Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 36

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 211-216).
CHAPITRE XXXVI.
Fraudes innombrables des chrétiens.

Pendant ces trois siècles, rien ne fut plus aisé aux chrétiens que de multiplier secrètement leurs Évangiles jusqu’au nombre de cinquante-quatre. Il est même étonnant qu’il n’y en ait pas eu un plus grand nombre. Mais en récompense, avouons qu’ils s’occupèrent continuellement à composer des fables, à supposer de fausses prophéties, de fausses ordonnances, de fausses aventures, à falsifier d’anciens livres, à forger des martyres et des miracles. C’est ce qu’ils appelaient des fraudes pieuses. La multitude en est prodigieuse. Ce sont les Lettres de Pilate à Tibère, et de Tibère à Pilate[1] ; des Lettres de Paul à Sénèque, et de Sénèque à Paul ; une Histoire de la femme de Pilate ; des Lettres de Jésus à un prétendu roi d’Édesse[2] ; je ne sais quel Édit de Tibère pour mettre Jésus au rang des dieux ; cinq ou six Apocalypses ressemblant à des rêves d’un malade qui a le transport au cerveau ; un Testament des douze patriarches qui prédisent Jésus-Christ et les douze apôtres ; le Testament de Moïse ; le Testament d’Énoch et de Joseph ; l’Ascension de Moïse au ciel ; celle d’Abraham, d’Elda, de Moda, d’Élie, de Sophonie, etc. ; le Voyage de Pierre, l’Apocalypse de Pierre, les Actes de Pierre, les Récognitions de Clément, et mille autres.

On supposa surtout des Constitutions, des Décrets apostoliques, dans lesquels on ne manque pas de dire que les évêques sont au-dessus des empereurs.

On poussa l’impudence jusqu’à supposer des vers grecs attribués aux sibylles, qui sont rares par l’excès du ridicule[3].

Enfin les quatre premiers siècles du christianisme n’offrent qu’une suite continuelle de faussaires qui n’ont guère écrit que des œuvres de mensonge. Nous l’avouons avec douleur : c’est de ces mensonges que les prêtres chrétiens nourrirent leurs petits troupeaux. Ils le savent bien, les Abbadie et les autres écrivains à gages, qui, pour obtenir quelque petit bénéfice de l’archevêque de Dublin, engraissé de notre substance, essayent encore de justifier, s’il est possible, les sectes chrétiennes. Ils n’ont rien à répondre à ces accusations terribles, aussi n’y ont-ils jamais répondu ; et, quand ils sont forcés d’en dire quelques mots, ils passent rapidement sur toutes ces falsifications, sur ces crimes de faux des premiers siècles, sur les brigandages des conciles, sur ce long amas de fourberies. Ils font comme les déserteurs prussiens qui courent de toutes leurs forces quand ils passent par les verges, afin d’être un peu moins fouettés.

Ils se jettent ensuite au plus vite sur les prophéties, comme dans un désert couvert d’épines et de bruyères, dans lequel ils croient qu’on ne pourra pas les suivre ; ils pensent s’y sauver à la faveur des équivoques. Si un patriarche nommé Jacob a dit que Juda[4] lierait son ânon à la vigne, ils vous disent que Jésus est entré dans Jérusalem sur un âne, et ils prétendent que l’ânon de Juda est une prédiction de l’âne de Jésus.

Si Ésaïa[5] dit qu’il fera un enfant à la prophétesse sa femme, et que cet enfant s’appellera Maher-Salal-has-bas, cela veut dire que Marie de Bethléem étant vierge accouchera de l’enfant Jésus.

Si le même Ésaïa[6] se plaint qu’on ne l’écoute pas, s’il se compare à une racine dans une terre sèche, s’il dit qu’il n’a nulle réputation, qu’il est regardé comme un lépreux, qu’il a été frappé pour les iniquités du peuple, qu’il est mené à la boucherie comme une brebis, etc. : tout cela est appliqué à Jésus.

J’ai lu dans le Testament du célèbre curé Meslier, qu’en expliquant ainsi les ouvrages de ceux qu’on appelle nabi, prophètes, chez les Juifs, il y avait trouvé toute l’histoire de don Quichotte clairement prédite[7]. Remarquons que ce curé, le plus charitable des hommes et le plus juste, a demandé pardon à Dieu, en mourant, d’avoir accepté un emploi dans lequel on est obligé de tromper les hommes. Il a consigné dans un gros testament les motifs de son repentir : c’est un fait connu et avéré ; mais l’opinion d’un curé picard[8] n’est pas une preuve pour un Anglais, il m’en faut d’autres encore.

Les premières sont les erreurs et les fausses citations qui se trouvent dans les Évangiles. Saint Luc dit[9] que Cyrinus était gouverneur de Syrie quand Jésus naquit. Cette fausseté est reconnue de tout le monde : on sait que le gouverneur était Quintilius Varus. Voilà, dit-on, un des plus grossiers mensonges et des plus avérés dont on ait jamais souillé l’histoire. Il suffirait seul pour décréditer tous les Évangiles, et pour démontrer qu’ils ne furent écrits que longtemps après par des faussaires ignorants. C’est précisément comme si un de nos pamphleteers écrivait que la bataille de Blenheim[10] qui a signalé le règne de la reine Anne, s’est donnée sous le règne de George Ier. J’avoue que je suis accablé de ce mensonge, et que le plus effronté ou le plus imbécile commentateur, fût-ce un Calmet, ne peut le pallier.

Matthieu dit[11] que la fuite de Jésus en Égypte a été prédite par Osée[12] ; et, selon Luc, il n’alla jamais en Égypte.

Matthieu[13] dit que Jésus habita à Nazareth, pour accomplir la prophétie qui assure qu’il sera appelé Nazaréen ; et cette prophétie ne se trouve nulle part.

Milord Bolingbroke ne cesse de dire, dans son Examen important, que tout est rempli de pareilles prédictions, « ou entièrement imaginaires, ou interprétées comme celles de Merlin et de Nostradamus, avec une mauvaise foi qui indigne, et un ridicule qui fait pitié ». Je ne fais que rapporter ces paroles[14], je ne les adopte pas : c’est au lecteur à les peser.

Les récits des miracles ne sont pas moins extravagants, si l’on en croit tous les francs-pensants. Jérôme écrit sérieusement qu’un corbeau apporta tous les jours la moitié d’un pain à l’ermite Paul dans le désert de la Thébaïde pendant quarante années ; que le corbeau apporta un pain entier le jour que l’ermite Antoine vint rendre visite à l’ermite Paul ; et que Paul étant mort le jour suivant, il vint deux lions qui creusèrent sa fosse avec leurs ongles. Saint Pacome allait faire ses visites monté sur un crocodile.

On croira aisément que les chrétiens grossirent à la fois le nombre de leurs martyrs et celui de leurs miracles. Quels écrivains de parti n’ont pas exagéré tout ce qui pouvait leur attirer la bienveillance publique ? On exagère pour le seul plaisir d’être lu ou écouté, à plus forte raison quand l’enthousiasme et l’intérêt d’une faction semblent autoriser le mensonge. Mais les archives secrètes des chrétiens furent perdues depuis l’an 300. Le pape Grégoire Ier l’avoue dans sa septième lettre à Euloge. On ne retrouvait plus de son temps qu’une très-petite partie des Actes des martyrs, conservés par Eusèbe. Tout ce qu’on a écrit depuis sur les anciens martyrs et les anciens miracles ne peut donc être qu’un recueil de fables.

Le plus terrible de ces miracles est celui qui est rapporté dans les Actes des apôtres. Ils disent qu’Ananias et Saphira, sa femme, deux prosélytes de saint Pierre, moururent l’un après l’autre de mort subite pour n’avoir pas donné tout leur argent aux apôtres. Ils étaient coupables d’avoir caché quelques schellings pour vivre, et de ne l’avoir pas avoué à saint Pierre. Quel miracle, grand Dieu ! et quels apôtres !

La plupart des autres miracles sont plus plaisants. Saint Grégoire Thaumaturge, c’est-à-dire l’opérateur admirable, apprend d’abord son catéchisme de la bouche d’un beau vieillard qui descend du ciel. À peine sait-il son catéchisme qu’il écrit une lettre au diable. Il la pose sur un autel ; la lettre est fidèlement portée à son adresse, et le diable ne manque pas de faire tout ce que l’opérateur admirable lui ordonne. Les païens, irrités, veulent le saisir, lui et son disciple. Ils se changent tous deux sur-le-champ en arbres, et échappent à la poursuite de leurs ennemis.

L’histoire des martyrs est encore plus merveilleuse. Le préfet de Rome fait cuire le diacre Laurent sur un gril de six pieds de long. Sainte Potamienne, pour n’avoir pas voulu coucher avec le gouverneur d’Alexandrie, est bouillie dans de la poix-résine, et en sort avec la peau la plus fraîche et la plus blanche, qui dut inspirer de nouveaux désirs au gouverneur. Sept demoiselles chrétiennes de la ville d’Ancyre[15], dont la plus jeune avait soixante et dix ans, sont condamnées à être violées par tous les jeunes gens d’Ancyre, ou plutôt ces jeunes gens sont condamnés à les violer ; et c’est là l’événement le plus naturel de leur histoire.

Qu’on nous montre un seul miracle évidemment prouvé, c’est celui-là seul que nous croirons. Nous avons entendu parler de cinq à six cents miracles faits de nos jours, en France, en faveur des convulsionnaires ; la liste en a été donnée au roi de France par un magistrat[16], qui lui-même était témoin des miracles. Qu’en est-il arrivé ? Le magistrat a été enfermé comme un fou qu’il était ; on s’est moqué de ses miracles à Paris et dans le reste de l’Europe.

Pour constater les miracles, il faut faire tout le contraire de ce qu’on fait à Rome quand on canonise un saint. On commence par attendre que le saint soit mort, et on attend cent années au moins : après quoi, lorsque la famille du saint, ou même la province qui s’intéresse à son apothéose, a cent mille écus tout prêts pour les frais de la chambre apostolique, on fait comparaître des témoins qui ont entendu dire, il y a cinquante ans, à de vieilles femmes qui le savaient de bonne part, que cinquante ans auparavant le saint en question avait guéri leur tante ou leur cousine d’un mal de tête effroyable, en disant la messe pour leur guérison.

Ce n’est pas ainsi que l’on met l’œuvre de Dieu au-dessus de tout soupçon. Le mieux, sans doute, est de s’y prendre comme nous fîmes en 1707, lorsque Fatio Duillier[17] et le bonhomme Daudé vinrent chez nous, des montagnes du Dauphiné et des Cévennes, avec deux ou trois cents prophètes, au nom du Seigneur. Nous leur demandâmes par quel prodige ils voulaient prouver leur mission. Le Saint-Esprit déclara par leur bouche qu’ils étaient prêts de ressusciter un mort. Nous leur permîmes de choisir le mort le plus puant qu’ils pussent trouver. Cette pièce se joua dans la place publique, en présence des commissaires de la reine Anne, du régiment des gardes, et d’un peuple immense. Le résultat, comme on sait, fut de mettre les prétendus ressusciteurs au pilori. Peut-être, dans cent ans d’ici, quelque nouveau prophète trouvera dans ses archives que l’enthousiaste Fatio et l’imbécile Daudé rendirent en effet un mort à la vie, et qu’ils ne furent piloriés que par la perversité des mécréants, qui ne se rendent jamais à l’évidence.

Les premiers chrétiens devaient en user ainsi, et c’est ce que notre docteur Middleton a très-bien aperçu. Ils devaient se présenter en plein sénat, et dire : « Pères conscrits, ayez la bonté de nous donner un mort à ressusciter ; nous sommes sûrs de notre fait, quand ce ne serait qu’une couturière, comme la couturière Dorcas, qui rétablissait les robes des fidèles, et que saint Pierre ressuscita[18] ; nous voici prêts, ordonnez. » Le sénat n’aurait pas manqué de mettre les chrétiens à l’épreuve ; le mort, rendu à la vie par leurs prières, ou par un jet d’eau bénite, aurait baptisé tout le sénat de Rome, l’empereur, et l’impératrice ; et on aurait baptisé tout le peuple romain sans la moindre difficulté. Rien n’était plus aisé, plus simple. Cela ne s’est pas fait ; qu’on en dise, s’il se peut, la raison.

Mais qu’on nous dise d’abord pourquoi la religion chrétienne parvint enfin à subjuguer l’empire romain avec des fables qui semblent aux Bolingbroke, aux Collins, aux Toland, aux Woolston, aux Gordon, ne mériter que l’horreur et le mépris. On n’en sera pas surpris si on lit les chapitres suivants. Mais il les faut lire dans l’esprit d’un philosophe homme de bien, qui n’est pas encore illuminé.



  1. Voyez tome XXVII, page 537.
  2. Voyez tome XVII, page 302.
  3. Voyez tome XVII, page 314.
  4. Genèse, ch. xlix, v. 11. (Note de Voltaire.)
  5. Isaïe, ch. viii, v. 3. (Id.)
  6. Isaïe, ch. liii, verset 1-7. (Id.)
  7. Voyez tome XXIV, page 329.
  8. Meslier était curé champenois, comme Voltaire lui-même l’a dit, tome XXIV, page 294.
  9. Luc, ch. i, v. 1 et 2. (Note de Voltaire.)
  10. Ou d’Hochstedt ; voyez tome XIV, page 359.
  11. Matth., ch. ii, v. 14 et 15. (Note de Voltaire.)
  12. Osée, ch. xii, v. 1. (Id.)
  13. ii, 23.
  14. Ce ne sont pas tout à fait les paroles de l’Examen important ; voyez tome XXVI, pages 200 et 217.
  15. Voyez tome XX, page 42 ; XXVI, 267 ; XXVII, 239.
  16. Carré de Montgeron. Voyez tome XVI, page 78 ; et XXVI, 272.
  17. Voyez tome XV, page 38 ; et XIX, 86.
  18. Actes des Apôtres, ix, 40.