quibusdam paucis) perfectissimi. Ultimi deniquè novem remissiorem jam referunt facultatem ; idque postremi quatuor magis quàm antecedentes quinque declarant. Cette traduction est de Marsile Ficin. Ce docte personnage n’eut pas plus tôt achevé de traduire Platon, qu’il sut de Jean Pic, comte de la Mirandole, que Cosme de Médicis souhaitait la traduction de Plotin. Marsile ignorait cela, parce que Cosme n’avait pas voulu lui demander tout à la fois la version de ces deux auteurs, et qu’il avait trouvé plus raisonnable de lui faire connaître son désir touchant Plotin, après que la traduction de Platon aurait été achevée. Marsile entreprit ce nouveau travail, et en vint à bout. Il a non-seulement traduit Plotin, mais il a fait aussi des sommaires et des analyses sur chaque livre [2]. C’est ce qu’on nomme les Commentaires de Marsile Ficin. Ce mot est trompeur en cette rencontre ; car on s’attend à voir des notes critiques sur le texte grec, et des explications sur les passages difficiles et sur les pensées enveloppées de l’auteur : voilà ce que l’on entend par commentaire. Ici la signification de ce mot est toute autre. J’ai cru ne devoir pas laisser mon lecteur dans les ténèbres de cette équivoque, comme M. Moréri l’y a laissé.

  1. M. Baillet, au Ier tome des Jugemens des Savans, pag. 351 et suiv. rapporte beaucoup de choses curieuses sur ceci.
  2. On réimprima sans le grec sa Version latine et ses Commentaires, à Bâle, l’an 1559, in-folio.

(F) Ses manières en composant tenaient beaucoup de la singularité qui lui était propre.] Il ne relisait jamais ce qu’il avait composé ; il formait mal les lettres, et ne distinguait point les syllabes ; il n’avait nulle exactitude pour l’orthographe ; toute son attention était sur les choses, et sur les pensées ; il persévéra toute sa vie dans ce train. Mais voici une chose bien

admirable. Sa méditation était si forte, qu’il rangeait dans sa tête tout un ouvrage depuis le commencement jusqu’à la fin ; et il suivait si exactement ce qu’il avait médité qu’il n’y changeait rien en écrivant. On eût dit que l’original intérieur de son ouvrage était la règle de sa plume, avec la même ponctualité qu’un original écrit est la règle d’un copiste. Il ne perdait point de vue sa méditation lorsqu’on venait l’interrompre pour quelque affaire ; il transportait son esprit sur cette affaire, il la traitait, il la terminait sans se détacher des idées de son ouvrage ; de sorte qu’après le départ de ceux qui l’avaient interrompu, il n’avait point besoin de lire les dernières lignes de son écrit, afin de savoir par où il fallait reprendre le fil. Les idées avaient toujours continué d’être présentes : il continuait donc d’écrire sans chercher sur le papier, où il en était demeuré ; et il faisait les liaisons tout comme s’il ne fût point sorti de sa place [1].
  1. Voyez Porphyre, in Vitâ Plotini.

(G) Je dirai… comment on a prétendu que les sortiléges de cet homme furent repoussés.] Il éprouva que ses maléfices retombaient sur lui-même, ce qui l’obligea d’avouer à ses amis que Plotin avait une âme douée d’une extrême force, puisqu’elle faisait réfléchir sur ses ennemis les traits qu’ils lui décochaient. Ce qu’il y a de plus admirable, est que Plotin s’aperçut des machinations magiques que l’on tramait contre lui, et de l’effet qu’elles produisirent sur leur propre auteur. Dans ce moment, disait-il à ses amis, le corps d’Olympius est plissé comme une bourse ; ses membres se froissent les uns sur les autres. Porphyre, qui donne cela pour un fait constant, tâche de le persuader par cette supposition : il dit que Plotin était sous la protection d’un génie supérieur à celui des autres hommes, et que ce génie n’était point de ceux que l’on appelait démons, mais de ceux qu’on appelait dieux. Il conte qu’un prêtre d’Égypte évoqua dans le temple d’Isis, à Rome, l’esprit familier de Plotin en présence de Plotin même, et qu’il reconnut que l’esprit qui se présenta était un dieu, et non pas un simple démon ; que tout aussitôt il félicita Plotin de cette excellente prérogative [1] ; qu’on se préparait à questionner cet esprit, mais qu’il disparut incontinent, à cause qu’un ami commun, qu’on avait mené à ce spectacle, étouffa les oiseaux qu’on lui avait donnés à garder. Plotin, sachant que son esprit familier était d’un ordre si éminent, portait avec plus d’application vers lui la vue de son entendement. Il composa même un livre touchant les esprits familiers, dans lequel il rechercha soigneusement la cause de leurs différences. Je remarque toutes ces choses pour deux raisons : la première, afin que l’on voie ici un petit échantillon de la doctrine platonique touchant les génies : la seconde, afin que l’on sache que le dogme de l’ange gardien dont on parle tant dans la communion de Rome, et qui est un dogme de pratique, et accompagné de tout l’attirail de culte de religion, est beaucoup plus ancien que la religion chrétienne. Il n’y a point de système plus propre à faire faire fortune à la doctrine des platoniciens bien et dûment rectifiée, que celui des causes occasionnelles. Je ne sais ce qui en arrivera ; mais il me semble que tôt ou tard on sera contraint d’abandonner les principes mécaniques, si on ne leur associe les volontés de quelques intelligences ; et franchement il n’y a point d’hypothèse plus capable de donner raison des événemens, que celle qui admet une telle association. Je parle surtout des événemens qu’on appelle casuels, fortune, bonheur, malheur ; toutes choses qui ont sans doute leurs causes réglées et déterminées par des lois générales que nous ne connaissons pas, mais qui assez vraisemblablement ne sont que des causes occasionnelles, semblables à celles qui font agir notre âme sur notre corps. Voyez la savante dissertation de M. Dodwel, sur le génie, ou sur la fortune des empereurs [2]. Pour revenir à Plo- tin, il faut dire que la supériorité de son génie tutélaire la remplit d’une extrême confiance. Amélius le priant d’assister à ses dévotions, je veux dire aux sacrifices qu’il offrait dans des jours de solennités : C’est à eux, répondit Plotin, à venir à moi, et non pas à moi d’aller à eux. Personne ne comprit le raison d’une si fière réponse, et n’osa la lui demander [3]. Vit-on jamais une théologie plus cavalière ?

  1. Μακάριος εἶ θεὸν ἔχων τὸν δαίμονα, καὶ οὐ τοῦ ὑφειμένου γένους τὸν συνόντα. Beates es, ô Plotine, qui habeas pro dæmone deum neque ex inferiore genere sis ducem sortitus familiarem. Porphyr. ibid.
  2. Prælect. II, ad Spartiani Hadrianum, pag. 174 et seq.
  3. Ἐκείνους δεῖ πρὸς ἐμὲ ἔρχεσθαι, οὐκ ἐμὲ πρὸς ἐκείνους. τοῦτο δὲ ἐκ ποίας διανοίας οὕτως ἐμεγαληγόρησεν οὔτ’ αὐτοὶ συνεῖναι δεδυνήμεθα, οὔτ' αὐτὸν ἐρέσθαι ἐτολμήσαμεν. Illos decet ad me illos accedere. Quâ verò mente tam excelsâ de se loqueretur neque intelligere ipsi potuimus, neque ausi sumus interrogare. Porphyr. in vita Plotini.

(H) Je toucherai quelque chose… de la sagacité surprenante qu’on attribue à Plotin.] Une veuve [1] fort honnête femme, qui demeurait chez lui avec ses enfans, avait perdu un collier. Plotin fit venir tous les domestiques, et les ayant bien considérés, voilà le voleur du collier, dit-il, en montrant l’un d’eux. Celui-ci nia nonobstant les coups de fouet qu’il eut à souffrir ; mais enfin il confessa, et rendit le vol. Il prédisait admirablement la destinée de ses écoliers : il jugea que Polémon serait d’un tempérament amoureux, et ne vivrait pas longtemps. On vit arriver ces deux choses. Porphyre avait formé le dessein de se tuer ; Plotin le devina, et le fut trouver tout à l’heure, et le détourna de cette pensée [2]. Au reste, quoique Plotin eût fort étudié l’astrologie, il ne s’arrêta point à ses prédictions [3] : il en connut la vanité, et il réfuta souvent les astrologues.

  1. Elle s’appelait Chione.
  2. Porphyr., pag. 8.
  3. Idem, pag. 10.

(I) Longin avoue qu’il y trouvait de grandes obscurités.] Il cherchait avec empressement tous les livres de Plotin, et pour les avoir bien corrects, il pria Porphyre de lui communiquer son exemplaire ; mais en même temps il lui écrivit ce que l’on va lire. Hoc equidem tùm præsenti, tùm procul absenti, tùm habitanti Tyrum semper significavi, me scilicet non multa admodùm Plotini librorum argumente capore : ipsam verò scribendi formam intelligentiarumque frequentiam et quæstionum dispositionem admodùm philosophicam me amare suprà modum atque venerari [1]. À cet ongle on connaît le lion. Ce seul trait témoigne le discernement exquis, la pénétration judicieuse de Longin. On ne peut nier que la plupart des matières que ce philosophe examine ne soient incompréhensibles : cependant on découvre dans ses ouvrages un génie fort élevé, fécond, vaste, et une méthode serrée de raisonnement. Si Longin avait été un faux critique, s’il n’avait point eu l’esprit grand et beau, il se fût moins aperçu des ténèbres de Plotin. Ceci n’est nullement un paradoxe. Il n’y a point de gens qui se plaignent moins de l’obscurité d’un livre, que ceux qui ont l’esprit confus et embarrassé, et une pénétration bornée.

  1. Idem, Porphyr., in Vitâ Plotini, p. 10.

(K) On apprit des nouvelles tout-à-fait avantageuses du bon état de son âme.] Apollon se trouva la verve si échauffée quand Amélius le consulta sur le sort de son défunt maître, qu’il lui fit une réponse qui contient une cinquantaine de vers. Voici le précis de l’exposition que Porphyre en donne. Apollon déclare que Plotin avait été pacifique, débonnaire, vigilant ; qu’il avait continuellement élevé son âme pure vers Dieu ; qu’il s’était détaché de cette misérable vie autant qu’il lui avait été possible ; et que s’élevant avec toutes les forces de son âme, et par tous les degrés que Platon enseigne, vers cette divinité suprême qui surpasse tout entendement, il en avait été éclairé ; il avait joui de la vision de cet être souverain sans l’entremise des idées, mais en lui-même, et selon cette nature qui est au-dessus de toute intelligence : Ἐφάνη ἐκεῖνος ὁ μήτε μορφὴν τινα ἰδέαν ἔχων, ὑπὲρ δὲ νοῦν καὶ πᾶν τὸ νοητὸν ἱδρυμένος. Deus ille nec formam nec ideam aliquam habens, sed uper intellectum universumque intelligibile in se ipso consistens [1]. Porphyre prend là un peu d’haleine, pour nous dire qu’il a été une fois dans sa vie honoré de cette vision à l’âge de 68 ans, que le but auquel Plotin dirigeait toutes ses pensées était de s’unir au grand Dieu qui remplit tout l’univers ; et qu’il était parvenu quatre fois à cette fin, non en puissance seulement, mais par une efficace ineffable, pendant les six ans que lui Porphyre l’avait fréquenté [2]. Ne voilà-t-il pas la voie unitive dont les mystiques mous parlent tant ? Ne peut-on pas les accuser d’être plagiaires des platoniciens ? Ne voit-on pas aussi dans cet endroit les semences du quiétisme ? Mais rétournons à l’oracle. Plotin avait eu cet avantage, que lorsqu’il sortait du droit chemin, les dieux le reconduisaient en le remplissant de leur lumière ; si bien qu’on avait pu dire qu’il avait composé ses ouvrages à la lueur des rayons célestes qui éclairaient son esprit. Voilà pour ce qui regarde cette vie. Après sa mort il était allé à l’assemblée des bienheureux, où règne la charité, la joie et l’amour d’union de Dieu ; il avait été chez les trois juges de l’autre monde, Minos, Rhadamanthe, Éacus, non pas pour y rendre compte de ses actions, mais pour converser avec eux, et avec les autres divinités qui les vont voir : en un mot il jouissait de la vie bienheureuse. Je ne fais point excuse de la trop grande prolixité de ces remarques. Je suppose qu’on sera bien aise de voir rassemblé en un même lieu, non-seulement ce qui concerne la personne de Plotin, mais aussi ce qui concerne ses dogmes, autant qu’une idée générale le demande.

  1. Porphyr., in Vitâ Plotini.
  2. Τέλος γὰρ αὐτῷ καὶ σκοπός ἦν, τὸ ἑνωθῆναι καὶ πελᾶσαι τῷ ἐπὶ πᾶσι θεῷ. ἔτυχε δὲ τετράκις που, ὅτε συνήμεν αὐτῷ, τοῦ σκοποῦ τούτου, ἐνεργείᾳ ἀῤῥήτῳ, καὶ οὐ δυνάμει Finis namque Plotino signumque erat quo aciem mentis intenderet propinquare conjungique ipsi Deo omnibus ubique præsenti : quater autem dum cum ipso versarer hunc finem est assecutus, non potentiâ duntaxat, inquam, sed actu quodam ineffabili consecutus. Idem, ibid.

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