Aller au contenu

Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/Z

La bibliothèque libre.


Dictionnaire philosophique
1764



ZÈLE.

Celui de la religion est un attachement pur et éclairé au maintien et au progrès du culte qu’on doit à la Divinité ; mais quand ce

zèle est persécuteur, aveugle, et faux, il devient le plus grand fléau de l’humanité.

Voici comme l’empereur Julien parle du zèle des chrétiens de son temps : « Les galiléens, dit-il[1], ont souffert sous mon prédécesseur l’exil et les prisons ; on a massacré réciproquement ceux qui s’appellent tour à tour hérétiques. J’ai rappelé leurs exilés, élargi leurs prisonniers : j’ai rendu leurs biens aux proscrits, je les ai forcés de vivre en paix ; mais telle est la fureur inquiète des galiléens, qu’ils se plaignent de ne pouvoir plus se dévorer les uns les autres. »

Ce portrait ne paraîtra point outré, si l’on fait seulement attention aux calomnies atroces dont les chrétiens se noircissaient réciproquement. Par exemple, saint Augustin[2] accuse les manichéens de contraindre leurs élus à recevoir l’eucharistie après l’avoir arrosée de semence humaine. Avant lui, saint Cyrille de Jérusalem[3] les avait accusés de la même infamie en ces termes : « Je n’oserais dire en quoi ces sacriléges trempent leurs ischas qu’ils donnent à leurs malheureux sectateurs, qu’ils exposent au milieu de leur autel, et dont le manichéen souille sa bouche et sa langue. Que les hommes pensent à ce qui a coutume de leur arriver en songe, et les femmes dans le temps de leurs règles. » Le pape saint Léon, dans un de ses sermons[4], appelle aussi le sacrifice des manichéens la turpitude même. Enfin Suidas[5] et Cedrenus[6] ont encore enchéri sur cette calomnie, en avançant que les manichéens faisaient des assemblées nocturnes où, après avoir éteint les flambeaux, ils commettaient les plus énormes impudicités.

Observons d’abord que les premiers chrétiens furent accusés des mêmes horreurs qu’ils imputèrent depuis aux manichéens, et que la justification des uns peut également s’appliquer aux autres. Afin d’avoir des prétextes de nous persécuter, disait Athénagore dans son apologie pour les chrétiens[7], on nous accuse de faire des festins détestables et de commettre des incestes dans nos assemblées. C’est un vieux artifice dont on a usé de tout temps pour faire périr la vertu. Ainsi Pythagore fut brûlé avec trois cents de ses disciples, Héraclite chassé par les Éphésiens, Démocrite par les Abdéritains, et Socrate condamné par les Athéniens.

Athénagore fait voir ensuite que les principes et les mœurs des chrétiens suffisaient seuls pour détruire les calomnies qu’on répandait contre eux ; les mêmes raisons militent en faveur des manichéens. Pourquoi, d’ailleurs, saint Augustin, qui est si affirmatif dans son livre des Hérésies, est-il réduit dans celui des Mœurs des manichéens, en parlant de l’horrible cérémonie dont il s’agit, à dire simplement[8] : On les en soupçonne.... Le monde a cette opinion d’eux.... S’ils ne font pas ce qu’on leur impute.... La renommée publie beaucoup de mal d’eux ; mais ils soutiennent que ce sont des mensonges ?

Pourquoi ne pas soutenir en face cette accusation dans sa dispute contre Fortunat, qui l’en sommait en public et en ces termes : Nous sommes accusés de faux crimes ; et comme Augustin a assisté à notre culte, je le prie de déclarer devant tout le peuple si ces crimes sont véritables ou non ? Saint Augustin répond : Il est vrai que j’ai assisté à votre culte ; mais autre est la question de la foi, autre celle des mœurs ; et c’est celle de la foi que j’ai proposée. Cependant, si les personnes qui sont présentes aiment mieux que nous agitions celle de vos mœurs, je ne m’y opposerai pas.

Fortunat, s’adressant à l’assemblée : Je veux, dit-il, avant toutes choses, être justifié dans l’esprit des personnes qui nous croient coupables, et qu’Augustin témoigne à présent devant vous, et un jour devant le tribunal de Jésus-Christ, s’il a jamais vu, ou s’il sait, de quelque manière que ce soit, que les choses qu’on nous impute se commettent parmi nous. Saint Augustin répond encore : Vous sortez de la question ; celle que j’ai proposée roule sur la foi, et non sur les mœurs. Enfin, Fortunat continuant à presser saint Augustin de s’expliquer, il le fait en ces termes : Je reconnais que dans la prière où j’ai assisté, je ne vous ai vus commettre rien d’impur.

Le même saint Augustin, dans son livre de l’Utilité de la foi[9], justifie encore les manichéens. « Dans ce temps-là, dit-il à son ami Honorat, lorsque j’étais engagé dans le manichéisme, j’étais encore plein du désir et de l’espérance d’épouser une belle femme, d’acquérir des richesses, de parvenir aux honneurs, et de jouir des autres voluptés pernicieuses de la vie. Car lorsque j’écoutais avec assiduité les docteurs manichéens, je n’avais pas encore renoncé au désir et à l’espérance de toutes ces choses. Je n’attribue pas cela à leur doctrine : car je dois leur rendre ce témoignage qu’ils exhortent soigneusement les hommes à se préserver de ces mêmes choses. C’est donc là ce qui m’empêchait de m’attacher tout à fait à la secte, et ce qui me retenait dans le rang de ceux qu’ils appellent auditeurs. Je ne voulais pas renoncer aux espérances et aux affaires du siècle. » Et dans le dernier chapitre de ce livre, où il représente les docteurs manichéens comme des hommes superbes, qui avaient l’esprit aussi grossier qu’ils avaient le corps maigre et décharné, il ne dit pas un mot de leurs prétendues infamies.

Mais sur quelles preuves étaient donc fondées ces imputations ? La première qu’allègue saint Augustin, c’est que ces impudicités étaient une suite du système de Manichée sur les moyens dont Dieu se sert pour arracher aux princes des ténèbres les parties de sa substance. Nous en avons parlé à l’article Généalogie[10] ; ce sont des horreurs que l’on se dispense de répéter. Il suffit de dire ici que le passage du septième livre du Trésor de Manichée, que saint Augustin cite en plusieurs endroits, est évidemment falsifié. L’hérésiarque dit, si nous l’en croyons, que ces vertus célestes qui se transforment tantôt en beaux garçons, et tantôt en belles filles, sont Dieu le père lui-même. Cela est faux. Manès n’a jamais confondu les vertus célestes avec Dieu le père. Saint Augustin, n’ayant pas compris l’expression syriaque d’une vierge de lumière pour dire une lumière vierge, suppose que Dieu fait voir aux princes des ténèbres une belle fille vierge pour exciter leur ardeur brutale ; il ne s’agit point du tout de cela dans les anciens auteurs, il est question de la cause des pluies.

Le grand prince, dit Tirbon cité par saint Épiphane[11] fait sortir de lui-même dans sa colère des nuages noirs qui obscurcissent tout le monde ; il s’agite, se tourmente, se met tout en eau, et c’est là ce qui fait la pluie, qui n’est autre chose que la sueur du grand prince. Il faut que saint Augustin ait été trompé par une traduction ou plutôt par quelque extrait infidèle du Trésor de Manichée, dont il n’a cité que deux ou trois passages. Aussi le manichéen Secundinus lui reprochait-il de n’entendre rien aux mystères de Manichée, et de ne les combattre que par de purs paralogismes. Comment d’ailleurs, dit le savant M. de Beausobre, que nous abrégeons ici[12], saint Augustin aurait-il pu demeurer tant d’années dans une secte où l’on enseignait publiquement de telles abominations ? Et comment aurait-il eu le front de la défendre contre les catholiques ?

De cette preuve de raisonnement, passons aux preuves de fait et de témoignage alléguées par saint Augustin, et voyons si elles sont plus solides. » On dit, continue ce Père[13], que quelques-uns d’eux ont confessé ce fait dans des jugements publics, non-seulement dans la Paphlagonie, mais aussi dans les Gaules, comme je l’ai ouï dire à Rome par un certain catholique. »

De pareils ouï-dire méritent si peu d’attention que saint Augustin n’osa en faire usage dans sa conférence avec Fortunat, quoiqu’il y eût sept à huit ans qu’il avait quitté Rome ; il semble même avoir oublié le nom du catholique de qui il les tient. Il est vrai que dans son livre des Hérésies, le même saint Augustin parle des confessions de deux filles, nommées l’une Marguerite et l’autre Eusébie, et de quelques manichéens qui, ayant été découverts à Carthage et menés à l’église, avouèrent, dit-on, l’horrible fait dont il s’agit.

Il ajoute qu’un certain Viator déclara que ceux qui commettaient ces infamies s’appelaient catharistes ou purgateurs ; et qu’interrogés sur quelle écriture ils appuyaient cette affreuse pratique, ils produisaient le passage du Trésor de Manichée, dont on a démontré la falsification. Mais nos hérétiques, bien loin de s’en servir, l’auraient hautement désavoué comme l’ouvrage de quelque imposteur qui voulait les perdre. Cela seul rend suspects tous ces actes de Carthage que Quod-vult-Deus avait envoyés à saint Augustin ; et ces misérables, découverts et conduits à l’église, ont bien la mine d’être des gens apostés pour avouer tout ce qu’on voulait qu’ils avouassent.

Au chapitre xlvii de la Nature du bien, saint Augustin avoue que, lorsqu’on reprochait à nos hérétiques les crimes en question, ils répondaient qu’un de leurs élus, déserteur de leur secte, et devenu leur ennemi, avait introduit cette énorme pratique. Sans examiner si cette secte que Viator nommait des catharistes était réelle, il suffit d’observer ici que les premiers chrétiens imputaient de même aux gnostiques les horribles mystères dont ils étaient accusés par les Juifs et par les païens ; et si cette apologie est bonne dans leur bouche, pourquoi ne le serait-elle pas dans celle des manichéens ?

C’est cependant ces bruits populaires que M. de Tillemont, qui se pique d’exactitude et de fidélité, ose convertir en faits certains.

Il assure[14] qu’on avait fait avouer ces infamies aux manichéens dans des jugements publics en Paphlagonie, dans les Gaules, et diverses fois à Carthage.

Pesons aussi le témoignage de saint Cyrille de Jérusalem, dont le rapport est tout différent de celui de saint Augustin ; et considérons que le fait est si incroyable et si absurde qu’on aurait peine à le croire quand il serait attesté par cinq ou six témoins qui l’auraient vu, et qui l’affirmeraient avec serment. Saint Cyrille est seul, il ne l’a point vu, il l’avance dans une déclamation populaire où il se donne la licence[15] de faire tenir à Manichée, dans la conférence de Cascar, un discours dont il n’y a pas un mot dans les Actes d’Archélaüs, comme M. Zaccagni[16] est obligé d’en convenir ; et l’on ne saurait alléguer, pour la défense de saint Cyrille, qu’il n’a pris que le sens d’Archélaüs et non les termes : car ni les termes, ni le sens, rien ne s’y trouve. D’ailleurs, le tour que prend ce Père paraît être celui d’un historien qui cite les propres paroles de son auteur.

Cependant, pour sauver l’honneur et la bonne foi de saint Cyrille, M. Zaccagni, et après lui M. de Tillemont, supposent, sans aucune preuve, que le traducteur ou le copiste ont omis l’endroit des Actes allégué par ce Père ; et les journalistes de Trévoux ont imaginé deux sortes d’Actes d’Archélaüs, les uns authentiques, que Cyrille a copiés, les autres supposés dans le ve siècle par quelque nestorien. Quand ils auront prouvé cette supposition, nous examinerons leurs raisons.

Venons enfin au témoignage du pape Léon touchant les abominations manichéennes. Il dit dans ses sermons[17] que les troubles survenus en d’autres pays avaient jeté en Italie des manichéens dont les mystères étaient si abominables qu’il ne pouvait les exposer aux yeux du public sans blesser l’honnêteté ; que pour les connaître il avait fait venir des élus et des élues de cette secte dans une assemblée composée d’évêques, de prêtres et de quelques laïques, hommes nobles ; que ces hérétiques avaient découvert beaucoup de choses touchant leurs dogmes et les cérémonies de leur fête, et avaient avoué un crime qu’il ne pouvait leur dire, mais dont on ne pouvait douter après la confession des coupables : savoir, d’une jeune fille qui n’avait que dix ans, de deux femmes qui l’avaient préparé pour l’horrible cérémonie de la secte, du jeune homme qui en avait été complice, de l’évêque qui l’avait ordonnée et qui y avait présidé. Il renvoie ceux de ses auditeurs qui en voudront savoir davantage aux informations qui avaient été faites, et qu’il communiqua aux évêques d’Italie dans sa seconde lettre.

Ce témoignage paraît plus précis et plus décisif que celui de saint Augustin ; mais il n’est rien moins que suffisant pour prouver un fait démenti par les protestations des accusés, et par les principes certains de leur morale. En effet, quelles preuves a-t-on que les personnes infâmes interrogées par Léon n’ont pas été gagnées pour déposer contre leur secte ?

On répondra que la piété et la sincérité de ce pape ne permettront jamais de croire qu’il ait procuré une telle fraude. Mais si, comme nous l’avons dit à l’article Reliques, le même saint Léon a été capable de supposer que des linges, des rubans qu’on a mis dans une boîte, et que l’on a fait descendre dans le sépulcre de quelques saints, ont répandu du sang quand on les a coupés ; ce pape dut-il se faire aucun scrupule de gagner ou de faire gagner des femmes perdues et je ne sais quel évêque manichéen, lesquels, assurés de leur grâce, s’avoueraient coupables des crimes qui peuvent être vrais pour eux en particulier, mais non pour leur secte, de la séduction de laquelle saint Léon voulait garantir son peuple ? De tout temps les évêques se sont crus autorisés à user de ces fraudes pieuses, qui tendent au salut des âmes. Les écrits supposés et apocryphes en sont une preuve, et la facilité avec laquelle les Pères ajoutaient foi à ces mauvais ouvrages fait voir que, s’ils n’étaient pas complices de la fraude, ils n’étaient pas scrupuleux à en profiter.

Enfin saint Léon prétend confirmer les crimes secrets des manichéens par un argument qui les détruit. Ces exécrables mystères, dit-il[18], qui plus ils sont impurs, plus on a soin de les cacher, sont communs aux manichéens et aux priscillianistes. C’est partout le même sacrilége, la même obscénité, la même turpitude. Ces crimes, ces infamies, sont les mêmes que l’on découvrit autrefois dans les priscillianistes, et dont toute la terre a été informée.

Les priscillianistes ne furent jamais coupables de ceux pour lesquels on les fit périr. On trouve dans les Œuvres de saint Augustin[19] le Mémoire instructif qui fut remis à ce Père par Orose, et dans lequel ce prêtre espagnol proteste qu’il a ramassé toutes les plantes de perdition qui pullulent dans la secte des priscillianistes ; qu’il n’en a pas oublié la moindre branche, la moindre racine ; qu’il expose au médecin toutes les maladies de cette secte, afin qu’il travaille à sa guérison. Orose ne dit pas un mot des mystères abominables dont parle Léon : démonstration invincible qu’il ne doutait pas que ce ne fussent de pures calomnies. Saint Jérôme[20] dit aussi que Priscillien fut opprimé par la faction, par les machinations des évêques Ithace et Idace. Parle-t-on ainsi d’un homme coupable de profaner la religion par les plus infâmes cérémonies ? Cependant Orose et saint Jérôme n’ignoraient pas ces crimes, dont toute la terre a été informée.

Saint Martin de Tours et saint Ambroise, qui étaient à Trêves quand Priscillien fut jugé, devaient en être également informés. Cependant ils sollicitèrent instamment sa grâce, et, n’ayant pu l’obtenir, ils refusèrent de communiquer avec ses accusateurs et leur faction. Sulpice Sévère rapporte l’histoire des malheurs de Priscillien. Latronien, Euphrosine, veuve du poëte Delphidius, sa fille, et quelques autres personnes, furent exécutés avec lui à Trêves, par les ordres du tyran Maxime et aux instances d’Ithace et d’Idace, deux évêques vicieux, et qui, pour prix de leur injustice, moururent dans l’excommunication, chargés de la haine de Dieu et des hommes.

Les priscillianistes étaient accusés comme les manichéens de doctrines obscènes, de nudité, et d’impudicités religieuses. Comment en furent-ils convaincus ? Priscillien et ses complices les avouèrent, à ce qu’on dit, dans les tourments. Trois personnes viles, Tertulle, Potamius et Jean, les confessèrent sans attendre la question. Mais l’action intentée contre les priscillianistes devait être fondée sur d’autres témoignages qui avaient été rendus contre eux en Espagne. Cependant les dernières informations furent rejetées par un grand nombre d’évêques, d’ecclésiastiques estimés ; et le bon vieillard Higimis, évêque de Cordoue, qui avait été le dénonciateur des priscillianistes, les crut dans la suite si innocents des crimes qu’on leur imputait qu’il les reçut à sa communion, et se trouva par là enveloppé dans la persécution qu’ils essuyèrent.

Ces horribles calomnies, dictées par un zèle aveugle, sembleraient justifier la réflexion qu’Ammien Marcellin[21] rapporte de l’empereur Julien : « Les bêtes féroces, dit-il, ne sont pas plus redoutables aux hommes que les chrétiens les sont les uns aux autres quand ils sont divisés de croyance et de sentiment. »

Ce qu’il y a de plus déplorable en cela, c’est quand le zèle est hypocrite et faux ; les exemples n’en sont pas rares. L’on tient d’un docteur de Sorbonne qu’en sortant d’une séance de la Faculté, Tournely, avec lequel il était fort lié, lui dit tout bas : « Vous voyez que j’ai soutenu avec chaleur tel sentiment pendant deux heures ; eh bien ! je vous assure qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que j’ai dit. »

On sait aussi la réponse d’un jésuite qui avait été employé vingt ans dans les missions du Canada, et qui, ne croyant pas en Dieu, comme il en convenait à l’oreille d’un ami, avait affronté vingt fois la mort pour la religion qu’il prêchait avec succès aux sauvages. Cet ami lui représentant l’inconséquence de son zèle : « Ah ! répondit le jésuite missionnaire, vous n’avez pas d’idée du plaisir que l’on goûte à se faire écouter de vingt mille hommes, et à leur persuader ce qu’on ne croit pas soi-même. »

On est effrayé de voir que tant d’abus et de désordres soient nés de l’ignorance profonde où l’Europe a été plongée si longtemps ; et les souverains qui sentent enfin combien il importe d’être éclairé deviennent les bienfaiteurs de l’humanité en favorisant le progrès des connaissances, qui sont le soutien de la tranquillité et du bonheur des peuples, et le plus solide rempart contre les entreprises du fanatisme.



ZOROASTRE[22].

Si c’est Zoroastre qui le premier annonça aux hommes cette belle maxime : « Dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi, » Zoroastre était le premier des hommes après Confucius.

Si cette belle leçon de morale ne se trouve que dans les cent Portes du Sadder[23], longtemps après Zoroastre, bénissons l’auteur du Sadder. On peut avoir des dogmes et des rites très-ridicules avec une morale excellente.

Qui était ce Zoroastre ? Ce nom a quelque chose de grec, et on dit qu’il était Mède. Les Parsis d’aujourd’hui l’appellent Zerdust, ou Zerdast, ou Zaradast, ou Zarathrust. Il ne passe pas pour avoir été le premier du nom. On nous parle de deux autres Zoroastres, dont le premier a neuf mille ans d’antiquité ; c’est beaucoup pour nous, quoique ce soit très-peu pour le monde.

Nous ne connaissons que le dernier Zoroastre.

Les voyageurs français Chardin et Tavernier nous ont appris quelque chose de ce grand prophète, par le moyen des Guèbres ou Parsis, qui sont encore répandus dans l’Inde et dans la Perse, et qui sont excessivement ignorants. Le docteur Hyde, professeur en arabe dans Oxford, nous en a appris cent fois davantage sans sortir de chez lui. Il a fallu que dans l’ouest de l’Angleterre il ait deviné la langue que parlaient les Perses du temps de Cyrus, et qu’il l’ait confrontée avec la langue moderne des adorateurs du feu.

C’est à lui surtout que nous devons ces cent Portes du Sadder, qui contiennent tous les principaux préceptes des pieux ignicoles.

Pour moi, j’avoue que je n’ai rien trouvé sur leurs anciens rites de plus curieux que ces deux vers persans de Sadi, rapportés par Hyde :

Qu’un Perse ait conservé le feu sacré cent ans,
Le pauvre homme est brûlé quand il tombe dedans.

Les savantes recherches de Hyde allumèrent, il y a peu d’années, dans le cœur d’un jeune Français[24], le désir de s’instruire par lui-même des dogmes des Guèbres.

Il fit le voyage des Grandes-Indes pour apprendre dans Surate, chez les pauvres Parsis modernes, la langue des anciens Perses, et pour lire dans cette langue le livre de ce Zoroastre si fameux, supposé qu’en effet il ait écrit.

Les Pythagore, les Platon, les Apollonius de Tyane, allèrent chercher autrefois en Orient la sagesse, qui n’était pas là. Mais nul n’a couru après cette divinité cachée, à travers plus de peines et de périls que le nouveau traducteur français des livres attribués à Zoroastre. Ni les maladies, ni la guerre, ni les obstacles renaissants à chaque pas, ni la pauvreté même, le premier et le plus grand des obstacles, rien n’a rebuté son courage.

Il est glorieux pour Zoroastre qu’un Anglais ait écrit sa vie au bout de tant de siècles, et qu’ensuite un Français l’ait écrite d’une manière tout différente. Mais ce qui est encore plus beau, c’est que nous avons, parmi les biographes anciens du prophète, deux principaux auteurs arabes, qui précédemment écrivirent chacun son histoire ; et ces quatre histoires se contredisent merveilleusement toutes les quatre. Cela ne s’est pas fait de concert[25] ; et rien n’est plus capable de faire connaître la vérité.

Le premier historien arabe, Abu-Mohammed Moustapha, avoue que le père de Zoroastre s’appelait Espintaman ; mais il dit aussi qu’Espintaman n’était pas son père, mais son trisaïeul. Pour sa mère, il n’y a pas deux opinions : elle s’appelait Dogdu, ou Dodo, ou Dodu : c’était une très-belle poule d’Inde ; elle est fort bien dessinée chez le docteur Hyde.

Bundari, le second historien, conte que Zoroastre était Juif, et qu’il avait été valet de Jérémie ; qu’il mentit à son maître ; que Jérémie, pour le punir, lui donna la lèpre ; que le valet, pour se décrasser, alla prêcher une nouvelle religion en Perse, et fit adorer le soleil au lieu des étoiles.

Voici ce que le troisième historien raconte, et ce que l’Anglais Hyde a rapporté assez au long :

Le prophète Zoroastre étant venu du paradis prêcher sa religion chez le roi de Perse Gustaph, le roi dit au prophète : « Donnez-moi un signe. » Aussitôt le prophète fit croître devant la porte du palais un cèdre si gros, si haut, que nulle corde ne pouvait ni l’entourer, ni atteindre sa cime. Il mit au haut du cèdre un beau cabinet où nul homme ne pouvait monter. Frappé de ce miracle, Gustaph crut à Zoroastre.

Quatre mages ou quatre sages (c’est la même chose), gens jaloux et méchants, empruntèrent du portier royal la clef de la chambre du prophète pendant son absence, et jetèrent parmi ses livres des os de chiens et de chats, des ongles et des cheveux de morts, toutes drogues, comme on sait, avec lesquelles les magiciens ont opéré de tout temps. Puis ils allèrent accuser le prophète d’être un sorcier et un empoisonneur. Le roi se fit ouvrir la chambre par son portier. On y trouva les maléfices, et voilà l’envoyé du ciel condamné à être pendu.

Comme on allait pendre Zoroastre, le plus beau cheval du roi tombe malade ; ses quatre jambes rentrent dans son corps, tellement qu’on n’en voit plus. Zoroastre l’apprend ; il promet qu’il guérira le cheval, pourvu qu’on ne le pende pas. L’accord étant fait, il fait sortir une jambe du ventre, et il dit : « Sire, je ne vous rendrai pas la seconde jambe que vous n’ayez embrassé ma religion. — Soit, dit le monarque. » Le prophète, après avoir fait paraître la seconde jambe, voulut que les fils du roi se fissent zoroastriens ; et ils le furent. Les autres jambes firent des prosélytes de toute la cour. On pendit les quatre malins sages au lieu du prophète, et toute la Perse reçut la foi.

Le voyageur français raconte à peu près les mêmes miracles, mais soutenus et embellis par plusieurs autres. Par exemple, l’enfance de Zoroastre ne pouvait pas manquer d’être miraculeuse ; Zoroastre se mit à rire dès qu’il fut né, du moins à ce que disent Pline et Solin. Il y avait alors, comme tout le monde le sait, un grand nombre de magiciens très-puissants ; et ils savaient bien qu’un jour Zoroastre en saurait plus qu’eux, et qu’il triompherait de leur magie. Le prince des magiciens se fit amener l’enfant, et voulut le couper en deux ; mais sa main se sécha sur-le-champ. On le jeta dans le feu, qui se convertit pour lui en bain d’eau de rose. On voulut le faire briser sous les pieds des taureaux sauvages : mais un taureau plus puissant prit sa défense. On le jeta parmi les loups ; ces loups allèrent incontinent chercher deux brebis qui lui donnèrent à téter toute la nuit. Enfin il fut rendu à sa mère Dogdo, ou Dodo, ou Dodu, femme excellente entre toutes les femmes, ou fille admirable entre toutes les filles.

Telles ont été dans toute la terre toutes les histoires des anciens temps. C’est la preuve de ce que nous avons dit souvent[26], que la fable est la sœur aînée de l’histoire.

Je voudrais que, pour notre plaisir et pour notre instruction, tous ces grands prophètes de l’antiquité, les Zoroastre, les Mercure Trismégiste, les Abaris, les Numa même, etc., etc., etc., revinssent aujourd’hui sur la terre, et qu’ils conversassent avec Locke, Newton, Bacon, Shaftesbury, Pascal, Arnauld, Bayle ; que dis-je ? avec les philosophes les moins savants de nos jours, qui ne sont pas les moins sensés. J’en demande pardon à l’antiquité, mais je crois qu’ils feraient une triste figure.

Hélas ! les pauvres charlatans ! ils ne vendraient pas leurs drogues sur le Pont-Neuf, Cependant, encore une fois, leur morale est bonne. C’est que la morale n’est pas de la drogue. Comment se pourrait-il que Zoroastre eût joint tant d’énormes fadaises à ce beau précepte de s’abstenir dans le doute si on fera bien ou mal ? C’est que les hommes sont toujours pétris de contradictions.

On ajoute que Zoroastre, ayant affermi sa religion, devint

persécuteur. Hélas ! il n’y a pas de sacristain ni de balayeur d’église qui ne persécutât s’il le pouvait.

On ne peut lire deux pages de l’abominable fatras attribué à ce Zoroastre sans avoir pitié de la nature humaine. Nostradamus et le médecin des urines sont des gens raisonnables en comparaison de cet énergumène ; et cependant on parle de lui, et on en parlera encore. Ce qui paraît singulier, c’est qu’il y avait, du temps de ce Zoroastre que nous connaissons, et probablement avant lui, des formules de prières publiques et particulières instituées. Nous avons au voyageur français l’obligation de nous les avoir traduites. Il y avait de telles formules dans l’Inde ; nous n’en connaissons point de pareilles dans le Pentateuque.

Ce qui est bien plus fort, c’est que les mages, ainsi que les brames, admirent un paradis, un enfer, une résurrection, un diable[27]. Il est démontré que la loi des Juifs ne connut rien de tout cela. Ils ont été tardifs en tout. C’est une vérité dont on est convaincu, pour peu qu’on avance dans les connaissances orientales.



  1. Lettre lii. (Note de Voltaire.)
  2. Chapitre xlvi, des Hérésies. (Id.)
  3. N. xiii de la sixième catéchèse. (Id.)
  4. Sermon ve, sur le Jeûne du 10e mois. (Id.)
  5. Sur Manès. (Note de Voltaire.)
  6. Annales, page 200. (Id.)
  7. Page 35. (Id.)
  8. Chapitre xvi. (Note de Voltaire.)
  9. Chapitre i. (Id.)
  10. Voyez tome XIX, page 222.
  11. Hér. lxvi, c. xxv. (Note de Voltaire.)
  12. Hist. du Man., livre IX, chapitres viii et ix. (Id.)
  13. Chapitre xlvii, de la Nature du bien. (Note de Voltaire.)
  14. Manich., article xii, page 795. (Note de Voltaire.)
  15. N. xv. (Id.)
  16. Préface, n° xiii. (Id.)
  17. Sermon iv, sur la Nativité et sur l’Épiphanie. (Id.)
  18. Lettre cxiii, chapitre xvi. (Note de Voltaire.)
  19. Tome VIII, col. 430. (Id.)
  20. Dans le catalogue. (Note de Voltaire.)
  21. Livre XXII. (Id.)
  22. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. Voltaire avait consacré à Zoroastre le paragraphe xxxix du Philosophe ignorant (voyez les Mélanges, année 1766). (B.)
  23. Voyez tome XI, pages 34 et 199.
  24. Anquetil-Duperron, né le 7 décembre 1731, s’était engagé comme simple soldat pour aller dans l’Inde. Il partit de Paris le 7 novembre 1754. Son Recueil des livres sacrés des Parsis, qu’il publia en 1771, fut peu goûté à son apparition. Anquetil-Duperron mourut en 1805. Il était frère d’Anquetil, l’historien. (G. A.)
  25. C’est le mot de Pascal : voyez dans les Mélanges, année 1768, les Instructions à Antoine-Jacques Rustan.
  26. Voyez tome XIX, page 59.
  27. Le diable, chez Zoroastre, est Hariman, ou, si vous voulez, Arimane ; il avait été créé. C’était tout comme chez nous originairement ; il n’était point principe ; il n’obtint cette dignité de mauvais principe qu’avec le temps. Ce diable, chez Zoroastre, est un serpent qui produisit quarante-cinq mille envies. Le nombre s’en est accru depuis ; et c’est depuis ce temps-là qu’à Rome, à Paris, chez les courtisans, dans les armées, et chez les moines, nous voyons tant d’envieux. (Note de Voltaire.)